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Introduction

L’entretien de recherche et plus globalement les méthodes qualitatives ont fait l’objet de nombreuses critiques. Au regard de possibles biais, la scientificité de l’entretien peut être mise en cause. De même la scientificité des approches qualitatives est mise en doute lorsqu’il est question « d’étendre les paradigmes de la science naturelle à la science sociale/humaine », comme le souligne Drapeau (2004, p. 80), qui ne manque pas d’indiquer après avoir discuté différents critères de scientificité qu’il « serait donc aisé de soutenir que le critère le plus important en recherche qualitative, comme d’ailleurs en recherche quantitative, est la rigueur » (p. 83).

Il ne s’agit pas ici de reprendre ce débat dont Poupart (1993) a bien résumé en son temps l’évolution. On rappellera seulement sa conclusion dans laquelle il reconnaît l’intérêt des critiques, mais insiste sur l’impossibilité de penser un instrument « exempt de toute distorsion » (p. 108). Bourdieu n’est pas loin de partager ce point de vue lorsqu’il indique que la pratique de l’entretien « ne trouve son expression adéquate ni dans les prescriptions adéquates d’une méthodologie plus scientiste que scientifique ni dans les mises en garde antiscientifiques des mystiques de la fusion affective » (1993, p. 903).

Nous partirons du postulat d’Edwards et Holland (2020) lorsqu’ils soulignent que l’entretien est probablement l’outil méthodologique et de recherche le plus utilisé en sciences sociales, car il apporte de la profondeur et des détails que ne peuvent offrir les données quantitatives. Nous voudrions nous situer également dans la veine de Demazière lorsqu’il écrit que « l’entretien est la méthode par excellence pour saisir les expériences vécues des membres de telle ou telle collectivité » (2008, p. 15) ou dans celle de Beaud (1996) lorsqu’il défend l’entretien approfondi de type ethnographique où il ne s’agit pas de faire jouer « à l’entretien le seul rôle de pourvoyeur de données quantifiables », mais « de faire apparaître la cohérence d’attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective » (pp. 231-232).

Fort de cela, nous souhaitons reprendre et tenter d’approfondir une réflexion sur l’une des difficultés majeures de la conduite d’entretiens : l’effet d’imposition, comme l’a nommé Bourdieu (1993), qui renvoie à la manière dont les questions du chercheur et son cadre de pensée organisent les réponses de celui qu’il interroge. Et de fait, l’entretien peut être alors un espace où il s’agit plus de faire dire ce que la recherche prévoit que de faire advenir une parole singulière. En cela, l’entretien ne peut se rapporter à une simple méthodologie de recueil de données qu’il serait possible de structurer de manière systématique et rationnelle. L’entretien se révèle d’abord une aventure sur le terrain d’Autrui et cela exige de penser en amont et tout au long du processus, jusqu’à l’analyse, aux enjeux de ce qui demeure avant tout une rencontre. Derrière la technique se profilent des interrogations épistémologiques essentielles sur la production de données, la production de discours, qui servent à étayer des théories au-delà d’aspects strictement méthodologiques.

Conduire un entretien implique une réflexion en amont sur le cadre de la recherche puis lors de son déroulé. Nous commencerons par reprendre quelques enjeux pour le chercheur, soit les enjeux liés à la situation d’interaction et ceux liés à la définition de l’objet de recherche, puis nous aborderons plus précisément la question de l’imposition et de ce que cela peut signifier. Nous envisagerons ensuite une manière d’aborder l’entretien non plus comme des réponses à des questions, mais comme un récit et une mise en sens qui doivent bénéficier à celui qui se livre. Enfin, nous esquisserons quelques éléments sur l’interprétation.

Enjeux pour le chercheur

L’entretien n’est pas une simple méthode de recueil de données tant il semble essentiel de considérer l’entretien d’abord comme une mise en relation entre deux interlocuteurs. Réfléchir aux enjeux de cette relation devient alors un impératif. Il ne s’agit pas tant de poser la question rappelée par Poupart (1993, p. 93) : « […] comment éviter que les données produites ne soient “contaminées” par les effets de cette relation » que d’interroger sur ce que produit et peut produire cette relation et son contexte. Il s’agit plutôt d’« essayer de savoir ce que l’on fait lorsqu’on instaure une situation d’entretien » (Bourdieu, 1993, p. 905).

La situation d’entretien est d’abord une situation sociale et, si elle peut prendre les apparences d’une conversation ordinaire, elle n’en est pas moins marquée par une dissymétrie entre les interlocuteurs, entre le réputé savant et le réputé profane. On reviendra donc un peu plus loin sur les effets d’imposition qu’elle génère.

Interaction et réflexivité

Au-delà des effets de statut et comme le notent Haas et Masson, il est nécessaire de « s’obliger à s’interroger sur la dynamique de l’interaction sujet/chercheur et de ses effets sur l’objet » et aussi de « se poser la question du statut des matériaux recueillis et réfléchir à une position de réflexivité du chercheur dans sa pratique d’entretien » (2006, p. 78). Reprenant la lecture ternaire développée par Moscovici (1984) (ego/alter/objet), les auteures insistent sur le fait que la relation du chercheur (ego) à l’objet (sujet de recherche) est médiatisée par Alter (le sujet de l’entretien). Qui est cet alter pour le chercheur? Un simple pourvoyeur d’informations sur l’objet ou « un être social appartenant à une culture donnée et dont les savoirs sont réhabilités » (Haas & Masson, 2010, p. 6)? On comprend bien ici que la manière pour le chercheur de considérer Alter joue un rôle essentiel dans la production du discours et dans l’usage qui en sera fait. Mais le chercheur se trouve également être un Alter pour l’enquêté :

L’interviewé ne s’adresse jamais à un interviewer abstrait, mais, toujours, à un individu singulier et la façon dont se présentera l’interviewer… son rapport suggéré à l’objet, constituent autant d’éléments qu’utilisera l’interviewé, pour définir la position supposée de l’interviewer, position en regard de laquelle il adoptera lui-même une position particulière

Haas & Masson, 2010, p. 7

Que cherche-t-il? Que me veut-il? Pourquoi cette question? Autant d’interrogations que les silences qui intriguent, voire désarçonnent le chercheur, soulignent parfois.

Dans le cadre de cette interaction sociale, les perceptions croisées ne sont donc pas sans répercussions sur le contenu des échanges. De plus, d’un point de vue langagier, Blanchet, dans une étude qui analyse les effets des relances de l’interviewer, souligne que « confronté à une relance, l’interviewé effectuait nécessairement [pour des raisons de pertinence] un calcul interprétatif de l’intention sous-jacente de l’interviewer » (1989, p. 373). Il précise que face à l’« intention implicite de questionner, [de] sélectionner, d’évaluer, voire de contester le propos de l’interviewé » (p. 374), ce dernier peut adopter différentes stratégies discursives : transparence, opacité, contre-argumentation.

On comprend alors que si on ne veut pas réduire l’entretien au déroulé d’une série de questions organisées à l’avance, sa conduite nécessite une réflexivité constante, une mise en tension entre une volonté de recherche et un souci de vigilance, une manière de se regarder faire en faisant, de s’interroger sur le sens d’une question ou d’une relance.

Temps, lieux, espaces

Situation sociale qui met en jeu des statuts, interaction sociale qui met en scène des jeux d’acteurs, l’entretien prend toujours place dans un contexte. À lire certains travaux, on est souvent frappé par l’absence de réflexion sur cet aspect, ou pour le moins sur ce que Haas et Masson (2006) nomment les paramètres d’ordre spatio-temporel. Des entretiens conduits dans différents cadres et dans différents temps sont réunis comme dans une étude sur le vécu par des parents du confinement lié à la covid qui mélange lors de l’analyse des entretiens réalisés pendant une période de confinement et d’autres hors période de confinement. Peut-on penser que le rapport à l’espace et au temps était le même dans les deux cas? Parle-t-on de la même manière du présent dans le présent et du passé dans le présent, et dit-on la même chose? Comment prend-on en compte le fait que les souvenirs des événements passés sont mobilisés en fonction des événements présents, donc par le contexte d’énonciation? Demazière l’exprime ainsi :

la simple lecture d’un entretien approfondi permet de percevoir que chaque récit de parcours articule des traces d’un passé affecté de jugements de valeur, des descriptions d’un présent affecté d’évaluations, des anticipations d’un avenir affecté de conditions de possibilité ou de désirabilité

2007, p. 5

Les questions de lieu et d’espace sont tout aussi primordiales. Ce n’est pas la même chose de recevoir un chercheur à son domicile que de le rencontrer dans son bureau. Si la dissymétrie est toujours active, elle ne prend pas tout à fait le même sens sur le terrain familier du domicile, du quartier ou sur celui plus impressionnant de l’université. Certes, on ne saurait maîtriser tous les paramètres qui modèlent une rencontre, mais peut-on au moins laisser le choix à l’interlocuteur du lieu, de l’espace, du temps qui lui conviennent? Au cours de nos recherches, nous avons pu être surpris des choix quand tel jeune préfère venir à l’université parce qu’il s’agit d’un lieu qu’il ne fréquente pas; quand tel parent préfère le lieu du service où son enfant est pris en charge plutôt que son domicile. L’important est de laisser la possibilité d’un minimum de maîtrise de l’interlocuteur sur ces aspects de l’entretien.

Subjectivité, implication

S’agissant d’une relation, celle-ci met aux prises des interlocuteurs avec des enjeux subjectifs, intersubjectifs et projectifs. Magioglou, avec raison, fait le constat d’une impossible neutralité du chercheur et souligne l’intérêt, sinon de la revendiquer, du moins de faire de la subjectivité un point d’ancrage : « La validité de l’entretien non directif repose sur la prise en compte de sa subjectivité dans la mesure du possible et sur l’effort fourni pour en tirer parti consciemment et pour systématiser sa démarche » (2008, p. 63). Essayons de tracer les contours des différents aspects de celle-ci.

La question de l’implication, définie comme « les relations subjectives qui lient le chercheur à son objet de recherche » (Avon, 1986, p. 797), doit être posée. Il s’agit en premier lieu de s’interroger sur les « motivations personnelles plus ou moins conscientes » (p. 798) qui président au choix d’un sujet. Il n’est pas proposé d’entrer en analyse pour cela, juste questionner les résonances en soi de ce qu’on se propose d’explorer. Comme l’écrit avec force Barus-Michel : « Sur qui se penche-t-on? Vouloir répondre à l’énigme n’est-ce pas dire qu’elle intéresse celui qui veut répondre » (1986, p. 801)? Pourquoi cette recherche? Que vise-t-elle à explorer? Il s’agit de mettre en mots ce qui suscite la curiosité : « Pour atteindre la différence, l’autre, l’étranger qu’il prétend chercher, il faut que le chercheur passe par la reconnaissance de ce qu’il est dans sa recherche » (Barus-Michel, 1986, p. 803). Il n’y a pas de motivations invalidantes d’emblée et des expériences personnelles peuvent nourrir un désir de recherche. Il y a risque sinon d’invalidation du moins de démarche hasardeuse et problématique lorsque ce qui fonde un désir de recherche se trouve de fait refoulé, quand la recherche vise seulement à retrouver chez autrui son propre vécu.

Toutefois, il serait vain de réduire l’analyse des motivations et de l’implication à de seuls enjeux subjectifs, sauf à laisser de côté des enjeux plus idéologiques : que cherche-t-on à démontrer, sinon à prouver? Dans quel cadre? La question n’est pas seulement de se défaire de ce que l’on croit savoir, mais de questionner parfois la croisade qui inspire la démarche. On pense ici à une thèse qui entendait démontrer la supériorité des approches thérapeutiques cognitivo-comportementalistes dans le cadre des soins pour mineurs non accompagnés : ne sont retenus de la littérature que les éléments qui confortent l’opinion de départ; une des enquêtes de terrain est conduite à partir d’un canevas d’entretien construit en fonction de cet objectif.

Il s’agit donc de ne pas ignorer, comme l’a souligné Bourdieu (1975), que le champ scientifique est un lieu de lutte de concurrence et « qu’il est vain de distinguer entre les déterminations proprement scientifiques et les déterminations proprement sociales » (p. 93). Le choix d’un sujet se confronte toujours à des positions d’autorité (théorie dominante, visibilité du chercheur, du directeur de thèse…) et à des réalités sociales et politiques qui déterminent les sujets qui font l’objet de financements. Ici la lutte pour définir la plus efficace des approches thérapeutiques entre inspiration psychodynamique et psychanalytique et inspiration comportementaliste constituait un arrière-fond qui ne pouvait être ignoré.

Enfin, puisqu’il s’agit d’une rencontre, on ne fait pas qu’écouter, on est sensible à ce qui se dit, touché, perturbé parfois. Autrement dit, l’entretien confronte à des éprouvés contre-transférentiels, des éléments qui font écho à de l’intime, mais aussi à un ensemble d’émotions, celles exprimées par l’interlocuteur, celles ressenties par le chercheur, y compris au travers d’attitudes corporelles (McClelland, 2017). Qui n’a jamais été affecté par les sanglots qui noient une parole? Qui n’a jamais fait le constat à la lecture d’une transcription d’une parole qui n’avait pas été entendue, qui pouvait peut-être ne pas être entendue? La question n’est pas simplement de reconnaître la réalité, la place des émotions dans la recherche et de vouloir les « gérer » en tant que chercheur (Dickson-Swift et al., 2009), ou de croire que l’on peut analyser directement en solitaire ses éprouvés. Elle est plutôt celle du dispositif au sens que Barus-Michel donne à ce terme : « ce par quoi le chercheur s’oblige » (1986, p. 803), s’oblige à l’interrogation sur ses choix, son implication, ses motivations, son écoute.

Si les questions abordées dans cette partie ne sont pas spécifiques aux recherches qualitatives par entretien, elles n’en restent pas moins des passages obligés : elles participent de la réflexion sur les rapports sociaux au cours des entretiens et peuvent permettre d’anticiper des effets d’imposition.

Imposition, rapports de pouvoir, vulnérabilités

La situation d’entretien en tant que situation sociale est une situation marquée par la dissymétrie des acteurs en termes de positions sociales, de statut. Il n’est pas simplement question d’une situation où « c’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue les règles du jeu » (Bourdieu, 1993, p. 905), mais d’une situation où le chercheur, selon Kvale (2006), interroge, instrumentalise, manipule et garde le monopole de l’interprétation. « L’utilisation du terme “dialogue” pour désigner l’entretien de recherche est trompeuse »[1] [traduction libre], ajoute-t-il (p. 486), n’hésitant pas dans sa conclusion à comparer certains enquêteurs au loup du Petit Chaperon rouge lorsqu’il prend la place de la grand-mère par leurs manières de s’immiscer avec bienveillance dans l’univers privé pour obtenir ce qu’ils cherchent. Sans aller jusqu’à cette vision dévorante de la situation d’entretien, il faut s’interroger sur les processus de violence symbolique et sur en particulier la possibilité pour les interviewés de s’approprier ou non les questions pour qu’elles puissent faire sens pour eux.

Effets d’imposition

À lire certains canevas, à lire des formulations de questions qui au travers du choix des mots, de la syntaxe ou de logiques évaluatives orientent les réponses (Heather et al., 2022), on ne peut que remarquer combien cela impose à l’enquêté de penser dans le cadre formulé par le chercheur – cadre qui servira également à l’analyse des propos recueillis – et comment ils contiennent nombre de présupposés qui peuvent être profondément éloignés des réalités de celui qui est interrogé. On en revient ici à souligner l’importance de la réflexion en amont sur le rapport au sujet de recherche abordée ci-dessus.

Deux éléments sont à prendre en compte : les questions et, surtout, le cadre de pensée dont dépendent les questions.

Comme le remarquent Heather et al. (2022), la potentialité qu’une question oriente la réponse tient peu au fait qu’elle soit de nature ouverte ou fermée. En ce sens, Berner-Rodoreda et al. (2020) ont tenté de décrire des styles d’entretien sur un continuum entre l’approche doxastique centrée sur les expériences et l’approche épistémique centrée sur une co-construction de connaissance. Cela permet d’insister sur le rôle de l’interviewer (plus ou moins directif) et celui de l’interviewé, entre simple répondant et partenaire, sur l’idée d’une relation plus égalitaire dans le cadre épistémique. Pour autant, est-ce seulement une question de style? Comme le notent les auteurs, il peut exister des éléments d’égalité dans l’approche doxastique et des formes d’inégalité dans l’approche épistémique. Il faut plutôt interroger les présuppositions que toute question contient au-delà du style de sa formulation.

Bertaux, évoquant la production de récits de vie, souligne que « c’est un moment au cours duquel deux “cultures” se frôlent et se frottent l’une à l’autre comme de gigantesques plaques tectoniques aux multiples étages » (2000, p. 248). Il ajoute : « Or il est très hautement probable que mes convictions (lire : mes prénotions) vont dans le sens, non pas de la connaissance, mais de la méconnaissance » (p. 249). Bertaux pose ainsi la question des cadres auxquels le chercheur se réfère dans son approche d’autrui, cadres qui organisent son questionnement, son écoute, sa manière d’inviter l’interlocuteur à confirmer ce qu’il pensait déjà savoir.

Smith (2001), dans sa critique des cadres classiques de la sociologie (mais qui peut s’appliquer à la psychologie), constate qu’elle construit des objets abstraits qui ne prennent nullement en compte l’expérience des personnes. Elle cite les études sur les femmes, faites par des hommes, qui formalisent l’idée du travail domestique sans prendre en compte l’expérience des femmes elles-mêmes. Elle rappelle donc non seulement qu’« un savoir s’exprime toujours à partir d’une position sociale » (Smith, 2018, p. 56), mais aussi que « mener des enquêtes depuis le discours de la discipline conduit à construire les gens comme objets de l’investigation » (p. 78) et non comme des sujets. Les théories, les abstractions sont des textes institutionnels c’est-à-dire des discours qui médiatisent, régulent, autorisent les activités du chercheur (Smith, 2001). S’ils organisent le travail du chercheur (comme l’organise l’ensemble des textes qui définit son statut, son rôle au sein de l’université), « ils créent les conditions au sein desquelles les activités des personnes deviennent descriptives d’un point de vue institutionnel » (Smith, 2018, p. 169). Elle précise que « les individus doivent transposer les aspects de leurs mondes quotidiens sous une forme qui correspond à l’espace assigné à chaque thème par le chercheur » (p. 248). De là l’idée de captation institutionnelle comme pratique discursive par laquelle le discours institutionnel passe outre les parlers et les écrits expérientiels et les reconstruit. Lacharité, lui, évoque des « processus de transformation, de rétrécissement, de déplacement et de captation de l’expérience et de la conscience individuelle à l’intérieur des institutions » (2017, p. 12).

Smith cherche à fonder une sociologie pour les gens au travers de l’ethnographie institutionnelle. Lacharité en tire les conséquences pour le chercheur :

Ainsi, la première dimension critique que l’ethnographie institutionnelle met en relief touche la position du chercheur (ses intérêts, ses obligations, etc.) par rapport aux intérêts et aux besoins des personnes dont la vie quotidienne est examinée dans le but de produire des connaissances scientifiques

2017, p. 14

Il s’agit, pour lui, d’être attentif à un ensemble de relations sociales et surtout de prendre en compte l’univers des personnes rencontrées, les constructions de la réalité qu’elles opèrent plutôt que d’imposer celle du chercheur.

En fin de compte, nous abordons une interrogation essentielle : que cherche-t-on à produire en conduisant des entretiens : illustrer une construction théorique ou recueillir un récit expérientiel? Dans le premier cas, on aura recours à un canevas qui cadre, resserre le propos possible; on aura recours à ce qu’on nomme pudiquement des entretiens semi-directifs ou semi-structurés. (Nous verrons le second cas dans la partie consacrée au récit ci-dessous.)

S’agissant d’un canevas, le danger n’est pas seulement, comme le posait Michelat, que « l’écart soit grand entre la signification que le chercheur donne aux questions qu’il pose et aux réponses qu’il propose et celle que lui donneront les personnes y répondant » (1975, p. 230). Ce n’est pas qu’une question de technique. Certes, « il existe une relation entre le degré de liberté laissé à l’enquêté et le niveau de profondeur des informations qu’il peut fournir », souligne Michelat (p. 231); certes, « dans l’entretien non directif, on s’adresse à un participant à la culture étudiée en lui demandant non plus ce qu’il sait, mais ce qu’il pense, ce qu’il ressent en tant qu’individu » (p. 234); on comprend et on partage sa défense de l’entretien non directif pour autant qu’on puisse dire d’un entretien initié par un chercheur qui porte un sujet soit exempt de toute directivité et pour autant que laisser un degré de liberté n’est pas une forme de gestion de celle-ci. Il le note lui-même, la spontanéité et la liberté d’un discours recueilli dans ce cadre « sont relatives puisque soumises à la fois à la pression à explorer induite par la présence et la demande de l’enquêteur, et au choix que fait ce dernier du thème de l’exploration » (p. 237). Plus fondamentalement, la question se situe bien en amont, car elle est celle des textes et des visées du chercheur, de la réflexivité, et donc aussi une nouvelle fois du dispositif de recherche. Elle repose aussi fondamentalement dans la manière d’appréhender le monde d’autrui, de se décaler de son point de vue de chercheur.

Nastacha Kanapé Fontaine (2012) a titré l’un de ses recueils de poésie N’entre pas dans mon âme avec des chaussures. On ne saurait mieux dire l’attente de celui ou celle que le chercheur rencontre de ne pas imposer sa réalité, fût-elle scientifique.

Les conditions de production du discours (puis de son analyse) peuvent apparaître comme l’une des principales sources de distorsion de l’entretien, au sens de Poupart. On devine ici les limites d’une analyse de contenu thématique qui se focalise sur ce qui est dit – les réponses et leurs fréquences –, en mettant au jour des thèmes qui étaient, en partie, contenus dans les interrogations du chercheur et dans son texte. Autrement dit, une analyse classique ne prend pas suffisamment en compte ce qui est induit par les questions (sens, vocabulaire) et la situation. Ce qui conduit inévitablement à interroger la manière dont les paroles peuvent être utilisées pour dire le monde social à partir des appréhensions du chercheur (Hugues et al., 2020).

Bien sûr, il ne s’agit pas de penser toute réponse prise dans une logique de soumission et d’enlever toute capacité d’analyse, d’inférence, de détournement de l’interviewé, mais de se rappeler, comme le soulignait Foucault, que :

dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité

1971, pp. 10-11

Encadrer la production d’un discours revient sans doute à ne pas pouvoir ou à refuser d’entendre au-delà des réponses à des questions. Encadrer l’expression de l’expérience d’autrui, la traduire (la capter) dans un autre univers n’est pas éloigné d’une logique de déverbalisation :

La déverbalisation n’est pas seulement l’impossibilité de traduire précisément ce que l’on pense… On ne parvient plus à penser ce que d’autres sont capables d’énoncer. On perd la conscience de ce qui devrait faire réalité pour soi

Fleury, 2015, p. 113

Il s’agit alors de parler, de discourir à la place d’un sujet au risque de lui faire dire uniquement ce que veut bien comprendre celui qui maîtrise l’énonciation.

Les colloques sont parfois le lieu où s’exprime le plus fortement cette logique lorsqu’il est question de situation singulière, lorsque le présentateur sélectionne les paroles qui viennent illustrer sa démonstration, lorsque l’expérience d’autrui est traduite dans une autre langue. Bobin, poète et écrivain, invité à un colloque sur les thérapies en se demandant ce qu’il faisait là, note avec stupeur :

La malade c’est celle qui parle et qui ne sait pas ce qu’elle dit. Les médecins ce sont qui croient savoir ce qui est dit et qui se réjouissent de le croire. La malade c’est celle qui vient en aide aux médecins, qui aide les médecins à jouir de la grande pertinence de leur pensée

2017, p. 42

C’est une manière de dire que les médecins (les chercheurs?) n’écoutent pas, mais jonglent avec les mots d’autrui.

Les vulnérabilités du chercheur

Ce qui apparaît à juste titre comme une volonté de contrôle ne relève sans doute pas que d’une seule logique de pouvoir. Il nous faut aussi reconnaître des vulnérabilités à l’oeuvre, c’est-à-dire des moments de fragilisation au cours d’un travail de recherche.

Certaines vulnérabilités sont liées au contexte même de la recherche, contexte néolibéral et d’austérité, comme le qualifient Edwards et Holland (2020). La passion bibliométrique, la logique compétitive des classements, la pression à fournir des données immédiatement transférables dans le monde économique ne correspondent guère au temps long des recherches qualitatives par entretien. Bénéficier de financements suppose dans certains cas de montrer que l’on peut rapidement obtenir des données exploitables et cela impose donc d’inscrire le recueil et l’analyse dans un cadre très formalisé pour passer le plus souvent du qualitatif au quantitatif en laissant peu de place à l’imprévu.

Au-delà du contexte, et comme le rappelle Davison, « au cours d’un processus de recherche qualitative, tous les acteurs impliqués sont porteurs de leurs propres vulnérabilités personnelles »[2] [traduction libre] (2004, p. 386). L’auteur souligne que certains sujets et la confrontation à des publics vulnérables peuvent se révéler une épreuve pour le chercheur. Bashir (2020) a cherché à mettre en évidence différents éléments constituant la vulnérabilité du chercheur. Beaucoup renvoient à une forme de perte de contrôle (l’exposition à un risque physique et émotionnel, les lieux de rencontre lorsqu’ils sont isolés, peu familiers, l’attitude parfois inquiétante des participants). Cette perte de contrôle confine à un sentiment d’impuissance qui apparaît caractériser la vulnérabilité des chercheurs dans certaines situations.

Confrontés (les chercheurs) à des vies cabossées, à des détresses, à des propos qui peuvent être agressifs et/ou mettre mal à l’aise (racisme, pas exemple), des logiques défensives prennent le pas au risque de réduire la parole d’Autrui à des données, de ne plus vraiment écouter. La vulnérabilité d’Autrui et ses échos dans les vulnérabilités du chercheur obligent, comme l’indique McClelland (2017), à mettre l’accent sur les aspects affectifs de l’écoute, sur la responsabilité du chercheur pour soutenir celui qui s’expose. Il existe comme une nécessité de lâcher prise au regard de ses objectifs, d’être dans l’instant au plus près de l’expérience d’autrui sans pour autant rester un simple réceptacle de ses mots, toujours selon McClelland, qui ajoute que « L’écoute vulnérable exige que le chercheur comprenne ce qui se passe en eux [les participants] lorsqu’il demande aux participants de s’exprimer »[3] [traduction libre] (p. 346). Cela nous renvoie au dispositif de recherche évoqué plus haut, au travail de préparation, au travail réflexif (avec le journal de bord, par exemple), voire au travail de supervision.

Cela renvoie aussi à la nécessité d’accepter d’être vulnérable, car, comme le souligne Le Blanc : « […] c’est seulement en reconnaissant que nous sommes vulnérables que nous pourrons affronter l’exclusion et la comprendre malgré tout comme une possibilité humaine et aussi comme une possibilité de vie humaine » (2011, p. 23).

L’entretien comme récit et mise en sens

Tous les éléments exposés pourraient aisément conduire à penser que l’entretien est tout sauf une méthode pertinente de recherche et qu’il vaudrait mieux se tourner vers d’autres approches. Ce serait oublier que les logiques d’imposition, les manières de se protéger de ses vulnérabilités et de celles d’autrui sont bien évidemment à l’oeuvre dans d’autres cadres, celui des questionnaires et celui de l’expérimentation, qui peuvent concevoir autrui comme un simple répondant à des stimuli. Mais s’attarder sur les impasses, les risques et les achoppements d’une approche apparait finalement comme un moment de réflexion nécessaire, essentiel et indispensable à sa pratique.

Pour poursuivre celle-ci, plaçons-nous dans un cadre qui n’a pas vocation à englober toutes les situations d’entretien de recherche, celui où l’intérêt se porte sur l’expérience que vivent, construisent les sujets des institutions. On pense ici plus particulièrement aux familles aux prises avec des systèmes de protection de l’enfance. Nous nous appuierons ici sur plusieurs recherches au cours desquelles nous nous sommes entretenus avec des parents au sujet de leur situation, de celle de leur enfant et de leurs rapports aux professionnels.

Aborder ces familles suppose assurément un cadre théorique : les processus de vulnérabilisation, par exemple, et leurs conséquences sur la parentalité et le développement des enfants. Précisons que nous ne considérons pas la vulnérabilité comme une caractéristique des personnes, mais des situations marquées par la précarité, le manque de ressources, l’isolement social et familial… On peut assez facilement construire un canevas d’entretien qui devrait permettre d’observer dans un échantillon donné, au travers des réponses des participants, comment ces différents facteurs s’ajustent dans un type de contexte de prise en charge (suivi au domicile, placement de l’enfant…). Mais si la rencontre ne vise pas, au sens strict du terme, un recueil de données sociales, biographiques propres à alimenter une théorie, elle peut se donner pour objet de

recueillir un récit expérientiel, c’est-à-dire qu’il doit permettre à la personne de décrire les éléments qui entrent dans la configuration de son expérience telle qu’elle est vécue “corps et âme” dans une situation concrète et décrire le sens qu’elle donne à ces éléments

Lacharité, 2017, p. 17

Il ne s’agit pas de renoncer à toute théorie ou théorisation, mais de laisser celles-ci de côté pour ouvrir la possibilité d’un discours qui ne soit pas la réponse aux questions que se pose le chercheur, mais plutôt l’expression singulière de la manière dont un sujet se pose des questions, réfléchit à sa situation.

Deux éléments sont ici essentiels : la notion de récit et la question du sens.

Le récit

La notion de récit renvoie à la méthode biographique qui implique « une perspective narrative fondée sur la réminiscence » (Ferrarotti, 1983, p. 28), sur « la destruction/restructuration d’un acte ou d’une histoire » (p. 54). Mais il ne s’agit pas forcément d’un récit de vie au sens d’une narration « par la personne elle-même de sa propre vie ou de fragments de celle-ci » (Legrand, 1993, p. 182), même si cela s’en inspire fortement. On ne s’appuie pas sur des questions, mais sur une invitation à raconter un moment, un événement. Lorsque nous avons rencontré des parents pour aborder avec eux le vécu des relations avec les professionnels au sein d’un service de protection de l’enfance, nous leur avons juste demandé de nous parler de la dernière rencontre qu’ils avaient eue avec un travailleur social. Nous avons sollicité le récit d’une expérience récente sans organiser au préalable une structuration du récit dans des catégories préétablies. Nous avons sollicité un fait qui permet de parler de soi et d’autrui, de soi à autrui (Boutanquoi et al., 2019).

Bertaux pose cette question fondamentale : « Mais pourquoi est-ce la forme narrative, et non les informations concernant mes coordonnées identitaires actuelles aussi précises soient-elles, qui répond le mieux, incomparablement mieux à la question dite “de l’identité” : qui suis-je? » (2000, p. 240), car dans le récit de vie ou d’un événement cette question et celle de la reconnaissance sont au coeur des énoncés. Il apporte cette réponse :

Le récit de vie résulte d’une rencontre entre deux personnes, deux êtres historiques donc, dont l’un demande à l’autre de se raconter. C’est parce que l’autre est un être historique qu’il/elle peut se raconter; mais c’est aussi parce que je suis un être historique, et non un magnétophone, que je suis à même de recevoir ce récit – et donc de le coproduire avec toi

p. 242

L’idée d’une coproduction du récit invite à penser l’entretien comme un dialogue. Le récit est une parole sollicitée et une parole adressée d’Ego vers Alter. Comme le soulignent Haas et Masson : « L’interviewé parle à quelqu’un, il construit et adresse sa production narrative à une personne en particulier » (2010, p. 11). Et Alter réagit par ses attitudes corporelles (McClelland), par des mots d’accueil, de soutien, de relance.

Il n’y a pas d’ego sans Autrui. Ces deux entités sont en dialogue, un dialogue riche dans lequel les co-auteurs se disputent, argumentent et négocient leurs antinomies de pensée. Également important, le fait qu’elles confirment l’une à l’autre leurs qualités de co-auteurs d’idées, confirmant leur participation à la réalité sociale

Markova & Orfali, 2005, p. 28

Un récit d’expérience est une forme de production commune, une collaboration, le fruit d’échanges, souligne Smith (2018).

Mais nous n’oublions pas la mise en garde de Kvale quant à un dialogue qui n’est jamais exempt de possibilité de domination. Comme l’indique Tanggaard,

En tant qu’intervieweurs, nous devons être conscients de cette possibilité, plutôt que de considérer les entretiens comme constituant toujours un échange progressif et harmonieux de significations et d’expériences dans lequel les voix cachées de la personne interrogée sont introduites dans la sphère publique[4] [traduction libre]

2009, p. 1507

Cette attention suppose d’accepter que ce dialogue transforme le chercheur et l’enquêté (Smith, 2018), d’accepter l’aventure d’une rencontre dont rien n’est écrit à l’avance, d’accepter le flou d’une démarche qui « permet à l’interviewé de remplir le vide à sa manière » (Magioglou, 2008, p. 58). Il s’agit au fond de reconnaître une certaine vulnérabilité de sa position, cet instant où il est nécessaire de laisser de côté ses certitudes, ses textes, au sens de Smith, qui régulent les manières d’agir et ici d’écouter : prendre le risque de parler avec autrui, que sa voix, ses mots, sa connaissance servent à « réduire notre ignorance » (Smith, 2018, p. 200). Ce n’est pas sans raison que Bourdieu nous invite à considérer « l’entretien comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres » (1993, p. 914), ce qui implique de se déplacer « non seulement physiquement sur le terrain de l’autre mais surtout mentalement » (Lévy, 1997, p. 15).

Il faut par ailleurs admettre que les récits ne sont pas des vérités historiques, mais des vérités narratives (Tanggaard, 2009) qui s’expriment à un moment et dans un contexte donné, comme nous l’avons rappelé ci-dessus. Pour Smith, l’expérience émerge uniquement au moment où les souvenirs viennent à être exprimés dans des situations précises, elle n’est jamais pure représentation d’un événement originel. Le récit n’est donc pas reproductible tant il est façonné par le présent de la rencontre. Du point de vue d’une approche positiviste, cela représente un obstacle majeur à la scientificité, les données n’apparaissant pas suffisamment fiables. Mais du point de vue qui nous intéresse ici, celui de l’expérience, l’essentiel ne se joue pas dans un recueil, mais dans un travail de mise en sens.

La mise en sens

Bourdieu évoque l’entretien comme étant, pour les interviewés, une possibilité « d’auto-analyse provoquée et accompagnée » (1993, p. 915). C’est pour eux

une occasion de s’expliquer, au sens le plus complet du terme, c’est-à-dire de construire leur propre point de vue sur eux-mêmes et sur le monde et de rendre manifeste, à l’intérieur de ce monde, le point à partir duquel ils se voient eux-mêmes et voient le monde

1993, p. 915

Le récit n’a de sens que parce qu’il ouvre la perspective pour celui qui le livre, qui se raconte, de donner du sens, de mettre en lien des événements familiaux et sociaux, de reprendre du pouvoir sur le sens parfois imposé de l’extérieur dans une logique de captation institutionnelle. Nous pensons ici à une mère d’un enfant placé qui a pu évoquer la manière dont son histoire et celle de son enfant était considérée par le travailleur social comme une répétition, elle-même ayant vécu un placement. En mettant en relation à la fois des événements passés (divorce de ses parents, son placement qui s’en est suivi), des réalités sociales (sa précarité, son isolement), ses difficultés avec son fils qu’elle relie à la peur de n’être pas suffisamment aimante, elle a cherché à donner un sens à une histoire loin des logiques de la fatalité et de la reproduction telles qu’elles peuvent être à l’oeuvre dans les textes institutionnels de la protection de l’enfance. Et elle a surtout parlé de son expérience de mère face à un service qui a transformé sa demande d’aide en une série de contraintes.

Comme le souligne Lacharité, le récit

ne concerne plus seulement l’expérience de la personne telle qu’elle la décrit de manière spontanée. Il prend plutôt la forme d’une description qui englobe peu à peu divers éléments qui évoquent l’organisation sociale de cette expérience

2017, p. 18

et une possible analyse de cette expérience à la croisée de réalités familiales et sociales.

On peut parler ici de démarche clinique non dans une connotation strictement psychologique, mais dans l’idée d’« une attention aux faits concrets, saisis dans leur totalité et dans leur contexte empirique ainsi que dans leur singularité propre… et leur appréhension comme signifiants en eux-mêmes et pour eux-mêmes » (Lévy, 1997, pp. 86-87). La démarche clinique implique une attention au discours de l’Autre, une attention aux significations que le sujet donne à ce qu’il rencontre, à ce qu’il éprouve et à ce qu’il vit. La clinique, « si elle est recherche de sens, elle demeure avant tout une construction de sens […] elle est co-construction de sens » (Boutanquoi & Minary, 2007, p. 79).

L’entretien avec cette mère a été l’occasion pour elle de construire du sens en relatant son expérience, et pour nous de mieux comprendre comment la rencontre avec un service de protection a pu produire une certaine violence en la dépossédant des significations qu’elle donne à sa vie.

Il ne s’agit pas simplement d’inviter à une forme de réflexivité au risque que celle-ci masque d’autres intentions. Une chose est d’inviter « la personne à prendre du recul par rapport à son expérience tout en restant en contact avec celle-ci » (Lacharité, 2017, p. 18), une autre est de l’amener, sous couvert de dialogue, à faire évoluer son point de vue. Way et al. (2015), dans le souci de promouvoir la réflexivité des participants, de ne pas se contenter de les écouter et de les comprendre, évoquent pourtant différentes stratégies qui placent les chercheurs en situation d’experts de la vie d’autrui. De fait, avec les meilleures intentions, ils reproduisent une situation de domination.

On retrouve une attitude semblable chez Perera (2020) où le souci de la réflexivité se transforme en travail d’imposition. Elle relate une situation d’entretien avec une personne proche où elle a été surprise de se trouver en désaccord sur une question politique. Pensant que son interlocutrice n’avait peut-être pas assez approfondi la question, elle a effectué plusieurs relances, insisté et constaté l’évolution de sa position. Qu’un dialogue fasse évoluer des points de vue (y compris celui du chercheur) est concevable, mais il ne peut avoir pour visée un tel changement. La réflexivité ne peut servir à faire adhérer Autrui à son point de vue, elle vise plutôt à accompagner le cheminement complexe de chacun vers sa propre vérité.

Un bénéfice pour le participant

Ce travail de mise en sens apparaît comme une nécessité pour que celui qui participe, se raconte, se livre, y trouve un bénéfice sinon il risque que son récit rejoigne d’autres récits tels que ceux que critique Le Blanc lorsqu’il écrit :

les récits des vies invisibles ne manquent pas, mais ils sont toujours pris dans les rets de la domination qui, ou bien ne les retient pas comme récits, ou bien les orientent comme récits de vaincus, ou bien les insère de force dans les catégories normatives avec lesquelles ces vies entre en luttent

2009, p. 43

Parler de bénéfices ne signifie pas seulement minimiser les risques pour des personnes vulnérables (Bashir, 2020; Bay-Cheng, 2009), mais créer les conditions « d’une expérience plus riche et plus significative » (Bay-Cheng, 2009, p. 244). Il est question ici de prendre soin, au sens du care, d’entendre que cette parole qu’adresse Ego à Alter est aussi une parole pour soi et se trouve marquée par une recherche de reconnaissance (Markova & Orfali, 2005). Ceci est particulièrement saillant lorsqu’on s’intéresse à ces vies rendues en quelque sorte invisibles, invisibles parce que subalternes, précarisées qui vivent justement un déni de reconnaissance selon Le Blanc (2009). Mise en sens et reconnaissance vont de pair.

Face à des personnes souvent dominées, construire du sens ouvre la possibilité de retrouver une position de sujet, c’est-à-dire un individu produit par une histoire, mais aussi un acteur et un producteur d’histoire : « L’individu est producteur d’histoire : par ses activités fantasmatiques, sa mémoire, sa parole, ses écrits, l’homme fabrique des reconstructions du passé, comme s’il voulait, faute d’en contrôler le cours, du moins en maîtriser le sens » (Gaulejac, 2013, p. 115). L’élaboration d’un sens possible peut permettre de développer des « capacités d’historicité, au sens où le travail pour se situer par rapport à son histoire permet de se projeter dans un avenir » (p. 117). On retrouve chez Demazière une approche similaire lorsqu’il affirme : « Car c’est par la parole, et la parole adressée à autrui que les humains se socialisent, donnent du sens aux événements, organisent leur vie, interprètent ce qui leur arrive, nouent des consécutions » (2007, p. 6).

Mais par l’accueil d’une parole, il s’agit aussi de reconnaissance : « […] reconnaître une vie, c’est lui donner crédit, lui conférer une valeur et ainsi la rendre visible » (Le Blanc, 2009, p. 95). Cet auteur évoque l’estime sociale comme une composante de l’estime de soi. Il précise que « l’homme de la reconnaissance ne peut être alors l’homme intérieur qu’il cherche à être que pour autant qu’il est un homme extérieur, confirmé par les autres, rendu visible par les autres » (p. 111).

À la fin de l’entretien avec la mère que nous avons présentée précédemment, celle-ci nous a fait part de deux éléments qui nous ont fait penser que nous nous étions approchés des conditions de félicité dont parle Bourdieu quand la situation d’entretien « contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extraordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, était déjà là, attendant les conditions de son actualisation » (1993, p. 914). Le premier a été de signifier l’intérêt qu’elle avait pris à nos échanges, qu’elle avait pu relire un peu des éléments de son histoire. Le second a été de dire sa surprise qu’on s’intéresse à sa vie, à son expérience, et qu’elle éprouvait une certaine fierté à ce que sa parole puisse servir une recherche. Avec ses mots, c’est bien à la fois les questions de la mise en sens et de la reconnaissance dont elle s’est fait l’écho.

L’interprétation du texte

Pour Tanggaard, l’entretien conçu comme un dialogue, comme une production conjointe, est aussi une création de texte qui conduit à cette interrogation : « qu’advient-il de l’entretien lorsqu’il est analysé par le chercheur? »[5] [traduction libre] (2009 p. 1511). Se pose donc la question de sa lecture et de son interprétation. Nous l’aborderons ici rapidement tant cela doit faire l’objet d’une réflexion spécifique.

Nous avons évoqué ci-dessus le peu de pertinence d’une analyse classique, thématique, qui ne prend pas en compte suffisamment comment la situation de parole façonne les données (Smith, 2018) et qui, au travers de la quantification des thèmes, laisse à penser que « ce qui est le plus fréquent est aussi le plus significatif » (Michelat, 1975, p. 238). Bien sûr, comme l’indiquent Philips et Mrowczynski (2021), toute la signification du texte ne réside pas dans l’interaction qui l’a produit, elle dépend des cadres de pensée de l’enquêté comme les connaissances implicites, les connaissances incorporées. Ceci ouvre la voie à l’analyse du discours (sa construction et au-delà de ce qui est dit, comment et pourquoi c’est dit).

Mais ici il n’est pas question de recherche du latent ou de l’obscur derrière le manifeste. Nous partons du fait que ce texte contient une mise en sens du récit. Dès lors, l’enjeu apparaît moins de revenir sur les significations singulières que de s’attacher à dégager d’un ensemble de textes une compréhension des expériences. Cela suppose une démarche qui « va consister à lire et à relire les entretiens dont on dispose pour arriver à une sorte d’imprégnation » (Michelat, 1975, p. 241), pour aller vers un travail interprétatif qui « articule indissociablement logique de la découverte et logique de la preuve » (Soulet, 2012, p. 31) dans une approche comparative. Soulet suggère de partir d’une première hypothèse « dont on soupçonne fortement qu’elle ne correspond pas à la réalité, dont on sent bien qu’elle n’est pas juste », mais qui en « la déconstruisant et en lui opposant des arguments, en esquissant d’autres présomptions alternatives pour briser sa logique […] ouvre la voie à la compréhension d’autres possibilités, à la formation d’une autre hypothèse » (p. 33). On est proche d’un dialogue avec les données pour, entre autres, repérer les traces des relations et des organisations sociales présentes dans le récit (Smith, 2018). Dans la logique même d’une rencontre où il s’agit de se défaire de ce que l’on croit savoir, il est question d’une ouverture d’esprit « impliquant la suspension des certitudes […] l’humilité reposant sur l’idée de la remise en cause de sa propre élaboration analytique » (Soulet, 2012, p. 38), mais aussi une rigueur et le souci du contrôle.

Le travail de comparaison/découverte opéré sur les 11 récits de l’étude déjà citée a non seulement permis de mettre en évidence des éléments communs dans l’expérience du rapport au service de protection de l’enfance, au-delà de la singularité de chaque situation, mais également de se rendre compte des stratégies variées des parents pour faire face aux injonctions. Nous avons ainsi produit une certaine connaissance. Par contre, il n’a pas été possible de mettre en oeuvre une logique de la preuve qui aurait consisté en un retour auprès des participants pour confronter des points de vue, pour aller au bout d’une démarche d’élaboration commune en prenant appui sur un collectif.

Conclusion

Utiliser l’entretien de recherche ne peut se réduire à une technique de recueil de réponses à des questions de la part d’un individu que l’on sollicite (faire dire). Il s’agit d’abord d’une rencontre avec un sujet à propos d’un objet qui intéresse tant le chercheur que le sujet lui-même pour faire advenir une parole. Dans cette perspective épistémologique, la dimension relationnelle prend le pas sur la dimension d’enquête. Et dès lors cela commande au chercheur, d’un point de vue éthique, de garder à l’esprit que l’horizon immédiat de la rencontre ne se restreint pas à la quantité et à la qualité des informations recueillies, mais se doit de prendre en compte ce que cet Autrui invité à se livrer peut faire émerger pour lui-même en termes de sens et de reconnaissance.

Parce qu’il s’avère essentiel de savoir ce que l’on fait, nous avons voulu rappeler quelques-uns des enjeux fondamentaux qui obligent le chercheur à développer une réflexivité, à se questionner sur ce qu’il espère, sur les contextes, sur les interactions, sur l’intersubjectivité. Il nous a semblé fondamental de poser des jalons non pas simplement sur les relations de pouvoir, mais sur les effets d’imposition, ses fondements, la puissance des textes qui organisent les activités de recherche. Par son statut, par la demande qu’il formule, par la logique de sollicitation, n’importe quel entretien, quels qu’en soient l’objet et le style, n’échappe sans doute que difficilement à toute possibilité qu’à un moment ou à un autre se produisent de tels effets. Sans prétendre neutraliser cette réalité, il nous semble exister une voie pour en limiter la portée. Nous avons défendu, dans le cadre précis de l’abord de l’expérience de personnes plutôt invisibles comme le sont les familles suivies en protection de l’enfance, une approche de l’entretien comme dialogue, comme construction d’un récit et la mise en sens de celui-ci, donc comme un travail d’élaboration en commun.

« L’entretien reste un mystère, car les conditions de sa réalisation restent fréquemment dans l’ombre », écrit Demazière (2008, p. 16). Parce que l’entretien s’appuie sur une rencontre où l’inattendu peut survenir, où rien n’est écrit à l’avance, ce qui s’y joue garde une part de mystère et, si on ne s’attache pas outre mesure à une démarche positiviste, si on accepte d’avancer sans évangile, le voyage peut ouvrir de belles perspectives et parfois se révéler décevant parce que la rencontre n’a pas eu lieu, parce qu’on n’a pas su à ce moment-là créer les conditions d’une félicité, pour reprendre le terme de Bourdieu.

Deux termes peuvent résumer la démarche que nous nous sommes efforcé de décrire : ouverture et rigueur. L’ouverture renvoie à une forme de posture épistémologique tant au niveau de la conception de la recherche qu’au niveau de la conception du sujet tandis que la rigueur, dont nous avons souligné l’importance avec Drapeau dans notre introduction, renvoie à une dimension plus méthodologique.

L’ouverture nous presse à admettre l’aventure, l’imprécision, les tâtonnements, les surprises, sans continuellement se protéger derrière des savoirs. L’ouverture nous invite non pas à vérifier ce que l’on sait ou croit savoir, mais à rester attentif au présent d’une rencontre et d’un sujet singulier. L’ouverture nous permet parfois de désapprendre pour mieux apercevoir ce qu’on ne voyait pas. L’ouverture nous incite à nous éloigner d’une approche scientiste de la démonstration pour une approche plus sensible de la découverte.

Mais l’ouverture ne va pas sans rigueur, car il ne s’agit pas de se lancer dans le brouillard de l’impensé, mais, dans le cadre d’un dispositif réflexif, d’être vigilant et minutieux à chaque instant de la démarche depuis l’élaboration du projet jusqu’aux interprétations en passant par le temps des entretiens où il est question de faire en se regardant faire, ce qui exige une attention redoublée à ce qui se passe au moment où cela se passe.