Corps de l’article

Introduction

Cet article traite des épidémies qui ont décimé les populations de chiens dans l’Arctique oriental canadien (Nunavik et Nunavut) entre 1920 et 1970. Celles-ci ont entraîné des conséquences importantes pour les Inuit[1], à la fois parce qu’ils dépendaient des chiens pour la chasse et pour se déplacer, mais aussi parce que ceux-ci pouvaient être intégrés aux réseaux de parenté et étaient de facto des membres animaux de leur société[2]. Rapportées par des policiers, des représentants de l’État, des chercheurs ainsi que des explorateurs de passage, ces épidémies sont connues, mais n’ont jamais fait l’objet d’un examen systématique. Pour cette raison, nous connaissons mal quelles maladies ont décimé les chiens, combien en sont morts et à quel moment cela s’est produit. Nous connaissons également mal les stratégies adoptées par le gouvernement fédéral pour les contenir. Plus significatif encore, les effets sur les Inuit de ces épidémies et les stratégies gouvernementales employées pour les endiguer ne sont pas non plus documentés. Contrairement aux effets délétères de l’abattage des chiens survenus au moment de la sédentarisation − qui sont, quant à eux très bien documentés (Croteau 2010 ; QTC 2013 ; Lévesque 2010 ; 2018 ; Tester 2010ab) −, les effets de la mort de chiens des suites d’épidémies sont toujours méconnus.

L’objectif général de ce texte est de pallier cette lacune en présentant un portrait des épidémies dont ont été victimes les chiens des Inuit au xxe siècle afin d’en comprendre, dans la mesure du possible, les effets sur les Inuit. De manière plus spécifique, ce texte a pour objectifs : a) de décrire plusieurs épidémies survenues au xxe siècle, b) de décrire les interventions du gouvernement fédéral pour contrôler ces épisodes, et finalement c), de décrire les effets des épidémies et des interventions gouvernementales sur les Inuit.

Cet article s’appuie sur les travaux de recherche des deux auteurs, notamment sur l’abattage des chiens dans les années 1950 et 1960 ainsi que sur les relations entre les policiers et les Inuit dans la première moitié du xxe siècle. Les données proviennent de références que les deux auteurs ont puisées dans la littérature de même qu’au cours de plusieurs séjours en archives à Bibliothèques et Archives Canada (BAC), ou au Prince of Wales Northern Heritage Centre (PWNHC) des Territoires du Nord-Ouest. Le premier auteur a aussi fait une quinzaine de séjours dans l’Arctique entre 2001 et 2019 durant lesquels lui et ses informateurs ont abordé les épidémies canines et leurs impacts.

Ce texte débutera avec une brève mise en contexte qui servira à décrire la présence gouvernementale dans l’Arctique ainsi que la place des chiens chez les Inuit. Cette mise en contexte sera suivie d’un portrait chronologique des épidémies et des interventions gouvernementales. Enfin, la discussion permettra de comprendre la logique des interventions gouvernementales ainsi que les conséquences des épidémies sur les Inuit au xxe siècle.

Carte 1

Postes de la Gendarmerie royale du Canada dans l’Arctique oriental 1903-1945

Postes de la Gendarmerie royale du Canada dans l’Arctique oriental 1903-1945
Source : Jenness 1964 ; Grant 2010 : 244

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Contexte

Présence gouvernementale dans l’Arctique au xxe siècle

Avant la Seconde Guerre mondiale, la présence gouvernementale dans l’Arctique se limitait aux postes de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) (voir la carte 1) (Diubaldo 1985 ; Jenness 1964 ; Morrisson 1973). Ces postes, qui sont mis en place dès le début du xxe siècle, visaient essentiellement deux objectifs : ceux situés près des lieux habités par les Inuit, comme Killiniq, Kimmirut ou Pangnirtung[3], cherchaient à contrôler et surveiller les Inuit et les commerçants pour qu’ils respectent les lois canadiennes, alors que ceux basés dans les régions éloignées, comme l’île Devon ou l’île d’Ellesmere, servaient surtout à montrer à la communauté internationale que le Canada possédait la souveraineté de l’archipel de l’Extrême-Arctique. Dans toutes les régions, en plus de leurs tâches habituelles, les policiers étaient amenés à effectuer des tâches administratives qui d’ordinaire n’auraient pas dû leur revenir : livraison du courrier, recension de la population, expédition de recherches d’individus perdus, premiers soins, etc. (Diubaldo 1985 : 5 ; Jenness 1964 : 21, 50). Cependant, mis à part ces postes et une patrouille estivale annuelle, le gouvernement canadien était virtuellement absent de l’Arctique. Fait significatif, les fonctionnaires fédéraux décourageaient même les tentatives de sédentarisation des Inuit : ils voulaient que les Inuit poursuivent un mode de vie nomade axé sur la chasse, la pêche et la traite des fourrures (Damas 2002).

Suite à la Seconde Guerre mondiale, plusieurs événements forcent le gouvernement canadien à modifier son approche à l’égard des Inuit. Le prix de la fourrure du renard arctique chute de 90 %. Les Inuit perdent alors leur source de revenu principal. De plus, les populations de caribous de l’Arctique de l’Est, qui fluctuent considérablement à l’état naturel, sont en nombre réduit à cette période, les empêchant de se nourrir et de se vêtir convenablement. Fouetté par l’armée américaine (Diubaldo 1985 : 76-79, 90) et par la GRC (ATNO 1951 et 1959) qui l’accusent de négliger les Inuit, le gouvernement canadien décide, au milieu des années 1950, de s’implanter dans l’Arctique au milieu des années 1950 en procédant à la construction d’infrastructures et à la mise en oeuvre de politiques et de programmes sociaux destinés aux Inuit. Il cherche dès lors à les intégrer à la société canadienne en leur donnant les mêmes avantages que les autres citoyens canadiens (Lesage 1955 ; Robertson 1960). S’ils ne visaient pas à imposer un mode de vie sédentaire aux Inuit, les gestes du gouvernement l’encourageaient néanmoins explicitement en les forçant, par exemple, à envoyer leurs enfants dans les écoles de jour dès le milieu des années 1950 (Damas 2002 ; Duhaime 1983). À partir de ce moment, les Inuit convergent en masse vers les communautés émergentes, soit pour accompagner leurs enfants qui vont à l’école, ou encore pour tenter d’obtenir du travail (voir la carte 2). Dès lors, le gouvernement canadien, suivi par les gouvernements des Territoires du Nord-Ouest et celui du Québec, commence à intervenir de façon plus directe dans la vie des Inuit. Dans les années 1970, les Inuit étaient sédentarisés et la motoneige avait remplacé les chiens.

Carte 2

Communautés mentionnées dans le texte

Communautés mentionnées dans le texte
Source : ITK 2018

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Les Inuit et leurs chiens

Dans les années 1920, chaque famille inuit de l’Arctique oriental canadien possédait entre 6 et 15 chiens. Ces chiens remplissaient alors deux fonctions économiques essentielles[4]. Ils servaient d’abord aux déplacements sur le territoire. En hiver et au printemps, les attelages de chiens tiraient des traîneaux. Ces attelages se déplaçaient un peu plus rapidement que le pas normal d’un homme et pouvaient tirer des charges substantielles. Les chiens avaient la faculté, appréciée des Inuit, de flairer les pistes couramment utilisées par les traîneaux et de retrouver leur chemin même dans les conditions météorologiques les plus difficiles (Mitiarjuk 2002 : 121-124 ; Qumaq 1992 : 347 ; Tumivut 2000 : 41). À l’été et l’automne, les chiens portaient le bât et permettaient ainsi aux Inuit d’aller à l’intérieur des terres chasser le caribou. Les chiens étaient aussi des compagnons de chasse. Ils flairaient les pistes des animaux et les trous de respiration des phoques, poursuivaient les animaux, aidaient les chasseurs à sortir les prises de l’eau et pouvaient aussi, à l’occasion, attaquer un ours polaire ou le fatiguer pour faciliter la tâche du chasseur (Balikci 1970 ; Bennett et Rowley 2004 ; Freuchen 1935 ; Mary-Rousselière 1984 ; Tumivut 2000).

Traditionnellement, les chiens n’étaient pas classés par les Inuit parmi les animaux (uumajuit). Avant l’introduction récente des animaux de compagnies, les chiens étaient les seuls animaux auxquels les Inuit attribuaient un atiq, un nom propre (Lévesque 2019). Chez les Inuit, l’atiq joue, aujourd’hui encore, un rôle fondamental : celui d’inscrire son porteur dans le tuqłurausiq, le système de parenté (Otak et al. 2014). Contrairement aux cultures occidentales qui construisent leurs systèmes de parenté autour de liens biologiques, le tuqłurausiq s’articule autour de liens sociaux et son unité de base est l’atiq. Celui-ci incorpore le caractère et les attributs de celui qui le porte ; c’est donc lui qui confère un statut social défini au sein du tuqłurausiq. L’atiq provient toujours d’une personne déjà décédée ou qui est sur le point de mourir. En attribuant un atiq à un nouveau-né, le donneur réactualise les relations sociales que son porteur entretenait avec les vivants. On s’adresse ainsi au nouveau-né en utilisant les mêmes termes de parenté que l’on aurait utilisés avec le défunt. Les Inuit disent que cette pratique permet d’atténuer la douleur de la mort, et ce, même si tous reconnaissent que l’homonyme n’est pas la personne décédée, ou sa réincarnation (Otak et al. 2014 : 36 ; Bennett et Rowley 2004 : 5).

Si l’atiq attribué aux chiens était généralement inspiré par les caractéristiques physiques de l’animal, il arrivait qu’il provienne d’un humain. On donnait l’atiq d’un humain à un chien, par exemple, lorsqu’il n’y avait aucun nouveau-né à qui transmettre celui d’une personne décédée récemment. Le chien à qui l’on donnait un atiq ayant appartenu à un être humain avait un statut particulier puisqu’il était intégré dans le tuqłurausiq (Lévesque 2019). Le chien qui portait l’atiq d’un défunt n’était donc pas qu’un simple animal de travail, il était une personne faisant partie intégrante de la société des humains (Laugrand et Oosten 2002 : 91).

Épidémies

Le portrait que nous présentons ici se veut très large : nous avons décidé de mettre l’accent sur plusieurs occurrences, sans toutefois pouvoir décrire toutes celles qui sont survenues dans l’Arctique au xxe siècle (voir le tableau). Nous avons aussi fait le choix de débuter le portrait au début des années 1920, alors que plusieurs comptoirs de traite opèrent sur le territoire depuis moins d’une dizaine d’années et que la GRC installe des postes dans l’Arctique oriental. C’est à partir de ce moment que les contacts s’intensifient et que le nombre d’épidémies canines augmente[5]. Nous terminons ce portrait à la fin des années 1960, au moment où la motoneige remplace le chien dans le quotidien des Inuit. Trois maladies sont mentionnées dans les données consultées : la rage, la maladie de Carré et l’hépatite canine infectieuse. La rage, qui est souvent appelée « hydrophobie » dans les sources plus anciennes, est une zoonose. La maladie de Carré est un virus qui s’attaque au système nerveux des carnivores et affecte leur motricité. L’hépatite canine infectieuse cause des nécroses graves et possède un taux de mortalité élevé. Ces deux dernières maladies ne sont pas des zoonoses.

Épidémies rapportées dans le texte

Épidémies rapportées dans le texte

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1920-1945

Au début des années 1920, plusieurs chiens meurent d’une maladie non identifiée dans tout l’Arctique oriental canadien (Elton 1931). A.H. Joy, l’agent de la GRC basé à Mittimatalik, rapporte qu’en 1922, un de ses chiens meurt « de la même maladie qui a tué un grand nombre de chiens dans la région cette année » (GRC 1923 : 4)[6]. En fait, selon lui, le nombre de chiens qui meurent est si important qu’il est difficile de se déplacer sur le territoire. Deux ans plus tard, en 1924, les officiers en poste à Mittimatalik décrivent les symptômes d’une maladie qui affaiblit les chiens avant de les tuer (Elton 1931 : 677). Plus au sud, l’inspecteur C.E. Wilcox basé à Pangnirtung doit abattre l’un de ses chiens de manière préventive, car ce dernier a « attrapé la maladie qui a décimé les chiens de toute la région » (BAC 1924 : 2). Les policiers en poste à Mittimatalik suggèrent aussi l’existence d’une épidémie (GRC 1926 : 44). La situation ne change guère en 1925, alors que la maladie continue à décimer les chiens (GRC 1927 : 44). En 1927, la maladie fait à nouveau des ravages à Mittimatalik. M.M. Timbury en témoigne :

La maladie qui affecte les chiens a fait son apparition à l’automne et a continué jusqu’au printemps. Elle a tué plusieurs bons chiens. Le détachement [de la GRC] a grandement souffert et au printemps, nous pouvions former un seul équipage de 13 chiens. On a tout fait pour essayer de sauver ces chiens, mais il semble que rien ne pouvait être fait. Ils meurent rapidement après les premiers symptômes. Les Inuit ont aussi beaucoup souffert.

GRC 1928 : 62

Si la maladie n’apparaît pas dans le nord de l’île de Baffin en 1928 (GRC 1929 : 72), elle fait des ravages sur toute la baie d’Hudson, le détroit d’Hudson et la baie d’Ungava. Alors que presque tous les chiens meurent à Arviat et à Tasiujaq, 90 % des chiens de Kangirsujuaq meurent entre octobre 1927 et mars 1928. Plusieurs chiens meurent également à Inukjuaq à la même période (Elton 1931 : 679). L’année suivante, on estime que la maladie tue 90 % des chiens du nord-ouest de la baie d’Hudson (MacRury 1991 : 29). En 1930, la majorité des chiens du sud de l’île de Baffin meurent (GRC 1931 : 69), tout comme ceux du Labrador (Elton 1931 : 680).

L’apogée de l’épidémie survient cependant entre octobre 1931 et le printemps 1932. Les populations de chiens de tout l’Arctique oriental sont alors décimées. Le caporal A. M. McKeller qui est basé à Kimmirut, rapporte par exemple que « [l]e nombre de morts parmi les chiens est très élevé. La majorité des camps [d’Inuit] n’ont plus de chiens. On soupçonne la rage, mais les traitements que nous donnons ne sont pas efficaces » (GRC 1932 : 79). Le caporal S. H. G. Margetts du détachement de Pangnirtung mentionne que les Inuit « ont peu de chiens, puisque seize sont morts de la maladie. Nous craignons que la maladie se répande dans les camps de la baie [Cumberland] et qu’elle cause une épidémie d’une proportion considérable » (GRC 1932 : 77). Durant l’hiver, 11 chiens du détachement meurent et les Inuit perdent entre 80 et 90 animaux. Des constables envoient alors des têtes de chiens mort à Ottawa pour analyse, mais les résultats demeurent inconnus à ce jour. La maladie décime aussi presque tous les chiens de la région de Mittimatalik. L’inspecteur A.H. Joy décrit alors l’ampleur de la maladie :

Sept chiens adultes et tous les chiots appartenant au détachement sont morts de la maladie durant l’hiver. Un des employés inuit a perdu douze chiens, l’autre quatorze. […] Des centaines de chiens sont morts dans le district durant une période de six ou sept mois.

GRC 1932 : 74

Le constable S. Stafford signale que 90 % des chiens de la baie d’Ungava sont morts durant le même hiver 1931-1932. Fait significatif, il souligne que les Inuit ne semblent pas trop souffrir :

Nous avons visité un camp. Nous sommes arrivés vers midi et nous avons trouvé les Inuit en santé avec beaucoup de nourriture, même s’ils avaient perdu 75 % de leurs chiens. […] Le 2 avril, nous avons rencontré des Inuit sur la rivière George. Ils avaient beaucoup de nourriture, mais comme tous leurs chiens étaient morts, ils n’avaient pas pu se rendre au poste de traite

BAC 1932 : 3

Des visites dans d’autres camps de la région lui permettent d’arriver à des constats similaires (GRC 1933 : 100-101).

En 1934, une épidémie que l’on soupçonne être la maladie de Carré frappe toute la côte occidentale de la Baie d’Hudson. L’épidémie est véhiculée principalement par les voyageurs qui se déplacent vers les lieux de traite. Elle aurait commencé à Churchill pour se propager ensuite à Igluligaarjuk avec des Inuit qui retournaient chez eux après avoir visité le poste de traite manitobain. À Igluligaarjuk, ces chiens auraient ensuite contaminé ceux de visiteurs en provenance de l’île Southampton. Ceux-ci perdent 21 de leurs 26 chiens. Les cinq survivants sont cependant ramenés à l’île Southampton où ils auraient infecté les chiens de la région, menant au décès d’environ 150 d’entre eux (BAC 1934). Par la suite, la maladie aurait été transmise aux chiens du lac Baker plus à l’ouest (Plummer 1947a : 156).

Au milieu des années 1930, la GRC décide, de pair avec le ministère de l’Agriculture, le Conseil des Territoires du Nord-Ouest et les autorités vétérinaires fédérales, de commencer à vacciner les chiens des policiers envoyés dans le Nord. Malgré les efforts conjoints, ils ne parviennent pas à endiguer les maladies. En effet, « les chiens de traîneaux [de la GRC], qui sont élevés dans le Sud, sont vaccinés contre toutes les maladies connues. Néanmoins ils meurent des mêmes maladies dans le Nord que les chiens des Inuit » (GRC 1935 : 23).

En 1939, les chiens du nord de l’île de Baffin sont de nouveau victimes de maladies. Cette année-là, deux Inuuk de la région de Mittimatalik rapportent que les maladies ont tué à peu près tous les chiens de la région de Tasiujaq (Eclipse Sound, Nunavut) et qu’à peine un quart a survécu (BAC 1939). La même année, la patrouille de l’Arctique, qui est formée de policiers et d’Inuit, note que « les Inuit et les commerçants de fourrure ont perdu beaucoup de chiens, surtout dans la région de Pond Inlet, d’Arctic Bay et de Fort Ross [sur l’île Somerset] » (Marriott 1940 : 160). Sans chiens, les Inuit sont incapables de participer à la traite. En effet, les chiens sont essentiels pour entretenir les lignes de trappe, car celles-ci sont longues et souvent situées loin des camps. Pour les aider, la Compagnie de la Baie d’Hudson prend l’initiative d’importer des chiens du sud de l’île de Baffin pour remplacer les chiens décédés.

1945-1966

Pour P. Plummer, vétérinaire au ministère de l’Agriculture du Canada, les épidémies qui déciment les chiens des Inuit après la Seconde Guerre mondiale sont sans doute les plus importantes de l’histoire canadienne (Plummer 1954 : 767). Elles circulent de camp en camp au gré des déplacements des voyageurs, s’ajoutant alors au contexte de la sédentarisation des Inuit et de l’augmentation exponentielle de la présence gouvernementale dans tout l’Arctique.

En 1947, plusieurs dizaines de chiens meurent de la rage dans la région du lac Baker et dans la baie de Frobisher (Plummer 1947a : 156). Le vétérinaire de la base américaine qui analyse les tissus des animaux morts conclut qu’ils avaient la rage (Plummer 1947b : 332-333). En plus de la rage, l’hépatite canine infectieuse et la maladie de Carré commencent elles aussi à faire des ravages (Gillepsie et al. 1952). En effet :

Une épizootie a été rapportée en 1951-1953. Elle a tué plus de 500 chiens […] sur une population de 1000 têtes. Durant une campagne de vaccination organisée en 1952, seuls 25 % des chiens ont été vaccinés. L’épizootie a continué en 1953 et plusieurs autres chiens sont morts.

Bohm et al. 1989 : 200

Au début des années cinquante, des chiens sont malades sur l’île de Baffin, sur les côtes de la baie d’Hudson, dans les Territoires du Nord-Ouest, au nord du Québec, dans le nord du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique (Plummer 1954 : 769-770) de même que sur l’île de Southampton (Shannon 1997 : 30). La maladie est particulièrement virulente dans le nord de l’île de Baffin où elle tue presque tous les chiens (Benoit 1994 : 28). Cette épidémie est la première à interpeller le gouvernement canadien qui décide à ce moment de réfléchir à la mise en place de mesures pour protéger les chiens. Les vétérinaires du gouvernement hésitent entre la mise en quarantaine des chiens malades (BAC 1955b) et la vaccination (BAC 1955a), mais rien n’est fait à ce moment.

À partir de 1959, la situation dégénère au Nunavik et sur l’île de Baffin. Des aînés inuit de Kuujjuaq racontent par exemple qu’une maladie non identifiée a tué presque tous leurs chiens à ce moment[7]. La GRC souligne que durant la seule année 1960, « une importante épidémie de maladie canine dans tout l’Arctique oriental a tué au moins 400 chiens » (BAC 1961). En 1961, la maladie aurait tué 78 % de tous les chiens de Kimmirut (Graburn 1969 : 44). En moins d’un an, l’anthropologue N. Graburn, qui fut témoin des événements, note que le nombre de chiens passe d’environ 5,9 par Inuit à 1,3 (Graburn 1963 : 13). Selon lui, « ce fut un coup dur pour plusieurs familles, car cela limitait leurs déplacements, et donc leur capacité à trapper et même, jusqu’à un certain point, à chasser » (Graburn 1963 : 13). Les observations de Graburn concordent avec le témoignage d’un policier de la GRC en poste dans le sud de l’île de Baffin du milieu des années 1950 au milieu des années 1960. Dans une entrevue accordée à l’un des auteurs en 2005, il affirmait que l’épidémie qui avait décimé les chiens de Kimmirut était originaire de Kinngait. Elle aurait atteint Kimmirut lorsque le gérant du comptoir de traite de Kinngait aurait visité la communauté avec son berger allemand malade. La maladie qui décime les chiens des Inuit cause aussi la mort des trente chiens de la GRC ainsi que celle de leurs chiens de compagnie.

À peu près au même moment, l’épidémie frappe Iqaluit. Centre régional, Iqaluit était habité par environ 950 Inuit en 1961, qui tous avaient des chiens (Lévesque 2018 : 180). Ce nombre, jumelé à la réglementation qui force les Inuit à les attacher et à la présence de plusieurs Euro-canadiens, entraîne de multiples tensions dans la communauté qui mènent, entre autres, à l’abattage de nombreux chiens laissés en liberté ou soupçonnés d’être malades[8] (Lévesque 2008, 2011, 2018 ; QTC 2013 ; Zahara et Hird 2015).

L’épidémie la mieux documentée dans la littérature est celle qui a frappé la baie Cumberland à l’hiver 1961-1962 (Choquette et Moynihan 1964 ; Damas 2002 ; Lévesque 2018 ; QTC 2013). Cette épidémie, introduite dans la baie par trois chasseurs provenant d’Iqaluit (Duffy 1985 : 4), arrive au camp de Kimiksoon[9], puis se propage aux camps de Krepeshag et Iglootalik. De Krepeshag, l’épidémie aurait atteint Pangnirtung le 20 décembre 1961. Pangnirtung était déjà à l’époque le lieu habité le plus peuplé de la baie. On y trouvait un poste de la GRC, celui de la Compagnie de la Baie-d’Hudson, un petit hôpital et une mission. De là, l’épidémie se propage aux neuf autres camps de la Baie. Les conséquences sont désastreuses pour les Inuit. On estimait le nombre de chiens dans la Baie à environ 900 avant l’épidémie. Au mois de mars 1962, leur nombre est de 273 (GRC 2006 : 399 ; Duffy 1985 : 10-13). Pour le gouvernement fédéral, qui tient à ce que les Inuit de la baie de Cumberland demeurent autonomes, en grande partie pour éviter de les prendre en charge et de leur donner de l’assistance, la perte des chiens est problématique, car elle compromet leur capacité à continuer à vivre sans l’assistance gouvernementale. Afin de s’assurer que les Inuit de la région ne souffrent pas de ne plus pouvoir chasser et se déplacer, le gouvernement fédéral décide d’intervenir. La solution retenue est de réunir tous les Inuit de la baie à Pangnirtung, le temps que des chiens en santé soient importés dans la région. Du 3 au 5 mars 1962, un avion est dépêché dans tous les camps de la région. En trois jours, les Inuit sont évacués à Pangnirtung, où la population passe de 138 à 464 individus (Weissling 1991 : 180). Lorsqu’ils visitent les camps, les policiers demandent aux Inuit de réunir leurs affaires rapidement et ensuite de monter dans l’avion. Les policiers en profitent aussi pour tuer les chiens encore vivants, pour s’assurer que la maladie ne poursuive pas sa course folle. Malgré tout, 83 personnes décident de demeurer dans leurs camps. Les Inuit amenés à Pangnirtung y demeurent quelques mois, le temps que des chiots soient amenés du nord de l’île de Baffin et de Yellowknife. Au mois de mai, la majorité des Inuit retourne vivre dans leurs camps dans la baie (Damas 2002). Malgré tous les efforts mis en place, l’épidémie remonte ensuite vers le Nord et atteint Clyde River où elle tue plus de 500 chiens entre 1964 et 1966 (Wenzel 1991 : 115).

Au début des années 1960, la maladie frappe aussi la côte orientale de la baie d’Hudson. Durant un entretien réalisé en 2004 avec l’un des auteurs, l’anthropologue M. Freeman a mentionné que « la maladie s’est déplacée sur la côte orientale de la baie d’Hudson au printemps 1961, et plusieurs chiens sont morts à Kuujjuarapik. Les habitants des îles Belcher m’ont dit que la maladie a tué leurs chiens en mai 1961 ». Choquette et Moynihan (1964 : 264) confirment d’ailleurs qu’entre « mars et avril 1961, il y a eu une épidémie importante à Kuujjuarapik ». En novembre 1962, l’hépatite canine infectieuse tue au moins 40 chiens de la communauté. La Sûreté du Québec, qui avait alors remplacé la GRC, décide également de tuer certains chiens pour prévenir la propagation de la maladie (GRC 2006 : 240). En 1962, la maladie atteint Puvirnituq (BAC 1963a).

L’épidémie qui dévaste les populations de chiens du nord du Québec inquiète le gouvernement canadien qui envisage la vaccination de tous les chiens la région. Ainsi, dès janvier 1963, le ministère du Nord et des Ressources nationales envoie 800 doses de vaccins à Inukjuak, 300 à Salluit, 125 à Ivujivik (BAC 1963c), 1120 à Kuujjuaq, ainsi que 2350 à Kuujjuaraapik (GRC 2006 : 245). En avril 1963, l’administrateur régional de l’Arctique québécois, D.W. Trent, développe un programme de vaccination qui englobe les trois maladies qui affectent le plus les chiens des Inuit, à savoir la rage, la maladie de Carré et l’hépatite canine infectieuse. À l’hiver 1964, plus de 3600 doses de vaccin sont envoyées dans une douzaine de communautés du Nord québécois (BAC 1963b). Si la grande majorité des doses se rendent bien à destination et si une grande proportion de chiens est effectivement inoculée, Kangiqsujuaq ne reçoit cependant pas les 200 doses promises. L’administrateur régional F. G. Helbecque est outré et demande aux autorités canadiennes de mener une enquête à ce sujet (BAC 1964). Malgré cela, le programme permet quand même de vacciner environ 3500 chiens de tous âges. Selon Choquette et Moynihan, « les résultats sont positifs parce que les chiens vaccinés n’ont pas été autant affectés par les maladies au cours des mois suivants » (Choquette et Moynihan 1964 : 265).

Gestion et conséquences des épidémies sur les Inuit

La description qui précède nous permet de constater qu’entre le début des années 1920 et la fin des années 1960, le nombre de chiens qui meurent de diverses maladies dans l’Arctique oriental canadien est considérable. Cette description nous permet aussi de constater que les interventions du gouvernement canadien diffèrent avant et après la Seconde Guerre mondiale.

Avant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement n’intervient pas pour aider les Inuit dont les chiens meurent pourtant en très grand nombre. Cela s’explique principalement par le fait, souligné plus haut, que durant cette période, il ne s’intéresse pas à l’Arctique et encore moins aux Inuit. Le gouvernement ne cherche pas à connaître les circonstances qui mènent à la mort par maladie de chiens d’Inuit, ni à savoir qu’elles sont ces maladies qui affectent les chiens, et encore moins à mettre en place des stratégies visant à contrer leurs effets néfastes − qu’il ne connaît d’ailleurs pas. Le gouvernement a, en effet, accès à peu d’information sur le Nord, les principales provenant des rapports annuels de la GRC. Ceux-ci ne donnent pas d’information sur le nombre de chiens possédés par les Inuit, ni sur la nature des maladies qui les frappaient, ou encore sur le nombre de victimes canines. Quand les rapports évoquent la mort des chiens, ils le font sans en mentionner les conséquences pour les Inuit, ou pire encore, en les minimisant comme ce fut le cas en 1931-1932 sur la baie d’Ungava.

La situation change complètement après la Seconde Guerre mondiale et encore plus à partir du milieu des années 1950, une époque où le gouvernement canadien modifie complètement ses politiques à l’égard de l’Arctique et des Inuit et commence à les administrer de manière plus pro-active. À partir de cet instant, il se montre inquiet lorsque des épidémies déciment les chiens car il craint que les Inuit ne puissent plus subvenir à leurs besoins. En effet, le gouvernement tient à ce que les Inuit demeurent autonomes, en grande partie pour éviter de les prendre en charge et de leur offrir assistance. Sans chiens pour les accompagner dans leurs déplacements, les Inuit risquent de perdre leur autonomie, ce qui n’est pas admissible pour le gouvernement. Pour cette raison, celui-ci procède à des analyses pour connaître les maladies qui affectent les chiens. Bien que nous ne l’ayons pas explicitement décrit plus haut, il suit aussi l’évolution de plusieurs épidémies en s’assurant d’en connaître la distribution dans le temps et l’espace. De nombreuses campagnes de vaccinations, sous la supervision des vétérinaires du gouvernement, sont engagées pour réduire la propagation des maladies et ainsi atténuer les conséquences de la mort des chiens. Dans les Territoires du Nord-Ouest, la règlementation est aussi amendée pour permettre que les chiens potentiellement malades soient tués de manière préventive (Lévesque 2011). Parfois, comme dans la baie Cumberland en 1962, le gouvernement intervient directement auprès des Inuit en les retirant de leurs camps le temps que la maladie passe et en important, par la suite, des chiens d’autres régions pour remplacer ceux disparus.

Si les données permettent d’identifier les occurrences où les chiens furent victimes de maladies et de comprendre les motivations du gouvernement fédéral, elles ne permettent cependant pas de comprendre ni de savoir comment les Inuit ont vécu la mort d’un nombre si important de leurs chiens. Dans les sources consultées pour documenter la période précédant la Seconde Guerre mondiale, la voix des Inuit est absente. Cependant, cette absence ne veut pas dire qu’il est tout à fait impossible de connaître les impacts des maladies canines sur eux à ce moment. En effet, il est possible de soulever certaines hypothèses qui, si elles ne sont pas absolument avérées, sont néanmoins plausibles. Nous savons par exemple que le chien occupe chez les Inuit une place particulière qui en fait le membre animal de la société. Les chiens qui portent l’atiq, le nom, d’une personne décédée sont intégrés dans le système de parenté et traité comme s’ils étaient cette personne. Nous savons aussi que c’était un animal essentiel pour la vie quotidienne, car il était utilisé pour le transport et pour la chasse. Dans ce contexte, il est plausible d’affirmer que la mort de plusieurs chiens pouvait entraîner des conséquences non négligeables, comme empêcher les Inuit de voyager ou de chasser par exemple. Cependant, durant la période qui précède l’arrivée du gouvernement fédéral, les Inuit avaient appris à vivre avec la mort de leurs chiens. En fait, les chiens ne mourraient jamais de vieillesse, car tous ceux qui ne pouvaient plus travailler, qui étaient malades ou qui se blessaient étaient tués[10]. En effet, « [m]algré la proximité du chien avec les Inuits et malgré le fait que celui-ci soit intégré au sein des familles et, plus largement, de la société […], il était tout à fait possible de le tuer sans remettre en cause son importance » (Lévesque 2019). Les Inuit qui durent subir les épidémies survenues avant la Seconde Guerre mondiale ont sans doute vécu la mort de leurs chiens comme quelque chose de déstabilisant, mais aussi, sans doute, comme un phénomène normal dont ils avaient l’habitude et au sujet duquel ils avaient de l’expérience et un savoir-faire avéré. Sans être quelque chose de banal, la mort des chiens faisait partie de la vie. Les chiens qui ne pouvaient plus faire leur travail parce que trop vieux, blessés ou malades étaient tués. Ceux qui avaient attaqué un être humain l’étaient aussi. Les Inuit étaient donc préparés à la mort de leurs chiens et savaient comment agir pour que la vie continue malgré tout (Lévesque 2019).

Il existe cependant de nombreux témoignages d’Inuit concernant leurs chiens après la Seconde Guerre mondiale. En effet, l’abattage des chiens par les autorités gouvernementales entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1960, qui répondait en partie à un désir de contrôler la propagation des maladies, a été abondamment documenté (voir, entre autres, Croteau 2010 ; QTC 2013ab ; Lévesque 2008, 2010, 2018 ; Tester 2010ab ; Zahara et Hird 2015). Cependant, ces témoignages concernent rarement les épidémies : ils se concentrent surtout sur les conséquences des gestes commis à l’égard des chiens par les autorités gouvernementales, ce qui est régulièrement appelé dans le discours populaire « l’abattage des chiens » survenu dans les années 1950 et 1960. Ces témoignages sont néanmoins très intéressants, car ils permettent de constater que ce ne sont pas tant les épidémies qui ont engendré des conséquences négatives sur les Inuit, mais plutôt la manière dont les autorités gouvernementales − qu’il s’agisse du gouvernement fédéral, de la GRC ou encore, dans le nord du Québec, du gouvernement québécois et de la police provinciale − ont agi envers les chiens en voulant contrôler les épidémies. Dans toutes les références citées plus haut, les Inuit ne parlent quasi jamais des épidémies survenues dans les années 1950 et 1960. Cependant, ils parlent souvent, longuement et avec beaucoup d’émotions, des actions posées par les autorités gouvernementales, entre autres pour combattre ces épidémies.

L’exemple le plus probant à cet égard est sans doute celui, décrit plus haut, de l’épidémie qui a frappé la baie Cumberland à l’hiver 1961-1962. Un des auteurs de cet article a rencontré en 2004 des Inuit qui lui ont longuement parlé ce qui s’est produit à ce moment-là. Tous s’entendaient pour dire qu’il s’agissait d’un des moments les plus marquants de leur vie (pour plus de détails, voir Lévesque 2008 : 400-413). Tous étaient furieux contre le gouvernement canadien et la GRC de les avoir relocalisés à Pangnirtung contre leur gré. Au moment des entretiens, effectués plus de 40 ans après les faits, ils étaient très émotifs lorsqu’ils relataient ce qui s’était produit à cette époque. Une Inuk a raconté que lorsque l’avion a atterri dans le camp qu’elle habitait avec ses parents, les policiers qui en sont descendus ont abattu les chiens à bout portant et leur ont ensuite demandé de monter. Ils ont eu l’obligation de tout laisser sur place. Comme ils ne parlaient pas anglais et que les policiers ne parlaient pas inuktitut, les Inuit ne comprenaient pas ce qui se passait. Ils n’avaient absolument aucune idée des raisons qui poussaient des policiers fraîchement débarqués d’un avion à tuer leurs chiens et à leur demander ensuite d’évacuer vers Pangnirtung sans emporter leurs biens. Cependant, ils décidèrent d’écouter les policiers, par crainte de subir le même sort que leurs chiens. Un autre Inuk raconte qu’il habitait le camp d’Avatuktu. Comme ce camp se trouvait à une courte distance à l’ouest de Pangnirtung, les policiers lui ont demandé, après avoir tué ses chiens, de s’y rendre à pied. Un autre raconte enfin que lors de cet épisode, il se trouvait à l’hôpital à Iqaluit. À son retour dans son camp, il n’avait plus de chiens et ne comprenait pas quelle en était la raison. Une fois relocalisées à Pangnirtung, ces trois personnes ont pu travailler un peu et participer à des chasses collectives. À la fin de l’été, la GRC leur a donné des chiens pour qu’elles puissent retourner dans leur camp. Ces personnes ne comprenaient pas pourquoi la GRC, qui avait pris la peine de tuer des chiens en santé, les avait remplacés par des chiens à peine adéquats. Bien que cet épisode fût de courte durée − à peine plus de cinq mois entre les premiers cas et le retour dans leurs camps −, il eut un impact fondamental sur les Inuit de la région. De même, il représenta un défi de taille pour l’administration canadienne et la GRC qui, malgré toute leur bonne foi et le succès de leurs démarches (aucun Inuk n’est effectivement mort de famine suite à cette épidémie), ont agi sans consulter les Inuit et sans leur expliquer les raisons pour lesquelles ils agissaient ainsi.

La vaccination ne faisait pas non plus l’unanimité. En effet, plusieurs Inuit craignaient ses effets, semblaient penser qu’elle n’était pas efficace et qu’elle contribuait même à la propagation des maladies. Partout dans l’Arctique, les Inuit doutaient de son efficacité et ne cherchaient pas à le cacher aux autorités. Plusieurs affirmaient même que les autorités ne voulaient pas protéger les chiens, mais qu’elles cherchaient plutôt à les empoisonner (BAC 1964). Plusieurs Inuit résistaient donc en refusant la vaccination de leurs animaux. Les vétérinaires employés par le gouvernement fédéral croyaient que le refus des Inuit pouvait s’expliquer en grande partie par le fait que l’hépatite, la rage et la maladie de Carré ont une période d’incubation d’environ 14 jours durant laquelle il est impossible de savoir si le chien est malade ou non. Les chiens déjà malades qui étaient vaccinés durant cette période mouraient presque toujours, ce qui laissait croire aux Inuit que les vaccins étaient utilisés pour empoisonner les chiens plutôt que pour les guérir (BAC 1964).

Ce que la discussion qui précède permet de comprendre, c’est que les Inuit semblaient s’accommoder des épidémies quand ils pouvaient contrôler eux-mêmes la manière et le moment de disposer de leurs chiens. Cependant, quand le gouvernement canadien imposait des actions unilatérales comme le transfert de population, la vaccination ou encore l’abattage de chiens potentiellement malades, cela engendrait beaucoup de frustrations pour les Inuit. En fait, ce ne sont pas tant les épidémies qui semblent avoir eu des conséquences négatives sur les Inuit, mais plutôt les actions posées par les autorités gouvernementales pour tenter de les endiguer.

Conclusion

Ce texte ne vise pas à épuiser la question des épidémies canines dans l’Arctique oriental canadien au xxe siècle. Son objectif est plutôt d’ouvrir des pistes de réflexion et de recherche pour le futur. Il existe plusieurs dépôts d’archives à fouiller et une multitude d’Inuit à rencontrer pour parvenir à dessiner un portrait qui soit réellement exhaustif de toutes les épidémies qui ont décimé les populations de chiens de cette région et ont, de fait, affecté la vie des Inuit. L’analyse des conséquences des maladies canines sur les Inuit présentée ici est également inachevée. Une réflexion plus exhaustive, qui tiendrait compte des sources d’archives non encore consultées et de recherches ethnographiques consacrées spécifiquement à cette thématique, permettrait d’arriver à des descriptions plus fines et sans doute plus étoffées des actions gouvernementales et des effets de celles-ci sur les Inuit. Néanmoins, nous avons confiance que les grandes lignes du récit présenté ici donnent une meilleure compréhension d’une histoire qui était jusqu’ici totalement méconnue.