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INTRODUCTION

L’intégration socioprofessionnelle des enseignants formés à l’étranger (EFE) semble, sur le plan de la recherche en éducation, un observatoire privilégié et un creuset de données sur le transfert interculturel du savoir d’expérience (Duchesne, 2017 ; Morrissette & Demazière, 2018a ; Provencher et al., 2016), le savoir-évaluer, en particulier (Diédhiou, 2018). Les plus récentes recensions des écrits sur les EFE ont reflété la multiplicité des entrées au sujet de leur intégration socioprofessionnelle (Charara & Morrissette, 2018 ; Morrissette et al., 2014 ; Niyubahwe et al., 2013b, 2014 ; Niyubahwe et al., 2018 ; Provencher, 2020). Ces recensions ont plus largement explicité les défis que vivent les EFE, du moins tels qu’ils ont été longuement argumentés dans la littérature scientifique en éducation.

Pour ce qui concerne plus spécifiquement le transfert du savoir-évaluer, ce concept traduisant le savoir-faire développé en matière d’évaluation des apprentissages (Tochon, 2011), il y a depuis les cinq dernières années une réflexion montante autour de leur confrontation à un brouillage des frontières entre ce qui constitue des normes et des prescriptions propres au domaine de l’évaluation des apprentissages et les valorisations de l’évaluation que mettent de l’avant leurs collègues (Morrissette & Demazière, 2018a ; Morrissette & Diédhiou, 2017). Pratique pédagogique dont l’importance est établie initialement dans le descriptif de la 3e orientation de la Politique d’évaluation des apprentissages du Québec qui suggère que « l’évaluation des apprentissages doit s’effectuer dans le respect des différences » (MEQ, 2003, p. 9), la différenciation de l’évaluation traduit la prise en compte de la valeur d’équité, notamment en accommodant les élèves présentant des difficultés.

Il faut rappeler que l’évaluation des apprentissages et son contexte avec les élèves présentant des difficultés renvoie à des manières de planifier les interventions en tenant compte de leurs plans d’intervention. Ces plans contiennent des accommodements spécifiques et adaptés aux besoins de ces élèves en particulier. L’observance rigoureuse des accommodements recommandés pour ceux-ci rejoint aussi les valeurs fondamentales de justice et d’égalité. Ces valeurs qui, ensemble, encadrent l’évaluation des apprentissages balisent ce qui est désigné dans cet article sous le terme « éthique de la différenciation ». En effet, la différenciation en évaluation des apprentissages est un levier pour la réussite qui préconise de considérer les caractéristiques individuelles des élèves afin de leur permettre de faire la démonstration du développement de leurs compétences lors des situations d’évaluation (Perrenoud, 2008). Sa mise en oeuvre témoignerait donc de l’importance d’avoir des pratiques éthiques, c’est-à-dire qui intègrent les valeurs de justice (Wormeli, 2006). Comme le reflète la Politique d’évaluation des apprentissages, « il ne peut y avoir de justice en évaluation des apprentissages sans que l’égalité et l’équité ne soient respectées » (MEQ, 2003, p. 9).

La présente étude éclaire le processus d’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages en puisant aux travaux de Rawls (1971), en lien avec sa théorie de la justice sociale. Son concept d’intuition de justice sociale semble particulièrement intéressant pour appréhender dans sa complexité l’évaluation des apprentissages pour des élèves présentant des caractéristiques associées à des besoins d’apprentissage spécifiques. Il faut noter que le fait de s’adapter aux exigences de justice sociale rattachées à la différenciation en évaluation des apprentissages pour les élèves en besoins d’apprentissage spécifiques peut nécessiter de grands changements, pour une personne qui vient d’une culture méritocratique. Comme l’explique Duru-Bellat (2006), cette culture est marquée par une certaine méfiance à l’égard de la discrimination positive. Elle accorde plutôt une importance à la compétition et à la logique du mérite considérées comme une garantie de justice sociale.

Les travaux sur le savoir d’expérience des EFE (Morrissette & Diédhiou, 2017) inspirent à penser que le fait de s’adapter à la différenciation de l’évaluation pour les élèves présentant des difficultés traduirait un engagement dans un cheminement de conversion identitaire. Il faut comprendre cette dernière dans le sens que lui donne Dubar (2002), soit comme une transformation de l’identité professionnelle qui vient avec la capacité à gérer la complexité des situations de travail de son domaine d’activité, et aussi la manifestation d’une appartenance à son écologie professionnelle. Dans la présente recherche, la dynamique de conversion identitaire se manifeste sous la forme d’un double ajustement : un ajustement dans la façon d’envisager et de mettre en oeuvre la différenciation en matière d’évaluation des apprentissages pour les élèves présentant des difficultés et un ajustement par l’adhésion aux normes et aux conventions sociales qui donnent aux pratiques de différenciation en évaluation leur signification et leur pertinence en contexte.

PROBLÉMATIQUE

Au cours des dernières années, il a souvent été question d’une montée en puissance de la migration de travail, afin de décrire la situation des professionnels qualifiés qui, pour des raisons diverses, quittent le pays dans lequel ils ont acquis et développé leurs compétences professionnelles (Boudarbat & Grenier, 2014 ; OCDE, 2013 ; Reitz, 2012). À ce sujet, la question de l’intégration socioprofessionnelle des EFE a été amplement traitée dans la littérature scientifique au Québec (Jabouin, 2018 ; Morrissette et al., 2020 ; Morrissette et al., 2014 ; Provencher, 2020), et ailleurs dans le monde (OCDE, 2013).

Même si cette question a été largement étudiée, dans les contextes canadien et québécois, force est de constater qu’au cours des dernières années, l’intérêt pour les rapports entre le savoir d’expérience de ces enseignants avec les normes de travail du milieu d’accueil a gagné en visibilité (Morrissette et al., 2014). Des équipes de recherche comme celle de Jabouin et al. (2018, 2012), celle de Niyumbahwe et al. (2013a, 2013b, 2014), celle de Morrissette et al. (2014) ou encore celle de Provencher et al. (2016), pour ne nommer que celles-ci, constituent de bons exemples pour le contexte canadien. Il est même possible de relever dans les travaux de ces équipes, entre autres, les représentations qu’entretiennent divers acteurs concernés par la question de la migration de travail et leurs implications à divers niveaux selon qu’ils ont un mandat institutionnel ou informel de travailler à faciliter l’intégration des EFE (Charara & Morrissette, 2018 ; Morrissette et al., 2016). Bref, il ne fait pas de doute que la question de l’intégration des immigrants au travail intéresse au premier plan le Canada et l’École québécoise.

Cependant, malgré toute l’attention accordée à cette question sociale vive (Duchesne, 2017 ; Morrissette & Demazière, 2018a), il existe toujours une incompréhension et des confusions, notamment relayées par la surmédiatisation des problèmes que vivent les EFE (Morrissette et al., 2014), sur l’apport de ces enseignants pour l’école québécoise. Ainsi, en effectuant une recherche sur ces enseignants dans les différentes bases de données (Érudit, Repères, Sofia, etc.), les concepts qui apparaissent le plus rapidement sont souvent « problèmes », « difficultés », « défis », « marginalisation », « discrimination », « tensions », entre autres. Certes, ces professionnels vivent des difficultés dans leur intégration au travail (Jabouin, 2018 ; Jabouin & Duchesne, 2018, 2012 ; Larochelle-Audet, 2017 ; Liu, 2021 ; Provencher, 2020). Il n’en demeure pas moins qu’ils se remettent en cause, à des degrés variés, en fonction des valorisations partagées et considérées comme des éléments centraux de leur écologie professionnelle (Morrissette & Demazière, 2018b ; Morrissette & Diédhiou, 2017).

Tel que souligné plus tôt, bien que la recherche soit assez développée sur les problèmes d’intégration socioprofessionnelle des EFE dans les contextes européens et nord-américains, incluant le Canada et le Québec (Morrissette et al., 2014 ; Niyubahwe, 2015 ; Niyubahwe et al., 2013b, 2014), elle l’est beaucoup moins sur les valorisations qui travaillent la reconstruction de l’expérience de ces enseignants dans leur écologie professionnelle (Morrissette & Demazière, 2018b ; Morrissette & Diédhiou, 2017). Par exemple, leurs façons de faire et de concevoir l’évaluation des apprentissages viennent parfois à concurrencer les représentations partagées de l’idée de démocratisation de la réussite, du moins, telle qu’elle est perçue par leurs collègues au Québec, et même à s’y confronter (Diédhiou, 2018). En ce sens, il est plus que nécessaire d’étudier les valorisations à l’oeuvre dans leurs conduites et dans leurs ajustements aux revendications de leurs collègues dans les écoles au Québec quant aux piliers sur lesquels l’évaluation des apprentissages devrait reposer.

C’est donc pour combler cette lacune que la présente recherche vise spécifiquement à mieux comprendre l’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation, en particulier pour l’évaluation des apprentissages avec les élèves présentant des difficultés, au Québec. Plus précisément, notre étude examine le passage d’une vision de l’évaluation encastrée dans l’idée d’une justice méritocratique et de sélection sociale à une approche de l’évaluation articulée sur une justice démocratisante et de différenciation, dans la reconfiguration du bagage d’expérience des EFE au Québec. Notre question de recherche est donc la suivante : Comment se construit et se joue l’adhésion des EFE à une éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages dans les écoles au Québec  ? Cette question apparait des plus importantes, considérant le fait que la différenciation est une question à la fois de pratique et de représentation de l’évaluation. Qui plus est, ce concept entretient des liens très forts avec l’intuition de justice sociale de Rawls (1971), son principe de différence considérant l’éthique de la justice au sein d’une institution sociale, dans le sens de l’équité.

CADRE THÉORIQUE

Une approche théorique inspirée de la théorie de la justice sociale de Rawls (1971)

Maintenant, il est important d’examiner l’approche théorique de la justice sociale de Rawls (1971). Les travaux fondateurs de ce philosophe américain constituent depuis la publication de sa fameuse Théorie de la Justice en 1971 la source à laquelle puisent de nombreuses réflexions sur les questions de justice sociale. Rejetant les théories utilitaristes de la justice dans les institutions sociales en ce qu’elles légitiment le fait de sacrifier certains membres de la communauté au profit d’autres, Rawls propose une version modernisée de la théorie du contrat social à travers son principe de différence. Celui-ci pose que le bien-être des uns ne saurait être sacrifié pour celui des autres et qu’une société organisée selon ce principe gagnerait à être attentive à la distinction entre ses membres et à l’importance de l’idée que chaque personne est digne de respect. Ce principe de différence poserait ainsi l’éthique de la justice au sein d’une institution sociale, dans le sens où chaque membre de la communauté doit pouvoir tirer profit de l’ensemble des avantages de la coopération. C’est donc à cette source que s’alimentera la conception de l’idée d’éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages au coeur de notre contribution, soit une conception de l’éthique de la différenciation inspirée de la théorie de la justice sociale de Rawls (1971).

Rawls (1971) a notamment développé un principe de justice, qu’il appelle le principe de différence pour aider à régler, entre autres, les problèmes d’inégalité au coeur des sociétés modernes ayant pourtant accédé à la démocratie politique et à l’égalité des droits. En effet, il considère la justice comme la plus importante vertu des institutions sociales. Ainsi, il préconise que si l’ordre social, y compris celui de l’école, est une institution, il est primordial de réfléchir à la manière dont il convient d’y poser, comme légitimes, les règles de justice auxquelles les membres de la communauté doivent se plier. Le principe de différence y prend alors toute son importance dans la mesure où il amène une conceptualisation de la justice et de ce qui est juste dans le sens d’une disposition démocratique des règles organisées de manière à ce qu’elles fonctionnent à l’avantage de l’ensemble des membres de la communauté et non d’une partie de ceux-ci.

Ramenée au contexte de l’école, cette conception de la justice serait assimilée à l’idée d’une évaluation humaniste, mais également à l’éthique au plan de la mise en oeuvre de l’évaluation des apprentissages, tout en garantissant le respect des caractéristiques individuelles des élèves et la mobilisation des moyens d’évaluation qui assurent la réussite du plus grand nombre d’entre eux (MEQ, 2003). Suivant Hadji (2017), l’évaluation humaniste intègre l’idée de prendre en compte les élèves dans leur diversité et postule une logique humanisante de la réussite, qui implique que la progression individuelle n’entrave pas celle des autres. Cette approche de l’évaluation s’oppose donc à la logique méritocratique qui pense la réussite comme une victoire dans une compétition, en ce qu’elle inscrit l’évaluation dans « un processus de formation autonomisant pour les élèves » (Blanvillain & Travnjak, 2017, p. 10). Pour ce qui concerne l’éthique en évaluation, elle fait référence à la mobilisation de certaines valeurs dans la mise en oeuvre de l’évaluation en contexte scolaire (Hadji, 1997), l’évaluation entretenant avec la justice et l’équité[1] des rapports à la fois étroits et complexes (Rey, 2008, 2011 ; Weinstock, 2007 ; Zuniga, 2001). Il faut à ce propos rappeler que l’évaluation dans sa visée formative (Allal, 2007), intégrant ainsi la régulation et la différenciation, porte une éthique implicite (Rey, 2008 ; 2011), spécialement quand sa mise en oeuvre est orientée par un souci d’accroître les chances de réussite de tous les élèves (Dubet, 2004). C’est ce que relève Rey (2011) lorsqu’il écrit que « toute évaluation a une dimension éthique, puisqu’implicitement ou explicitement elle se réfère à des valeurs » (p. 99).

Dans le prolongement de cette parenté, l’éthique de la différenciation en évaluation dont il s’agit ici exige de l’enseignant qu’il conforme ses pratiques d’évaluation aux règles et aux standards reconnus dans son contexte de travail et qu’il apporte les correctifs requis, en fonction de ce qui est jugé adéquat (Audard, 2001 ; Rey, 2011 ; Weinstock, 2007 ; Zuniga, 2001). Dans le contexte plus spécifique du Québec, la prise en compte de l’éthique dans l’évaluation impliquerait des décisions et des actions dont la pertinence est appréciée en fonction des résultats visés par la Politique d’évaluation :

Une évaluation faite dans le respect de l’éthique permet, par exemple, de fournir aux élèves l’attention appropriée et de suivre la progression de leurs apprentissages, de faire en sorte qu’il n’y ait aucune forme de discrimination dans les interventions en évaluation, d’assurer la confidentialité de l’évaluation, de justifier les décisions prises auprès des élèves et auprès des parents d’enfants mineurs. Elle conduit notamment à éviter qu’un préjudice soit causé aux personnes évaluées

MEQ, 2003, p. 22

Pour un enseignant, observer cette éthique dans sa pratique quotidienne, c’est aller à l’encontre d’une vision méritocratique de la réussite, celle-ci mettant de l’avant des manières de faire qui n’offrent des chances de réussite qu’aux élèves les plus doués. Le principe de différence de Rawls s’interpréterait dans les pratiques d’évaluation des EFE comme une sorte d’exigence éthique se traduisant par un impératif de maximisation des apprentissages et des chances de réussite de tous élèves, incluant les moins favorisés et souvent identifiés comme vivant avec des troubles d’apprentissage ou nécessitant des mesures de soutien très spécifiques.

Compte tenu de ce qui précède, nous retenons une conception de l’éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages comme reposant sur des systèmes de valeurs et de croyances partagées au sein d’une écologie professionnelle. Cet ensemble de valeurs et de croyances représenterait les arrangements sociaux permettant aux membres d’interpréter les situations, de critiquer, de contester, de justifier ou de valider des façons de faire l’évaluation. Comment se négocie et se joue, au sens ingénieux des termes, l’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages dans les écoles au Québec ? Sans prétendre résoudre le débat sur les interprétations possibles de l’expression éthique de la différenciation qui peuvent émerger des subtilités du langage, nous avons voulu en retenir une définition qui l’assimile à une grille d’analyse des conduites des EFE sous l’angle de la mise en oeuvre de la différenciation en évaluation des apprentissages. En cela, nous avons choisi de retenir que l’éthique de la différenciation, en tant qu’expertise ou compétence pratique, reposerait sur des pratiques pédagogiques socialement acceptées et manifestées dans des règles de conduite souples et adaptées aux situations quotidiennes des élèves en classe (p. ex., reformuler une consigne avec un vocabulaire plus adapté, valider la compréhension de l’élève, etc.). De cette définition se dégage un processus de mise en oeuvre de l’évaluation qui implique l’intégration de trois concepts, soit l’éthique, la différenciation et l’évaluation des apprentissages, au modèle de Rawls. Ces concepts seraient ainsi les repères avec lesquels l’agir professionnel doit composer et garder une certaine cohérence. Notons que l’intégration de ces repères peut initier, au sens de Morrissette et Demazière (2018b), un processus de conversion identitaire.

MÉTHODOLOGIE

La présente contribution s’inscrit dans un processus de construction d’un espace de problématisation scientifique des rapports entre la reconstruction du savoir-évaluer des EFE et le vivre-ensemble au Québec. Cette problématisation aborde plus largement les questions de transfert du savoir-évaluer des EFE et analyse des processus d’adhésion aux valorisations partagées de démocratisation de la réussite au Québec.

Pour les besoins de la recherche, des EFE provenant de pays où la méritocratie est la norme ont été recrutés[2]. Nous leur avons d’abord présenté le projet pour les inviter à y participer. Les personnes qui ont manifesté un intérêt à participer ont été conviées, chacune, à un entretien téléphonique d’une dizaine de minutes avec le chercheur principal. Cet entretien a permis de clarifier les modalités éthiques et pratiques de la participation à cette recherche.

À l’issu de cet entretien, nous avons recruté six EFE qui ont accepté volontairement de partager leurs expériences, leurs préoccupations et leurs réflexions concernant la différenciation en évaluation des apprentissages au Québec. Ces six EFE respectaient aussi deux autres critères du recrutement des participants : a) enseigner dans une école primaire ou secondaire au Québec, depuis un peu moins de cinq années ; b) avoir, durant les premières années d’intégration socioprofessionnelle, des classes avec une plus ou moins grande concentration d’élèves à besoins d’apprentissages et de soutien spécifiques. La démarche de cueillette de données a donc réuni ces six EFE qui ont été formés à l’étranger dans des systèmes éducatifs qui ne préconisent pas d’emblée la différenciation en évaluation des apprentissages.

Les participants à la recherche

Les six enseignants formés à l’étranger (EFE) impliqués dans notre recherche (trois femmes et trois hommes) provenaient de quatre régions du monde, soit l’Afrique Centrale, l’Afrique du Nord, l’Afrique de l’Ouest et l’Europe de l’Est. De ce groupe, trois enseignaient au primaire et trois autres au secondaire et cumulaient entre trois et cinq années d’expérience en enseignement dans des écoles publiques québécoises. Le Tableau 1 ci-dessous présente les profils de ces enseignants à qui nous avons donné des noms fictifs en raison des exigences éthiques de confidentialité.

Tableau 1

Profil des six EFE participant à la recherche

Profil des six EFE participant à la recherche

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Le déroulement de la recherche collaborative

Après avoir reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche conformément aux lois et aux règlements en vigueur, nous avons entrepris une démarche de cueillette de données en deux mouvements coordonnés. Dans un premier temps, chaque EFE a participé à un entretien à orientation biographique (Demazière, 2011) d’environ 90 minutes. Ce premier entretien avait pour objectif de retracer le parcours expérientiel en évaluation des apprentissages, incluant les situations dans lesquelles ils ont été confrontés pour la première fois à la différenciation en évaluation des apprentissages. Le guide d’entretien utilisé a ciblé le thème de l’évaluation durant le parcours scolaire, la formation et la pratique en enseignement. Ce guide a permis de retracer les événements marquants qui ont ponctué le parcours depuis le pays d’origine, et ce, jusqu’aux expériences récentes d’évaluation des apprentissages au Québec.

Dans un deuxième temps, nous avons réalisé avec les EFE un travail de coanalyse en groupe, en suivant une démarche d’explicitation et de distanciation critique (Falzon & Mollo, 2009 ; Mollo & Nascimento, 2017). Cette coanalyse a pris appui sur des incidents critiques (chocs, mésaventures, incompréhensions, conflits, tensions, préoccupations, etc.), rapportés par les EFE lors des entretiens à orientation biographique. Les EFE ont décrit ces incidents comme des exemples d’expériences qui leur ont inspiré des changements dans leurs manières de faire l’évaluation. Globalement, la coanalyse a consisté en cinq entretiens collectifs, d’une durée d’environ 180 minutes. Elle a permis d’explorer le potentiel interprétatif et les résonances similaires des différents incidents critiques. Cette contribution concerne principalement les données des entretiens de coanalyse.

Compte tenu des exigences d’implication active du chercheur dans la démarche de coanalyse, nous avons choisi d’articuler la coconstruction des savoirs sur un principe de complémentarité des expertises (Morrissette & Diédhiou, 2015), conscients de la complexité du sujet et de la valeur relative des expériences et du vécu que les participants peuvent livrer sur la question. Il leur a été demandé de rendre compte de leurs expériences avec la différenciation en évaluation, notamment pour les premières situations de travail avec lesquelles ils devaient composer avec des élèves nécessitant des accommodements particuliers lors de l’évaluation des apprentissages. Ils devaient ensuite coanalyser ces expériences en fonction de ce qu’eux et leurs collègues conçoivent comme éthique et juste en lien avec leurs représentations de la démocratisation de la réussite pour tous les élèves.[3] Les expériences rapportées par chacun concernant la confrontation à des démarches spécifiques de l’évaluation et les valorisations convoquées dans la lecture des situations de travail ont été mises en discussion avec un principe de justice sociale (Rawls, 1971) pour voir de quelle manière se construit et se négocie leur adhésion à une certaine éthique de la différenciation inspirée des travaux de Rawls.

La modalité de collecte de données

Le guide d’entrevue utilisé pour les entretiens de coanalyse s’est constitué graduellement à partir d’une première étape d’analyse des entretiens individuels à orientation biographique conduits avec chaque EFE. En effet, lors de ces entretiens individuels, les EFE avaient abordé la différenciation en évaluation des apprentissages, par le biais des questions suivantes: Comment les choses se sont passées lors de vos premières expériences avec la différenciation en évaluation des apprentissages au Québec ? Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué dans l’évaluation des apprentissages des élèves en difficulté ?

Notre travail d’élaboration du guide des entretiens de coanalyse (Ec)[4] s’est donc appuyé sur une thématisation des incidents critiques rapportés lors des entretiens individuels à orientation biographique. Un travail de regroupement des incidents critiques (tensions, incompréhensions, faux-pas) a fait émerger les thèmes suivants : la différenciation, l’évaluation formative des apprentissages, la place de l’évaluation dans le pilotage des situations d’enseignement-apprentissage, les valorisations telle la bienveillance considérée comme le socle d’une pratique d’évaluation respectueuse du bien-être de l’enfant, entre autres. Lors des discussions de coanalyse, les EFE ont examiné ces thèmes associés au principe de démocratisation de la réussite en vigueur au Québec et auquel ils opposent des représentations et des usages de l’évaluation comme instrument de sanction, soit la vision ramenée de leur pays d’origine. Aussi, en partant des écarts de culture d’évaluation, le travail de coanalyse a donné l’occasion d’explorer les interactions et les négociations qui façonnent le transfert interculturel du savoir-évaluer des EFE.

Un traitement des données par induction analytique

Pour les besoins de cet article, nous avons porté une attention toute particulière aux cas d’incidents qui ont suscité le plus d’interrogations chez les EFE. Ces cas sont aussi porteurs d’enseignements intéressants sur le processus d’adhésion à ce qui peut être considéré comme une éthique de la différenciation.

Les données collectées ont été soumises à un traitement par induction analytique inspirée de la méthodologie proposée par Glaser et Strauss (2017). Après avoir transcrit intégralement les entretiens, nous avons procédé à la recherche de cas d’incidents critiques. Ces cas renvoient à des expériences marquantes de l’évaluation dans le pays d’origine qui contrastent avec les valorisations prônées dans les écoles québécoises. D’abord, une première phase de lecture du matériel a permis d’identifier près de 76 cas d’incidents représentatifs des transformations des manières de faire l’évaluation des EFE.

Durant la phase d’analyse, des regroupements de cas ont été réalisés, en tenant compte des continuités et des ruptures entre les expériences d’évaluation dans le pays d’origine et au Québec. Notre stratégie de construction de l’explication s’est inspirée du modèle du processus analytique de l’analyse de contenu de Dany (2016) dont le schéma ci-dessous présente les différentes phases du travail d’articulation et de mise en sens des données, en vue de comprendre le phénomène à l’étude (Dany, 2016 ; Miles & Huberman, 2003). Le schéma ci-dessous récapitule les grandes étapes.

Figure 1

Schéma du processus analytique de l’analyse de contenu de Dany (2016, p. 23)

Schéma du processus analytique de l’analyse de contenu de Dany (2016, p. 23)

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Ce travail a permis la construction de catégories empiriques issues des données, notamment les quatre phases du processus de conversion identitaire : la négation, la découverte, l’apprentissage et l’implication.

RÉSULTATS

Une adhésion à l’éthique de la différenciation en évaluation qui se conjugue au rythme d’un processus de conversion identitaire en quatre phases

Les résultats d’analyse mettent en évidence un processus d’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation en quatre phases qui, mises ensemble, initient un cheminement de conversion identitaire.

La phase de négation : entre méconnaissance du problème et résistance

Si, avant d’arriver au Québec, les EFE ont acquis de l’expérience en enseignement dans leurs pays d’origine, ils n’ont cependant jamais eu à affronter des prescriptions formelles les invitant à faire de la différenciation en évaluation des apprentissages. Pour l’ensemble des EFE qui ont contribué à cette recherche, c’est plutôt au Québec qu’ils ont pour la première fois entendu cette « mesure spéciale en évaluation des apprentissages » (Bakar, Ec1), qui sonnait d’emblée à leurs oreilles comme une injustice au regard de l’idée qu’ils se font de l’équité entre les élèves : « J’ai trouvé tout ça injuste ; […] comment on peut dire qu’on fait une évaluation sérieuse en utilisant des règles différentes pour les élèves d’une même classe ? » (Nadia, Ec1). En effet, avant d’entrer dans les écoles du Québec, les EFE se sont forgé des idées sur l’évaluation des apprentissages, par rapprochement avec ce qu’ils ont connu dans leurs pays d’origine.

Pour plusieurs EFE, l’application d’un principe de rigueur en évaluation, marque distinctive du « bon enseignant » suivant les conventions de leur pays d’origine (Bilal, Ec 1), interdirait toute manipulation de l’évaluation ou de ses modalités pour accommoder quelque élève que ce soit. Le faire serait à leurs yeux un manquement grave à la représentation qu’ils se font de « l’égalité des chances » entre les élèves, dans une logique de compétition et d’attribution des récompenses en fonction des performances et des classements obtenus par chacun aux différentes évaluations. Cela explique les questionnements de Alpha quand l’un de ses collègues lui explique qu’au Québec, il va devoir accommoder certains élèves lors des évaluations, notamment accorder plus de temps à certains pour qu’ils fassent leur travail : « […] pourquoi, je dois lui accorder un tiers temps à lui et pas aux autres ? Et si lui il obtient une meilleure note que les autres, tu vas l’expliquer comment ? » (Alpha, Ec1)

Derrière les questions que pose Alpha, ces questions étant symptomatiques des positions de plusieurs EFE avant l’entrée dans les écoles du Québec, se profile une résistance à l’alignement sur les valorisations partagées dans leur écologie professionnelle au Québec. En effet, les représentations qu’ils se sont faites de l’évaluation comme « pratique figée et invariable » interfèrent comme des préjugés qui les amènent à démontrer d’emblée peu d’intérêt pour l’idée de différencier l’évaluation et ses modalités de passation. En arrière-plan de leurs refus plane le sentiment qu’ils auraient de « se montrer juste envers tous les élèves, en les plaçant tous sur un même pied lors de l’évaluation » (Bilal, Ec1). Pour la majorité des EFE, il est difficile de s’imaginer qu’une évaluation est juste et rigoureuse si, d’entrée de jeu, elle se mène suivant des règles variables d’un élève à un autre, comme le rappelle Fatima :

Tu ne peux pas prétendre donner une évaluation et juger que tu respectes un principe d’égalité entre les élèves si tu permets à certains d’avoir plus de temps que d’autres ; […] dans mon pays, ce sont les élèves eux-mêmes qui le dénonceraient en considérant que tu fais du favoritisme ; […] moi aussi je le voyais comme cela ; […] si je le fais pour une fille, les garçons pourraient y voir une prise de position féministe ; […] si je le fais pour un garçon, les autres pourraient aussi l’interpréter de façon négative ; […] c’est-à-dire penser que j’ai des sentiments pour lui ou quelqu’un de sa famille ; […] c’est même encore plus grave quand un enseignant homme accorde cette faveur à une fille dans une évaluation ; […] à l’heure de la récréation, il sera le sujet des discussions des élèves dans la cour de l’école et la rumeur circulerait même au-delà des murs de l’école ; […] l’évaluation est trop sérieuse et tu pourrais rien que pour cela perdre ta ‘‘bonne réputation’’ ;

Fatima, Ec1

Cet extrait est assez révélateur des conventions sociales qui encadrent la vision de l’évaluation dans le pays d’origine des EFE, la validation des pratiques d’évaluation se faisant à l’aune d’une perspective méritocratique interdisant toute variation dans les manières de la mettre en oeuvre. C’est donc avec cette vision de l’évaluation que plusieurs EFE arriveraient au Québec, de pays méritocratique. À ce stade, notons que leurs premiers échanges avec leurs collègues ayant un peu plus d’expérience dans les écoles, n’étaient pas encore assez convaincants pour leur faire penser à des changements à opérer. Aussi, un regard transversal porté sur les expériences des EFE avant l’entrée dans les écoles québécoises reflète que leurs conceptions de l’évaluation peuvent se révéler des facteurs de résistance au changement. Mais, ces représentations résisteront-elles face à des situations de travail dans lesquelles la mise en oeuvre de la différenciation en évaluation se révèle un principe non-négociable ?

La phase de découverte : entre choc et prise de conscience d’un problème important et complexe

La confrontation à des situations de travail avec des élèves présentant des caractéristiques différentes occasionne une prise de conscience de la complexité de l’évaluation et contribue grandement à réduire la résistance au changement. Ce moment est, sans aucun doute, reconnu par les EFE comme décisif dans la transformation de leur savoir-évaluer, parce qu’il représente un point d’inflexion dans le processus de transposition de ce savoir-faire, comme le rapporte l’une des participantes :

Tu te retrouves véritablement à la frontière de ce que tu sais faire, concernant l’évaluation ; tu as des élèves devant toi, même s’ils sont un peu différents ; tu dois évaluer leurs apprentissages ; mais tu ne peux pas les évaluer comme tu le faisais  ; et là tu bloques ; et là tu découvres tes limites ; et ça c’est un choc dur ; […] c’est dur quand tu sais que tu n’es pas nouveau dans ce métier ; […] quand tu découvres que tu es nulle pour faire ce que tu savais pourtant faire dans ton pays d’origine ; quand tu penses que c’est sur la base de ta compétence qu’on t’a confié cette classe, alors tu as un peu honte.

Nadia, Ec 1

Cet extrait renseigne sur plusieurs choses à la fois, au sujet d’un savoir-évaluer considéré par les EFE comme une affaire d’habitude et un blocage qui les conduit à une remise en question profonde. En effet, la pertinence de cette expérience vécue comme un choc est dans le fait que les représentations que les EFE se sont faites de l’évaluation sont mises à rude épreuve. D’abord, pour plusieurs, la maîtrise de l’évaluation semblait une affaire réglée dans un passé lointain (Diédhiou, 2018), en référence à leur formation et à leur expérience dans leur pays d’origine, où ils avaient considéré la question de l’évaluation. Forts de leurs expériences antérieures, ils en sont arrivés à la voir comme une activité ordinaire, « facile », qui n’exige pas dans le nouveau cheminement de carrière « ni travail, ni effort en plus » (Alpha), une pratique prévisible et devenue pour tous comme « une routine » (Bianca). Confrontés à des situations qui exigent de reprendre ce qu’ils pensent savoir faire en matière d’évaluation des apprentissages (p. ex., évaluer avec des règles uniformes pour tous les élèves), ils découvrent les limites de leurs façons de penser et de pratiquer l’évaluation, celles-ci ne fonctionnant qu’avec une certaine catégorie d’élèves.

C’était mon premier choc avec tous ces élèves pas comme les autres ; certains ne savaient même pas écrire une ligne droite ; d’autres, ne pouvaient pas travailler si on ne leur donne pas leur ordinateur ; […] ils sont différents et ont des problèmes différents ; alors je me dis comment je vais faire pour les évaluer.

Nadia, Ec 1

Ce qui est aussi important dans cet extrait, c’est qu’il contient l’hypothèse d’un mode d’action non opérant face à un problème quotidien qui demande une réponse et ouvre la perspective qu’il y a d’autres alternatives et d’autres modes d’action possibles. Ainsi, en plus de susciter un sentiment d’incompétence dans leur nouveau contexte de travail, ces chocs reflètent aussi que les EFE ne peuvent pas se complaire dans l’acceptation passive de ce qui leur arrive. Ils doivent agir en se proposant des solutions concrètes à des situations qui exigent clairement d’autres modes d’action en matière d’évaluation des apprentissages. Comme l’ont souligné les EFE lors des entretiens de coanalyse, se confronter à ces situations le plus tôt possible lors de l’intégration dans les écoles québécoises serait pour eux le scénario idéal. Plus ce choc survient rapidement dans le parcours d’intégration, plus il devient facile pour les EFE de mesurer la complexité de l’évaluation. Les chocs permettent des découvertes importantes et réduisent le sentiment de résistance grâce aux interactions sociales, à l’apprentissage des normes et des conventions partagées. Certes, l’importance relative du choc varie d’un EFE à un autre, mais ce qui ressort de façon transversale dans les expériences rapportées, c’est que ce choc initie pour tous les participants un moment de deuil, au sens d’une rupture épistémologique vis-à-vis de l’expérience et de la vision de l’évaluation importée de leur pays d’origine.

La phase d’apprentissage au coeur des interactions sociales : une prise de contrôle laborieuse

Comme l’ont fait remarquer Morrissette et Diédhiou (2017) et Diédhiou, 2018), un grand nombre des EFE qui s’intègrent dans les écoles québécoises possèdent une connaissance limitée des exigences de l’évaluation dans leur nouveau contexte de travail, notamment l’évaluation avec des élèves présentant des caractéristiques différentes. Plusieurs en font l’apprentissage en milieu de travail et dans des situations pas toujours heureuses. C’est ce que résument ces échanges avec les EFE, qui découvrent l’évaluation d’élèves présentant des besoins d’apprentissage spécifiques avec le guidage des professionnels de soutien de leurs écoles :

Quand je me suis confrontée à ces élèves, ma première question était comment je vais les évaluer ; (…) après, je me suis dit mais si on les évalue comme m’a dit la directrice, comment on le fait ? (…) tout ce que je voyais, c’est que ça va être compliqué ; (…) alors, la directrice m’a mis en rapport avec une TES ; (…) j’ai beaucoup appris avec les TES, à la fois comment enseigner et comment évaluer ces élèves ; (…) d’abord, tu dois toi-même comme enseignante être patiente et compréhensive ; tu appliques l’évaluation formative ; (…) les premières semaines, j’ai essayé de faire comme on me dit, sans me poser trop de questions, parce que rien de tout ça n’est évident quand on arrive d’ailleurs ; (…).

Bianca

Les premiers jours avec l’évaluation de ces élèves, tu essaies de répéter, d’appliquer ce que les gens qui s’y connaissent te disent de faire ; ça peut te paraître étrange certaines choses, mais tu n’as pas le temps de te poser ces questions ou de trop réfléchir ; tu vois que tu le fais et ça marche, alors tu continues comme cela ; (Ec 2).

Bakar

Ces extraits sont porteurs d’un riche enseignement au sujet de l’apprentissage des pratiques d’évaluation requises avec les élèves présentant des caractéristiques différentes dans le nouveau contexte de travail. Les EFE essaient simplement d’entrer dans le rôle en reproduisant des gestes mécaniques. Ainsi, sans nécessairement faire le lien avec les valorisations prônées, les premiers apprentissages concernant la différenciation de l’évaluation semblent s’inscrire dans une logique de respect mécanique des normes qui encadrent la mise en oeuvre de certains gestes professionnels demandés.

Il faut en effet souligner que la position névralgique où se trouvent les EFE oblige beaucoup d’entre eux à exécuter des conventions partagées en matière d’évaluation. Notons qu’au moment des premières expériences des EFE dans les écoles du Québec, ces conventions sont en opposition d’intérêts avec le paradigme de l’évaluation auquel ils gardent fidélité. Cette contradiction qu’ils vivent en posant des gestes professionnels sans en comprendre l’essence expliquerait le fait que les EFE vivent leurs premiers apprentissages de la différenciation en évaluation comme des expériences douloureuses. Tel que le montrent les échanges et leurs propres analyses de leurs expériences, cette autre norme est en rupture avec leurs représentations et les pratiques de l’évaluation qu’ils ont connues jusque-là. Toutefois, les EFE disent avoir rapidement pris conscience du fait qu’intégrer cette convention leur permettait d’éviter des problèmes avec les parents.

Aussi, les EFE s’ajustent en valorisant par exemple les normes partagées et en évitant les sanctions qu’ils pourraient encourir à la suite de plaintes quant à leurs manières de gérer le bien-être des élèves. Ces « apprentissages fondamentaux », comme le mentionne Bilal, les conduisent à réviser leurs représentations de l’évaluation pour surtout les articuler sur une posture éthique de bienveillance et de rigueur professionnelle dans la mise en oeuvre quotidienne de l’évaluation :

Tu dois tout le temps faire attention à ce que tes pratiques d’évaluation ne s’écartent pas de ce qui est exigé en termes de différenciation et de ce que les parents attendent aussi en termes de soutien pour leur enfant ; en même temps, dans l’évaluation des erreurs, tu dois combattre en toi la tentation de faire un commentaire qui démoralise l’élève

Bakar, Ec 3

Ce dernier extrait reflète ainsi que les EFE doivent, en plus d’ajuster leur compréhension des prescriptions ministérielles, s’ajuster à ce que leurs collègues considèrent comme important dans l’évaluation des apprentissages. Cet ajustement, nécessaire pour éviter des problèmes avec ces acteurs importants, impliquerait qu’ils changent progressivement leurs manières de considérer les erreurs des élèves et de les soutenir dans leurs apprentissages. Comme Bakar, plusieurs EFE ont déclaré qu’une compréhension des indications contenues dans les plans d’intervention des élèves est sans conteste la prémisse à partir de laquelle la mise en oeuvre de la différenciation doit s’articuler.

Au sujet des apprentissages que les EFE réalisent, nos analyses montrent qu’une bonne partie est inspirée par le mode d’organisation du système éducatif québécois qui amène les enseignants à travailler en toute collégialité et avec d’autres spécialistes (orthopédagogues et éducateurs spécialisés). Comme ils l’ont tous mentionné, ces professionnels leur ont été d’un grand soutien dans la prise en charge des élèves ayant des besoins spécifiques, et cela, autant pour l’apprentissage que pour l’évaluation. C’est ce que rapporte Nadia : « J’ai appris avec la technicienne en éducation, la TES, comment il fallait faire les évaluations ; (…) avec elle, tu découvres toutes les modalités que tu dois mettre en place pour accommoder les élèves ; mais tout ça n’est pas évident » (Ec 1). La chute du propos de Nadia reflète que, s’il est évident qu’une phase d’apprentissage a succédé à celle de la découverte de l’importance de la différenciation, le caractère laborieux de cet apprentissage est inéluctable, comme en ont témoigné les autres EFE : « On a vraiment souffert pour appliquer cette différenciation de l’évaluation en classe (rires) ; (…) je dois avouer que ça m’a parfois donné des maux de tête » (Bianca, Ec 1).

En résumé, les interactions avec les collègues de travail alimentent des apprentissages importants chez les EFE. Bien que difficile et parfois laborieux comme le mentionnent plusieurs, l’apprentissage reflète un moment important à la fois de rupture avec les manières habituelles de faire l’évaluation et d’expérimentation d’une capacité à penser et à poser l’évaluation en fonction de besoins d’apprentissages authentiques. Ceci les sensibilise aussi au fait que l’évaluation des apprentissages implique de soutenir les élèves selon leurs besoins d’apprentissage, c’est-à-dire à partir d’où ils se situent dans la progression de leurs apprentissages, vers une plus grande capacité d’autonomie. Aussi, face à l’ampleur et à la diversité de la nature de leurs besoins d’apprentissage, les EFE y découvrent que leur rôle n’est pas de sanctionner les élèves par l’évaluation, mais de « s’en servir comme un levier pour aider tous les élèves et faire en sorte que même ceux qui sont en difficulté puissent avoir la chance de réussir » (Bakar, Ec 2).

Il est à souligner que, dans le quotidien de l’activité professionnelle des EFE, la mise en oeuvre de la différenciation a impliqué qu’ils apprennent à lire les plans d’intervention et à en discuter avec les professionnels spécialisés et qu’ils problématisent et interprètent autrement les conduites des élèves ayant certains troubles d’apprentissage (« Ce n’est pas de la paresse. »). La différenciation les conduit aussi à planifier des situations d’apprentissage et d’évaluation adaptées pour faire en sorte que tous les élèves accèdent à la réussite. Cet autre rapport à l’évaluation serait développé surtout au contact de situations déstabilisantes, en ce sens qu’elles amènent les EFE à une véritable introspection, comme l’indiquent les propos de Fatima :

Je repense à mon expérience dans mon pays, aux élèves qui auraient pu réussir juste si on pensait l’évaluation comme ici ; je me dis si je devais retourner là-bas pour enseigner, j’aurais évalué différemment, pour sauver des élèves

Ec 1

Cet extrait, montrant la découverte des valorisations de la différenciation en évaluation, semble témoigner d’un début de conversion identitaire.

La phase d’implication : un début de conversion identitaire

Les apprentissages réalisés par les EFE peuvent être considérés comme le point de départ d’une double dynamique d’ajustement. Cet ajustement est d’abord une distanciation par rapport à leurs manières habituelles de faire l’évaluation, puis une projection par rapport à la manière dont ils doivent maintenant s’y prendre dans leur pratique quotidienne, surtout dans des milieux scolaires qui sont parfois en fracture avec les prescriptions ministérielles : « Maintenant, je suis contente parce que je sais comment faire cette différenciation, mais au début c’était vraiment très compliqué ; j’ai beaucoup souffert » (Alpha, Ec 1).

Aussi, tel que constaté, les premières leçons que les EFE tirent des expériences antérieures ne les rendent pas toujours fiers de ce qu’ils ont accompli, même s’il y a des circonstances atténuantes, compte tenu du fait qu’ils auraient agi conformément à la culture ambiante dans leur pays d’origine et à ce qui correspondait, à l’époque, à l’état de leurs connaissances concernant l’évaluation des apprentissages. Toutefois, il faut comprendre la connotation morale que les EFE attachent à leurs représentations de l’évaluation en relation avec leur implication et l’esprit d’ouverture qu’ils manifestent à l’égard de la démocratisation de la réussite pour tous les élèves. Ils l’interprètent comme la nécessité de tenir compte d’un principe d’éducabilité universelle, dans le respect des capacités des élèves et de leurs différences.

Différentes expériences rapportées par les EFE reflètent les types d’interprétations (inter)culturels qui se tissent autour de l’évaluation des apprentissages et les processus d’interactions sociales qui structurent ou ont un impact sur leur conversion identitaire. Parmi ces processus, soulignons ceux qui sont associés à leur détachement progressif à l’égard des valorisations de l’évaluation de leur pays d’origine, lesquelles correspondent maintenant à une expertise empruntée, voire inadaptée. Les EFE se rendent à l’évidence qu’ils doivent tenir compte des besoins et du rythme d’apprentissage des élèves pour adapter leur enseignement au fur et à mesure, en veillant au maintien de leur motivation et en expliquant différemment pour rejoindre tous les élèves. En témoigne cet échange sur ce qu’ils ont dû abandonner ou apprendre rapidement pour s’adapter à leur nouveau contexte de travail :

Ici, tu le vois rapidement que tu ne peux pas aller au rythme que tu veux mais avancer au rythme des élèves ; ce n’est pas la pression du programme à couvrir avant la fin de l’année et le déroulement des minutes sur ta montre qui te guident mais le rythme d’apprentissage de tes élèves au fil des séances ; ont-ils assimilé ce que vous venez tout juste de voir ? As-tu diversifié tes stratégies pour rejoindre tous les élèves qui ont des difficultés ? C’est là que l’évaluation me sert ; (…) c’est là que je vois la pertinence de mon évaluation formative ; (…) je veux dire mon travail de régulation ou de différenciation ; (…)

Fatima

Ce n’est pas une course contre la montre ; je ralentis ma progression ; je vérifie avec les élèves en posant certaines questions ; je valide mes constats avec ces questions ; je propose d’autres façons de faire ; (…) pour moi, c’est tout cela qu’il fallait intégrer ; (…) tu n’as pas l’oeil sur le programme à couvrir mais sur la manière dont tes élèves apprennent ; c’est ça la grande différence avec ce que je faisais avant ; (…)

Alpha

Parfois je m’arrête sur une notion ; je donne ou demande aux élèves des exemples ; je les laisse expliquer ; je reformule des choses ; je complexifie graduellement ; (…) c’est cette approche que j’ai vite fait d’apprendre et d’intégrer dans ma façon de faire l’évaluation. (Ec3)

Bakar

Comme l’indiquent ces témoignages, les EFE cherchent à rendre les élèves actifs et à leur donner des occasions de démontrer leurs compétences, ce qui nécessite pour eux de diversifier leurs stratégies pédagogiques. Aussi, il appert que les premiers apprentissages importants que les EFE ont dû faire sur le chemin de leur conversion identitaire portent la marque d’un changement dans leurs manières de voir l’évaluation et de la considérer comme un levier pour l’apprentissage : « Pour donner une image, je dirais qu’ici, comprendre que l’évaluation c’est rechercher un équilibre, c’est surtout ça qui est le changement marquant chez moi » (Fatima, Ec 2).

De plus, lorsqu’ils se confrontent aux élèves en difficulté d’apprentissage, les EFE voient leur savoir d’expérience mis en échec. Ils prennent donc conscience du fait que mettre l’évaluation au service de l’apprentissage au Québec, c’est aussi savoir trouver un équilibre entre motiver les élèves et assurer la progression de leurs apprentissages. C’est ce dont témoigne Bakar qui dit être confronté à un nouveau rapport de pouvoir autour de l’évaluation, avec des parents qui demandent de veiller au bien-être de leurs enfants et une direction qui attend aussi des notes pas catastrophiques et des élèves qui progressent convenablement : « L’enjeu de l’évaluation c’est d’arriver à utiliser ton levier motivation des élèves en même temps que ton levier progression des apprentissages » (Ec 2).

L’idée d’articuler la progression des apprentissages avec la motivation des élèves semble donc une autre représentation opératoire de l’intégration de l’évaluation à l’apprentissage que les EFE ont dû assimiler comme convention de travail importante dans le contexte de l’école québécoise. En effet, considérant la complexité des situations de travail dans les diverses expériences qu’ils ont vécues, les EFE disent avoir progressivement repéré les exigences au fondement de la différenciation de l’évaluation des apprentissages. Cette différenciation de l’évaluation se présenterait pour eux comme la manifestation légitime d’une reconnaissance de l’unicité de chaque élève et de l’exigence presque éthique, pour eux, de s’impliquer de manière active dans l’accompagnement de ces élèves en adaptant l’évaluation selon les principes institutionnels dictés pour chaque catégorie d’élèves. C’est ce que l’on trouve chez Bilal qui avance :

Je ne pouvais pas rester insensible ; (…) il fallait faire quelque chose ; (…) après tout, ce n’était pas une évaluation de la compréhension de la consigne ; (…) donc j’ai appliqué le principe de flexibilité pédagogique ; (…) c’était important ; (…) je trouvais que c’était plus juste comme cela

Ec 1

Cette valorisation du soutien à apporter aux élèves s’inscrit dans le cadre d’un projet d’inclusion et d’équité qui conduit à magnifier la différence comme base d’une vision humaniste de l’évaluation, comme c’est le cas pour Bianca qui déclare : « Pour moi maintenant, c’est une question d’éthique ; c’est une affaire de justice envers les élèves que d’appliquer la différenciation dans mon évaluation » (Ec 1). Les extraits présentés dans cette section indiquent donc la présence, à l’état embryonnaire, des deux leviers de la conversion identitaire des EFE : l’orientation prescriptive, qui met l’accent sur les objets, les normes et les modalités de l’évaluation et l’orientation éthique, qui met l’accent sur la justice sociale.

DISCUSSION ET CONCLUSION

Une conversion identitaire sous le signe d’une socialisation de débrouille

Notre étude relative à l’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en matière d’évaluation des apprentissages montre que le problème qu’ils rencontrent n’est pas seulement dans le rapport à la différenciation, mais aussi dans les différences culturelles concernant le rapport à l’évaluation. Comme souligné, dans la façon dont ils envisagent et mettent en oeuvre la différenciation, les EFE identifient autant les normes qui fondent la qualité de l’évaluation que les conventions sociales qui donnent aux pratiques d’évaluation leur signification et leur pertinence en contexte. L’analyse de leurs expériences reflète qu’ils s’inscrivent dans un cheminement de conversion identitaire. Suivant Laghzaoui (2011), la conversion identitaire est un processus éminemment social qui nécessite de s’intéresser au pourquoi et au comment du changement.

Dans le cas des EFE, cette conversion est balisée par une socialisation de débrouille (Navarre, 2019) façonnée par des interactions sociales qui actualisent des apprentissages fondamentaux. Cette socialisation suit une dynamique complexe prenant la forme d’un double ajustement, tant dans la représentation que les EFE se font de l’évaluation que dans sa pratique au quotidien. En effet, si la méconnaissance des problèmes liés aux difficultés spécifiques à certains élèves pouvait, à l’origine, favoriser la résistance au changement (l’adoption de certaines façons de faire l’évaluation), les caractéristiques du contexte et les interactions sociales avec les collègues de travail laissent peu de place à la reconduction des savoir-faire qui ont été opératoires dans leur pays d’origine. Les interactions avec les collègues mieux informés contribueraient d’ailleurs à la mise en oeuvre de manières de faire l’évaluation socialement acceptables. Les apprentissages que les EFE réalisent en situation inscriraient ainsi la reconstruction de leur savoir-évaluer dans un monde social significatif, avec des normes et des valorisations admises ou proscrites, c’est-à-dire des conventions tacites de contrôle informel favorisant l’ajustement des pratiques d’évaluation.

Sur ce plan, la conversion identitaire telle que décodée dans les expériences des EFE tend à mettre de l’avant une adaptation à des pratiques jugées plus conformes par rapport au contexte et à la situation des élèves. Telle que reflétée dans les expériences analysées, la conversion identitaire touche essentiellement la capacité des EFE à prendre du recul par rapport à leurs savoirs antérieurs et à adapter leurs manières de faire l’évaluation aux conventions de leur nouvel environnement de travail.

Les expériences analysées reflètent aussi le fait que, durant cette conversion identitaire, les EFE accèdent graduellement à un niveau ultime de compréhension des enjeux de la différenciation en évaluation des apprentissages au travers d’un processus de distanciation avec leurs pratiques habituelles. Ce processus leur permet d’accorder leurs façons de faire l’évaluation avec les normes et les valorisations du nouveau contexte de travail. Aussi, l’implication consentie au quotidien dans la prise en charge des élèves ayant des besoins d’apprentissage différents amène les EFE à développer une posture plus compréhensive, voire humaniste, vis-à-vis de l’évaluation. Les réajustements de posture ont ici été favorisés par les situations de travail, mobilisées comme des occasions d’introspection et d’apprentissage en profondeur.

Par ailleurs, comme le montre l’analyse des expériences individuelles, le cheminement de conversion identitaire des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation ne suit pas une logique linéaire, mais se négocie et se construit au travers d’inflexions plurielles compte tenu de la complexité des processus à l’oeuvre dans les situations de travail. Ce constat est d’autant plus vrai que le positionnement des EFE par rapport à ce que devrait être l’évaluation des apprentissages est évolutif, et assez souvent soumis à l’influence des situations socialisantes vécues. Ainsi, comme le relève Kaufmann (2004), « Lors d’une socialisation, l’individu n’est pas dans un rôle qui lui resterait extérieur. Il intériorise réellement des schèmes de pensée et d’action. Ce fragment de société intériorisée est à cet instant au coeur de sa définition la plus personnelle » (p. 223).

En résumé, le but de cette étude était de parvenir à mieux comprendre le processus d’adhésion des EFE à l’éthique de la différenciation en évaluation des apprentissages. Au plan méthodologique, nous avons préconisé l’examen du problème à l’étude à partir de la coanalyse d’une variété de situations caractéristiques des expériences vécues et rapportées par des EFE provenant de diverses régions du monde. Nos analyses reflètent que l’environnement social et culturel ainsi que les valeurs et les exigences qui prédominent dans leur nouveau contexte de travail façonnent ces expériences.

Aussi, l’analyse des expériences rapportées par les EFE a fait ressortir un processus laborieux de socialisation au rôle, comme l’ont aussi montré les recherches antérieures à la nôtre (Duchesne, 2017 ; Jabouin, 2018 ; Liu, 2021 ; Prophète, 2020). Dans le cas de notre recherche, il s’agit en particulier d’une prise de contrôle des conventions à caractère social qui encadrent la mise en oeuvre de la différenciation en évaluation des apprentissages. Ce processus qui implique « [d’] agir dans l’urgence, [et de] décider dans l’incertitude » (Perrenoud, 1996), s’assimilerait à une négociation continue c’est-à-dire, au sens de Périer (2012), une manière de conquérir l’ordre scolaire dans le quotidien de l’écologie professionnelle. Il s’agit là, pour les EFE qui ont participé à notre recherche, d’une étape cruciale de leur conversion identitaire, surtout en regard avec le développement des compétences nécessaires à l’exercice d’un métier complexe comme c’est le cas au Québec.

Pour finir, l’une des limites importantes de cette recherche a été de considérer l’éthique de la différenciation en évaluation sous l’angle de la conformité aux normes dominantes, celles des collègues de travail. Or, comme le démontre Dancause (2018), il y a souvent une fracture importante entre la vision des acteurs et les prescriptions ministérielles contenues dans les politiques. Une piste de recherche pertinente serait d’analyser les pratiques et les processus réflexifs et autoévaluatifs des EFE sur les valorisations sociales qui façonnent l’évaluation, une fois qu’ils ont dépassé la période névralgique d’intégration socioprofessionnelle.