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Archibald Lang Fleming (1883-1953), est un missionnaire de l’Église anglicane du Canada, affilié à la Missionary Society of the Church of England (MSCC). Après des études à Toronto, au collège Wycliffe où il s’inscrit en 1908, il est ordonné diacre en 1912, puis ministre anglican en 1913. Il est nommé archidiacre de l’Arctique en 1926, une position qu’il occupera jusqu’en 1933, date à laquelle il devient le tout premier évêque de l’Arctique.

Pour ses confrères, Fleming est connu sous le nom de « The Flying Bishop », en raison des nombreux voyages qu’il a effectués dans l’immense diocèse de l’Arctique. Dans un de ses livres qui a connu plusieurs éditions depuis sa parution initiale en 1956, Fleming est présenté comme « Archibald the Arctic », un missionnaire aventurier qui a voyagé « dans les terres stériles où aucun homme blanc n’est encore allé pour y prêcher le christianisme » (Fig.1). Plus modestes, les Inuit de la terre de Baffin lui ont attribué des surnoms très inclusifs : Inuktauqauq, (« le nouveau membre Inuk »), Nagligusuktuq (« celui qui aime ») ou encore Niaqukallak (« la petite tête ») (Laugrand 2002, 277). Fleming effectue deux longs séjours dans le sud de la terre de Baffin, à Lake Harbour (Kimmirut). Au cours de son premier séjour, de 1909 à 1911, il apprend l’inuktitut avec Julian Bilby, rattaché à la Church Missionary Society, et compagnon du Révérend Edmund James Peck. Ce séjour est initiatique et lui permettra de participer à une fête de Sedna, encore pratiquée dans cette région, alors qu’elle a déjà disparu de Blacklead Island, suite à l’installation dans cette station baleinière de la toute première mission anglicane baffinoise par Peck, en 1894. Fleming réalise un second long séjour à Lake Harbour de 1913 à 1915, mais il se voit obligé de quitter les lieux pour des raisons de santé. Plus tard, dans les années 1920, il reviendra plusieurs fois en terre de Baffin, avant de voyager ensuite plus à l’Ouest, dans la région du Mackenzie, pour y exercer ses nouvelles fonctions d’évêque.

Figure 1

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P 9314, no 29, Archidiacre Fleming en vêtement Eskimo fait de peaux de caribous, terre de Baffin, T.N-O.

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P 9314, no 29, Archidiacre Fleming en vêtement Eskimo fait de peaux de caribous, terre de Baffin, T.N-O.

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Figure 2

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 218, Ang Mak Juak, garçon Inuk. 191 ?

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 218, Ang Mak Juak, garçon Inuk. 191 ?

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Fleming laisse derrière lui des archives abondantes et riches. Ces documents sont pour la plupart conservés aux Archives du Synode Général de l’Eglise anglicane du Canada. En plus d’une importante collection de photographies prises entre 1913 et 1915[1], et en particulier de magnifiques portraits (Fig. 2), Fleming y a déposé de la correspondance, des rapports, des versions brouillons de ses livres, des textes de conférences, des extraits de journaux et ses carnets de notes. L’ensemble de ces documents représente un rayon de 104 centimètres. D’autres documents, dont le recensement qui nous intéresse, sont conservés à Ottawa, aux archives nationales, ainsi qu’en Angleterre.

Peter Geller et Christopher Trott ont analysé une partie du corpus iconographique de Fleming. Ils soulignent, à juste titre, sa fascination pour la christianisation qui transforme les Inuit. Celle-ci est appréhendée comme un passage, une transition « de l’obscurité à la lumière ». Ainsi, le tout premier ouvrage de Fleming était intitulé Children of the Twilight. Il deviendra ensuite Dwellers of the Arctic Night (1928). Geller (1998, 63) et Trott (2001, 173) expliquent que Fleming a modifié son titre après avoir vu l’ouvrage The People of the Twilight publié par Diamond Jenness, mais qu’il a conservé cette image de la nuit. Au-delà de son obsession pour la conversion des Inuit, (Trott 2001, 173), Fleming appartient à son époque où prédomine une idéologie paternaliste et coloniale.

Dans cet article, nous nous limitons à présenter un recensement qu’il a effectué en 1914 et qui provient des archives nationales. Pour des raisons qui nous échappent, ce document n’existe pas dans le fonds des archives anglicanes. Il s’agit d’un des rares recensements historiques qui existent dans les archives religieuses[2]. Nous souhaitons également aborder le travail de Fleming sur le chamanisme, dans la mesure où il a été effectué à la même époque que le recensement. Certes, cette référence n’apparait pas dans le document, mais Fleming est animé par le projet de connaître toutes ses ouailles et leurs traditions ; il est hanté par la question de savoir si les Inuit avaient ou non, une religion et la connaissance de Dieu. Le recensement lui offre une occasion idéale pour découvrir des chamanes encore actifs dans les familles.

Le texte qui suit se veut donc une introduction générale au recensement démographique que Fleming a réalisé à la suggestion de son évêque, à des fins tactiques, pour mieux planifier et contrôler l’évangélisation, pour convaincre aussi les membres bienfaiteurs qui financent les missions et ses propres autorités préoccupées de savoir s’il faut poursuivre l’évangélisation des « païens ». Nous proposons de revenir d’abord sur le contexte d’une christianisation en cours à l’époque du recensement, en soulignant l’engouement des Inuit pour ces idées. Nous examinerons ensuite l’intérêt de Fleming pour le chamanisme des Inuit en apportant quelques éclairages sur ses observations. Nous terminerons par la présentation du recensement. Missionnaire dévoué qui découvre le chamanisme, Fleming s’identifie en somme comme « un observateur intéressé ».

La christianisation des régions du Sud-Baffin

Le recensement de Fleming est réalisé dans le contexte de la christianisation des régions du sud de la terre de Baffin.

Un prosélytisme généralisé

Peu après l’installation d’une mission permanente à Blacklead Island (Uummanarjuaq), en 1894, par le révérend E. J. Peck, les idées chrétiennes ont connu une circulation intense.

Dans les archives, plusieurs missionnaires font état de cette diffusion rapide des idées chrétiennes.

Chez les Nugumiut installés à Cape Haven (ou Singnia, dans la baie de Frobisher), une femme nommée Toologak connaissait l’écriture syllabique dès 1896. En 1898, le missionnaire J. Bilby confirme cette dynamique d’une évangélisation sans missionnaire et remarque que les Inuit distribuent un peu partout des copies du Nouveau Testament[3].

Dans les régions du détroit d’Hudson, les Inuit prosélytes précèdent également les missionnaires. Si le témoignage de Pitseolak recueilli par D. Eber est juste, les Sikusuilarmiut, soit le groupe le plus éloigné de la baie de Cumberland, entrent en contact avec le christianisme avant 1901 (Eber et Pitseolak 1993, 40).

Figure 3

Reproduit avec l'autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P9314, no 435 Luke Kidlapik, Cathéchiste autochtone depuis 35 ans.

Reproduit avec l'autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P9314, no 435 Luke Kidlapik, Cathéchiste autochtone depuis 35 ans.

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En 1901, Bilby rapporte que plus 200 Inuit de la région de Singnia, où ils ont été christianisés, sont déplacés à bord du navire Active sur Salliq (l’île de Southampton), pour servir de main-d’oeuvre à une compagnie écossaise, la Robert Kinnes and Sons of Dundee. Ces activités ont lieu de 1899 à 1903 (Ross 1975, 57 et son chapitre VII). Du fait que ces Inuit savent déjà lire leurs livres, Bilby note que les idées chrétiennes se répandent sur l’île sans la moindre présence missionnaire[4].

En 1911, le révérend E.W.T. Greenshield fait à son tour référence à cet accueil très favorable que des Inuit habitant les régions situées entre Uummanarjuaq et la mission de Kimmirut (Lake Harbour) réservent au christianisme : « In his southern journey, Luke Kidlapik reached settlements of Eskimo never visited yet. He found them eager and anxious to learn however, practically all of them being able to read, and having some knowledge of Christianity chiefly through copies of the Gospels which they had obtained and read continually »[5] (Fig. 3.).

La diffusion du christianisme se poursuit enfin dans les régions plus septentrionales. En 1910, Greenshield précise ainsi que des Inuit sont devenus chrétiens grâce au prosélytisme de leurs leaders, Joseph Kingoolik et Munyeapik [Maniapik] (Fleming 1932, 145).

En juillet 1908, Greenshield rencontre des Inuit du Cape Kater qui réclament la venue d’un missionnaire[6]. En 1910, il dresse le tableau suivant de la situation sur toute la côte est de la terre de Baffin : « There are signs of awakening […]. I heard through the natives that some of these people are gathering themselves together to study the Gospels for they have become dissatisfied with their heathen condition »[7].

En 1911, alors que Kidlapik, un catéchiste, voyage dans le sud de la terre de Baffin avec sa compagne, il y observe de nouveau cette évangélisation inuit[8] : « We hear of advances all along the coastline both north and south for hundreds of miles. People desiring to be taught and forming themselves into little congregation to study, under the leadership of one »[9].

La création de la mission de Kimmirut/Lake Harbour en 1909

L’idée d’ouvrir une seconde mission dans le Sud-Baffin, à Ashe Inlet en particulier, n’était pas neuve. Faute de moyens monétaires et d’un appui logistique approprié cependant, elle avait été reportée. Dès 1907, Bilby faisait valoir que 100 ou 200 Inuit vivaient dans cette région après qu’une mine de mica ait été ouverte[10]. En 1909, Peck, Bilby et A.L. Fleming parviennent à affréter l’un des navires du Dr. Grenfell. Le 30 juillet 1909[11], les trois missionnaires quittent Terre-Neuve à bord du « Lorna Doone ». Le 27 août, alors qu’ils abordent la terre de Baffin, le projet de s’installer à Ashe Inlet doit toutefois être abandonné. Noo-voo-le-a les informe que la majorité des Inuit de la région vient de se regrouper plus loin sur la côte, à Kimmirut (Fleming 1956, 49).

Dès leur arrivée, les missionnaires sont surpris de l’accueil enthousiaste des Inuit : « A loud cry arose from many [...] We wanted Ministers and now they are come »[12].

Peck découvre qu’ici aussi, une femme akuliarmiut d’un certain âge s’est improvisée catéchiste et a décidé d’évangéliser les autres[13] : « Sunday after Sunday she had taught them and a real work of God had gone »[14]. Bilby dresse un constat similaire : « They knew the hymns, and could read the Gospels, having taught one another. They prize their Books. One woman had given a complete Eskimo woman’s dress for a copy of the Gospels »[15].

À Lake Harbour, les trois missionnaires et l’équipage du « Lorna Doone » reçoivent l’aide des Inuit pour la construction de la mission qui se fait du 28 août au 3 septembre. Un premier service y est célébré le dimanche 29 août 1909. Dans la foule venue y assister, Peck remarque que plusieurs des Inuit présents possèdent déjà leurs propres livres de prières : « these they had obtained [...] from Eskimos whom they had met in their travels ». Et le missionnaire de noter : « Certainly in all my experience amongst the Eskimos I have never noticed such signs of the Holy Spirit’s power as is manifest amongst this people »[16]. Lorsque le 9 septembre, il reprend le navire pour Terre-Neuve, laissant sur place Bilby et Fleming, Peck redouble donc d’optimisme.

Fleming se lance dans l’apprentissage de la langue avec l’aide de Bilby et des Inuit. Le missionnaire dialogue avec plusieurs locuteurs pour éviter des prononciations qui seraient trop idiosyncratiques (Fleming 1956, 59). Chaque matin, il consulte la grammaire de Peck, et chaque après-midi il met en pratique son apprentissage en visitant les différentes familles, et en recueillant à son tour des termes dans un glossaire. Fleming fait connaissance de Yarley, un jeune garçon qu’il recrute et fréquente au quotidien. Dans un style paternaliste et colonial, le missionnaire relate comment il lui fit un jour prendre un bain pour le nettoyer, voyant dans ces gestes, la métaphore d’une véritable transformation à la fois civilisationnelle et spirituelle. Yarley est éduqué par les missionnaires du poste, il partage les repas avec eux et leur fait pratiquer la langue (Fleming 1956, 61-2).

Dans leur travail d’évangélisation, les missionnaires Bilby et Fleming se heurtent moins à l’attitude des chamanes qu’à une demande religieuse presque frénétique. Mais Fleming a mis peu de temps à identifier les chamanes de la région. Lors d’un voyage à Singnia en 1911, par exemple, des Inuit l’informent de la situation : « Got my friends to call of the angokoot. Lookase was a very great angokoot, Atseak was an angakoot, Pitseolak, Ingmillo ( ?), Ingmillo’s wife was an angakoot of some importance. Of the Frobisher Bay people, [Annie] was an angokoot, Pe was a very great one, Adame (big) was one, Noona and Pâne were both angokoot especially Pâne Adame (small) was also an angokoot »[17].

Notons que trois de ces chamanes (Lookase, Annie, Adame) portent un nom chrétien. Le cas de Pit-soo-lak (Pitsiulaaq) est intéressant à relever. Ce puissant chamane, qui a jadis été au service du Capitaine Murray à bord de l’Active, était devenu un grand leader et le chasseur le plus influent de la région. Or, il propose un jour de s’installer, lui et sa famille, tout près de la mission afin de bien s’assurer -dit-il- que les chasseurs apportent du gibier aux missionnaires, ce qui les exempterait du coup de visiter les camps aux alentours… Mais pour Fleming la tactique est vite débusquée, et il décline. Le missionnaire souligne la récurrence de ce type de situations où des chamanes tentent de jouer les truchements afin de s’accaparer des avantages.

This was my first experience of a situation that was to repeat itself many times over during my years in the Arctic. An angakok has nearly always attained his position by virtue of his force of character and his ability to control people. […] Rather than evince open enmity he often feels it better to manoeuvre himself, if possible, into the advantageous role of interpreter and general manager. At this juncture the missionary is faced with a delicate decision. If he refuses the offer and offends the angakok the whole tribe may be influenced against listening to the Gospel of Love. If he accepts the offer, can he trust the sincerity of the man ?

Fleming 1956, 67

La réponse de Fleming est donc négative, et les missionnaires n’en subissent pas les conséquences.

Dès novembre, ils circulent à traîneaux à chiens dans les campements des alentours de Lake Harbour. Bilby confie bientôt à Fleming la tâche d’instruire une vingtaine d’enfants à Aulatsivik. Les cours portent à la fois sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture syllabique, avec un peu d’arithmétique et des séances de catéchisme le dimanche. Aux adultes, les missionnaires enseignent les contenus de la bible. De nouveau, les Inuit semblent très réceptifs et dans les camps, le serrement de la main devient rapidement un signe d’une conversion réussie.

Certaines pratiques préchrétiennes demeurent pourtant bien vivantes, comme ces règles d’abstention en cas de décès. Lors de la mort de Johnny Penny, un vieillard, Fleming observe ainsi les faits et gestes de ses ouailles : « For three or four days after Johnny died his immediate family relatives were not allowed to wash, to cut their nails or to comb their hair. The tent in which a death occurs has to be destroyed, and for this reason when Johnny was taken ill he had been put into a small separate tent » (Fleming 1956, 101-102). Un autre exemple est celui de l’isolement des femmes lors de leurs menstruations, une pratique qu’il observe à propos de Noo-nah-pik (Fleming 1956, 111), sans parler du port des amulettes que le missionnaire note à maintes reprises (Fleming 1956, 113). Cette première christianisation ne transforme donc pas totalement les Inuit.

Dès les premières années, si l’essentiel du message chrétien est présenté, si les commandements de Dieu sont enseignés, « la vie païenne » pour reprendre l’expression de Fleming, lui paraît tenace.

Un bel exemple est cette fête de Sedna que Fleming et Bilby découvrent soudainement, alors qu’ils se rendent dans un campement à l’est de Lake Harbour, au moment de Noël :

All unwittingly we had arrived at the time when the Eskimo were about to celebrate the Feast of Sedna. Pit-soo-lak, the conjurer, was in great spirits because he had been most successful in securing the largest number of seals, including four square flippers or bearded seals. When we reached the settlement he, with the assistance of several men, was building a very large igloo for the festival. Two days later all the necessary preparations had been completed and there was a great excitement among the people.

Fleming 1956, 106

Figure 4

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 153, deux chamanes masqués.

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 153, deux chamanes masqués.

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Une photographie de deux chamanes en costume cérémoniel reproduite pour la première fois dans un article de Trott (2001, 184 ; Fig. 4), a probablement été prise à ce moment-là. Fleming (1956, 107) fait d’ailleurs explicitement référence à un masque cérémoniel. En se basant sur l’ethnographie de Peck, on y reconnaît en effet deux chamanes de type qailiqtitat (« ceux qu’on a fait venir »), l’un représentant un homme, l’autre une femme, qui interviennent au moment des fêtes de solstice hivernal (voir aussi Bilby 1923). Le masque avec les tatouages qu’arbore l’un des personnages évoque celui que porte un qailiqtitaq (ou qiluktelak selon l’orthographe de Peck) dessiné par un Inuk de Blacklead Island (Laugrand, Oosten et Trudel 2006, 309).

À notre connaissance, il s’agit là d’un des rares cas où des missionnaires anglicans ont pu assister à des rituels chamaniques. Selon Fleming, la situation aurait généré un certain malaise, poussant les deux hommes à s’identifier comme des « observateurs intéressés » :

Bilby felt that we were facing a very crucial problem. Should we as missionaries attend this exhibition of pagan magic and dancing ? He was sure that Peck would not approve, for he had shunned all such meetings at Blacklead Island. On the other hand, if we absented ourselves, Pit-soo-lak might well claim that we were afraid of his powers, since he attended our services and allowed his wives and children to attend. After prayerful consideration, we decided that we should attend and see ourselves, not as critics but as interested observers.

Fleming 1956, 106

Mais un paragraphe révèle encore plus cet embarras de Fleming :

When the singing finally stopped, some of the women by squeezing, elbowing and climbing worked their way to the entrance and disappeared. Bilby and I, who were near the door, followed them, for we had no desire to participate in the feast that was to follow. It was not until later that we discovered that part of the ritual connected with the Feast of Sedna was that, as old Ang-er-niik blundly put it, “no man sleeps with his wife for three nights but always with some other woman.”

Fleming 1956, 108

Les deux missionnaires mettront des années à comprendre les paroles prononcées lors du rituel, mais ils offrent tous les deux de nombreux détails sur ces fêtes (voir Bilby 1923) qui ne tarderont pas, à l’instar des tambours, à disparaître du sud de la terre de Baffin. Fleming ajoute d’ailleurs qu’à l’issue de cette fête, Bilby et lui concentreront dorénavant leurs efforts à la faire cesser (Fleming 1956, 110).

En 1912, alors que Fleming a quitté la mission, c’est au missionnaire P. F. Broughton de confirmer à son tour le dynamisme de ces nouveaux chrétiens inuit. Broughton enregistrera alors six baptêmes supplémentaires et recourra à l’aide d’une femme[18] pour l’appuyer.

Le second voyage à Kimmirut

En 1913, Fleming reprend le bateau pour le Nord. Il embarque cette fois sur le Nascopie, puis à bord du Pelican[19]. Il arrive à Lake Harbour le 21 août, escorté par des Inuit heureux de le retrouver. Sur place, les conditions ont considérablement changé. Alors qu’au moment de son premier séjour, aucun autre homme blanc ne séjournait encore dans le sud de la terre de Baffin, la situation s’est modifiée avec l’ouverture, entre autres, d’un comptoir de traite par la Compagnie de la Baie d’Hudson à Lake Harbour.

Lors de ce second séjour, Fleming vient remplacer J. Bilby qui l’informe qu’après de sérieuses vérifications, 31 adultes ont été baptisés l’été précédent[20]. En 1914, la demande de baptêmes est d’ailleurs si frénétique que Fleming se sent obligé d’y mettre un frein : « Many of the Eskimo are anxious to be baptized and some certainly should be, but I wished to impress them last year with the importance of the step, for some of them seemed to have got the idea that we wished to baptize them »[21] . Dans Dwellers in Arctic Night, Fleming (1928, 84), cite la lettre d’un responsable de poste de traite, datée de 1915 : « I can safely say that the Eskimo resident between the Saddleback islands and Fox Channel as a community of people are better Christians than the average white community living in civilization ».

Fleming cite également plusieurs exemples d’Inuit qui se sont convertis ou ont résisté. Ces noms apparaissent dans le recensement. C’est le cas, par exemple, de Ing-mil-ah-yo :

I had been staying for several weeks I visited the oldest man in the settlement, named Ing-mil-ah-yo, whom I had known for years. During that time my esteem for him had deepened with each succeeding year. First as a pagan and later as a Christian I had been impressed with his spirit and character, but I was not prepared for the faith which he displayed that day. As I write I seem to see the old man sitting on a box in a tent. Cataract had blinded his eyes, but his face was beaming with joy as he told me of how God had blessed him and cared for him. How happy he was because Jesus had died for him and loved him. How when he died he would go to be with Jesus, and would have new eyes, and so be able to see the prophets and other believers.

Fleming 1928, 92

Un autre exemple est celui de Sow-ne-ah-lo, « l’homme à la grosse voix », sous-entendu « dont les commandes doivent être exécutées ». Fleming le décrit comme un puissant leader et un chasseur exceptionnel, mais aussi comme un païen qui a toute sa vie refusé le christianisme (Fleming 1928, 105). Le missionnaire relate sa rencontre et sa discussion avec lui :

The old man was as definite in his opposition to Christianity as ever, in spite of the fact that many of his people had accepted the Faith and been baptized. He explained with a simplicity and honesty that commanded respect that he was a conjurer or high priest according to the beliefs of the Eskimo and did not care to exchange these beliefs for new ones, even while the words in God’s Books were very wonderful and good.

Avec un brin de compassion, Fleming ajoute que son hôte est resté fidèle à ses traditions jusqu’à sa mort, survenue en 1926. Lors d’une visite en terre de Baffin l’année suivante, il cite le témoignage qu’on lui rapporte :

« After you left us for the foreigners’ country Sow-ne-ah-lo gathered his family and his friends together and departed to the land beyond the glacier. There he kept the Eskimo (pagan) feasts and lived as the Eskimo used to live, for you remember, he was never a believer in God through Jesus. Last winter, because he was an old man, he died ». Selon ce témoignage, Sow-ne-ah-lo serait donc resté païen.

Fleming 1928, 108

Dans le sud de la terre de Baffin, Fleming a beaucoup travaillé et voyagé avec Pudlo (Pallu). C’est de ce catéchiste qu’il tient un bon nombre de ses informations et celui-ci l’aidera aussi à réaliser le recensement. Pudlo prit plusieurs fois le relais de l’évangélisation lors de l’absence des missionnaires et Fleming se liera d’amitié avec lui et sa famille. Un jour, alors qu’il se prépare à quitter Lake Harbour avec Yarley, la fille de Pudlo est malade et à l’article de la mort. Fleming, qui a suivi des cours de médecine, décide alors de reporter son départ : « In view of little Pit-soo-lak’s condition, I felt I should not leave the mission. Pudlo now needed me, as I had often needed him. This was a time of bitter trial for him, and our friendship was deep. Indeed there had grown up between us a devotion and a mutual intuition that was at times startling and almost unbelievable » (Fleming 1956, 181).

Fleming n’a que des bons mots pour le dévouement et le travail de Pudlo qui, de son côté, plaidera souvent auprès des Inuit les plus résistants pour qu’ils abandonnent leurs pratiques chamaniques. Le missionnaire écrit :

I shall never forget that afternoon service when Pudlo stood before us as one filled with the Spirit of God […] Then he appealed to them in the most eloquent, inspiring fashion to put aside all -yes, all the old pagan practices and beliefs. He pleaded with them to follow only the Great Spirit who is Iso-ham-i-to-mit Iso-ham-i-to-mut, that is “from everlasting to everlasting.”

Fleming 1956, 181

Lors de son second long séjour en terre de Baffin, Fleming voyage intensivement. À Kinngarjuaq où il se rend pour célébrer le service du dimanche, il fait pour la première fois son sermon sans notes. Mais peu de temps plus tard, l’heure du départ a sonné. Le 12 août 1915, alors qu’il s’apprête à embarquer à bord du Nascopie qui vient d’accoster à Lake Harbour, il confie alors l’évangélisation moyennant salaire à ses deux fidèles catéchistes. Kidlapik reçoit la responsabilité des régions à l’Est de Lake Harbour et Pudlo (Fig. 5), celles de l’ouest jusqu’à Cape Dorset.

Figure 5

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P9314, no 71, Joseph Pudlo, cathéchiste et sa femme Silah, 1914-1915.

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P9314, no 71, Joseph Pudlo, cathéchiste et sa femme Silah, 1914-1915.

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Figure 6

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 222, Silah (avec son enfant dans son dos) femme de Pudlo, vers 1914.

Reproduit avec l’autorisation de The General Synod Archives, Anglican Church of Canada, P7516, no 222, Silah (avec son enfant dans son dos) femme de Pudlo, vers 1914.

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Les représentations biaisées du chamanisme par Fleming

Comme Peck, Fleming a consigné de nombreuses observations sur le chamanisme inuit, notamment des chants de chamanes. Pit-soo-lak et Neparktok (Napaaqtuq) sont deux Inuit qui, une fois convertis, lui ont relaté de nombreuses histoires à ce sujet : « I shall always feel indebted to an Eskimo named Neparktok for the help in this matter. He had been an angakok and had become Christian only after much travail of soul. We were sitting in his igloo at a place called Arnaking at the close of day ». (Fleming 1956, 153) Contrairement à Peck, il n’a cependant jamais produit une analyse sérieuse et détaillée de ces matériaux.

Fleming n’associe jamais le chamanisme à une religion mais à une pensée confuse et très limitée (Fleming 1956, 153). Il considère les Inuit comme des « enfants primitifs des glaces » (Fleming 1928, 35) et à ses yeux, leur raisonnement religieux relève du syllogisme. Pour lui, la question est de savoir si les Inuit possèdent vraiment une religion (Fleming 1928, 34), si leur vie dangereuse ne les pousserait pas à croire plus que tout au surnaturel : « Every event in life, every possible circumstance has its appropriate religious formula ». Les Inuit de l’époque vivraient ainsi dans une forme de polythéisme : « a polytheistic religion, developing from a primitive animism, i.e., they do not believe in some Supreme Being, but in a multiplicity of gods or spirits » (Fleming 1928, 34 ; 1956, 155).

Fleming évoque un panthéon inuit riche de 50 divinités (« gods »), une information qu’il partage avec Bilby qui a publié une liste de 50 tuurngait, des esprits auxiliaires chamaniques. Fleming observe que deux esprits se démarquent : Tek-kit-serk-tok (Tikitsiqtuq) et Oo-look-sark (Uluksaq) (Fleming 1928, 56). Tek-kit-serk-tok est décrit comme l’esprit de la terre, des ours et des animaux terrestres. Possesseur du caribou et des loups, il incarne une sorte d’équivalent de Sedna, qui possède les mamifères marins. Une pratique que le chasseur Muk-ki-titok décrit au missionnaire, à l’issue d’une chasse au loup, du coup s’éclaire :

Muk-ki-titok had caught two wolves. After skinning them he performed a curious rite which neither Bilby nor I had seen before. He placed all his hunting equipment on top of the snow-porch of his igloo and then, carrying the wolfskins in his arms, he walked around the dwelling seven times. When this was done he handed them to his wife, who also walked seven times around the igloo.

Fleming 1956, 114

Oo-look-sark, lui, est l’esprit des lacs, il y réside et fait office de conseiller des chamanes en apportant des réponses à leurs interrogations. Le missionnaire consacre quelques pages à Sedna (Sanna) et au mythe d’origine du gibier marin, mais de son point de vue, cette figure n’occupe pas un rôle central, contrairement ici aux informations recueillies jadis par F. Boas qui a séjourné dans la baie de Cumberland avant l’ouverture de la mission anglicane en 1894.

Pour Fleming, l’angakok (angakkuq), le chamane s’appréhende comme la personne la mieux habilitée à communiquer avec les esprits de l’invisible qui contrôlent la vie et la mort, et les forces de la nature (Fleming 1928, 39). Le missionnaire confie en avoir rencontré plusieurs, et même les avoir aimés :

Regarding the conjurer or magician, it has been the writer’s privilege to count quite a number of these men amongst his friends. For years they presented the greatest possible obstacle to the success of our efforts, but in every case they were the men of exceptional ability. True, they had all the low cunning of the savage, and in their efforts to maintain their power over the people they were ready to stop at nothing. Yet, I found them splendid fellows and grew to like them.

Fleming 1929, 40

Son recensement comporte bien les noms de nombreux chamanes, mais le missionnaire ne les identifie jamais explicitement. Il faut lire ses ouvrages pour en apprendre davantage. Quelques exemples sont éclairants.

À propos de Pit-soo-lak, cité comme un habitant de Il bik shak (p. 13 dans le recensement), Fleming écrit : « Another conjurer named Pit-soo-lak (the sea dove) who was a particularly skillful hunter and thoroughly understood the habits of the animals and birds, had no less than three wives, two of whom were sisters. With the most utter disregard for the views of his wives, he was ready to use them as “trade goods” wherever they could secure for him the greatest return » (Fleming 1928, 41).

Le recensement compte plusieurs cas de polygamie et il est vraisemblable que les hommes concernés soient pour la plupart des chamanes ou des leaders et grands chasseurs. Dans le cas de Pit-soo-lak, Fleming explique que l’homme tentera même de recruter Silah (Fig. 6), qui était pourtant déjà unie à son catéchiste, Pudlo (Fleming 1956, 113).

En matière de divination, Fleming indique avoir été le témoin direct d’une pratique de qilaniq (ou head-lifting) performée par Kad-loo-e-tok (Qalluittuq), dont le nom figure aussi dans le recensement.

At a place near Cape Dorset I saw Kad-loo-e-tok, the conjurer, lie down on the sleeping-bench alongside a man named Noong-ar-lo who was running a high temperature. A cord of sealskin was then placed round the head of the sick man and attached to the end of a stick in the hands of the conjurer. Then incantations began and the spirit of a departed friend was summoned by Kad-loo-e-tok. After a pause he asked if a certain spirit were present. The head was so heavy that it could not be lifted, so the visiting spirit was now asked for advice regarding the disease and its cure. Again there was a pause, somewhat longer than the other, after which the weight went out of the head, and thus Kad-loo-e-tok knew that the spirit had departed. The séance was closed with the promise that the sick man would get better.

Fleming 1956, 155

Le missionnaire évoque ici une variante dans la technique même du rituel qui exige un bâton, comme chez les Ahiarmiut. Fleming a fort bien noté les innombrables interdits (« taboos ») qui s’imposaient aux Inuit à l’époque (Fleming 1928, 43 ; 1957, 154) et la confession publique comme la clé de voûte de ce système : « The breaker of any taboo is required to confess his sin or he will bring disaster upon not only himself but upon the community. Should certain spirits be insulted this evil will come in the form of sickness or scarcity of food ». (Fleming 1928, 44). Il ne relie cependant pas cette institution au christianisme. Par contre, il s’interroge à plusieurs reprises sur l’idée de sacrifice et consacre quelques pages aux offrandes que les Inuit font à trois esprits, sur trois sites différents : une colline (non identifiée) au sommet de laquelle un inuksuk a été dressé ; à Auyuittuq, sur le glacier Grinnell près de Pangnirtuuq ; et en mer, lorsqu’il y a de grosses vagues.

Fleming admet la difficulté à enquêter sur ces questions de religion, « It is often very difficult indeed to get these people to speak regarding their beliefs » (Fleming 1928, 38). Certes, le missionnaire possède bien la langue, il a même déjà traduit des chants chamaniques à la demande de Franz Boas, mais ce type d’entreprise demeure complexe. En 1914, c’est à la suite d’une nouvelle demande de Boas, qu’il se transforme momentanément en ethnographe :

I had received a letter from Dr Boas of the Museum of Natural History, New York, asking me to obtain for him translations of over three dozen Eskimo songs which he had gathered during a visit to Cumberland Sound some years before. I had already spent a considerable amount of time on this project, getting my best help from the conjurers, but I decided to consult Kilk-re-apik also. He and Matte sang a number of the ancient songs in their funny cracked voices, but their words were so indistinct that I could not always catch them. Consequently I asked a very intelligent boy named Sookso and his sister to come into the igloo and listen, and then they repeated to me the words that were not clear until I was able to understand all except those special words used only by the conjurers.

Fleming 1956, 171

En 1923, Fleming décline une nouvelle demande de traduction que lui adresse Boas, qui lui répond :

I am sorry that you cannot translate the tales. […] May I inquire in regard to the songs which you were good enough to translate for me a number of years ago while you were still in Baffin Land. I judge from your letter that in making these translations you had the help of Eskimos, and I am wondering whether they knew the songs. In most of them I think this is quite clear, but there is one, an angakok song, which has worried me for many years, and in regard to which I should like to know whether the translation was made by an Eskimo.[22]

Une note consignée dans ses carnets suggère que Fleming a bien participé à plusieurs séances chamaniques, ce qui était pourtant formellement interdit aux missionnaires Anglicans : « Where the hand-writing is very bad it indicates that it was written in the dark of an igloo during a séance by an angakok »[23]. Comme Peck, il a recueilli des données précieuses sur le chamanisme qui restent à étudier. Ses carnets comprennent ainsi plusieurs chants de chamanes dans une écriture difficile à déchiffrer.

Le recensement de 1913-1914

Le recensement de Fleming ne semble pas avoir été conservé par les archives anglicanes. Nous l’avons trouvé aux archives nationales à Ottawa, avec des carnets de voyage du missionnaire et ses transcriptions et traductions de chants chamaniques[24]. Dans un rapport qu’il adresse à Peck daté du 5 septembre 1914, Fleming fait état de ce recensement au quinzième point : « Acting upon the Bishop’s suggestion I have made a census of all the Eskimos from Blacklead Island west. Their names, sex, approximate age of below 20, and location. You can have a copy of the census when desired… »[25]. Il souligne que de nombreux Inuit se sont déplacés de Blacklead Island et des îles Ottawa pour s’établir à différents endroits dans le détroit d’Hudson, ce qui a généré une augmentation importante de la population dans cette vaste région de l’ordre de 120 à 130 personnes, et qu’il serait du coup pertinent d’ouvrir une nouvelle mission à Cape Dorset à l’extrême ouest du détroit. Le recensement est précédé d’une carte. Au total, 691 personnes ont été recensées, 341 de sexe masculin et 350 de sexe féminin, avec 471 personnes dans le détroit d’Hudson (voir le document pour plus de détails), 63 personnes dans la baie de Frobisher, 23 au Cap Haven et 134 à Blacklead Island. Le recensement indique également les âges des Inuit ce qui offre de multiples lectures.

C’est donc en 1913, en compagnie de Pudlo et de Yarley, que Fleming consigne les noms des Inuit qu’il rencontre dans le recensement. Ce dernier est réalisé afin de lui servir d’outil pour convaincre son église de poursuivre l’évangélisation et le financement des missions. Fleming se montre donc de nouveau comme un observateur intéressé.

Les trois hommes entreprennent leur voyage en traineaux à chiens le 25 janvier 1913. Gardant en mémoire l’expérience dramatique de B. Hantzsch, un explorateur allemand mort de faim quelques années auparavant, Fleming s’est bien préparé. Il a fait envoyer des colis à son intention à Itinik. Avec ses deux guides, le missionnaire s’arrête dans tous les camps entre Itinik et Cape Dorset. Il recense les Inuit et les instruit à la fois. Fleming relate en détail ce voyage dans un chapitre de Archibald the Arctic, rappelant ses efforts pour trouver systématiquement des guides locaux qui l’accompagneraient avec ses deux catéchistes.

Dans un rapport qu’il envoie à Peck, le 5 septembre 1914, il s’explique de nouveau, faisant valoir ses déplacements dans des campements reculés :

During much of the greater part of this trip I was travelling through a new country where no missionary had ever been before and I found the people very ignorant but very anxious to learn. I was able to hold services at practically every village on the straights. Those villages which lay off the desert route were visited on the return journey and to get to one village (when the people never having seen a missionary were most anxious for me to them and sent out word to this effect) we had to make a long trip inland. At every village I received a most hearty welcome and the one complaint was that I could not stay longer with them[26].

Au cours de ses déplacements, le missionnaire relate la présence des chamanes, les « conjurers ». A Kimil, par exemple, il rencontre deux chamanes, Luk-ta et son neveu Silah. Cette fois, face au missionnaire, Luk-ta se montre opposé aux nouvelles règles que veut imposer le christianisme. Cette franche attitude impressionne Fleming qui rapporte :

He and his people were followers of the old way and would continue therein. This was said quietly as a statement of fact. There was in this man that which I had observed in many of the Eskimo, a dignity and honesty that was most disarming. I explained that the Decalogue was not good for the white man only […] Luk-ta said, “Perhaps you are right. When I know more I too will understand why our fathers had the customs we keep and how many of the laws of the Great Spirit we should keep also -probably ! (Fleming 1956, 174)

Le missionnaire s’intéresse à toutes les traditions, et pas qu’au chamanisme. Un jour, à sa demande, Silah dessine ainsi sur papier une carte géographique, afin d’aider le missionnaire à se rendre à Cape Dorset. Et Fleming de remarquer que cette carte de Silah est bien plus précise que celle qu’il a obtenue du Gouvernement canadien : « When I showed Silah my map he examined it very carefully and then said quite frankly that the man who had drawn it was « completely ignorant » (Fleming 1956, 175).

Autre exemple. Sur un carnet, Fleming identifie les différents termes que les Inuit de ces régions utilisent pour nommer les vents. En partant du nord, dans le sens des aiguilles d’une montre, il distingue ainsi sept différents vents :

  • — « O-wong-nung » (Uangnaq) que l’on peut traduire par ‘qui vient de là en bas (de la mer)’ (ou ‘qui souffle vers là en bas ?’) ;

    — « Too-noo-veak » (Tunuviaq) : ‘qui vient d’en arrière (c’est-à-dire du côté sombre, du nord)’ ;

    — « Ka-nung-nak » (Kanangnaq) : ‘qui vient d’ici en bas’ ;

    — « Sow-me-ak » (Saumiaq) : ‘qui vient de la gauche’ ;

    — « Nee-gil » (Nigiq) : (l’étymologie de ce mot reste inconnue, mais il se retrouve partout, de la Chukotka au Groenland) ;

    — « Pung-ung-nuk » (Pingangnaq) : ‘qui vient d’ici en haut’ ;

    — « Tal-lilk-peak » (Taliqpiaq) : ‘qui vient de la droite’[27].

Tout en menant son travail d’évangélisation, Fleming semble donc intéressé par les savoirs des Inuit. À la fin de son voyage, il s’arrête dans la baie d’Amadjuak pour y revoir le chamane Anil-me-oob qui se montre depuis toujours réfractaire au christianisme et à ses sermons, l’empêchant d’évangéliser quiconque de son groupe. Une fois de plus, son opinion fait apparaître un sentiment ambivalent : « I tried out to put myself in his position and ended by admiring him very much even while I knew that he was the greater obstacle to the progress of the work to which I was committed » (Fleming 1956, 177).

Les données du recensement doivent être considérées avec prudence, d’autant plus que les Inuit portent plusieurs noms et que Fleming n’en cite toujours qu’un seul. Qui plus est, Fleming écrit au son, c’est-à-dire qu’il note ce qu’il entend en transcrivant les consonnes et voyelles inuit comme si elles relevaient du système phonique de l’anglais. Par exemple, il ne fait aucune distinction entre le k (vélaire) et le q (uvulaire) inuit. C’est ainsi que le toponyme Koo yahgoot she peut être compris comme Kujagutsiq (« l’acte sexuel » ; lieu d’accouplement des caribous ?) ou Qujagutsiq (« le bonheur »). La voyelle a, prononcée en inuktitut à peu près comme elle l’est en français, est transcrite a, ah, u, e, etc. par Fleming. Celui-ci ne distingue pas toujours entre consonnes simples et doubles. Le nom E lauk jo ak, par exemple, doit-il se lire Ilaurjuaq (« grand morceau ajouté ») ou Illaurjuaq (« grand foetus ») ? Tout ceci rend souvent difficile l’interprétation exacte des données du recensement, quoique celles-ci peuvent parfois se révéler intéressantes sur le plan dialectologique. Ainsi, certains noms (Ob lo ne ak lo – Ubluriarluk ; Ab koo nah lil – Apqunalik) semblent révéler l’existence de groupes consonantiques commençant par b ou p, maintenant disparus des dialectes du sud Baffin mais toujours présents plus à l’ouest. De même, les deux façons dont Fleming orthographie le nom signifiant « guillemot noir » (sea dove) reflète sans doute une différence de prononciation déjà en existence à son époque, entre le parler de Cape Dorset (Pit soo lak – Pitsiulaaq) et celui de Kimmirut (Pit yoo lah – Pittiulaaq) (Dorais 2017).

Une transcription complète du recensement en orthographe inuit standard permettrait de retrouver les noms des ancêtres dans les sources missionnaires, tout en identifiant leurs descendants qui portent encore ces noms. Ce serait toutefois un travail de longue haleine, qui devrait être mené par des locuteurs natifs du sud Baffin pour être crédible. Nous avons donc choisi de ne donner ici que quelques exemples de transcriptions : la liste des lieux habités visités par Fleming (Tableau 1), celle des habitants de Cape Haven (Tableau 2), ainsi que celles des personnes vivant à Kimmirut et à Seu ne noon/Sinarnat, près de Cape Dorset (Tableaux 3a et 3b). Il est remarquable de constater que plusieurs noms apparaissant au recensement sont toujours en usage dans la région, qu’il s’agisse de prénoms et de patronymes (Pitsiulaaq, Pi, Itilluit, etc.), ou de toponymes : au moins la moitié des lieux visités par Fleming en 1913 figurent encore sur les cartes toponymiques de l’Inuit Heritage Trust Place Names Program (http://ihti.ca/eng/place-names/pn-seri.html).

Tableau 1

Liste des noms de lieux

Liste des noms de lieux

Colonne de gauche : orthographe de Fleming; colonne de droite: transcription en orthographe standard.

Source consultée (le 14-12-2020) pour la vérification de certains noms de lieux : Inuit Heritage Trust Place Names Program (http://ihti.ca/eng/place-names/pn-seri.html)

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Tableau 2

Liste des habitants de Cape Haven (poste de traite)

Liste des habitants de Cape Haven (poste de traite)

Abbréviations : P = père; M = mère; G = garçon; F = fille; A = aînée (colonne de gauche : orthographe de Fleming; colonne de droite : transcription en orthographe standard)

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Tableau 3a

Liste des habitants de King me roo/Lake Harbour (Kingmirut)

Liste des habitants de King me roo/Lake Harbour (Kingmirut)

Abbréviations : P = père ; M = mère ; G = garçon ; F = fille ; A = aînée (colonne de gauche : orthographe de Fleming ; colonne de droite : transcription en orthographe standard)

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Tableau 3b

Liste des habitants de Seu ne noon (Sinarnat)

Liste des habitants de Seu ne noon (Sinarnat)

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À la lecture du recensement, il est manifeste que le christianisme est déjà bien présent dans ces régions, plusieurs noms renvoyant à des appellations bibliques. Apparaissent ainsi de nombreux noms chrétiens, comme Noah, Peter, Mary, Jacob, etc. ou encore ce couple d’Adam et Eve. Il est vrai qu’à l’époque, de nombreux Inuit empruntaient leurs noms en fouillant les bibles et autres catéchismes qui circulaient. Fleming en fait état à propos d’une vieille femme, Me-tik qui vient lui offrir du foie de phoque :

When addressed as Me-tik she said her name was now Noo-nah-pik. This puzzled us because we had noted that from time to time some of the other Eskimo had changed their names. […] We discovered that when an Eskimo had a run of ill luck he besought the conjurer to give him a new name in the hope that he would thereby gain new physical powers and more success.

Fleming 1956, 114

Les Inuit de Baffin ont eu un véritable engouement pour les nouveaux noms chrétiens. Peter Pitseolak (Eber et Pitseolak 1975, 61; voir aussi Søby 1997, 296) s’en souvient :

When I was growing up I knew people who changed names as often as they felt like it -without being baptized. They were always looking for better names. When we started to be able to read the Bible, people would pick names from the Bible and say. “Maybe, if I have this name, God will save me.”

Plusieurs personnages connus dans l’ethnographie de la région apparaissent dans la liste des noms recensés. Un exemple suffira, soit celui de Too loo ak jo ak, l’un des premiers catéchistes de Peck qui a participé activement à l’évangélisation de la baie de Cumberland. Tulugarjuaq a jadis été chamane et un auxiliaire des baleiniers, mais il se convertit et il est officiellement nommé catéchiste le 29 novembre 1903 (Laugrand, Oosten et Trudel 2006, 23), puis baptisé publiquement le 21 février 1904. De nos jours, Tulugarjuaq est considéré comme le tout premier ministre anglican de la terre de Baffin. D’autres de ces noms mentionnés par Fleming apparaissent enfin dans la liste des nombreux auteurs qui écrivent des lettres aux missionnaires, à Peck notamment, qui a quitté l’Arctique en 1905 (voir Laugrand, Oosten et Kakkik 2003).

Conclusion

Il y a quelques années encore, les aînés qui avaient connu ces premiers missionnaires anglicans en terre de Baffin en gardaient une mémoire vive. Lucasie Nutaraaluk, par exemple, a mentionné que Fleming l’a baptisé à Kimmirut et que les derniers Inuit à recevoir ce sacrement ont été les gens de Cape Dorset, du fait que le missionnaire exigeait que les candidats au baptême connaissent suffisamment bien le christianisme au préalable. Il se souvenait que Fleming était un voyageur infatigable et qu’il traitait les gens avec beaucoup d’équité partout où il passait (Nutaraaluk 1995). Pour plusieurs Inuit, chamanisme et christianisme n’était pas incompatibles alors que pour d’autres, la conversion et l’adoption de noms chrétiens impliquaient d’importantes transformations. Fleming fait part de ces deux aspects de la christianisation où la conversion s’accompagne de résistances. Avec les chamanes qu’il n’identifie pas comme tels dans le recensement, il semble d’ailleurs avoir noué de bonnes relations.

Le recensement qu’il a produit participe de sa volonté de convertir, mais ses ouvrages comme certaines notes dans ses carnets, qui restent à étudier, révèlent son intérêt pour le chamanisme, ce qui demeure assez exceptionnel parmi les missionnaires anglicans de cette époque.

Le recensement est d’une grande valeur pour analyser l’histoire de cette partie du Nunavut. Ces archives inédites devraient intéresser au plus haut point les jeunes générations qui retrouveront là, peut-être, des noms des membres de leurs familles proches ou éloignées et, derrière ces noms maladroitement orthographiés, des histoires d’une autre époque susceptibles, à leur tour, de raviver la mémoire.