Corps de l’article

1. Introduction

Jusque dans les années 1960, en Suisse comme en France, l’école publique avait peu de contacts avec les parents d’élèves (Delay, 2013). Basée sur le principe républicain d’une égalité de traitement, d’indifférence aux différences (Payet et al., 2011) pour offrir les mêmes chances de réussite scolaire aux enfants, l’école mettait à distance leur environnement familial et social. Depuis la fin du siècle dernier, un mouvement inverse s’est imposé: une plus grande proximité entre l’école et les familles est recherchée (Giuliani et Payet, 2014) au nom de la lutte contre l’échec scolaire et les inégalités sociales à l’école (Périer, 2019). En raison de la démocratisation de l’enseignement et de la normalisation de la scolarisation au-delà du primaire dès la deuxième partie du xxe siècle, l’enjeu scolaire s’est accru (Isambert-Jamati, 1990), tout comme la reproduction des inégalités sociales à l’école (Dubet et al., 2010). Dans une société qui classe les individus en fonction du diplôme obtenu (Felouzis, 2015), il a paru de plus en plus urgent de développer de nouveaux dispositifs et politiques pour lutter contre ces inégalités, dont la collaboration entre l’école et les familles, mise en oeuvre depuis les années 2000 au sein de l’institution scolaire genevoise (Pelhate et Rufin, 2018).

Cette recherche de proximité s’ajuste à un nouveau cadre référentiel – l’équité individuelle – qui tient compte des particularités de chacun et chacune à des fins d’égalité (Payet et al., 2011). La collaboration entre le personnel enseignant et les parents est souhaitée pour assurer le suivi des élèves (DGEP, 2014), étant considérée a priori comme un facteur favorable à la réussite scolaire des enfants (Payet, 2017). Ses finalités se situent également sur le plan d’un élargissement des objectifs de l’éducation (Feyfant, 2014). En effet, la réussite scolaire s’insère aujourd’hui dans le concept de réussite éducative (Bourgeois, 2010; Lapostolle, 2006) du fait de «la forte corrélation entre apprentissages et épanouissement personnel» (Revaz, 2022, p. 19). Il ne s’agit plus uniquement de se concentrer sur les évaluations et les notes, mais également de prendre en considération les dimensions affectives, sociales et personnelles des enfants (Pronovost et Legault, 2010), telles que le bien-être, la confiance en soi, la santé, la relation aux autres ou encore la capacité à vivre en société (Feyfant, 2014). Pour assumer cette mission, il semble d’autant plus essentiel de favoriser la collaboration entre l’école et les familles «de manière à privilégier, dans la concertation, la complémentarité des actions éducatives» (Béguin et Boillat, 2003, p. 4).

Néanmoins, malgré les effets positifs supposés de ces relations, l’échec et les inégalités scolaires persistent (Felouzis et Goastellec, 2015). Un rapport de l’OECD datant de 2018 montre que, même si la plupart des pays sont parvenus à mettre en place au cours des dernières décennies des systèmes éducatifs dans lesquels le statut socioéconomique a moins d’influence sur l’apprentissage, le bien-être et la réussite des élèves dans l’enseignement supérieur, tous les pays (dont la Suisse) peuvent faire davantage pour améliorer l’équité dans l’éducation. De grandes inégalités subsistent dans ce domaine: les jeunes de familles peu instruites ont beaucoup moins de chances de terminer leurs études supérieures que celles et ceux de familles plus instruites (OECD, 2018). De nombreuses recherches en éducation se sont alors attachées à mieux comprendre les raisons de cette persistance en s’intéressant à la manière dont se réalisent les relations entre l’école et les familles, ainsi qu’à leurs impacts sur les inégalités.

Payet (2017) relève par exemple que les relations entre l’école et les familles participent à la normalisation de ces dernières. Le décalage entre la culture scolaire et la culture familiale peut être la source de conflits et de malentendus qui, dans les cas où les enfants ont des difficultés, voient l’école et la famille se rejeter mutuellement la faute. Dans le même sens, une précédente recherche montre que la diversité des attentes et des représentations du personnel enseignant et des parents à propos de leur collaboration peut également mener à des malentendus, des tensions et des ambivalences dans leurs interactions de face-à-face (Rienzo, 2022b). De plus, la majorité des membres du corps enseignant auraient une représentation négative du rôle éducatif des parents (Asdih, 2012): soit ils sont «démissionnaires», soit ils sont «envahissants». Les enseignantes et enseignants peuvent alors se sentir dépassés par une nouvelle tâche relationnelle qui leur demande de compenser les manquements des parents ou de gérer leurs demandes excessives, soulignant ne pas être suffisamment formés à cette activité qu’ils considèrent difficile (Payet et Giuliani, 2014).

Un autre obstacle à la collaboration entre les membres du corps enseignant et les parents est l’ethnocentrisme de l’institution scolaire et ses implicites qui fragilisent leur communication (Ogay, 2017). L’école reste finalement opaque et illisible pour la plupart des parents (Rochex et Crinon, 2011). Cette norme participative (Giuliani, 2009) crée ainsi de nouvelles inégalités sociales face à l’école dites inégalités de participation des parents (Fraser, 1992/2005), qui peuvent à leur tour se répercuter sur la réussite scolaire des enfants et donc sur les inégalités d’apprentissage. Elles constituent un obstacle à la construction de relations symétriques avec les membres du corps enseignant du fait que certains parents sont dans l’impossibilité de prendre pleinement part à l’interaction et à la scolarité de leur enfant, ne maîtrisant pas les règles du jeu qui s’imposent à eux (Périer, 2019).

Afin de poursuivre dans la lignée de ces recherches, ma thèse de doctorat cherche à saisir comment se construit et s’effectue de manière concrète et ordinaire la collaboration entre le personnel enseignant et les parents dans six écoles genevoises (Rienzo, en cours). Elle souhaite mieux comprendre quels sont les éléments favorables ou défavorables à l’établissement d’une collaboration symétrique capable de faire réussir chaque enfant, notamment en s’intéressant à la manière dont le contexte institutionnel peut influencer l’action des acteurs et actrices scolaires. Plus précisément, cet article vise à déterminer quelle est la place accordée à la réussite éducative par les enseignantes et enseignants dans les rencontres avec les parents de leurs élèves face aux enjeux toujours plus forts de réussite scolaire, du fait de l’idéologie méritocratique (Tenret, 2011) sur laquelle repose le système d’enseignement genevois. Il a également pour objectif de mettre en exergue les répercussions que cela pourrait avoir sur la réussite, tant éducative que scolaire, des enfants, ainsi que sur les inégalités.

2. Contexte théorique

2.1 Réussite scolaire et réussite éducative

Selon Lapostolle (2006), «on mesure la réussite scolaire par les résultats, les diplômes obtenus à la fin d’un cours ou d’un programme» (p. 7). Elle est restreinte à l’acquisition de compétences spécifiques liées à des matières précises (Cormier, 2011; Kanouté et Lafortune, 2011). La réussite éducative, quant à elle, conçoit une vision plus large de la réussite. Elle s’étend au-delà des frontières scolaires et couvre autant la réussite personnelle que professionnelle (Lapostolle, 2006). Il s’agit d’une notion qui comprend celle de réussite scolaire comme étant une caractéristique considérable, mais non exclusive de la réussite éducative (Pronovost et Legault, 2010). En effet, elle représente «une immense enveloppe à l’intérieur de laquelle on insère quasiment toutes les problématiques liées à l’éducation, la scolarité, la socialisation des enfants et des jeunes» (Feyfant, 2014, p. 4).

Bien que les politiques éducatives genevoises ne fassent pas explicitement mention de la notion de réussite éducative, les objectifs poursuivis par le plan d’études romand (PER) (CIIP, 2010) se rapprochent fortement de la définition susmentionnée: «L’École publique assume une mission globale et générale de formation qui intègre des tâches d’éducation et d’instruction permettant à tous les élèves d’apprendre» (Béguin et Boillat, 2003, p. 1). Ce projet est structuré autour de trois entrées de formation: les domaines disciplinaires, la formation générale et les capacités transversales. La santé et le bien-être, les choix et les projets personnels, le vivre ensemble et l’exercice de la démocratie, la collaboration et la communication y sont, au même titre que les apprentissages disciplinaires, des savoirs et des compétences à acquérir par les enfants tout au long de leur scolarité.

Cette nouvelle conception de la réussite suppose une vision globale de l’enfant et de son parcours vers l’âge adulte, ainsi que l’importance d’une prise en charge élargie qui tienne compte de l’ensemble des acteurs et actrices présentes autour de lui, dont les parents.

2.2 La collaboration école-familles

La notion de réussite éducative définie ci-dessus s’inscrit dans une approche écosystémique issue du modèle écologique de Bronfenbrenner (1986) qui «prône la prise en compte, dans toute intervention, de l’ensemble des relations entre les différentes sphères de l’écosystème de l’individu. En contexte scolaire, cette approche implique que l’école ne peut pas se centrer uniquement sur l’enfant» (Terrisse et al., 2008, p. 55). Les parents, étant les premiers éducateurs de leur enfant, doivent donc être considérés comme partie intégrante du dispositif de réussite éducative (Feyfant, 2014), c’est pourquoi le personnel enseignant a le devoir de développer des relations de collaboration avec ces derniers.

La collaboration «correspond à la participation, à la réalisation d’une tâche ou à la prise en charge d’une responsabilité» (Bouchard et al., 1996, p. 22). Il s’agit d’un terme relationnel générique pouvant prendre différentes formes selon le degré de relation, de consensus et d’engagement qui s’établit entre les acteurs et actrices (Larivée, 2008). Au sein de l’enseignement primaire genevois, c’est le troisième niveau de la typologie de Larivée (2008) – le partenariat – qui est à mettre en oeuvre. En effet, dans les documents institutionnels, tant les enseignantes et enseignants que les parents sont présentés comme étant des acteurs complémentaires:

  • «L’école primaire complète l’action éducative des parents» (Conseil d’État, 2021, p. 1);

  • «Les parents d’élèves et l’école doivent entretenir des relations suivies» (Conseil d’État, 2021, p. 10);

  • Les parents sont «des partenaires de l’action éducative, […] coresponsables d’une bonne communication entre l’école et les familles» (DGEP, 2010, p. 2).

Ces différents droits et obligations s’insèrent dans la définition du partenariat élaborée par Larivée (2008) qui «repose sur le rapport visant l’égalité entre les parents et les intervenants» (p. 225). En outre, il implique la reconnaissance réciproque d’expertises et d’habiletés, la recherche de consensus dans les prises de décision, la confiance mutuelle entre les acteurs et actrices, l’identification d’objectifs communs et une communication bidirectionnelle (Bouchard et al., 1996), ce qui se corrèle avec l’approche écosystémique susmentionnée.

2.3 La participation des parents

Selon Legendre (2005), la participation suppose de prendre part à une activité et de contribuer de manière plus ou moins grande au fonctionnement d’une organisation. Différents niveaux d’implication sont ainsi possibles, pouvant prendre la forme d’une participation passive ou très active (Larivée, 2008). Le partenariat implique, quant à lui, une participation active, égalitaire et symétrique des parents. Ces derniers devraient avoir la possibilité de participer aux interactions sociales sur un même pied d’égalité que les membres du corps enseignant. Il s’agit de la norme de la parité de participation évoquée par Fraser (1992/2005) qui «requiert des dispositions sociales telles que chaque membre (adulte) de la société puisse interagir en tant que pair avec les autres» (p. 53).

Afin de respecter cette norme, il est nécessaire de procéder à une symétrisation des rapports sociaux entre les membres du corps enseignant et les parents, considérant «qu’il apparaît de moins en moins légitime d’en appeler à des acteurs publics tout-puissants et à une obéissance a priori des citoyens-usagers, au nom d’un monopole de la définition du bien commun et des problèmes publics» (Purenne, 2015, p. 19). De plus, pour que ces relations puissent se rapprocher d’une collaboration symétrique, les parents doivent être considérés comme étant capables, actifs, compétents et responsables, car «l’ordre symétrique postule une égale responsabilité, de capacité (pour les individus) à dire “ce qui est bon pour soi”, à faire des choix et à en assumer les conséquences» (Payet, 2015, p. 263-264).

Au contraire, lorsque la collaboration est asymétrique, c’est qu’il existe une absence de réciprocité entre les acteurs et actrices (Payet, 2015), permettant l’apparition des inégalités de participation. Ces dernières empêchent les parents, en particulier ceux de milieux défavorisés, de prendre pleinement part à l’interaction avec le personnel enseignant et de s’impliquer comme ils le souhaiteraient dans la scolarité et la réussite éducative de leur enfant.

3. Méthodologie

L’enquête de terrain sur laquelle s’appuient les résultats présentés a été réalisée au sein de l’enseignement primaire genevois[1]. Elle s’est effectuée dans une démarche inductive à travers une perspective ethnographique (Cefaï, 2010) et compréhensive (Charmillot et Seferdjeli, 2002). Quatre méthodes qualitatives ont été utilisées: l’observation participante, l’observation in situ, l’entretien semi-directif et l’analyse documentaire. Les données ont été récoltées sur deux terrains distincts, à la suite de l’autorisation de la Commission universitaire pour une recherche éthique à l’Université de Genève (CUREG) et les directeurs et directrices des établissements scolaires enquêtés. Les personnes participantes ont signé un formulaire de consentement précisant les objectifs et le déroulement de l’enquête, ainsi que leurs droits.

3.1 Premier terrain de recherche

Le premier terrain se compose de l’école dans laquelle j’ai enseigné d’août 2018 à juin 2020. J’étais en charge d’une classe à 50 %, composée de 23 élèves de 7P que j’ai suivis en 8P l’année d’après. Cette école est située dans un quartier de milieu socioculturel proche du défavorisé. Bien qu’une partie des élèves proviennent de familles plus aisées, la grande majorité des élèves sont de milieux populaires. En tant qu’enseignante, j’ai pu effectuer des observations participantes (Peneff, 2009) au sein de ma classe et de la vie ordinaire de l’école. Comme l’affirme Bovey (2016), «ce double statut d’enseignant-chercheur n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes et de questions» (p. 120). En effet, mes collègues auraient pu développer une certaine méfiance à mon égard. Pour éviter cela, l’équipe enseignante a tout de suite été informée de mon double statut. Je lui ai également présenté mon projet de recherche, auquel chaque membre a adhéré. En outre, cette posture de praticienne-chercheuse «implique de voir et comprendre autrement, soit porter un regard neuf sur un terrain familier, un monde professionnel connu et largement parcouru» (Bovey, 2016, p. 121). Il est donc important de tenir compte du fait que ma pratique professionnelle a nécessairement marqué mon regard et orienté mon activité de recherche.

Durant mes deux ans d’enseignement, j’ai tenu un journal de terrain dans lequel j’ai noté tout ce que j’ai observé et vécu lorsque j’étais présente dans l’école (à raison de deux jours par semaine). Ces observations n’étaient ni enregistrées ni filmées. J’ai ainsi observé ma propre pratique enseignante, c’est-à-dire mon enseignement dans sa globalité et sa planification, ainsi que mes interactions quotidiennes avec les élèves et leurs parents (telles que les réunions collectives et les entretiens individuels avec les parents, les courriels échangés, les appels téléphoniques effectués, etc.). J’ai également observé les réunions d’équipe (les TTC[2], les conseils des maîtres, les formations continues, les conseils d’établissement, etc.), les échanges en salle des maîtres entre collègues, les interactions entre le personnel enseignant et les enfants, les récréations et les réunions de la SPG[3].

À la suite des observations participantes, j’ai effectué des entretiens semi-directifs (Blanchet et Gotman, 2015) avec la plupart des membres du corps enseignant de mon école, ainsi qu’avec des parents et enfants de ma classe de 8P pour aborder diverses thématiques liées à la collaboration école-familles (pratiques collaboratives mises en oeuvre, expériences de la collaboration et de l’école en général, parcours, etc.). Ces entretiens ont été menés sur un mode conversationnel et compréhensif (Kaufmann, 2014). Ils ont été enregistrés, puis retranscrits dans leur entièreté. Ils ont duré entre 45 minutes et 2 heures, et ont été effectués dans un lieu choisi par les personnes participantes.

Enfin, mon insertion professionnelle dans l’école m’a permis d’avoir accès à tous les documents institutionnels cadrant l’activité des acteurs et actrices scolaires. J’ai pu ainsi effectuer une analyse documentaire (Loubet del Bayle, 2000) afin de définir le fonctionnement de l’institution scolaire genevoise dans sa globalité et plus particulièrement ce qui a trait aux relations école-familles. Les courriels échangés entre les membres du corps enseignant, ainsi que les documents à disposition liés à l’enseignement (plan d’études romand, moyens d’enseignement, diverses ressources, etc.) complètent ces données.

3.2 Deuxième terrain de recherche

Le deuxième terrain se compose de six écoles genevoises de milieux socioculturels différents dans lesquelles j’ai suivi huit membres du corps enseignant et des familles (parents et enfants) sur une année scolaire entière entre 2018 et 2021. J’ai tout d’abord effectué des observations in situ (Arborio et Fournier, 2014) des moments emblématiques constituant les relations école-familles. J’ai observé les réunions de parents qui ont lieu en début d’année, d’autres rencontres collectives (telles que la journée de rentrée des élèves de 1P) et les entretiens individuels entre le personnel enseignant et les parents. Cela m’a permis de suivre la construction de leur collaboration tout au long de l’année. De plus, j’ai également observé l’activité des enseignantes et enseignants en classe face à leurs élèves afin de cerner leurs conceptions et leurs pratiques dans le but de les mettre en regard avec les attentes qu’ils ont auprès des parents concernant la scolarité de leur enfant. Comme pour les observations participantes, elles n’étaient ni enregistrées ni filmées. J’ai noté dans un cahier, de la manière la plus complète possible, le déroulement chronologique des échanges que j’observais.

En parallèle de ces observations, des entretiens semi-directifs (Blanchet et Gotman, 2015) ont à nouveau été réalisés avec les membres du corps enseignant, les parents et les enfants pour mieux comprendre leurs ressentis face aux situations vécues, et aborder différents thèmes à propos de la collaboration école-familles (représentations, attentes, expériences, pratiques mises en oeuvre, etc.), mais aussi de l’école de manière plus générale (parcours scolaire, expériences de l’école, satisfactions ou insatisfactions, etc.). Les modalités de passation mises en oeuvre sont les mêmes que celles effectuées sur le premier terrain.

3.3 Méthode d’analyse des données

Afin d’analyser les données récoltées, une analyse inductive générale (Blais et Martineau, 2006) a été privilégiée afin de comprendre la réalité observée telle qu’elle est vécue par les acteurs et actrices (Lamoureux, 2006). Ce type d’analyse a pour avantages de mettre à profit les capacités naturelles de l’esprit de la chercheuse et de viser la compréhension et l’interprétation des pratiques et des expériences (Paillé et Mucchielli, 2012). Pour cela, le logiciel d’analyse ATLAS.ti a été mobilisé, étant donné ses bénéfices en matière d’organisation des données. L’analyse s’est appuyée sur la lecture détaillée des données brutes – les différentes situations observées et les discours des participantes et participants – afin de faire émerger des catégories à partir des interprétations de la chercheuse (Blais et Martineau, 2006). Selon Thomas (2006), cette analyse permet de réduire les données brutes dans un format résumé, d’établir des liens entre les objectifs de la recherche et les catégories qui découlent des données, ainsi que de développer un cadre de référence ou un code d’analyse à partir de ces catégories.

Une «analyse thématique “horizontale” qui relève les différentes formes sous lesquelles le même thème apparaît d’un sujet à l’autre (Ghuglione et Matalon, 1978)» (Blanchet et Gotman, 2015, p. 96) a ainsi été réalisée. Une cohérence inter-observations et inter-entretiens, plutôt qu’une cohérence singulière de chaque situation, a été favorisée. Cela a permis de dégager des tendances dans les faits observés et les discours, des thématiques récurrentes et d’identifier des similitudes et/ou des spécificités dans la manière dont elles sont traitées et abordées selon les acteurs et actrices, et les situations. Enfin, les observations (participantes et in situ) et les entretiens effectués ont été appréhendés de manière interconnectée puisque le vécu des personnes ne peut être compris que dans l’observation des situations dans lesquelles elles sont impliquées et le témoignage qu’elles en font.

4. Présentation des résultats et discussion

Les résultats présentés et discutés sont séparés en quatre sous-parties. La première thématique abordée est la pression du cadre institutionnel ressentie par les membres du corps enseignant, notamment liée à la prégnance de l’évaluation et des notes. La deuxième thématique, quant à elle, concerne l’apparition du besoin des parents dans un tel contexte institutionnel qui pousse les enseignantes et enseignants à configurer les rencontres avec ces derniers autour de la réussite scolaire des enfants. Cela crée des attentes normatives (troisième thématique) à l’encontre des parents malgré la conscience des inégalités de participation auxquelles certains d’entre eux sont confrontés (en particulier ceux de milieux défavorisés). Enfin, la quatrième sous-partie montre qu’il semble encore difficile d’atteindre les objectifs de réussite éducative inscrits dans le PER face aux enjeux toujours plus forts de réussite scolaire.

4.1 La pression du cadre institutionnel

Une grande majorité des enseignantes et enseignants interviewés dans le cadre de cette recherche ont affirmé subir une forte pression pour transmettre les contenus d’enseignement inscrits dans le PER aux enfants. Ils considèrent devoir sans cesse courir après le temps et ne pas avoir la possibilité d’aider chaque enfant autant que souhaité. Ils sont d’avis que le programme est chargé et qu’il leur est impossible de tout faire malgré une grille horaire de l’élève définie institutionnellement indiquant le nombre d’heures allouées pour chaque domaine et discipline (Grand Conseil, 2023).

Parfois, au niveau du programme c’est compliqué à suivre. Je regarde ma planification et je me dis qu’il faudrait encore aller plus vite.

EE[4] enseignante 7P

Cette pression constante ressentie pour parvenir au terme du programme semble corrélée à la prédominance de l’évaluation dans les pratiques enseignantes. Les membres du corps enseignant ont mentionné à plusieurs reprises avoir l’obligation d’évaluer leurs élèves un certain nombre de fois par discipline et par trimestre selon le degré de scolarité, comme indiqué dans la directive Évaluation des compétences et connaissances des élèves (SEE, 2021). En 8P, cela revient à un minimum de 36 évaluations notées pendant l’année, soit une par semaine d’école environ. Face à ce nombre important d’évaluations, les enseignants estiment n’avoir d’autre choix que d’organiser leur enseignement en fonction d’elles. Ils expliquent élaborer leur planification annuelle en y inscrivant d’abord les dates approximatives des évaluations afin de s’assurer de pouvoir toutes les réaliser.

Pourtant, les discours des membres du corps enseignant mettent en évidence qu’ ils ont conscience que le séquençage croissant du temps scolaire par l’évaluation ne permet pas de respecter le rythme d’apprentissage et le développement de chaque enfant. Ils savent pertinemment qu’aux moments de plus en plus nombreux d’évaluation, certaines et certains de leurs élèves ne sont pas encore suffisamment prêts.

Là, c’est la période des évaluations et ça n’arrange rien parce que je stresse pour eux. Je me dis que certains ne vont jamais y arriver et je me demande comment c’est possible qu’on en soit là avec tout ce que j’ai essayé de faire.

EE enseignante 5P-6P

Les enseignantes et enseignants du corpus affirment donc devoir faire des choix, sélectionner les notions essentielles en vue des évaluations futures et optimiser leur enseignement en ajustant continuellement leur planification. C’est pourquoi ils mettent de côté certaines disciplines (telles que l’éducation physique ou les arts visuels) qu’ils considèrent comme plus secondaires. Certains d’entre eux ont également évoqué organiser de moins en moins de sorties (théâtre, musée, etc.) afin de maximiser le temps d’apprentissage spécifique aux disciplines comptant le plus pour le passage d’une année à l’autre.

Avant, il y avait moins à faire. On voulait tout bien faire et on y arrivait, tandis que maintenant même avec toutes mes années d’expérience, il y a des choix que je dois faire et des choses que je dois laisser tomber.

EE enseignante 7P-8P

En outre, l’ensemble des discours des enseignantes et enseignants interrogés met en évidence leurs difficultés pour différencier leur enseignement afin de tenir compte des besoins particuliers de chaque enfant (Kahn, 2010). Une des raisons principales évoquées est le nombre trop important d’élèves par classe. Pourtant, la Loi sur l’instruction publique (Grand Conseil, 2023) indique que les effectifs devraient s’adapter aux spécificités locales de chaque école, aux catégories socioprofessionnelles des parents, aux dispositifs inclusifs, aux différences entre cycle élémentaire et cycle moyen, aux bâtiments, aux projets locaux et aux ressources à disposition.

Je pense que chez les petits, 22 élèves c’est trop. Après on fait avec, c’est comme ça. […] Mais si tu veux vraiment avoir du temps et de l’attention pour chacun d’eux, plus tu en as, plus c’est complexe évidemment.

EE enseignante 1P-2P

Ces premiers résultats mettent en évidence le poids de l’idéologie méritocratique (Tenret, 2011) sur laquelle repose le système scolaire genevois ressenti par les enseignantes et les enseignants du corpus pour viser la réussite scolaire de leurs élèves. Leur enseignement est principalement planifié autour des contenus d’enseignement considérés comme les plus importants pour que les enfants puissent accéder au degré de scolarité suivant (Tardif et Lessard, 1999). Dans ce contexte, l’évaluation semble devenue une réelle obsession face à la pression d’un programme chargé (Maulini, 2019), tant elle régit et structure les pratiques enseignantes du fait de l’importance des notes et des diplômes pour le futur professionnel des enfants (Felouzis, 2015). Malgré l’élargissement des objectifs de l’éducation ancré dans le concept de réussite éducative, l’école comporte toujours les fonctions prédominantes d’orienter et de sélectionner les enfants en fonction de leurs résultats scolaires (Maulini, 2019).

4.2 L’apparition du besoin des parents

C’est dans ce cadre institutionnel sélectif et stressant que les relations entre l’école et les familles sont mises en oeuvre dans le but de réduire les inégalités entre les enfants et de viser leur réussite éducative. Face à la pression ressentie pour permettre à chaque enfant d’atteindre les objectifs d’apprentissage, les enseignantes et enseignants interrogés durant l’enquête estiment qu’il serait préférable que les parents puissent s’impliquer dans la scolarité de leur enfant pour pouvoir remédier à ses difficultés. Beaucoup d’entre eux ont évoqué leurs propres limites et l’impossibilité de faire tout ce qu’ils souhaiteraient pour aider leurs élèves.

Je pense qu’il faut aussi voir ses propres limites. C’est leur enfant, donc tu leur montres ce que tu vois, tu leur exposes ce qui est le mieux pour leur enfant et après ils ont toujours le choix. […] Il y a beaucoup de choses que tu peux faire, mais tu ne peux pas tout faire. […] Donc quand je vois les parents, c’est surtout pour les informer, pour qu’ils puissent savoir ce qu’il se passe et filer un coup de main. […] Ils ont un rôle à jouer pour essayer de faire une démarche à côté, pour voir ce qu’il se passe à la maison et ce qu’ils peuvent faire pour aider.

EE enseignant 6P

Le personnel enseignant semble avoir besoin des parents et n’hésite pas à le leur avouer lors des différentes rencontres qui ont lieu tout au long de l’année. Tant dans les rencontres collectives qu’individuelles observées, les enseignantes et enseignants ont mentionné sans détours aux parents l’importance de travailler ensemble.

J’ai précisé lors de la réunion de parents que la collaboration entre eux et moi allait être super importante, qu’il ne fallait pas qu’ils hésitent à venir me voir pour fixer un rendez-vous, à écrire dans le carnet ou à m’envoyer un courriel. Je leur ai dit que le but, c’est qu’on arrive à travailler ensemble correctement pour le bien de l’élève parce que, finalement, c’est pour lui qu’on le fait.

EE enseignante 6P

Dans les discours et les pratiques du personnel enseignant, les parents semblent ainsi censés constituer un appui pour atteindre la réussite scolaire des enfants, ce qui influence grandement la manière dont elles et ils configurent les rencontres avec ces derniers. La grande majorité des rencontres observées étaient effectivement centrées sur la réussite scolaire des enfants et l’implication parentale requise pour y parvenir.

La première rencontre qui a lieu entre les membres du corps enseignant et les parents est généralement la réunion de parents. Elle se déroule toujours en début d’année et permet aux enseignantes et enseignants d’informer les parents sur l’évaluation, le programme, les objectifs d’apprentissage, le fonctionnement de la classe et des devoirs, les projets et les sorties, etc. Elle semble également importante pour expliciter aux parents les particularités du degré actuel de leur enfant, comme l’introduction des notes en 5P par exemple, et les modalités de collaboration école-familles.

L’enseignant présente ensuite le programme de la réunion aux parents.

Enseignant: Nous allons aborder deux gros chapitres. Le fonctionnement de la vie de la classe, qui comporte les objectifs généraux scolaires, les horaires, les évaluations et les contrôles, les devoirs, les épreuves cantonales de 8P et le passage de fin d’année, et la collaboration enfant-parents-école.

EO réunion de parents 8P

Les entretiens individuels entre les membres du corps enseignant et les parents sont eux aussi centrés sur la réussite scolaire des enfants. La plupart de ceux qui ont été observés étaient basés sur le bulletin scolaire, «document officiel de communication aux parents sur l’évaluation scolaire de l’enfant» (SEE, 2021, p. 3). Les thèmes principaux abordés étaient les évaluations et les résultats obtenus par l’enfant, sa progression, ainsi que les solutions à mettre en oeuvre à l’école et à l’intérieur des familles pour favoriser la suite de sa scolarité. Mais comme le montre l’extrait d’observation ci-dessous, les enseignantes et enseignants semblent principalement attendre que les parents puissent aider leur enfant à la maison.

Enseignante: Alors l’école, elle peut proposer des choses, mais y a peu de choses au final qu’on peut vraiment proposer. Donc le but, c’est aussi de voir un peu avec vous comment on peut réussir à soutenir votre enfant ensemble, ce que vous pouvez faire, vous, à la maison avec lui pour l’aider.

EO entretien enseignante 5P et mère milieu défavorisé

Les enseignantes et enseignants suivis semblent bien conscients de l’importance de collaborer avec les parents de leurs élèves, car ils leur sont nécessaires (Asdih, 2012). Ils semblent ainsi réinterpréter l’injonction de collaboration avec les parents pour qu’elle fasse sens pour eux et qu’elle satisfasse leurs besoins. C’est pourquoi la présence des parents dans l’école est sollicitée pour répondre aux impératifs des membres du corps enseignant et combler les manques de l’école, c’est-à-dire compenser ce qu’ils ne parviennent pas à faire durant les heures scolaires. Le besoin des parents apparaît donc dans cette configuration d’un sentiment d’impuissance: si l’école ne parvient pas à faire réussir chaque élève, c’est aux parents qu’il revient de rendre les conditions plus favorables à la réussite de leur enfant.

4.3 Des attentes normatives malgré des inégalités de participation

Les enseignantes et enseignants interrogés semblent avoir une idée très précise de la collaboration qu’elles et ils souhaitent construire avec les parents de leurs élèves et du rôle que ces derniers doivent remplir pour qu’elle puisse fonctionner. Tout d’abord, les parents doivent suivre le travail scolaire de l’enfant, l’aider à s’organiser et vérifier que ses devoirs soient faits, l’aider à réviser pour les évaluations et mettre en oeuvre les solutions ou les aménagements proposés (comme faire appel à une répétitrice ou un répétiteur à la maison). Ils doivent aussi répondre positivement aux convocations des titulaires de classe, veiller à signer l’agenda, les talons-réponses, les évaluations et le livret scolaire en respectant les délais imposés. Enfin, ils doivent informer l’enseignante ou l’enseignant de l’absence de leur enfant ou lorsqu’un problème important pouvant impacter sa scolarité survient dans la famille.

Néanmoins, ces enseignantes et enseignants se demandent constamment s’ils pourront compter ou non sur les parents de leurs élèves, sachant pertinemment qu’il est plus difficile de pratiquer leur métier et d’atteindre les objectifs d’apprentissage fixés dans les situations où les parents ne sont pas impliqués.

Certains parents ne sont pas présents à la maison. Ça se sent par le suivi des signatures, des devoirs non faits, etc. Donc oui, ils ont leur métier, je comprends, mais on sent que certains enfants doivent se débrouiller seuls alors qu’ils ont encore besoin de leurs parents. C’est plus difficile si les parents ne sont pas là. […] Les parents sont quand même très peu présents. Ils sont là à la réunion des parents pour écouter les grandes lignes, ils sont là à l’entretien pour leur dire si ça va ou si ça va moins bien, mais c’est tout.

EE enseignant 8P

Lorsque les parents ne remplissent pas leurs attentes, les données récoltées mettent en évidence une certaine frustration ressentie par les enseignantes et enseignants qui peuvent se sentir démunis, comme le montre l’extrait d’observation ci-dessous.

Il est 9 h 45, c’est l’heure de la récréation. Le personnel enseignant se retrouve, comme lors de chaque pause, en salle des maîtres pour discuter. Une enseignante raconte:
– J’ai vu une maman pour lui dire que sa fille avait de grosses difficultés. C’est une maman qui crée vraiment des problèmes. Elle n’a pas accepté ma proposition d’aller faire un bilan à l’office médico-pédagogique malgré les risques de dyslexie de sa fille. Elle m’a dit qu’elle trouvait que l’enseignement public c’était n’importe quoi. Elle va aussi appeler la directrice pour lui dire que sa fille doit changer de classe, car elle ne veut plus aller à l’école. La mère voit bien qu’elle a des difficultés, mais elle ne fait rien. Qu’est-ce que je peux faire de plus moi?
Une autre enseignante lui répond:
– Tu ne peux rien faire de plus malheureusement.

EO conversation salle des maîtres

C’est finalement dans ces situations qu’une certaine déresponsabilisation de l’échec scolaire (Payet et al., 2011) peut être observable chez les enseignantes et enseignants qui considèrent avoir fait le maximum de leur côté. Si les difficultés des enfants persistent, ils pensent que c’est parce que les parents ne s’impliquent pas dans leur scolarité. Ils semblent projeter la pression ressentie face à la réussite scolaire des élèves sur les épaules des parents. Pourtant, certains parents, en particulier ceux de milieux défavorisés, sont confrontés à de nombreuses inégalités de participation (Fraser, 1992/2005; Rienzo, 2022b): la barrière de la langue, le manque de compétences scolaires, la peur de déranger, l’indisponibilité liée au travail, la non-connaissance du système scolaire et de ses normes, l’absence ou la faiblesse du cadre institutionnel, la crainte d’affronter la réalité et de reproduire leur propre échec. De plus, les attentes scolaires relatives au «métier d’élève» (Perrenoud, 2010) restent très peu explicitées, ce qui ne permet pas aux parents éloignés de la culture scolaire d’aider leur enfant à s’en accommoder (Ogay, 2017).

Ce sont ces inégalités qui, dans la plupart des cas, empêchent les parents de participer à la scolarité de leur enfant sur le même pied d’égalité que les enseignantes et enseignants, pouvant ensuite se répercuter sous forme d’inégalités scolaires. Bien que le personnel enseignant interrogé semble avoir conscience de ces inégalités, leurs attentes normatives créent toute une activité de jugements envers les parents, en particulier envers ceux qui n’ont pas les possibilités et les ressources pour répondre à leurs attentes, ni à leur image du «client idéal» (Becker, 1997).

Effectivement, il y a des inégalités, mais il y en a dans tout. Je ne dis pas qu’on doit favoriser ces inégalités, je pense qu’il faut y être attentif pour essayer de faire au mieux mais il y en a de toute façon dans le sens où les enfants ne viennent pas tous du même milieu, ils n’ont pas tous le même vécu et leurs parents n’ont pas tous les mêmes connaissances, les mêmes compétences. Mais des fois, c’est frustrant parce qu’on a envie de pouvoir aider telle famille ou tel élève mais voilà, on ne peut pas tout faire et lorsque les parents ne peuvent pas aider, ce n’est pas simple. Du coup, on pourrait laisser tomber parce qu’on sait que ça ne sert à rien.

EE enseignante 1P

Ceci pourrait donc participer au renforcement de la vision déficitaire des parents de milieux défavorisés (Asdih, 2012; Giuliani et Payet, 2014), et accentuer le sentiment de ne pas pouvoir compter sur eux.

Les rencontres avec les parents paraissent ainsi très normatives, permettant aux membres du corps enseignant de leur transmettre leurs attentes (Ogay, 2017), mais sans tenir compte de leur culture, leurs valeurs et leurs conditions de vie. Les règles du jeu sont imposées aux parents sans leur avoir demandé leur avis (Périer, 2019). Les relations développées avec les parents s’éloignent finalement fortement de la définition de la notion de partenariat issue de la typologie de Larivée (2008). Au contraire, il s’agit de relations asymétriques, dans lesquelles les attentes sont descendantes, venant d’en haut, de l’institution et des membres du corps enseignant, auxquelles les parents doivent se plier sous peine d’être jugés négativement.

4.4 Des objectifs de réussite éducative difficiles à atteindre

Enfin, les données récoltées mettent en évidence que, développées dans ce contexte de pression autour des résultats scolaires des enfants, les relations école-familles ne permettent pas de tenir compte de leur bien-être et de leur développement personnel autant que souhaité. La réussite éducative n’intervient que dans un second temps, lorsqu’elle est susceptible de favoriser leur réussite scolaire, n’étant pas un but en soi comme indiqué dans le PER. Lors de la majorité des rencontres observées, la réussite éducative représentait uniquement un des facteurs potentiels d’explication des causes des difficultés scolaires.

Enseignante: C’est quelqu’un qui a envie de réussir, qui est consciencieuse, qui veut faire bien les choses, mais elle a été freinée ces trois dernières semaines par une angoisse liée à ce qui se passe à midi. J’ai vraiment essayé de lui demander si c’est ici en classe ou est-ce que c’est à la récré, et à chaque fois elle me dit non. Ce qui se passe à midi, ça la fait pleurer et ça l’empêche carrément de faire certaines activités. […] Mais je n’ai pas tout compris encore, alors est-ce que vous êtes d’accord de m’expliquer ce qui se passe du coup à midi? Pour que votre enfant puisse aussi m’expliquer pourquoi c’est tellement si terrible.

EO entretien enseignante 5P et parents milieu défavorisé

Cet extrait montre, comme beaucoup d’autres, que les parents doivent au moins se montrer collaborant en informant les membres du corps enseignant de ce qu’il se passe à la maison. Il s’agit ici principalement de relations de consultation (et non de partenariat) dans lesquelles l’échange d’informations est central.

Parfois, ils vivent des choses difficiles à la maison. C’est dur et je dois l’entendre. Je dois lui apporter du bonheur, du bien-être, lui faire voir que c’est dur à la maison mais qu’à l’école il peut être bien en fait. Donc c’est important de tenir compte de ça, car ça va forcément impacter ses apprentissages s’il ne se sent pas bien.

EE enseignante 2P-3P

Les enseignantes et enseignants interrogés semblent conscients du lien étroit entre les dimensions cognitives et les dimensions affectives: les émotions à valence négative seraient dommageables pour les apprentissages, l’attention ou encore la mémorisation, alors que les émotions à valence positive permettraient de mieux apprendre (Shankland et al., 2018). Ils semblent ainsi se rejoindre sur le fait qu’un enfant ne peut pas apprendre dans de bonnes conditions si une partie de son esprit est réquisitionnée par des problèmes personnels et/ou familiaux.

Pourtant, les observations des entretiens individuels entre le personnel enseignant et les parents montrent que la plupart des enfants, notamment celles et ceux qui sont en situation de difficulté, semblent subir une forte pression concernant la manière dont elles et ils doivent se comporter en classe et à la maison vis-à-vis de leur travail scolaire. Ces entretiens sont souvent utilisés pour leur faire comprendre les différentes composantes de leur «métier d’élève» (Perrenoud, 2010) et les conformer aux normes de la forme scolaire, telles que ne pas discuter pendant les leçons, faire preuve de concentration et d’attention, poser des questions, faire ses devoirs et réviser régulièrement pour les évaluations. La présence des parents est d’autant plus importante lorsque leur enfant ne correspond pas à cette image de l’élève idéal: ils doivent aider les membres du corps enseignant à y remédier pour que leur enfant intègre le plus rapidement possible les normes en vigueur, comme si c’était la seule façon de pouvoir réussir.

L’enseignante informe les parents que leur fils semble motivé et preneur en ce début d’année, même s’il lui arrive de se braquer lorsqu’il ne comprend pas.
Mère: Tu dois dire à ton enseignante lorsque tu es bloqué.
Enseignante: Exactement. Ça vaut vraiment la peine que tu viennes me poser des questions, car tu ne viens pas beaucoup vers moi.
Mère: Pourquoi tu ne le fais pas?
Enfant: J’essaye de faire tout seul…
Enseignante: C’est bien, mais si tu ne réussis pas, tu dois venir vers moi.
Enfant: D’accord.

EO enseignante 6P et famille milieu moyen

Dans ces situations, il n’est pas rare d’observer chez les enfants le développement de sentiments négatifs à l’encontre des adultes en présence, surtout envers leur enseignant ou enseignante. Certains enfants interrogés ont aussi déclaré avoir l’impression de devoir être une autre personne pour correspondre à leurs attentes et de ne pas être reconnus à leur juste valeur.

Chercheuse: Tu m’as dit au début que tu pensais que les entretiens permettaient aux enseignants de dire aux parents si les enfants ont un mauvais comportement en classe ou si ça se passe bien. Toi, tu te sens comment vis-à-vis de ça?
Enfant: Je n’aime pas trop.
Chercheuse: Pourquoi?
Enfant: Car c’est pour informer les parents pour qu’ils nous disent qu’on arrête de faire ça.
Chercheuse: Donc ce serait pour vous faire changer de comportement?
Enfant: Ouais.
Chercheuse: Et toi, tu as l’impression que ton enseignant a déjà fait ça de dire des choses négatives pour essayer de te faire changer?
Enfant: Bah au début de l’année, il disait tout le temps que je devais plus travailler et être moins bavarde.
Chercheuse: Et plus participer?
Enfant: Ouais.

EE enfant 8P

La plupart des enfants n’apprécient donc pas ces entretiens, justement par crainte de ce que pourraient dire les adultes à leur encontre, ce qui provoque beaucoup de stress chez eux.

Chercheuse: Et à ton avis, ils servent à quoi ces entretiens?
Enfant: À expliquer un peu ce qu’il se passe à l’école aux parents.
Chercheuse: Tu vois d’autres raisons?
Enfant: À part stresser, non.
Chercheuse: Ces entretiens te stressent toi?
Enfant: Oui, ça stresse tout le monde.

EE enfant 8P

En outre, les enfants relèvent dans leurs discours qu’elles et ils sont également très stressés lors des évaluations, ayant pleinement conscience de l’importance des notes pour la suite de leur parcours. Selon eux, leur réussite ne peut s’obtenir qu’au travers de l’obtention de bonnes notes, ne faisant aucunement mention des éléments caractérisant la réussite éducative. Cette définition de la réussite semble avoir des effets négatifs sur l’estime de soi et la confiance en soi des enfants, ce qui peut aussi impacter leurs performances scolaires, comme le montre l’extrait d’entretien ci-dessous.

Je croyais que je ne pouvais pas y arriver. J’avais de très mauvaises notes, c’était une catastrophe. J’avais l’impression d’être nulle et que ça ne servait à rien de travailler, donc j’ai abandonné pendant un moment. Je ne travaillais plus.

EE enfant 8P

Ces différents éléments évoqués participent au fait que la majorité des enfants du corpus disent ne pas aimer aller à l’école, si ce n’est pour voir leurs camarades, faire des jeux et participer aux activités plus ludiques telles que les sorties ou les journées à thème. Cela laisse supposer qu’elles et ils n’apprennent pas pour le simple plaisir d’apprendre, enrichir leurs connaissances et développer différents savoir-faire, mais uniquement pour obtenir des bonnes notes aux évaluations. En leur absence, il est très difficile de donner du sens à leur travail, comme cela a été mis en avant par la crise pandémique de la COVID-19 (Rienzo, 2022a).

Ces différents résultats mettent en évidence tout un ensemble de sentiments négatifs éprouvés par les enfants vis-à-vis de l’école et des enjeux liés à leur réussite scolaire, accentués par les rencontres entre le personnel enseignant et les parents. L’ouverture des objectifs de l’éducation ancrée dans le concept de réussite éducative semble encore difficile à atteindre dans un tel contexte méritocratique: le bien-être des enfants et leur développement personnel se trouvent impactés par l’obligation de se conformer aux normes scolaires et la pression pour obtenir des bonnes notes aux évaluations (Prokofieva et al., 2017). En somme, la réussite éducative semble être au service de la réussite scolaire, montrant que la définition de la réussite scolaire en ce qui a trait à l’acquisition de compétences spécifiques liées à des disciplines particulières demeure encore aujourd’hui malgré l’émergence du concept de réussite éducative (Cormier, 2011; Kanouté et Lafortune, 2011).

5. Conclusion

L’objectif poursuivi tout au long de ce texte était de mieux comprendre quelle est la place accordée à la réussite éducative dans les rencontres entre le personnel enseignant et les parents face aux enjeux toujours plus forts de réussite scolaire, ainsi que les répercussions possibles sur la réussite (éducative et scolaire) des enfants et les inégalités. Les différents résultats présentés dans cet article mettent en évidence les difficultés rencontrées par les enseignantes et enseignants de l’étude pour viser la réussite éducative de leurs élèves du fait de l’idéologie méritocratique sur laquelle repose le système scolaire genevois (Tenret, 2011), ce qui influence grandement la manière dont ils vont mettre en oeuvre les rencontres avec les parents dans lesquelles la réussite éducative ne trouve finalement que peu de place.

Tout d’abord, la pression ressentie par les enseignantes et enseignants liée à la prégnance des notes et de l’évaluation a été identifiée. Dans un tel contexte, ils ne parviennent pas à tenir compte des besoins particuliers de chaque enfant, ni à différencier suffisamment leur enseignement face à un programme chargé qu’ils ne terminent jamais. Les membres du corps enseignant ont donc besoin des parents, d’où le fait qu’ils configurent les rencontres avec ces derniers autour de la réussite scolaire des enfants. Celles-ci leur permettent également de transmettre aux parents les attentes qu’ils ont à leur égard et ce, malgré les inégalités de participation (Fraser, 1992/2005) auxquelles certains parents sont confrontés.

Néanmoins, ces inégalités peuvent se répercuter sur les inégalités d’apprentissage entre les enfants et donc sur leur réussite scolaire, les parents n’ayant pas tous les mêmes possibilités pour s’impliquer dans leur scolarité autant qu’ils le souhaiteraient. En outre, cette centration sur la réussite scolaire ne permet pas de tenir compte du bien-être et du développement personnel des enfants, ces derniers devant impérativement avoir des bonnes notes et intégrer les normes du «bon» ou de la «bonne» élève afin de maximiser leurs chances de réussite scolaire. Ces enfants subissent ainsi une forte pression, ce qui s’oppose à l’élargissement des objectifs de l’éducation ancré dans le concept de réussite éducative.

Dans de telles configurations, les membres du corps enseignant et les parents ne peuvent pas développer des relations de confiance, symétriques, qui leur permettent de trouver des solutions adaptées aux besoins des enfants, mais également aux moyens de chaque famille, et qui tiennent compte de leur bien-être et de leur développement personnel. L’ensemble des actrices et acteurs scolaires peuvent ainsi se sentir démunis, impuissants dans un système scolaire qui classe les enfants et qui influence les destins sociaux (Dubet et al., 2010). Face à la persistance de l’échec et des inégalités scolaires, une grande partie d’entre elles et eux peuvent paraître en définitive fatalistes, tant il devient presque normal de considérer qu’il y aura toujours des enfants en position d’échec.

Bien que l’étude effectuée ne concerne que six écoles primaires genevoises, ces conclusions posent tout de même des questions sur la forme scolaire actuelle de l’école à Genève et de son rôle au sein de la société: à quoi sert-elle? Quelles sont ses priorités? Qu’est-elle censée transmettre aux enfants? La mission fondamentale de l’école publique à Genève qui est «de donner à chaque élève le moyen d’acquérir les meilleures connaissances et compétences dans la perspective de ses activités futures et de chercher à susciter chez lui le désir permanent d’apprendre et de se former» (Grand Conseil, 2023, p. 3) semble encore bien loin d’être remplie.