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D’abord, un truisme : de tout temps, l’humain s’est déplacé, ou du moins a-t-il toujours été affecté par les modifications de son environnement, fût-il climatique, industriel ou naturel. D’aucuns diront par la suite que jamais l’humain et son environnement n’auront été aussi mobiles que depuis l’aube de la première révolution industrielle et l’apparition de la machine à vapeur. Que l’on parle d’« utopie cinétique » (Sloterdijk 2000), de « mobilisation générale » (Lussault 2007) ou de « mobilité généralisée » (Lannoy et Ramadier 2007), les discours sont nombreux à tenter de conceptualiser les diverses mobilités sociales, culturelles, technologiques et physiques qui composent le matériau même de la vie moderne. Or cette vie moderne et cinétique a également vu l’émergence d’appareils d’enregistrement permettant non seulement la production et la diffusion d’images et de sons, mais aussi, pour paraphraser Walter Benjamin, une meilleure représentation du monde qui nous entoure. Et puisque ce monde se modifie sans cesse, c’est certes aussi pour mieux rendre compte de ce dynamisme qui nous entoure et nous emporte avec lui que les appareils devinrent, avec les années, de plus en plus portables, maniables et simples d’emploi. Ces appareils portables permettront en cela d’enregistrer, d’inscrire, voire d’écrire audiovisuellement, cette « mobilisation générale ». La mobilographie comme écriture de la mobilité, donc, se veut perception du monde, ou mieux, instauration, au sens que donne Étienne Souriau à ce terme, d’une connaissance de la vie qui se meut[1].

Le lien entre le matériau mouvant, fluide et changeant de la vie et les techniques qui permettent de tirer une image et un son de ce rapport entre l’humain et le fugitif nous incite à comprendre le concept de mobilographie à l’aune d’un matérialisme écologiste. La mobilographie est une pratique d’écriture audiovisuelle qui a connu la fortune cinématographique que l’on sait, tant en fiction qu’en documentaire. Mais au-delà des genres au sein desquels elle est d’usage, cette pratique révèle en son fondement un affect qui est de l’ordre de l’engagement, de la participation et de la correspondance. En effet, la mobilographie, on va le voir, ne se limite pas à l’enregistrement du mouvement perçu, mais engage littéralement l’individu « appareillé » dans une relation, que l’on dira médiale, avec son milieu. Le milieu comme matériau de la vie ne peut en ce sens être réduit au dualisme matérialiste qui ne fait voir de la matérialité que ses deux faces, naturaliste et constructiviste. De même, la mobilographie ne peut se contenter à son tour de n’être que la perception médiatique d’un mouvant réduit en un objet ou en une forme : elle doit aussi pouvoir témoigner d’un engagement, d’une participation. Le texte qui suit a pour objectif de dégager du geste mobilographique ce qui en fait une pratique foncièrement matérialiste et écologiste. Il nous faudra d’abord comprendre sous quel matérialisme loge cette mobilographie pour mieux pouvoir ensuite en analyser l’esprit écologiste. Pour cela, j’ai choisi de confronter deux gestes mobilographiques comparables, l’un relevant de la fiction et l’autre du documentaire, afin de mieux souligner et rendre apparent ce qu’ils communiquent et expriment de manière distincte. Plus spécifiquement, j’analyserai dans un premier temps la mobilographie telle qu’elle s’expose dans un film de Noah Baumbach puis, dans un second temps, celle qui se déploie à travers l’oeuvre de Johan van der Keuken.

Matérialisme(s)

« I always viewed life as material for a movie[2]. » Cette affirmation apparemment triviale du cinéaste Noah Baumbach est en ce sens, d’un point de vue heuristique, beaucoup plus riche qu’elle n’y paraît. En disant cela, Baumbach semble s’inscrire dans un discours matérialiste. Or à quel matérialisme au juste doit-on ici faire référence afin de bien reconnaître aux propos du cinéaste le sens qu’il veut bien leur donner ? Pour y répondre, attardons-nous au contexte discursif de cette affirmation. Celle-ci clôt une entrevue au cours de laquelle Baumbach, au sujet de son film The Squid and the Whale (2005), se pose comme un simple observateur de la vie quotidienne. Elle est la réponse, laconique, à une question de la journaliste : « When did you first start feeling detached? » En évoquant ainsi une position visiblement matérialiste, en réponse à ce que son interlocutrice perçoit dans sa pratique cinématographique comme étant l’expression d’un détachement, Baumbach prolonge sans le savoir une pensée hylémorphique ; une pensée soutenant que toute expression suppose la combinaison nécessaire d’une matière (hylè) et d’une forme (morphè), laquelle forme implique d’emblée le pouvoir médiateur du sujet formateur, à savoir l’auteur. Autrement dit, Baumbach associe de la sorte le matériau de la vie à la forme que celui-ci prend immanquablement au sein de sa propre production (« for a movie »), et ce, à ses propres fins. Il énonce ainsi dans sa réponse être cet observateur privilégié, détaché, en mesure de construire un film comme on moule une brique, soit à partir d’un matériau brut préexistant auquel seul l’auteur, ce sujet-mouleur, est apte à prêter forme et à délivrer pour celui-ci le statut d’objet individuel et signifiant. Ce serait donc peut-être davantage à un formalisme dualiste qu’à un matérialisme proprement dit que renverrait l’affirmation du cinéaste. Or ce n’est pas si simple.

L’anthropologue Tim Ingold souligne que « dans chaque cas, la matérialité semble présenter deux faces. D’un côté, la physicalité brute de la “nature matérielle” du monde et, de l’autre, l’organisation sociale et historique d’êtres humains qui, en s’appropriant cette physicalité pour leurs propres fins, sont supposés projeter sur elle leur propre projet et signification » (2017, 71). Voilà qui complexifie déjà le sens à donner au matériau de la vie. Fondé sur la question du détachement du sujet vis-à-vis du matériau, ce dualisme peut néanmoins être étudié suivant les deux approches matérialistes évoquées par Ingold qui, chacune, évite de remettre en question ce même dualisme. D’une part, le matériau peut être considéré comme un fait substantiel, brut, « physique, localisé, figuré et daté » (Ruyer 1933, 29), ne pouvant ainsi que stimuler un matérialisme propre au réalisme spéculatif, et, d’autre part, le matériau ne peut devoir son existence qu’à une appropriation, à un processus langagier et imaginaire d’objectification culturelle caractéristique d’un matérialisme cette fois constructiviste, et partant formaliste. Le détachement subjectif de Baumbach peut à l’évidence nourrir les réflexions issues de ces deux approches ou « deux faces » de la matérialité. Or, ce qui m’intéresse ici, c’est l’angle mort de cette affirmation du cinéaste qui pointe, inconsciemment, en direction d’un matérialisme tierce, écologiste celui-là, pour lequel la relation se substituerait au détachement. Dans cet angle mort, on peut imaginer le cinéaste Johan van der Keuken offrir la même réponse que Baumbach à une question qui, cette fois, correspondrait plutôt à ceci : « When did you first start feeling related? » Cet angle mort subsiste du fait que Baumbach lui-même ne conçoit pas le matériau dans sa seule et pure physicalité brute, d’ores et déjà individuée. Pour lui, le matériau, c’est tout autant son Brooklyn, son enfance, son interprétation d’une pièce de Pink Floyd, ses lectures de Kafka, ses Knicks, ses balades en ville, bref, une vie dynamique, mouvante et affective dans laquelle il est lui-même engagé. Le matériau, dans ce cas-ci, c’est sa vie, le mouvement, les événements, les sons, son histoire. Autant d’occasions s’accordant de près ou de loin au vécu du cinéaste.

On peut alors se demander pourquoi Baumbach semble vouloir distinguer le matériau du simple observateur extérieur et préexistant, si ce même matériau, dans un flux indiscernable de singularités et d’occasions, inclut dans son devenir même l’observateur que ce mouvement mobilise. Ce flux mouvant et indiscernable, c’est le bruit même de la vie avant que celle-ci ne soit comprise, formée, interprétée par le sujet observateur faisant le geste de s’en détacher, du haut de sa propre réflexion, afin de mieux l’arraisonner. Elle a ceci de singulier, cette vie, de ne cesser de devenir et de se complexifier, suivant le modèle d’un système métastable, ouvert et dynamique, en perpétuelle redéfinition. Peut-être alors doit-on se lier à la vie plutôt que de s’en détacher, de manière justement à mieux en exposer toute la complexité, l’inconstance et la dynamique ? Or comment exposer ce flux, son énergie et les forces qui l’animent et animent l’humain, tout en évitant de lui imposer de l’extérieur une forme, une raison et, ultimement, une signification ? Peut-être en suivant et en parcourant soi-même la matière dans les lignes, les va-et-vient et mouvements qui la composent, au lieu de chercher à lui imposer un terme qui la cristalliserait en objet distinct et/ou en produit individualisé ? S’agirait-il donc ainsi, en d’autres mots, d’éviter de travailler le matériau – par la voie d’un formalisme – ou de travailler à partir de la matière – dans une veine naturaliste et substantialiste –, pour s’en tenir à travailler dans la matière-flux (Deleuze 1980, 507) ? C’est l’exposition de ce travail dans la matière-flux que le geste cinématographique de Johan van der Keuken nous invite à prendre en compte et nous permet, par le fait même, d’y reconnaître un matérialisme écologiste. Et c’est dans ce matérialisme écologiste seul qu’il est possible, selon moi, de pratiquer une véritable écriture du mouvement, du devenir et de la mobilité que je nomme mobilographie.

Baumbach : l’ordre par le bruit

Si j’introduis dans cet article la problématique de la mobilographie en me référant d’abord à une oeuvre de Baumbach, c’est que celle-ci emprunte les formes d’un matérialisme écologiste, et que cet emprunt, on va le voir, est fort révélateur. Soulignons d’abord que l’oeuvre de Baumbach à laquelle l’entrevue citée plus haut réfère est une fiction, malgré son esthétique qui, diront certains, emprunte au geste documentaire. Celle de van der Keuken qui nous intéressera plus loin est reconnue, quant à elle, comme faisant partie intégrante du genre documentaire. La distinction mérite évidemment d’être soulignée. Le rapprochement matérialiste exposé ici permet cependant de complexifier cette distinction qui ne doit pas se limiter à sa seule nature formelle et générique. Elle nous permet d’introduire une différence entre deux niveaux de communication au cinéma, le digital et l’analogique, qui transcende la simple et commode distinction entre fiction et documentaire. Bien que datée, cette différence entre les niveaux digital et analogique inspirée des travaux de Gregory Bateson et de l’école de Palo Alto, inspirés pour leur part des théories de l’information, n’en demeure pas moins utile pour nous, afin de concevoir ce qui distingue, non pas deux approches matérialistes au cinéma, mais plus fondamentalement deux conceptions de la matière. Ce n’est qu’une fois accomplie cette distinction qu’il nous sera possible de mieux saisir le matérialisme écologiste auquel je réfère et, par voie de conséquence, de mieux distinguer deux gestes mobilographiques ; l’un, digital, qui relève de l’expression (Baumbach), l’autre, analogique, qui relève de l’expressivité (van der Keuken).

En évoquant à la fois son statut d’observateur détaché et le matériau comme objet de son observation, Baumbach néglige en apparence la matière elle-même au profit de la forme que cette dernière acquiert dans son travail. C’est toute la différence entre le matériau et la matière qui se joue ici. Un détour par la philosophie de la musique de Theodor Adorno s’avère fort éclairant. En effet, lorsque le philosophe réfère au matériau musical, il ne renvoie à rien de bien concret. Il s’agit au contraire d’une pure abstraction. Le matériau est compris, selon ce dernier, comme un agrégat sédimenté et historiquement reconnu de cultures sonores, de valeurs musicales et de formes harmoniques offertes à l’étude pour le compositeur ; agrégat d’expressions vis-à-vis duquel ce dernier n’est, au pire, qu’un médiateur et, au mieux, qu’un réformateur. Adorno a en horreur les expérimentateurs de son époque qui, plutôt que de respecter le matériau, s’en détournent afin de littéralement jouer dans la matière, ou le stoff, et improviser, performer, sans égard à ce qu’on pourrait appeler le langage musical. On pense évidemment à l’oeuvre concrète de John Cage qui communique quoi sinon le geste sonore ainsi que le milieu physique dans lequel il s’exécute ? Ce que communique à l’inverse le matériau musical selon Adorno, on l’aura compris, ce sont des codes, des systèmes clos et des conventions. Le mode de communication du matériau correspond en ce sens au niveau digital, qui consiste en une structure d’échange d’informations, de mémoire et de transmission de savoirs.

Tout autre est le niveau de communication analogique. Si le niveau digital concerne le digit, à savoir la mise en forme d’éléments symboliques et conventionnels nécessaires à l’expression et à la transmission d’un contenu, le niveau analogique, pour sa part, concerne la gestuelle, le relationnel, le corporel, le timbre, le contact, etc. Si nous relisons l’entrevue de Baumbach sous cet angle matérialiste et communicationnel, il nous apparaît alors évident que le « material » auquel fait référence le cinéaste s’accorde davantage au contenu symbolique et sédimenté de la vie quotidienne, et que son détachement envers celui-ci n’est que l’effet d’une intention narrative, et en cela digitale, qui l’oblige de fait à privilégier une position subjective de médiateur au détriment de la relation, de l’improvisation et de la participation. Or, dans The Squid and the Whale, Baumbach fait le choix, comme certes bien d’autres l’ont fait avant lui, de convoquer des formes qui trahissent un désir d’authenticité, d’immédiateté et de participation : une caméra à l’épaule, des cadrages hésitants, des travellings bancals, etc. Que révèle au juste ce choix ? Puisque celui-ci a été fait dans une perspective formelle, il manifeste moins l’intention de documenter une présence concrète et singulière – car, que ce soit Baumbach qui tienne la caméra ou pas importe peu, finalement – qu’un désir d’exprimer et de signifier un contact, soit, plus spécifiquement, de faire de la présence brute – le tact, la matière tactile – un matériau. Ainsi, les différentes matières de l’expressivité filmique présentes dans The Squid and the Whale – soit le stoff corporel, technique et performatif du film – ne réfèrent plus dans ce contexte-ci à une nécessité relationnelle, mais bien aux contingences d’une forme de relationnalité.

Cette forme introduit l’expressivité même de la matière dans le régime de la communication digitale. Autrement dit, tout ce qui dans The Squid and the Whale concerne le participatif et la performativité extradiégétique, bref tout ce qui dépend du niveau analogique, a pour objectif, si l’on veut, de ne plus proposer que l’expression d’une expressivité. Le niveau de communication analogique que convoque Baumbach afin d’ajouter de l’authenticité à sa fiction ne concerne donc plus les gestes purs, la relation brute et la corporéité, mais répond à une logique rhétorique appareillée qui ne préserve en cela que les apparences de ces gestes, de cette relation et de cette corporéité. Ici, l’analogique évolue, en quelque sorte, à la solde du digital. Maintenant, l’intérêt derrière l’analyse de ces apparences ne se situe pas dans une hypothétique attitude « documentarisante » de l’auteur, mais plutôt dans le rapport que ce dispositif rhétorique et formaliste entretient avec la matérialité. Timothy Morton a donné à ce dispositif rhétorique le nom d’écomimésis (2007). Ce concept permet l’analyse des différentes stratégies littéraires, sonores ou visuelles qui permettent d’exposer les formes d’un maillage entre l’observateur et l’observé. L’étude écomimétique, que l’on pourrait traduire comme l’analyse des rendus illusoires de l’oikos, soit des relations de l’être avec son milieu, permet, entre autres, d’éviter l’interprétation documentarisante qui nous limiterait à n’évoquer qu’un processus d’appropriation et d’imitation de codes génériques.

La forme de relationnalité qu’expose The Squid and the Whale repose moins sur l’imitation qu’elle ne se fonde sur une stratégie rhétorique. Il s’agit d’une stratégie permettant la restitution ou l’expression d’une écriture matérialiste et tactile où le sujet filmant compose avec l’environnement au sein duquel il évolue. Dans son explication du phénomène écomimétique, Morton souligne que la mimèsis à laquelle il réfère est en cela davantage platonicienne qu’aristotélicienne ; elle produit une illusion de la réalité écologiste plutôt que d’en livrer une simple copie. Bien que le film de Baumbach soit de l’ordre de la fiction, il incorpore dans sa dynamique narrative la présence physique du filmeur. Ce dernier, qu’il s’agisse de Baumbach ou non, signale ainsi une présence concrète et participative au sein même d’une abstraction, à savoir le monde représenté. Ce signalement, qui prend la forme d’une relation à la vie racontée, s’appuie sur une écriture du mouvement, du contact et de la mobilité que je nomme mobilographie. L’expression ici d’une mobilographie a pour conséquence de faire de cette écriture à la fois brute, expressive, et, on va le voir, délivrée d’intentionnalité, un langage. La position de Baumbach est donc bel et bien matérialiste, mais d’un matérialisme écologiste dont il ne préserve que les formes dans l’objectif stratégique, et écomimétique, de traduire en un contenu de significations l’écriture d’un contact. « Contact becomes content », dirait Morton (2007, 37). Ne reste de la mobilographie en tant qu’écriture analogique et matérielle du contact que ses éléments symboliques et ses signes qui nous permettent d’en faire ultimement une matière à expression, à savoir : un matériau.

La forme signifiante de relationnalité que communique de la sorte le matériau mobilographique du film de Baumbach a pour référence le bruit de la vie, la vie étant ainsi comprise comme un facteur de désordre, de complexité, de mouvement et d’agression, en ce qu’elle s’éprouve d’abord avant d’être sublimée, racontée, canalisée. L’intérêt du film de Baumbach, comme de tout autre film de fiction à stratégie écomimétique, est d’introduire les dissonances de cette vie au sein d’une communication digitale, de manière à subsumer l’expressivité de la matière sous les lois de la signification narrative et de l’expression auctoriale. Cette stratégie rhétorique répond en quelque sorte au principe d’ordre à partir du bruit élaboré par Heinz von Foerster afin d’expliquer la régulation des systèmes soumis à des perturbations externes. Le système narratif et auctorial propre à The Squid and the Whale se trouve pour sa part être l’objet d’agressions externes qui ont pour origine la présence physique du filmeur ainsi que les marques matérielles de son appareillage. Or, cette « vie » bruyante, aléatoire et périphérique au monde raconté – « vie » dont on ne préserve que la forme à des fins expressives – ne fait pas que produire de la dissonance et de l’interférence ; elle assure désormais une fonction au sein d’un système. Elle a pour fonction d’être le matériau pour un film – « material for a movie ». Mais, malgré cela, au commencement était le bruit. Proposons donc une symptomatologie de cette stratégie écomimétique de manière à comprendre de quoi la forme est-elle ici la trace. Elle est, selon toute vraisemblance, la trace d’un contact avec la matière. Mais ce qui fait le véritable intérêt de ce contact, c’est qu’il révèle une posture à la fois matérialiste et écologiste en ce qu’il découle d’un travail d’écriture dans la matière-flux : la mobilographie.

Van der Keuken : un matérialisme écologiste

Le concept de mobilographie n’a pas pour simple objectif d’identifier une pratique d’enregistrement nomade, amateur ou performative réalisée à l’aide d’appareils portables. Bien que la portabilité et la miniaturisation des appareils d’enregistrement soient un enjeu technologique réel dans ce type de pratique, il s’agit avant tout d’une pratique d’écriture qui engage une mobilité, un mobile, une impulsion qui lui préexiste et qui est de l’ordre de la corporéité, du mouvement, du flux et du devenir. Aussi, avant qu’elle ne soit enregistrée, la mobilité concerne principalement ce qui se meut, se déplace, change et s’anime. Toute vie est, en soi, mobilité, et partant, énergie, désordre, noise. Le bruit s’accordant à la mobilité s’avère être la matière première de l’expressivité du réel, entendue, selon les mots de Raymond Ruyer, comme « expressivité pure » et préindividuelle (1955, 92). La portabilité technique ne peut en ce sens être considérée comme déterminante. Elle ne s’avère qu’un moyen ou un outil parmi d’autres propre à traduire, audiovisuellement, une existence dans la matière. Une existence, on l’a vu, qui peut s’individuer dans des formes de relationnalité. Je définirais ainsi le concept de mobilographie comme un travail d’écriture qui implique à la fois un organisme composé de corps, d’appareils et de dispositifs, et un environnement au sein duquel cet organisme évolue, éprouve et ne cesse d’être en retour affecté. En fait, plutôt qu’une implication, peut-être serait-il plus pertinent d’évoquer la dynamique d’une correspondance, voire d’un maillage ? En effet, l’appareil prolongeant le corps physique et le dispositif au sein duquel le sujet appareillé manoeuvre permet bien de capturer du mouvement et du singulier, mais on ne peut ignorer les réalités vibrantes et affectives de l’environnement qui font de celui-ci un milieu qui exige certains comportements, certaines réactions, et qui, littéralement, capte l’attention de l’organisme. Aussi, toute existence, souligne John Dewey, « se déroule dans un environnement ; pas seulement dans cet environnement mais aussi à cause de lui, par le biais de ses interactions avec lui » (2005, 45). La mobilographie consiste en cela à joindre la pratique à l’existence.

C’est cette forme d’entre-capture, pour reprendre le terme d’Isabelle Stengers (1997, 66), qui nous permet de parler d’un travail dans la matière et, par conséquent, de reconnaître une pratique d’enregistrement reposant sur un matérialisme écologiste. Cette pratique n’a pas ainsi pour simple dessein de représenter ou de raconter l’événement de la vie, puisqu’elle est elle-même événement. Le maillage de l’enregistrant et de l’enregistré rejette en somme quelques aprioris dualistes parmi lesquels se trouve l’hylémorphisme à l’origine de la distinction entre le sujet et le matériau. Dans ce maillage, la pensée est matière du simple fait que cette dernière informe – ou, littéralement, met en forme – la première. « Thoughts in the concrete are made of the same stuff as things are », disait William James dans Essays in Radical Empiricism (1912, 19). On parle évidemment ici d’une pensée non réflexive, non consciente et non intentionnelle relevant davantage de l’événementiel et de l’information. Johan van der Keuken explique sa pratique de « composition » d’un film comme un « travail instinctif » basé sur « la dépense d’énergie causée par l’allée et venue de l’information et sa mise en forme ». « Le film lui-même, poursuit-il, n’est que le véhicule de cette information : non pas un produit, mais une matière qui possède certaines caractéristiques que l’on peut opposer les unes aux autres. D’où l’idée d’une structure dynamique en opposition à l’idée de produit fini » (1986, 6). Pour van der Keuken, le film est matière en ce qu’il implique une « dynamique » relationnelle fondée sur l’énergie, le « travail » et la « dépense ». Le film est bien en cela son propre événement. L’information est ici intensive et non significative ; elle ne participe pas de l’élaboration d’un « produit fini », symbolique et digital, mais expose plutôt les aspects sensibles et analogiques d’une pratique en train de se faire.

Gilles Mouëllic (2019) rapproche la pratique documentaire de van der Keuken de la pratique anthropologique telle que la définit Ingold. Ce dernier suggère en effet, suivant les principes de l’observation participante, qu’il n’est possible de connaître véritablement – entendu ici de manière anthropologique – qu’à partir du moment où le sujet s’arrime au monde, devient à son tour matière : « Connaître une chose demande de croître en elle et de la laisser croître en soi, de telle manière qu’elle devienne une partie de ce que l’on est » (2017, 19). Cette manière de connaître trouve évidemment écho dans la pratique documentaire de van der Keuken, selon qui « il ne s’agit pas de démontrer que quelque chose est comme ci ou comme ça. Il s’agit de démontrer comment c’est, comment c’est d’être dans un espace donné […] ». Les principes anthropologiques de l’observation participante sont ainsi clairement évoqués par le cinéaste : « Les situations, dans un film, n’expliquent au fond pas grand-chose, mais il est important qu’elles aient été créées par la participation. Et c’est seulement avec la participation qu’elles prennent tout leur sens pour le spectateur » (1986, 12). Mouëllic souligne néanmoins à quel point van der Keuken demeure méfiant envers les postures anthropologiques et ethnologiques : « Pour moi, dans le cinéma, la dimension du non-savoir est toujours énorme. C’est aussi pour ça que je suis antiethnologique, si ce n’est antisavoir. La peste du cinéma documentaire, c’est de vouloir expliquer le monde sans cet énorme trou du doute, du non-savoir » (van der Keuken 1998, 148-49, cité dans Mouëllic 2019, 149). Cette position du cinéaste semble néanmoins entrer en contradiction avec sa propre démarche documentaire qui, souligne Mouëllic, s’avère être foncièrement anthropologique. Or si l’on porte attention aux termes employés par van der Keuken, l’accusation qu’il porte concerne bien le savoir et l’ethnologie, et non la connaissance et l’anthropologie – accusation qui rejoint clairement la distinction qu’opère Ingold entre les démarches anthropologique et ethnologique.

Ce « non-savoir », ou ce « trou du doute », auquel fait référence van der Keuken, est cela même que Ruyer considérait être, reprenant les termes de l’ethnologue Adolf E. Jensen, la « connaissance non intellectuelle » et l’« aspect qualitatif » d’une réalité à la fois expressive et saisissante (1955, 75). Un « non-savoir », en somme, qui nous fait accepter du monde matériel qu’il ne peut être « seulement objet d’étude scientifique, mais [qu’il] peut, réalité vivante, exercer sur nous une influence capable de mener à des formations culturelles inaccessibles à l’intelligence » (Jensen 1954, 48). Ruyer parle d’un savoir « primitif » noué à l’expressivité du monde, là même où Ingold réfère à un « savoir indigène » (2013, 20). Dans les deux cas, il s’agit bien de « remplacer l’opposition nature-culture […] par la synergie dynamique de l’organisme et de l’environnement, afin de retrouver une authentique écologie de la vie » (27). On retrouve enfin ici, comme en un écho, Gregory Bateson selon qui « l’information n’existe qu’à travers le mouvement de celui qui la perçoit dans son environnement » (31). On peut alors affirmer que le « travail instinctif » de van der Keuken consiste à enregistrer ce mouvement ainsi que l’expressivité d’une pratique en train de se faire qui en découle. Expliquant sa démarche, le cinéaste ne craint pas d’en souligner l’éthique particulière :

Pour ma part, le travail de tournage consiste à être le plus ouvert possible, à pouvoir réagir d’une façon spécifique dans chaque circonstance. Comme je fais presque toujours la caméra moi-même, je crois que ce qu’on voit comme image c’est la réaction physique même aux circonstances. Ainsi dans le froid tu as une façon d’être qui est tout à fait différente de ta façon d’être dans la chaleur ; quand ça bouge beaucoup autour de toi, tu es pris dans le mouvement ; et quand il y a silence, tu dois être plus réflexif. Ce sont ces différentes manières d’être qui sont traduites immédiatement dans ta réaction physique avec la caméra.

van der Keuken 1986, 20

Cette éthique matérialiste et écologiste remet en question l’idée même qu’une pratique cinématographique puisse être d’emblée liée à un phénomène d’agentivité. Van der Keuken ne se contente pas de saisir le monde de manière à agir en tant qu’auteur expressif et sujet observateur privilégié, mais laisse pour ainsi dire le monde, dans les flux de son devenir, le saisir, le capter et le posséder. Ceci rejoint à nouveau la démarche anthropologique d’Ingold pour qui « les êtres humains ne sont pas doués d’agentivité, et les non humains pas davantage. Ils sont bien plutôt happés par l’action » (2017, 204). Être happé par l’action ne veut pourtant pas dire, pour le sujet, être déterminé par son environnement ou pire, lui être assujetti. L’action à laquelle réfère Ingold est celle d’une réciprocité de facteurs organiques, physiques et culturels au cours de laquelle « les personnes sont engagées dans des relations continues avec leur environnement » (2013, 179). Afin d’expliquer cette réciprocité, Ingold convoque l’approche écologique de James J. Gibson, notamment sa théorie des affordances : « Je pense donc comme Gibson que nous percevons notre environnement en fonction de ce qu’il nous offre dans la poursuite de l’action dans laquelle nous sommes engagés » (2013, 185). Cette approche convient bien à la démarche participante de van der Keuken, mais elle fait l’impasse sur un aspect fondamental de celle-ci : la technique.

L’éthique matérialiste et écologiste de van der Keuken est arrimée à une pratique de nature technologique. Le mouvement et, notamment, l’offre de l’environnement s’inscrivent en effet dans une action qui est, des mots mêmes du cinéaste, « traduite » par une « réaction physique avec la caméra » de sorte qu’il n’est possible pour nous, spectateurs, que de reconnaître à l’oeuvre une réciprocité médialement traduite. En ce sens, l’affordance gibsonnienne qui nous permettrait, par exemple, d’exposer la situation existentielle d’un cinéaste en prise avec son environnement se redouble ici d’une affordance médiale. Liée dans ce cas-ci à une pratique d’enregistrement, l’affordance médiale réfère à ce que les images et les sons évoquent en termes d’actions réciproques entre un organisme appareillé et le milieu singulier qui se révèle, en images et en sons, à même cette pratique d’enregistrement. Autrement dit, à la réciprocité entre un sujet et son environnement qui, de toute façon, ne pourrait être reproduite sinon par la voie d’une individuation écomimétique, se superpose une réciprocité traduite, médiale, nous permettant d’accéder à une connaissance analogique du monde. La mobilographie, comme pratique d’écriture de la mobilité, permet donc non seulement de joindre la praxis à l’existence ; elle permet de traduire, en images et en sons, un travail dans la matière dont le dynamisme et le flux inhérent – celui que cause toute nécessité relationnelle – s’opposent aux contingences des formes définies de relationnalité. C’est ce dynamisme qui ne peut faire l’objet d’un savoir et d’un arraisonnement, mais qui n’en permet pas moins la production d’une connaissance que l’on dira incarnée ; celle d’une réalité préindividuelle changeante, occasionnelle, affective et en devenir.

Confronté à ce « trou du doute », van der Keuken « n’envisage pas la réalité comme quelque chose qui puisse être fixée sur la pellicule, mais plutôt comme un champ (en termes énergétiques) ». Il explique ainsi « que l’image filmée, telle [qu’il essaie] de la faire, c’est plutôt une collision entre le champ du réel et l’énergie [qu’il met] à l’explorer » (1986, 21). C’est ainsi à un tout nouveau mode de connaissance que nous ouvrent les principes de l’affordance médiale propre à la mobilographie ; une connaissance du monde à la fois physique, concrète, charnelle et technique. Un mode de connaissance différent de celui auquel nous a habitués le discours documentariste commun, qui voit dans le geste documentaire la traduction d’une intention auteuriste, fût-elle politique, idéologique ou poétique. On comprend en ce sens pourquoi van der Keuken se « fiche du documentaire, au sens de documenter quelque chose », car, souligne-t-il, « ce qu’on documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre, mais la mienne propre, c’est peut-être bien plus important de documenter le fait qu’on était là et comment » (1998, 79). Il y a de ces plans dans Tempête d’images (1982) qui illustrent à merveille ce « fait ». Situé au milieu d’une foule assistant à un concert punk, van der Keuken se détourne de la scène afin de pointer sa caméra en direction d’une autre scène ; celle d’une foule qui bouge et vibre au rythme de la musique. Plus encore, la caméra enregistre également les impacts physiques de cette foule sur le corps du cinéaste, de sorte qu’au bruit sonore ambiant se conjugue en image le bruit de la vie, d’une vie intense, somatique et concrète, vécue ici, de cette manière. Ainsi, plutôt que de produire un savoir sur la musique punk et son public, van der Keuken travaille dans la matière même d’un réel au sein duquel « l’origine et l’actualité sont traitées de la même façon assez brutale ; le désir, la colère, l’angoisse sont présentés comme des faits parmi des faits. Des faits massifs de bruit » (1986, 42).

Confronter de la sorte les postures mobilographiques de Baumbach et de van der Keuken nous permet non seulement de transcender les apparentes similitudes formelles et esthétiques, mais aussi, et surtout, de distinguer l’expression d’une écriture de la mobilité et l’expressivité d’un réel auquel participe cette même écriture. L’inscription digitale, et partant narrative et auctoriale, d’une expressivité analogique comme celle à laquelle on assiste dans le film de Baumbach, transforme la matière même d’un réel en train de se faire en un matériau symbolique reconnu, compris, prêt à l’emploi et au réemploi. La mobilographie devient en ce sens un style, une signature, une convention. En s’inscrivant dans la matière-flux du réel, en improvisant à même le stoff d’un concert, d’une manifestation ou d’une célébration, voire au sein d’occasions dans lesquelles il est lui-même engagé, van der Keuken laisse se générer en images et en sons un monde produit du maillage dynamique entre un organisme et son environnement. Qu’il s’agisse d’une véritable ou authentique mobilographie, là n’est pas la question. La posture de van der Keuken nous renseigne plutôt, et tout simplement, sur l’origine matérialiste et écologiste d’un affect cinématographique dont on ne garde souvent que le pouvoir émotif afin de susciter, au sein du public, un sentiment d’agitation, d’ébranlement, d’angoisse ou d’excitation. Ce n’est pas un hasard si la mobilographie a été ces dernières années le matériau privilégié d’un grand nombre de films d’horreur. Mais en deçà de son utilisation discursive, la mobilographie est un mode de connaissance du monde, d’un monde pris en flagrant délit, soit littéralement surpris dans l’évidence même de la rupture, de la transgression, de la dépossession et du bruit qui le composent.