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Le travail de mémoire est au coeur de l’oeuvre de France Théoret (Havercroft 2001; Couillard 1993), ce qui fait d’elle une candidate idéale pour la transmission de l’oeuvre de sa collègue et amie Louky Bersianik. Par contre, les papiers et les manuscrits non publiés qui devaient être la source du travail d’exécutrice littéraire n’ont pas été transmis à Théoret par le fils de Bersianik, comme les amies l’avaient prévu[1]. En l’absence d’accès aux écrits personnels et manuscrits non publiés de Bersianik, comment Théoret peut-elle documenter la vie et l’oeuvre de son amie sans archives matérielles? L’impasse archivistique devant laquelle se trouve Théoret fait écho à l’expérience de plusieurs personnes issues de groupes marginalisés qui ne peuvent se fier ni à la présence de matériaux ni à des stratégies d’archivage traditionnel pour la transmission de leur héritage.

Plusieurs chercheurs et chercheuses ont noté les dynamiques de pouvoir dans la constitution des archives traditionnelles, révélant comment ces pratiques conventionnelles contribuent à l’effacement des identités, des expériences et des histoires de groupes marginalisés, dont les femmes (Scott 1999), les personnes racisées (Collins 1990), les personnes gay, lesbiennes ou queers (Marshall, Murphy et Tortorici 2015; Cvetkovich 2003), et les peuples autochtones (Gray 2018). Les archives dites traditionnelles prennent souvent la forme d’un dépôt de papiers qui lient la descendance à un passé plus ou moins lointain (Scott 2021 : 107). Ces archives sont minutieusement cataloguées et décrites par des bibliothécaires et des archivistes, et elles logent dans des institutions dédiées à leur conservation. Contrairement à l’archivage traditionnel dans des fonds institutionnels, les archives de groupes marginalisés ou d’histoires traumatiques, telles que l’esclavage ou les génocides, sont souvent construites par des efforts militants de la base et conservées hors des fonds d’archives, des bibliothèques et des musées (Cvetkovich 2003 : 8).

Les archives gaies et lesbiennes ont de particulier la centralité de la sexualité et de l’intimité dans les vécus qu’elles documentent. Comme l’écrit Ann Cvetkovich (2003 : 8), « [f]orged around sexuality and intimacy, and hence forms of privacy and invisibility that are both chosen and enforced, gay and lesbian cultures often leave ephemeral and unusual traces ». Ces traces inhabituelles et éphémères mettent au défi les méthodes d’archives traditionnelles « because sex and feelings are too personal or ephemeral to leave records » (ibid. : 244). Les archives non conventionnelles permettent donc de documenter des sphères d’expériences qui posent problème aux approches d’archivage traditionnel telles que l’intimité, la sexualité, l’amour et le militantisme. Ces archives peuvent inclure des productions culturelles, par exemple des romans graphiques, des documentaires ou des biographies; des collections militantes incluant des procès-verbaux de rencontres, des états financiers ainsi que des tee-shirts et des affiches avec slogans militants (ibid. : 243); et des collections d’objets.

Bien que le cas de Théoret soit aussi marqué par l’absence d’archives matérielles pour documenter la vie et l’oeuvre de Bersianik, la documentation de l’intime ne se manifeste pas de la même manière que pour les archives gaies et lesbiennes qu’étudie Cvetkovich (2003). Pour Théoret, l’archive de l’intime pallie les avenues plus traditionnelles auxquelles Théoret et Bersianik se sont fiées, notamment la reconnaissance de l’institution littéraire et la transmission posthume des manuscrits non publiés de Bersianik à Théoret par la famille biologique. Alors que, pour les féministes lesbiennes et queers, l’intimité est le moteur de la pratique biographique (Micir 2019), dans le cas de Théoret, il s’agit plutôt d’une stratégie de dernier recours.

Dans cet article, je propose que l’espoir investi dans ces structures hétéronormatives de l’héritage – l’institution littéraire, la famille biologique et les pratiques archivistiques traditionnelles – est un des écueils de l’hétérosexualité et des privilèges qu’elle confère. Le cas de la pratique biographique de Théoret pour son amie et collègue Bersianik permet ainsi d’explorer l’influence du privilège de l’hétérosexualité dans la construction des héritages féministes. Si la documentation de l’intime, de l’affectif et de l’éphémère est une stratégie pour contrer l’absence, issue de la pratique queer de l’archivage, comment l’absence se manifeste-t-elle dans la pratique biographique de Théoret pour son amie et collègue? Si l’intimité n’est pas un moteur, mais plutôt une stratégie de dernier recours, comment sa documentation se présente-t-elle dans la pratique biographique hétérosexuelle? Comment la documentation de l’intimité façonne-t-elle le legs de Bersianik?

Les outils théoriques pour explorer ces questions sont puisés des approches queers qui étudient les méthodes non conventionnelles d’archivage. Je mettrai d’abord en contexte les thèmes de la mémoire et de l’intime dans l’oeuvre de Théoret. Ensuite, la revue de la littérature me permettra de conceptualiser la pratique de Théoret comme une archive intime (Micir 2019) constituée d’actes biographiques archivant l’amitié entre Théoret et Bersianik. Melanie Micir (2019 : 6) décrit comme acte biographique tout produit d’un « biographical impulse » c’est-à-dire né de la volonté, parfois pédagogique et féministe, d’écrire et de narrer sa vie ou la vie d’une autre personne. L’expression « acte biographique » rassemble donc un ensemble de formes : des manuscrits publiés et non publiés, des ébauches, des esquisses, des fragments, des lettres, des annotations, des collections et des objets divers (ibid. : 3). Dans le cas de Théoret, les actes biographiques qui constituent son archive intime sont des entretiens qu’elle a menés avec Bersianik en 2006 (Théoret 2014), des communications publiques ponctuelles de 2011 à 2018 ainsi qu’une nouvelle intitulée « Louky. Les féministes » (Théoret 2015). Je préciserai les éléments constitutifs de cette archive affective ainsi que les détails des deux longs entretiens menés avec Théoret à propos de celle-ci dans la section de l’article consacrée à l’approche méthodologique.

Mon analyse présentera ce que révèle l’application du concept d’archive intime dans le contexte de la pratique biographique de Théoret. L’exploration de l’absence dans le travail de mémoire de Théoret permet de constater que sa pratique biographique est caractérisée par trois modes d’absence : l’absence symbolique de reconnaissance par l’institution littéraire de l’oeuvre de Bersianik, l’absence matérielle de documents d’archives inaccessibles et l’absence physique de Bersianik à la suite de son décès. Je mettrai en lumière la manière dont la documentation de l’intimité comme stratégie de dernier recours laisse des traces inhabituelles de Bersianik. Théoret lègue un attachement affectif à Bersianik et à son oeuvre, un portrait de leur amitié basée sur une profonde complicité menant à un pacte informel de transmission d’héritage, et l’importance du rôle de témoin que jouent les amies en fin de vie et après la mort. En conclusion, j’aborderai la manière dont l’analyse du cas de Théoret peut être utile pour l’exploration de l’intimité dans la construction des héritages féministes hors des institutions hétéronormatives et le rôle des amies dans le soin (care) ainsi qu’en fin de vie.

Mémoire, autobiographie et intimité chez France Théoret

Dans l’oeuvre de Théoret, le thème de la mémoire est le terrain du développement de l’agentivité féministe, exploré à travers le genre autobiographique (Havercroft 1999 : 97). Pourtant, comme le remarque Barbara Havercroft (ibid.), les textes de Théoret « ne correspondent pas aux critères habituels du genre [autobiographique] ». Plutôt qu’une écriture thérapeutique décrivant le quotidien de l’autrice et révélant « des détails fascinants sur la vie sentimentale ou sexuelle de l’auteure » (Havercroft 2001 : 37), Théoret (citée dans ibid. : 37) parle de Journal pour mémoire comme d’un « journal littéraire » ou d’un « projet d’écriture » et rejette ainsi l’expression « journal intime » (ibid.).

La tension entre le caractère autobiographique de l’oeuvre de Théoret et son rejet du terme « intime » peut être expliquée par une volonté d’échapper aux stéréotypes de la réception critique du travail des femmes, c’est-à-dire que « les femmes ne savent écrire que l’intime » contrairement « au politique, au moral, à l’universel traditionnellement confiés aux hommes » (Turbiau 2020 : 2). Bien que le privé soit une source d’inspiration centrale dans l’écriture féministe de Théoret, son travail de mémoire révèle une distinction entre autobiographie et intimité, récit de vie et sexualité. De même, dans sa pratique biographique pour son amie et collègue, l’intime et sa relation avec Bersianik ne sont pas au premier plan. Dans ma lecture des entretiens, j’ai vu apparaître l’amitié entre les deux femmes à travers les discussions et j’ai donc voulu savoir si Théoret avait intentionnellement choisi de laisser une trace de leur amitié avec ce projet :

C’est une très belle question, mais pas à ce moment-là. Non parce que je voulais réparer une injustice faite à Louky, mais si vous me connaissiez, vous verriez que c’est typiquement moi [rires]. Je voulais réparer une injustice qu’entre autres l’Union des écrivains avait faite […] c’est la seule fois où on [l’Union des écrivains] n’a pas voté oui à une proposition pour reconnaître Louky comme membre d’honneur de l’Union des écrivains. C’est une injustice qu’elle a prise de façon très personnelle, elle a pris ça très mal.

Entretien avec France Théoret, 6 novembre 2018

Le manque de reconnaissance de son oeuvre par le milieu littéraire est ressenti par Bersianik telle une injustice commise à son égard. L’idée de réparation évoque la même « notion de dette » et la volonté de « rendre justice par le souvenir » identifiées par Havercroft (2001 : 45) dans l’analyse du travail de mémoire chez Théoret.

Le moteur du travail de mémoire de Théoret pour son amie est différent de celui d’autres pratiques biographiques, par exemple celui d’autrices queers du xviiie siècle qui utilisent le genre biographique pour inscrire leur relation dans l’histoire. C’est ce que révèle Micir (2019 : 7) dans son analyse des archives intimes qui documentent la trace du désir entre femmes. Elle y découvre la volonté des autrices d’inscrire dans l’histoire leur relation entre femmes à des fins pédagogiques, pour un lectorat queer futur et imaginé, mais aussi pour contrôler le récit romantique de leur partenaire en minimisant le rôle d’autres amies et amoureuses (ibid. : 26)[2]. Je me tourne vers ces approches queers dans la revue de la littérature qui suit pour saisir les traces inhabituelles de Bersianik conservées par la pratique biographique de Théoret.

Perspectives queers sur l’impasse archivistique et les archives intimes

Les perspectives théoriques queers de l’archivage permettent de surmonter l’impasse des approches conventionnelles devant l’absence de documents matériels, et ainsi d’élargir la conception habituelle de ce qui constitue du matériel d’archives. La différence entre les archives traditionnelles, formées de documents matériels et conservées dans des institutions dédiées à leur maintien, et celles qui documentent l’éphémère et l’affectif se situe dans le type de personnes engagées dans l’archivage, le type de matériel documenté et le lieu de conservation.

D’abord, l’archivage non conventionnel est souvent non rémunéré et mené par une variété d’acteurs et d’actrices qui ne sont pas nécessairement formés pour la tâche. Ce type d’archivage est mené comme « volunteer labours of love » (Cvetkovich 2003 : 268) et guidé par une « protective empathy » (Micir 2019 : 4). Les archives peuvent donc à la fois naître de l’intime et le documenter, comme dans le cas d’archives intimes. Micir explore ce type de projet archivistique en analysant les autrices modernistes anglaises du xxe siècle qui, par l’écriture de la biographie de leurs amies et amantes, se sont mutuellement écrit dans l’histoire littéraire. Elle conçoit ces biographies comme un militantisme féministe et queer entrepris « to resist the marginalization and exclusion of their friends, colleagues, lovers, companions, and wives from dominant narratives of literary history » (ibid. : 3). Ces actes biographiques sont menés par des proches plutôt que par des archivistes ou des curatrices ou des curateurs de profession.

La documentation de l’intime remet également en question le type de matériel utilisé pour archiver le passé. Par exemple, dans le projet Bedside Table Archives, Rebecka Taves Sheffield (2014) documente le contenu des tables de nuit de onze femmes qui résident dans la région de Toronto et s’identifient comme queer ou lesbienne. La collection inclut des photos, des jouets sexuels, des notes prises à la hâte et des entrevues qui capturent la domesticité queer afin de contester le caractère hétérosexuel du domicile, habituellement conçu en fonction de la famille, comme lieu de reproduction sexuelle et matérielle (ibid. : 110). En rendant visible ce qui demeure habituellement caché ou non archivable, ce type de projet permet d’éviter l’« archival exceptionalism » qui tend à glorifier le militantisme aux dépens d’expériences quotidiennes et domestiques (ibid. : 115).

La documentation du quotidien, comme le fait le projet Bedside Table Archives en archivant l’intimité des femmes queers et lesbiennes, fait écho à ce que Cvetkovich (2003 : 244) appelle une archive of feelings que je traduis ici par « archive affective » : « The archive of feelings is both material and immaterial, at once incorporating objects that might not ordinarily be considered archival, and at the same time, resisting documentation ». Ce type de travail de mémoire requiert de porter une attention particulière aux collections personnelles et éphémères, conservées dans différents lieux. Par exemple, les archives militantes lesbiennes Lesbian Herstory Archives (LHA) sont organisées comme un espace domestique où les visiteurs et les visiteuses peuvent « browse through the filing cabinets and shelves at their leisure rather than having to negotiate closed stacks » offrant ainsi « an emotional rather than narrowly intellectual experience » (ibid. : 241). Les archives affectives permettent donc un contact avec le passé, à la fois théorique et affectif, qui constitue ainsi un espace thérapeutique relativement aux expériences, souvent traumatiques, causées par l’oppression, l’invisibilité et les sévices (ibid.).

Les approches queers de travail de mémoire permettent donc de remettre en question non seulement qui est inscrit dans l’histoire, mais aussi par qui et par quels moyens. Bien qu’il s’agisse d’une stratégie de dernier recours, le travail de mémoire de Théoret est néanmoins façonné par le type d’absence et la documentation de l’intime, comme dans les exemples discutés plus haut. Je conceptualise ainsi la pratique biographique de Théoret telle une archive intime léguant des éléments importants de la vie de son amie et de leur relation. Les éléments constitutifs de cette archive sont décrits dans la section qui suit.

Comment analyser l’absence?

Si l’absence matérielle de documents est un défi qui ébranle les pratiques historiographiques traditionnelles (Scott 2011), l’analyse des projets d’archivage caractérisés par l’absence pose également un défi aux méthodes sociologiques traditionnelles de collecte de données. Comment est-il possible pour les chercheuses et les chercheurs d’histoires oubliées de tracer le legs de personnes n’ayant pas été reconnues par les institutions traditionnelles ainsi que le travail, souvent fait en catimini, des militantes et des militants qui reconstituent leur héritage? Le statut minoritaire des récits et des expériences de groupes marginalisés impose dans le travail de recherche un éclectisme dans les matériaux à utiliser pour l’analyse et leurs sources. Comme l’explique Cvetkovich (2003), les matériaux peuvent prendre la forme d’une variété de genres, par exemple des objets du quotidien, des romans, des poèmes, des essais, des mémoires, des vidéos et des films, des photos, des performances et des entrevues. Ces matériaux peuvent provenir de sources variées telles que des presses alternatives, des salles de spectacles, des festivals de films ainsi que d’autres espaces et réseaux culturels qui soutiennent une production médiatique alternative (Cvetkovich 2003 : 8).

Pour l’analyse du travail de mémoire de Théoret, j’ai suivi les traces de son travail en commençant par le recueil d’entretiens, enregistrés en 2006 et publiés en 2014. Comme l’écrit Théoret (2014 : 7) dans l’avant-propos du recueil, l’idée originale était d’interviewer Bersianik à propos de son travail sur la féminisation du langage : « Je suis allée chez elle avec l’idée d’un entretien, je suis ressortie avec le projet d’en élaborer six. » Le recueil est donc une coconstruction entre les deux amies, qui permet de tracer le parcours d’écrivaine de Bersianik. Le recueil commence par deux entretiens sur les figures parentales, la mère et le père, suivi d’un entretien explorant l’architecture de l’oeuvre, et il se conclut par trois entretiens portant sur trois aspects centraux de son oeuvre : la féminisation du français, le concept de prédation et la poésie de Bersianik.

Le recueil d’entretiens, première étape d’une série d’actes biographiques, ne s’inscrit pas dans un projet clairement défini, mais plutôt dans une démarche continuellement en développement qui a pour objet de « réparer l’injustice » (entretien avec France Théoret, 6 novembre 2018). C’est le décès de Bersianik qui va mener Théoret à écrire le premier jet du prochain acte biographique : la nouvelle « Louky. Les féministes ». Livré à l’occasion d’une journée hommage à Bersianik, ce texte sera publié quatre ans plus tard (Théoret 2015). Brouillant les limites entre le réel et la fiction, la nouvelle paraît dans un recueil qui rassemble trois autres récits de fiction. Ceux-ci sont des explorations féministes du thème de la prédation. « Louky. Les féministes » porte sur les effets dévastateurs que cause le manque de reconnaissance par son milieu, autrement dit sur l’expérience d’être la proie du sexisme littéraire.

Finalement, le dernier acte biographique de Théoret est un discours intitulé « Refus contraire », prononcé au 70e anniversaire de publication du manifeste Refus global le 15 juin 2018. Dans ce discours, Théoret critique le sexisme de Refus global et de sa commémoration en revendiquant le statut de classique pour une autre oeuvre, celle de Bersianik. Elle réutilisera par la suite l’extrait portant sur Bersianik dans des interventions publiques ultérieures, par exemple lorsqu’elle recevra le prix Hélène-Pedneault de la Société Saint-Jean-Baptiste le 11 octobre 2018. Mon analyse repose sur une copie inédite du texte, qui m’a été remise par Théoret lors de notre deuxième rencontre, ainsi que sur un enregistrement du discours prononcé lors de la remise de prix à laquelle j’ai assisté.

Le matériel utilisé pour mon analyse inclut l’ensemble des actes biographiques de Théoret, c’est-à-dire le recueil d’entretiens, la nouvelle et les discours sur Bersianik, ainsi que deux longs entretiens de 90 minutes chacun avec Théoret, qui permettent de contextualiser sa pratique biographique. Ces entretiens ont eu lieu à Montréal, chez Théoret, les 6 et 22 novembre 2018. Ces matériaux constituent une archive intime qui se distingue d’archives plus traditionnelles de Bersianik, comme celles du fonds Louky Bersianik à Bibliothèque et Archives Canada (BAC)[3]. Contrairement à ce fonds, l’archive intime que construit Théoret n’est pas conservée dans une institution publique : elle est conçue de documents matériels et immatériels issus de leur relation, et n’a comme fiche descriptive que le présent article qui en trace les contours.

Analyse : absences dans la pratique biographique de France Théoret

Absence symbolique : documentation de l’attachement à l’oeuvre et à son autrice

Le manque de reconnaissance de l’oeuvre de son amie par le milieu littéraire mène Théoret à poser trois gestes dans sa pratique biographique : d’abord, elle relate le parcours d’écrivaine de Bersianik, principalement dans les entretiens du recueil L’écriture, c’est les cris (2014); ensuite, elle établit sa contribution à la féminisation de la langue dans L’Euguélionne; finalement, elle revalorise l’oeuvre de Bersianik en présentant des clés de lecture, notamment en explicitant le concept de prédation. Cette exploration approfondie du parcours personnel de Bersianik et des racines de son travail sur la langue lève le voile sur la femme sensible et timide derrière une oeuvre imposante. L’admiration et l’attachement de Théoret envers son amie y sont également documentés en parallèle à l’importance de l’oeuvre de Bersianik, ce qui offre ainsi à la postérité des clés de compréhension théorique et affective pour aborder l’oeuvre et son autrice.

Les entretiens du recueil, qui tracent le parcours d’écrivaine de Bersianik, révèlent les origines de son féminisme radical, mais laissent aussi voir sa sensibilité. Les entretiens portant sur les figures parentales établissent les origines des deux éléments centraux dans la vie de l’autrice. Si Bersianik tient son féminisme de sa mère (Théoret 2014 : 13) – « cette mère-là qui n’a jamais prononcé de mots féministes de sa vie mais qui était une ardente féministe » (ibid. : 35) –, l’entrevue à propos de son père dévoile l’influence qu’il a eue sur son désir d’écrire. On y apprend aussi qu’elle a beaucoup écrit avant de faire paraître L’Euguélionne, notamment des contes pour enfants dont seulement 4 sur 46 ont été publiés (ibid. : 51), et qu’elle était réticente à publier à cause de sa timidité : « Je savais que j’écrirais toujours. Mais j’étais tellement timide que je ne voulais pas publier : je ne voulais pas qu’on parle de moi! » (ibid. : 52). Plus loin dans la même entrevue, on peut lire que Bersianik avait un manuscrit de 825 pages pour L’Euguélionne. Pourtant, quand est venu le temps des entrevues dans la tournée de promotion du livre après sa publication, « après cinq minutes, je ne savais plus quoi dire. (Rire). J’étais extrêmement timide et, pis, incapable… Le blanc, complètement. Le blanc dans la tête. Pas un trou de mémoire, mais la tête comme un trou. (Rire.) » (ibid. : 52).

Cette timidité contraste avec l’image que les lectrices et les lecteurs peuvent se faire de l’autrice à partir de ses écrits. Théoret (2014 : 35) aborde ce sujet dans l’entretien à propos de la mère :

Quand on dit de quelqu’un qu’il est radical, on pense à quelqu’un qui est insensible, qui est dur. Avec toi, c’est absolument le contraire! Toi, tu es extrêmement sensible[4].

Je suis extrêmement sensible… comme toi, sûrement. J’ai lu ma mère comme un livre d’histoire, ou un poème. Et mon père lui a écrit des mots d’amour jusqu’à plus de vingt ans de mariage. Je l’ai lue, je l’ai sentie, je l’ai inventée aussi.

Cet extrait témoigne de la sensibilité de Bersianik, de sa capacité à « lire » les gens autour d’elle et de son côté imaginatif. Ainsi, bien que le parcours de l’écrivaine montre un grand désir de prise de parole à travers l’écriture et un féminisme radical, Louky Bersianik est dépeinte dans ces entretiens comme une femme timide et sensible qui hésite à prendre la parole en public ou à s’exprimer par écrit.

Les entretiens entre Théoret et Bersianik (Théoret 2014 : 120) abordent également le sujet de la prédation, « le noyau dur de [sa] pensée ». La discussion sur la question de la prédation dans le recueil se veut une clé de compréhension de l’oeuvre de Bersianik. Ce concept apparaît aussi dans la nouvelle comme une clé affective pour comprendre la femme derrière l’oeuvre : « Lorsqu’elle clamait, tenant le bord de la table de bois entre ses mains, “ j’ai horreur d’être une proie ”, je la voyais qui vibrait tant son corps était secoué. Ses lèvres tremblaient » (Théoret 2015 : 168). La notion de proie est donc à la fois un concept théorique complexe, ayant de vastes ramifications littéraire et philosophique (Théoret 2014 : 113-120), mais aussi un concept ressenti par cette autrice qui juge avoir été injustement critiquée de par son féminisme (voir, entre autres, Bersianik (2018)) et insuffisamment reconnue par le milieu littéraire (entretien avec France Théoret, 6 novembre 2018). En archivant cette clé théorique et affective, Théoret cristallise l’image de Bersianik comme une femme imaginative et sensible, radicale et érudite.

Le recueil d’entretiens aborde également en détail la question de la féminisation de la langue. Théoret (2014 : 93) y déclare l’envergure du travail de féminisation fait par Bersianik : « Cette innovation a beaucoup d’importance et des résonances partout. J’aimerais que nous établissions la place primordiale qui te revient. Il est temps que la féminisation des titres et des noms de fonctions te soit reconnue. » Théoret intervient ainsi dans le débat autour de l’origine de la féminisation[5] du français en attribuant à Bersianik dans cet entretien l’idée de la féminisation et sa première publication dans un manuscrit. La documentation de cette contribution montre également l’admiration de Théoret à travers la discussion sur les racines du travail sur la langue fait par Bersianik, où Théoret note la qualité et l’étendue du travail (voir, par exemple, Théoret (2014 : 97)).

L’admiration de Théoret pour Bersianik et son travail est également présente, quoique de manière implicite, dans la revalorisation de l’oeuvre faite par différentes interventions publiques, comme celle qui a eu lieu à la remise du prix Hélène-Pedneault à Théoret en 2018 :

Lire L’Euguélionne, c’est pénétrer la distance, trouver le souffle, la forme, les connaissances sur la condition féminine qui font l’apparaître d’une grande oeuvre, une étape dans la culture […] Il est temps de considérer cette oeuvre de la littérature québécoise comme un chef-d’oeuvre. Le temps presse, pour les femmes, pour tous.

Par cet énoncé, Théoret réclame que soit reconnu le statut de L’Euguélionne comme chef-d’oeuvre de la littérature, « [c]omme nous considérons, ajoute-t-elle dans le discours original, Refus global, un événement majeur » (texte inédit, prononcé le 15 juin 2018 par Théoret). Lu parallèlement au recueil d’entretiens, ce témoignage public en appui au roman de son amie documente tout autant l’admiration de Théoret que le statut de L’Euguélionne comme classique de la littérature québécoise. L’absence de reconnaissance par le milieu littéraire comme moteur de la pratique biographique de Théoret pour son amie offre ainsi une clé unique pour aborder les textes de Bersianik : un attachement affectif à l’autrice et à son oeuvre.

Absence matérielle : documentation de l’intimité comme pacte informel

L’impossibilité d’accéder aux papiers personnels et aux manuscrits non publiés de Bersianik mène Théoret à diriger son attention archivistique vers d’autres matériaux plus élusifs. L’absence matérielle des textes fait donc en sorte que Théoret décrit en détail dans la nouvelle l’ambiance de l’appartement de Bersianik, lieu de leurs conversations et échanges, ainsi que la dynamique de leur amitié en partageant des anecdotes révélatrices de leurs personnalités mutuelles de même que certains malentendus et conflits. Théoret renverse ainsi le caractère genré de la sphère privée en la présentant comme lieu d’échanges intellectuels plutôt que comme lieu de reproduction sexuelle et matérielle. La complicité qui s’y développe entre les deux femmes à travers ces échanges constitue la base du pacte informel de transmission de l’oeuvre de Bersianik.

La nouvelle de Théoret est divisée en trois actes. Le récit s’ouvre sur une histoire d’intrusion : un homme est entré par la fenêtre de la chambre de Bersianik et est ressorti à la suite d’un ordre de cette dernière. L’anecdote, outre qu’elle témoigne de sa force de caractère, entraîne la lectrice et le lecteur à l’intérieur de son appartement – nous devenons en quelque sorte cet intrus qui grimpe à sa fenêtre. Après cette histoire terrifiante, Théoret (2015 : 127) nous décrit l’appartement de Bersianik à travers leurs moments vécus ensemble dans cet espace :

J’étais avec elle dans son grand appartement encombré. Des livres, des revues, des feuilles imprimées, il y en avait partout. Louky restait ambivalente devant son capharnaüm, un désordre impossible à ranger, des bibliothèques combles de livres accumulés débordaient. Elle avait aimé les collections et s’était ingéniée à les acquérir.

Théoret (2015 : 128) décrit ensuite le bureau inaccessible, ce qui l’oblige à « [se] tenir debout auprès [de Bersianik] lorsqu’il fallait consulter des dossiers électroniques ». Le petit bureau, lui, écrit Théoret (ibid.), était moins en désordre : « Elle me recevait là, au bout dégagé de la table couverte de livres, de papiers récents et d’une lampe de travail. Nous passions des heures à parler et à boire de délicieuses tisanes composées de mélanges goûteux. » Au fil des descriptions, le désordre, qui aurait pu prendre toute la place, devient secondaire. On retrouve plutôt au premier plan Théoret et Bersianik, développant sans dire un mot leur pacte informel pour la transmission de l’oeuvre de Bersianik (ibid. : 130) :

Le secrétaire, ancien et précieux, contenait des manuscrits qu’elle m’avait montrés de loin, debout près du meuble les tenant dans ses mains. Je prenais acte de leur existence, je les apercevais plutôt que je ne les voyais dans leur dimension réelle.

Un accord tacite se crée alors, au fil des rencontres entre les deux amies, par rapport au rôle de Théoret à l’égard des manuscrits de Bersianik. En décrivant leurs rencontres régulières dans le petit bureau, où elles « passaient des heures à parler », Théoret documente la complicité entre les deux femmes et les balbutiements de son rôle d’exécutrice littéraire. Elle « prend acte » de l’existence des manuscrits, amorçant ainsi leur pacte informel de transmission de l’oeuvre de Bersianik.

Le renversement féministe dans la représentation de la sphère privée, documenté dans la nouvelle de Théoret, est causé par l’absence de documents d’archives. Théoret (2015 : 168) note elle-même que cette absence met au défi les méthodes archivistiques traditionnelles : « Que puis-je rapporter de ses paroles? » Ce défi se transforme toutefois en richesse puisque, de toute manière, comme l’écrit Théoret, ce qu’elle dit ne se retrouve pas dans ses papiers (ibid.) : « Elle n’avait pas de notes sur des feuilles. » Ainsi, Théoret (ibid. : 128) documente plutôt le lieu de leurs rencontres, de leur intimité : « Nous avons eu, dans ce lieu restreint, protégé, des conversations passionnantes que je n’ai pas notées, sauf à la fin de sa vie. Là encore, j’avais son consentement. Ces murs disaient quelle femme studieuse elle était. » Le lieu est garant de l’intellectualisme de Bersianik et porte également le sceau de leur pacte informel.

Alors que le premier acte de la nouvelle débute par une scène d’intrusion, le second commence par une scène de leur intimité. Nous assistons à une accolade entre les deux amies, décrite comme un geste d’intimité qui comble un besoin profond d’affection, malgré les douleurs de la vieillesse (Théoret 2015 : 139) : « Elle aimait que je la touche, que je la serre dans mes bras, fermement. Je la pressais contre mon corps, l’entourais de mes bras, ressentais sa chaleur et sa peau à travers les vêtements, sa peau parfois endolorie qu’il me fallait presser avec délicatesse. » La narration de ce moment intime est complétée par la description de l’expérience de Théoret (ibid.) : « Je pouvais avoir l’assurance qu’elle se concentrait sur la caresse que nous nous donnions à mon arrivée et à mon départ. Ce geste m’émouvait, mon coeur battait, je cherchais à lui plaire. » La sphère privée est donc présentée comme lieu d’échanges intellectuels, sans pour autant perdre son caractère chaleureux et affectif.

L’intimité entre les deux amies passe par le toucher et les discussions passionnées qu’elles entretiennent, mais aussi par une compréhension profonde d’une caractéristique qu’elles partagent, celle d’être muettes (Théoret 2015 : 131-132) : « Elle avait la certitude d’avoir été muette, d’avoir été celle qui ne parlait pas en société, ni à l’intérieur d’un cercle, lorsqu’elle était parmi un groupe, même d’amis, même de femmes. Elle l’était encore. Je l’étais aussi. » Ce sentiment partagé de mutisme soude leur pacte informel par la compréhension commune qu’elles ont des difficultés que cela entraîne, tel que Théoret (ibid. : 152) l’écrit :

Il est nécessaire que des amies aient plus que des affinités, qu’elles possèdent certains traits communs […] Personne ne sait le malheur d’être muette longtemps attribué à l’orgueil, une souffrance inutile devant les autres, destructrice pour soi-même.

En suggérant la solitude du fait que « personne ne sait le malheur d’être muette », Théoret partage avec son lectorat l’apaisement de savoir que son amie, elle, la comprenait.

Le mutisme de Théoret et de Bersianik leur vient de leur personnalité introvertie, mais aussi à certains égards de leur parcours et de l’époque de leur éducation (Théoret 2015 : 131) : « Nous avions été éduquées sous l’ancien monde, celui de la grande tradition qui ne devait pas changer, selon les derniers mots du roman Maria Chapdelaine […] Si nous n’en parlions jamais longtemps, nous évoquions des repères communs. » Cette expérience commune s’avère fondamentale dans la démarche de Théoret (ibid.) puisqu’elle se trouve à l’origine de sa pratique biographique : « Par voie de conséquence, cela me conduisait à une proposition irréaliste. Je lui ai dit : “ Un jour, j’aimerais raconter tes années d’enfance et de jeunesse. ” Elle a eu une réponse que je pense extraordinaire : “ À qui donc mieux qu’à toi pourrais-je confier ma vie? ” ». L’extrait révèle l’importance pour Théoret de documenter la confiance que lui porte Bersianik dans ce rôle d’exécutrice, confiance qui scelle symboliquement le pacte informel qui les unit.

Bien qu’elle mette de l’avant l’amitié de Théoret et de Bersianik et leur confiance mutuelle, la nouvelle ne glorifie pas pour autant l’amitié entre les deux femmes puisque Théoret souligne également leur dissemblance. Comme elle l’écrit (2015 : 132), à part être muette, « nous étions si différentes l’une de l’autre que parler d’elle signifie dire ce que je ne suis pas ». Les éléments qui distinguent les deux femmes sont aussi présentés comme étant, parfois, source de conflits, révélant ainsi les inégalités dans leur amitié (voir notamment Théoret (ibid. : 137)). Une anecdote à propos d’une critique que lui fait Bersianik au sujet de son message vocal, rapportée par Théoret (ibid. : 149), illustre la hiérarchie présente dans leur amitié : « Sans préambule ou lien d’aucune sorte, un après-midi où nous conversions, buvant de la tisane, elle me reprocha le message de ma boîte vocale. “ Ça ne va pas ”, dit-elle d’un ton brusque. » Alors que certaines recevraient une critique par rapport à leur message vocal avec désinvolture, Théoret (ibid.), elle, la prend au sérieux :

Plus tard, j’ai écouté mon message téléphonique, le même inchangé depuis fort longtemps. J’ai perçu ce qu’elle réprouvait, ce qui ne la laissait pas indifférente, qui lui était rébarbatif. Je travaillai plusieurs fois à le modifier, à le moduler en des termes variés, à la recherche de ma voix stable, celle qui m’appartenait ou qui me ressemblait.

Par cette anecdote, Théoret (2015 : 150) témoigne certes de l’intransigeance de Bersianik, mais aussi de son attention aux détails :

Elle avait saisi, ce qui est d’une justesse irréfutable, qu’il y avait en moi la figure anonyme d’une personne de devoir. Un être exploité, dominé ou chosifié avait refait surface. L’exemple cité et son regard sévère mettaient à vu ce contre quoi j’avais lutté, ce que je détestais au plus haut point, les êtres de l’obéissance forcenée au nom du devoir, les gens de l’humiliation et du châtiment, ceux qui remarquent la petite bête noire, à la recherche de la tare à corriger.

L’admiration et l’humiliation se côtoient dans cette explication de Théoret relativement à la critique de Bersianik à propos de son message vocal. Bien qu’il s’agisse certainement d’un bon exemple pour décrire la minutieuse attention au langage que seules des écrivaines peuvent partager, cette anecdote permet surtout de plonger au coeur de la dynamique entre les deux femmes : d’un côté, la manifestation de l’intransigeance et de la rigueur intellectuelle à travers un exemple anodin du quotidien et, de l’autre, la volonté de plaire à son amie, le tout lié par une quête partagée des mots justes et de l’expression comme moyen de s’appartenir.

En somme, l’absence matérielle fait de la documentation de Théoret une archive de son amitié avec Bersianik, conservant ainsi dans une nouvelle leur pacte informel d’exécution littéraire posthume. L’absence de documents façonne également le prochain aspect de la pratique biographique de Théoret : la documentation du rôle de témoin dans les amitiés féministes.

Absence physique : documentation du rôle de témoin

L’absence physique causée par la maladie se distingue des deux autres types d’absence et mène à la documentation de la fin de vie, avec la solitude et la maladie qui l’accompagnent, ce qui vient ainsi nuancer le portrait glorieux qu’aurait pu générer la revalorisation de l’oeuvre de Bersianik. Causé par le déroulement normal de la vie plutôt que par les écueils du privilège conféré par l’hétérosexualité, ce type d’absence met en relief dans l’archive de Théoret le rôle de témoin joué par une amie, à la périphérie de la famille biologique.

Théoret campe le récit de la nouvelle pendant les dernières années de Bersianik. Un élément important de cette période de la vie de l’écrivaine est son état de santé fragile (Théoret 2015 : 158) : « Elle a failli mourir à quelques reprises. Une santé malmenée, sous observation médicale continue, oriente les pensées vers ce qui va finir, sur ce qui s’arrêtera à brève échéance. » Cette conscience du corps faillible et de la finalité de la vie est mise en contraste avec la vivacité d’esprit de Bersianik et ses réalisations (ibid. : 158) : « Elle s’affirme libre penseur notoire, elle est tout autant une femme qui se soigne […] Si elle se négligeait, elle disparaîtrait. » La maladie révèle donc aussi le désir de vivre de Bersianik (ibid. : 159) : « Il lui est arrivé de se rendre à un cheveu de la mort […] d’où elle s’était tirée par son indéfectible désir de vivre. » Cette expérience presque fatale avait été causée par une erreur de médication qui avait « failli la tuer » (ibid. : 159). Théoret précise que la médication de Bersianik lui avait causé des étourdissements, la menant à une chute qui aurait pu être fatale. Pourtant, Bersianik avait signalé ces effets secondaires mais, écrit Théoret (ibid. : 159), « [m]on amie n’avait pas réussi à se faire entendre, bien qu’elle ressentît des effets néfastes ». Le sujet de la phrase ici est révélateur : ce n’est pas l’écrivaine ou la féministe radicale qui est décrite, mais bien la femme malade et muette qui n’arrive pas « à se faire entendre ». Ainsi, la description des problèmes de santé et des limites physiques du corps montre l’envers de la médaille du militantisme, documentant ainsi une figure importante du féminisme au-delà des moments triomphants du mouvement.

En répertoriant les problèmes de santé de son amie et son désir de vivre, Théoret (2015 : 163) agit comme témoin de la vie de Bersianik, élément qui préoccupait cette dernière : « Elle parlait du fait de vivre seule. “ Personne n’est témoin de ta vie ” disait-elle. » Cette citation rapportée par Théoret illustre le manque ressenti par Bersianik vieillissant hors du couple et de la famille hétéronormative. La suite de la nouvelle fait découvrir comment l’amitié peut pallier ce manque, alors que Théoret tente elle-même de jouer le rôle de témoin à travers un segment plus typiquement biographique à la fin du récit. Théoret (ibid. : 178) y note leurs discussions sur le féminisme et la Grèce antique, les débuts de la carrière d’écrivaine de Bersianik amorcée non pas avec L’Euguélionne, « une oeuvre maîtresse », mais bien avec l’écriture de textes pour la radio, la télé et des magazines sous divers pseudonymes (ibid. : 179). Théoret aborde également le processus d’écriture de L’Euguélionne (ibid. : 181), narre son succès (ibid. : 182), et l’expérience difficile de Bersianik devant ce qu’elle jugeait comme des horreurs dites à propos de ses livres (ibid. : 183). Théoret, dont le rôle n’est pas sanctifié par l’institution du mariage et se joue à la périphérie de la famille biologique, est témoin, à travers sa pratique biographique, des origines de la vie professionnelle de Bersianik et de sa pratique littéraire et intellectuelle.

Dans ce segment biographique, Théoret continue de témoigner de la vie de Bersianik en élaborant sur un moment partagé alors qu’elle est plus âgée, une scène d’au revoir après leurs rencontres. Ce passage les situe dans un arrondissement de Montréal, Le Plateau-Mont-Royal, pendant une journée froide et humide qui contraste avec la chaleur de leurs rencontres (Théoret 2015 : 187) : « J’allais vers le sud, en direction de la rue Rachel. Il m’arrivait d’avoir un moment de culpabilité, je l’avais laissée seule. » Ce sentiment était causé par l’isolement de Bersianik (ibid. : 186) : « Je remarquais, écrit Théoret, sa solitude apprivoisée, voulue, lourde pourtant durant la saison froide. » Cependant, ces départs étaient toujours accompagnés « d’une promesse de revenir » (ibid.). Finalement, la nouvelle se conclut par l’ultime au revoir de Théoret (ibid. : 188), sorte d’éloge funèbre : « Il me reste, des conversations avec Louky, un ton, un rythme, des modulations, une affabilité, le goût de vivre. » La carrière, la vie et les impressions éphémères du temps passé avec son amie, Louky, sont donc transcrites et conservées par Théoret dans leur archive intime.

Conclusion

Ce qui aurait pu être la source d’un échec archivistique transforme le travail de mémoire que fait Théoret pour Bersianik, sa collègue et amie. Si elle avait eu accès à ses documents personnels, Théoret aurait sans doute davantage prêté attention aux manuscrits non publiés de Bersianik plutôt que de construire une archive intime (Micir 2019) qui documente la femme derrière l’oeuvre, leur intimité, ou encore les derniers moments partagés avant sa mort. Cette archive se distingue des archives plus traditionnelles de Bersianik de par l’usage d’actes biographiques, comme les entretiens formels, l’écriture de fiction et les communications spontanées, offrant ainsi un legs unique.

L’archive intime de Théoret met d’abord de l’avant une expérience émotionnelle de l’autrice et de son oeuvre, au-delà des clés de compréhension théoriques de celles-ci. Par exemple, le concept de prédation, au coeur de la pensée littéraire de Bersianik, est présenté comme une expérience vécue par l’autrice, en tant que proie. Cette documentation permet à Bersianik de survivre dans la mémoire collective comme une femme multidimensionnelle, à la fois érudite et sensible, radicale et imaginative. La pratique biographique documente également l’amitié entre les deux femmes, fondée sur l’expérience commune de mutisme et une passion partagée de l’écriture et de la rigueur des mots qu’elle exige. Le lieu de cette amitié offre également un renversement de la sphère privée, que Théoret présente comme un lieu effervescent d’échanges intellectuels. L’archive intime révèle aussi un pacte informel de transmission d’héritage, élaborée entre deux amies en dehors des archives et du mariage, et à la périphérie à la famille biologique. Finalement, l’archive affective de Théoret, influencée par l’absence physique de son amie, documente le rôle primordial de témoin que jouent les amies et les amis, surtout en fin de vie.

Dans le cas de Théoret, la documentation de l’intime constitue une stratégie de dernier recours, qui pallie les absences symboliques et matérielles que peuvent créer le sexisme littéraire, les structures familiales hétéronormatives et les méthodes archivistiques traditionnelles. L’analyse de l’absence dans la pratique biographique de Théoret révèle un troisième mode d’absence, soit l’absence physique qui n’est pas la résultante des écueils des modèles traditionnels de reconnaissance et de transmission, mais plutôt la maladie et le déroulement normal du temps. Néanmoins, l’analyse de ce mode d’absence illustre une fois de plus le modèle hétéronormatif du couple et de la famille comme témoin principal de la vie intime. Dans ses actes biographiques, Théoret transcende cette idée à travers un passage de la nouvelle plus typiquement biographique, qui narre le développement professionnel et intellectuel de Bersianik, ainsi que les derniers moments de sa vie, où Théoret agit ainsi elle-même comme témoin. L’analyse du cas de la pratique biographique de Théoret constitue donc une invitation à réfléchir davantage aux écueils de l’hétérosexualité dans la construction des héritages féministes ainsi qu’au rôle des amies et des amis dans les soins et en fin de vie, deux thèmes sur lesquels j’élabore brièvement dans les paragraphes qui suivent en guise de conclusion.

D’abord, dans la construction de l’héritage de Bersianik, Théoret et son amie se sont heurtées à une institution littéraire qui les refuse, dont elles espéraient la reconnaissance. Elles ont fait confiance à une structure familiale traditionnelle qui leur a causé des embûches, dont elles espéraient la collaboration. Et elles se sont fiées à des matériaux traditionnels d’archives, auxquels Théoret n’a pas accès. Cet investissement dans les structures hétéronormatives et la documentation de l’intime pour pallier les absences créées par ces structures diffère de la situation des féministes lesbiennes et queers qui ont dû élaborer de nouvelles approches archivistiques en première instance pour contrer leur invisibilisation. Néanmoins, l’amitié entre femmes et l’effervescence intellectuelle, la complicité ainsi que le sentiment de responsabilité qui l’accompagne sont désormais au coeur de l’héritage immatériel de Bersianik que la pratique biographique de Théoret lègue au lectorat. Ce nouvel éclairage sur le recours à l’intime pourrait être utile dans les recherches portant sur les méthodes d’archivage hors des modèles hétéronormatifs dans la construction d’héritages féministes. Il pourrait aussi servir aux féministes elles-mêmes, autrices ou non, pour guider leur choix dans la construction de leur propre héritage.

Finalement, j’ai voulu mettre en lumière dans les pages qui précèdent le rôle peu reconnu mais primordial de l’amitié dans l’intimité et les soins (Roseneil et Armengaud 2011). En m’inspirant des approches queers de l’archivage, je propose que l’on prête davantage attention aux archives affectives non seulement dans les question d’héritage, mais aussi dans les soins et la fin de vie. Selon mon analyse, ces archives construites dans l’intimité, par des proches à la périphérie de la famille biologique, témoignent des expériences féministes vécues hors des institutions hétéronormatives, telles que le mariage ou la famille, léguant ainsi un modèle alternatif de sociabilité et de solidarité.