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Autrice de On ne naît pas soumise, on le devient (2018), Manon Garcia, dans son dernier livre, accorde au concept de consentement sexuel la place centrale qu’il mérite, ne serait-ce que pour donner du sens à toutes ces affaires de violations sexuelles[1] qui font les manchettes quotidiennes. En réponse au mouvement #Metoo, des campagnes de sensibilisation au consentement sexuel bourgeonnent sur les campus et en ligne, mais Garcia rappelle un problème de taille : le consentement ne permet pas toujours de départager le (bon) sexe du viol. À ce propos, un consensus émerge en sciences sociales : les expériences de la sexualité des femmes (et personnes non binaires, pouvons-nous ajouter, comme le fait remarquer Garcia ailleurs dans l’ouvrage) font état de plusieurs situations consenties, mais non voulues ou non désirées. Ainsi, à la suite d’une « enquête analytique[2] », Garcia défend la thèse suivante : le consentement est un outil potentiellement émancipateur, à condition qu’il soit mobilisé avec un souci pour les injustices de genre[3]. Dans les deux premiers chapitres, Garcia justifie la nécessité de la discussion sur le consentement, parce que nos intuitions et scénarios ne nous donnent pas suffisamment d’indices quant à la nature, la portée, ou l’importance du concept. À la suite de cette problématisation, Garcia propose, en quatre chapitres, une véritable généalogie du concept de consentement. Enfin, dans le septième et dernier chapitre, l’autrice développe sa propre conception du consentement sexuel.

Le premier chapitre rappelle que le consentement sexuel est un concept polysémique mobilisé dans trois sphères différentes, sans pour autant appartenir à l’une d’entre elles. Le consentement sexuel n’est pas uniquement un concept juridique : la distinction entre le droit civil et le droit pénal fait que le consentement sexuel n’est pas une forme de contractualisme, puisqu’il ne crée pas d’obligation comme le ferait un contrat civil normal, mais génère plutôt une autorisation ou un droit de retrait. Il n’est pas non plus passif, reposant sur un supposé accord originel comme le consentement politique. Au contraire, il est un acte performatif et volontaire. Garcia nous enjoint également de faire attention aux analogies avec d’autres situations de la vie courante. Socialement, le sexe a un statut particulier. Non seulement les lois et les institutions distinguent-elles les infractions à caractère sexuel des autres types de violences, mais le public se saisit fréquemment des sujets de débat comme le travail du sexe ou la pornographie, ce qui laisse voir que notre conception de la sexualité façonne notre compréhension du consentement sexuel et en fait un sujet d’étude à part. En somme, ce qui est permis (légalement comme moralement) n’indique pas s’il s’agit de bon sexe. Ce n’est pas parce qu’une relation sexuelle est légitime qu’il y a épanouissement. Ainsi, les questions directrices sont posées : 1) comment le consentement peut-il servir dans la lutte contre les violations sexuelles ? et 2) est-ce que le consentement peut rendre compte d’un désir sexuel authentique ?

Pour y répondre, il faut d’abord passer, dans le chapitre deux, par les auteurs classiques et par ce que Garcia nomme « les deux morales du consentement » (p. 60). Ces deux perspectives différentes ont, sans qu’on s’en aperçoive, dressé la table de la Sex war[4], la guerre du sexe qui a opposé les féministes radicales aux féministes prosexe. Le harm principle de Mill permet de ne s’intéresser qu’au moment précis où le consentement est échangé. Si un acte sexuel ne cause pas de tort, alors il n’y a pas lieu de sombrer dans le moralisme en le condamnant. Quant à la morale kantienne, utile lorsqu’il est temps de défendre la dignité humaine, elle voit le consentement comme l’exercice de l’autonomie de la personne. L’accent n’est alors plus sur l’individu, mais sur la personne en tant qu’elle possède la faculté de raisonner comme le reste de ses semblables. Pour la morale utilitariste, le consentement aurait le potentiel de protéger l’individu, alors qu’une approche centrée sur la dignité humaine considère la personne dans son contexte. Aucune de ces deux approches n’est meilleure que l’autre, même si, comme le constate l’autrice, les prosexe semblent avoir remporté cette manche dans l’opinion publique. Il demeure que dans la pratique juridique comme dans l’analyse morale, l’usage du concept de consentement peut se baser sur les deux approches.

La jurisprudence et les analyses de cas de BDSM (bondage, domination, sadomasochisme) mobilisés par Garcia dans ses chapitres trois et quatre illustrent cette ambiguïté. Le BDSM privilégie le contrat pour s’assurer que les pratiques restent sécuritaires, saines et consenties (safe, sane and consensual). Ce recours au contrat, sans valeur juridique, demeure judicieux, puisqu’alors, des pratiques qui pourraient être qualifiées de déviantes ou condamnables résultent néanmoins d’un accord passé entre personnes autonomes. Les détracteur·trice·s du BDSM, en plus de déplorer la violence, même contrôlée, y voient un affront à la dignité humaine allant même jusqu’à annoncer l’apocalyptique droit au sadisme au nom d’une supposée liberté sexuelle. Rappelant le rapport antagoniste qui caractérise les scripts sexuels collectifs des rapports de dominant/soumis, iels mettent en garde contre ce qui prétend être subversif, arguant que ce n’est là bien souvent que le renforcement des hiérarchies sociales habituelles. Les statistiques vont d’ailleurs dans ce sens, puisque 30 % des hommes passeraient au viol s’ils se voyaient dire non (p. 187), et qu’ils préfèrent être en position dominante dans la chambre à coucher, au sens où la culture BDSM l’entend. Seulement une minorité des femmes se considéreraient comme dominatrices (p. 137), elles préfèreraient donc être soumises, ce qui laisse à penser que leur consentement à des pratiques BDSM est peut-être facilité par leur position sociale.

Il n’y a pas de doute, alors, le sexe est politique. Le quatrième chapitre passe par la critique foucaldienne de la scientia sexualis, c’est-à-dire du discours sur la sexualité qui, en plus de décrire et chercher à comprendre les mécanismes sexuels à l’oeuvre tout au long de la vie humaine, pathologise ou condamne nombre de pratiques et de préférences sexuelles que nous savons aujourd’hui être tout à fait normales. Alors qu’il s’agissait auparavant de l’apanage de la religion, l’effet dévastateur du monopole des institutions que sont la médecine et la psychiatrie sur le discours de la sexualité est plus insidieux qu’il n’y paraît : les consciences peuvent être modelées par un discours dominant, et l’authenticité des désirs peut même être remise en question. Pour libérer les sexualités, il faut une critique des rapports sociaux hiérarchisés et maintes fois observés d’un point de vue sociologique.

C’est donc spécifiquement du consentement des femmes qu’on doit s’assurer. Cette idée, étudiée par Garcia dans son cinquième chapitre, permet le constat du caractère genré du consentement, ce qui a longtemps été ignoré par certain·e·s éthicien·ne·s préoccupé·e·s par un souci de neutralité. Cette neutralité ne serait possible que s’il y avait eu égalité des libertés. Or les femmes ont historiquement été reléguées à un statut d’inférieure ne jouissant pas des mêmes conditions que les hommes. Garcia réfère à Susan Moller Okin, l’une des premières grandes critiques féministes du libéralisme contemporain. Le consentement des femmes aux relations sexuelles, et, plus généralement, à la place occupée dans le foyer, est déjà limité de telle sorte que, même s’il répond aux critères de validité, on ne peut s’assurer qu’il est l’exercice de leur pleine liberté. Rappelons-le, le consentement, pris généralement, est d’abord un concept utilisé par les philosophes politiques pour expliquer l’assentiment général à un contrat social. Or, étant donné la distinction instituée entre sphère publique et sphère privée et l’exclusion historique et systématique des femmes de la sphère publique, l’hypothèse des féministes Pateman et Mackinnon est que le consentement a plutôt été introduit dans la sphère privée pour justifier des pratiques oppressives déjà présentes. Ferventes critiques de l’industrie de la pornographie, de la prostitution et du BDSM, elles considèrent le consentement sexuel comme un outil pour dissimuler la violence de la domination sexuelle. Ainsi, même comme concept juridique, le consentement ne serait d’aucune aide puisqu’il n’interroge pas les pratiques elles-mêmes : dans des cas litigieux, on cherche à vérifier le consentement de la victime, et non pas l’illégitimité de l’acte. On se demande alors ce qui motive l’assentiment de certaines femmes. Pour Nicole-Claude Mathieu, il y a contrôle des valeurs et donc « aliénation psychique » des femmes, ce qui rend toute tentative de révolte extrêmement difficile (p. 179).

Si le consentement n’est peu ou pas observé, le sexe non consenti est-il nécessairement un viol ? C’est la question que pose Garcia dans son sixième chapitre. Que faire si une personne ne considère pas avoir été agressée sans pour autant avoir consenti en vertu des critères établis ? Pour répondre à ces questions, il faut s’intéresser aux normes de genre et aux injustices épistémiques. D’abord, quand les campagnes de sensibilisation au consentement enjoignent de dire non, les filles et les femmes élevées dans notre société ont de la difficulté à dire non, car refuser poliment se fait à mots couverts. Quant aux normes de genre masculines, elles conduisent malheureusement certains hommes « entitled[5] » à ignorer le non-consentement de leur partenaire (p. 211). L’origine de ces normes, selon Garcia, ce sont les injustices épistémiques[6] — injustices relatives à la production, au partage et à la production de connaissances. L’injustice testimoniale se voit lorsqu’on ne considère pas crédible la parole de certaines personnes, aussi affirmative soit-elle. Dans un imaginaire collectif façonné par la pornographie ou même, dans notre cas, par la galanterie à la française, le « non » d’une femme est vu comme un potentiel « oui » voilé. L’injustice herméneutique, quant à elle, comprend que le consentement, disponible pour penser la sexualité, ne permet pas de rendre compte de situations en « zone grise » caractérisant l’expérience particulière de certaines personnes en marge du courant dominant. Finalement, l’injustice de contribution rend compte de l’ignorance active au sujet des préférences sexuelles marginales. Il y a donc des expériences sexuelles positives, même si elles sont le produit de préférences adaptatives, c’est-à-dire de préférences par défaut. Même si l’autonomie complète n’existe pas, tout sexe non consenti n’est pas viol. Penser le contraire serait une banalisation de l’expérience des victimes de viol, et ce serait méprisant pour les personnes qui ne considèrent pas leurs expériences comme déplaisantes.

C’est dans le septième chapitre que Manon Garcia propose son éthique sexuelle du consentement, tenant compte des conclusions partielles du livre et avec l’idée d’autonomie en son coeur. Rappelant le sens étymologique du terme — sentir ensemble — elle invite à penser le consentement sexuel en fonction d’un « projet sexuel » plutôt que de rester dans une dynamique d’opposition des sexes. C’est là que réside l’intérêt du concept :

Une expérience érotique réussie n’est pas simplement une expérience dans laquelle le plaisir est maximisé — même si c’est sans doute souhaitable. Une expérience réussie est une expérience dans laquelle l’être humain fait l’expérience corporelle, charnelle de ce qu’il est dans toute son ambiguïté. Et dans cette expérience, le rapport à l’autre est absolument essentiel. C’est face à l’autre, parce que je le conçois comme un autre, que je me reconnais moi-même comme un sujet. C’est à travers le regard de l’autre que je me découvre ou que je me sais objet. Et ce qui donne la dignité et la liberté du sujet, c’est précisément de tenir ensemble cette ambiguïté d’être à la fois sujet et objet, ambiguïté qui est par essence une vulnérabilité, mais qui est aussi la condition même des joies de l’expérience érotique

p. 235

Ce très beau passage est inspiré de l’idée de la subjective objectivité beauvoirienne : une sexualité réussie est une sexualité ou la nature ambigüe de la relation sujet-objet est prise en considération. Je sais que l’autre me désire — je suis donc objet de son désir —, mais le moi-sujet désire aussi cet autre comme objet. Ici, le plaisir est double : physique, on l’espère, et découlant de l’expérience partagée de la vulnérabilité d’être un objet de convoitise.

C’est en repensant l’éthique de la sexualité que se trouve la voie du salut, car il y a peu de changements à espérer du système judiciaire. Les poursuites ne donnent pas de résultats satisfaisants et ne reconnaissent ni ne réparent les dommages causés par l’abus. Statistiquement parlant, peu de cas d’agression sexuelle se rendent devant les tribunaux et, lorsque c’est le cas, il y a aussi le danger de victimiser de nouveau les personnes agressées. Qui plus est, une mise en garde contre ce que certain·e·s ont appelé « féminisme carcéral » est de mise, puisque ce sont, encore une fois, les hommes racisés qui paient principalement le prix de leur crime. Dans un contexte de racisme systémique, cela a un impact considérable sur les femmes de leur vie. « L’activisme juridique a tendance à manquer d’efficacité lorsqu’il n’est pas fondé sur le changement culturel correspondant » (p. 253). D’où la nécessité de considérer d’autres avenues de justice et surtout des changements sociaux qui se traduisent, entre autres, par un engagement sérieux en faveur d’une éducation à la sexualité.

En somme, Garcia propose une réponse nuancée à ses deux questions de départ : le consentement peut servir dans la lutte contre les « violations sexuelles » tant qu’on ne parie pas trop sur l’aspect juridique et à condition qu’il repense les rapports de genres, non plus en termes antagonistes, mais comme ouverture à l’autre. Discuter du consentement est donc le point de départ d’une conversation sur la sexualité qui prend en considération toutes les parties. Cependant, vouloir réhabiliter le concept de consentement à tout prix conduit à négliger au moins trois autres avenues d’une véritable révolution sexuelle (si une telle chose est possible). L’accent sur le consentement montre que, dans l’esprit collectif, le sexe est d’abord une activité de couple. D’une part, se connaître soi-même avant d’aller à la rencontre de l’autre est bénéfique, ne serait-ce que pour le plaisir ou pour la confiance en sa capacité à être sujet de sa sexualité. D’autre part, le couple, comme la famille et le mariage, est une institution politique qui sert les intérêts de l’organisation patriarcale. Gayle Rubin, autrice-phare du mouvement queer, à laquelle Garcia réfère dans son livre, a montré que l’organisation sociale et politique est telle que le couple est avantagé au détriment des personnes seules et de toutes les autres organisations de vie domestique : il y a une injonction au couple et particulièrement au couple hétérosexuel. D’un autre côté, les conditions de consentement des personnes marginalisées ne sont pas partout pareilles. La sexualité n’occupe pas la même place ni n’est vue de la même façon par toutes les cultures. Par exemple, la sexualité dans la culture orale arabe est associée au pouvoir des femmes considérées comme égales en intelligence aux hommes[7].

À l’exception de ces quelques bémols, on ne peut que recommander la lecture de La conversation des sexes à qui souhaite un panorama exhaustif de tout le corpus de la littérature féministe sur le consentement en philosophie anglo-saxonne, comme en philosophie de langue française. Tous·tes les auteur·trice·s clés de plusieurs traditions et mouvements différents sont interpellé·e·s, ce qui représente un travail de recherche monumental. De plus, Garcia montre que les positions généralement opposées (féminisme libéral et féminisme radical, féminisme et théorie queer) ont toutes apporté des arguments significatifs et valides. Bref, cet ouvrage était nécessaire et il ouvre la voie à une nouvelle théorie du consentement.