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Communément appelée la plus grande démocratie du monde, l’Inde (à l’instar d’un nombre considérable de gouvernements actuels) semble néanmoins tendre de plus en plus vers l’autoritarisme et un nationalisme d’exclusion qui invitent à se repencher sur la question de la citoyenneté. L’objectif de ce numéro d’Anthropologie et Sociétés est de mieux comprendre ce que la citoyenneté implique concrètement pour différentes parties de la population dans le contexte politique actuel, en se penchant sur la pluralité des pratiques sociales et culturelles qui sous-tendent, définissent et autorisent la participation citoyenne en Inde aujourd’hui.

L’élection du Bharatiya Janata Party (BJP) en 2014, avec Narendra Modi comme figure de proue, semble en effet avoir provoqué un tournant dans l’histoire de la démocratie indienne, où les bénéfices de la citoyenneté deviennent de plus en plus réservés à la population majoritaire, hindoue (Chatterji et al. 2019 ; Mohammad-Arif et Naudet 2020 ; Jaffrelot 2021). Plusieurs mesures récentes semblent signaler cette transformation, dont la modification à la Loi sur la citoyenneté (Citizenship [Amendment] Act, 2019), votée en décembre 2019, qui facilite l’accès à la citoyenneté pour les réfugiés de pays limitrophes, à l’exception des musulmans. Ces transformations juridico-légales de la citoyenneté témoignent d’une mouvance ethnonationaliste plus large qui se manifeste sous diverses formes : la révocation du statut autonome du Cachemire — un état à majorité musulmane — en août 2019, les attaques perpétrées contre les musulmans consommant de la viande de boeuf lors des campagnes récentes de protection de la vache sacrée et la multiplication d’actes violents et d’émeutes à plus grande échelle visant les musulmans, la plus importante minorité religieuse du pays. Tous ces phénomènes laissent planer un doute quant à la capacité et la volonté du gouvernement indien d’assurer le traitement équitable et la protection de ses citoyens. Ils ébranlent également les principes de laïcité et d’égalité inscrits dans la constitution indienne (Shani 2017 ; Bhargava 2010).

En revanche, si une conception de plus en plus exclusive de la citoyenneté semble s’imposer depuis l’élection du BJP, la citoyenneté en Inde a toujours été, en quelque sorte, un objet aux contours insaisissables. D’une part, la citoyenneté a toujours été accordée parcimonieusement : entre 2017 et 2021, seuls 1044 demandeurs ont pu l’obtenir en moyenne par année (Upadhyay 2022), tandis que l’Inde ferme toujours la porte à la double citoyenneté. D’autre part, ceux et celles qui possèdent la citoyenneté en bénéficient rarement de la même manière. La citoyenneté de jure ne procure pas les mêmes avantages aux plus démunis, aux basses castes, aux femmes ou à divers groupes ethniques — qu’ils soient majoritaires ou minoritaires. Elle n’est pas non plus comprise de la même façon par tous. Dans une ethnographie documentant les luttes pour le droit au logement dans un bidonville de Noida, près de Delhi, Veena Das (2011) note, avec raison, que la citoyenneté est une revendication plus qu’un statut formel. Cette citoyenneté peut se construire et se revendiquer à travers les « pratiques officielles du vote[1] », mais aussi à travers les « performances quotidiennes d’appartenance à une société » et « les demandes d’accès aux ressources de l’État » (Anand 2017 : 8). Pour Das, considérer la citoyenneté comme une revendication plutôt qu’un statut qu’une personne détient ou non permet ainsi de montrer la précarité tout comme les espoirs qu’apportent le fait d’être reconnu comme membre d’une communauté politique étatique. Dans la même optique, ce numéro envisage la citoyenneté comme une notion constamment redéfinie, renégociée et en mouvement. Les articles de ce numéro illustrent cette dynamique en s’attardant notamment aux mouvements de mobilisation ou de non-mobilisation de la minorité musulmane pour des droits citoyens de plus en plus menacés (Lemons; Mohammad-Arif) ; aux collaborations des classes moyennes à la construction d’une forme de citoyenneté régionale, moderne et économiquement performante (Messier) ; aux stratégies de revendication de meilleures ressources, infrastructures ou protections socio-économiques de divers groupes marginalisés (Gagné, Kaba et Gowda) ainsi qu’à la méfiance envers l’État et aux résistances de populations marginalisées aux modèles de citoyenneté qui leur sont imposés (Paquet, Gagné).

La question centrale que pose ce numéro est donc comment la citoyenneté — conçue dans son sens large comme un statut légal, un ensemble de droits et de privilèges sociaux et un sentiment d’appartenance à une nation réelle ou imaginée (Jayal 2013) — se vit et se revendique-t-elle dans le contexte politique indien actuel ? Observe-t-on des changements irréversibles dans les pratiques de la citoyenneté ou les transformations actuelles s’inscrivent plutôt dans la continuité de mouvements précédant la montée du nationalisme hindou ?

Bien que le numéro porte sur un contexte géopolitique spécifique, les enjeux qui y sont soulevés dépassent le cadre indien. L’Inde, du fait de sa grande diversité, offre une base riche pour penser les formes d’inclusion et d’exclusion des identités culturelles au sein de l’État-nation et la persistance des inégalités malgré une égalité de principe entre les citoyens. Les perspectives anthropologiques sur les conditions actuelles de la citoyenneté indienne développées dans les articles de ce numéro peuvent ainsi contribuer plus largement aux réflexions sur les formes d’assertion et de réalisation de la citoyenneté dans des États pluriels en changement. Chacun à leur façon, les articles réunis dans ce numéro mettront en lumière différents processus et stratégies qui balisent le champ de la vie citoyenne en Inde, qui forgent les relations entre citoyens et État-nation et qui aménagent de nouveaux espaces d’expression des identités culturelles et nationales, non pas toujours sans violence.

L’anthropologie des citoyennetés

La citoyenneté se définit généralement comme un statut légal conférant des droits et déléguant des responsabilités ou des obligations morales et civiques à l’intérieur d’un cadre de référence, bien souvent l’État-nation. Longtemps considéré comme un concept trop abstrait et théorique, voire parfois comme une forme de la vie politique unique au monde occidental, la citoyenneté ne faisait pas partie des intérêts traditionnels de l’anthropologie et n’a été l’objet d’analyses culturelles plus approfondies qu’assez tardivement (Gagné et Neveu 2009 : 7) bien que certains retracent les origines de ce champ d’études dans des chantiers des décennies 1950 et 1960 conceptualisant la participation à la politique en tant que pratique (Paz 2019 ; Lazar 2013). Sian Lazar, en particulier, situe l’émergence de l’anthropologie de la citoyenneté dans le champ de l’anthropologie politique. Elle explique que l’anthropologie de la citoyenneté est notamment tributaire des travaux fondateurs d’Evans-Pritchard sur l’organisation des sociétés acéphales (1940) et des analyses de Gluckman (1954, 1965) et de Turner (1972) sur les conflits et leur résolution, de même que l’action individuelle et l’appartenance à une communauté en contexte colonial et postcolonial.

L’anthropologie de la citoyenneté comme on la connaît aujourd’hui est aussi particulièrement redevable aux travaux fondateurs de Renato Rosaldo (1994) et d’Aihwa Ong (1996). À partir de leurs recherches ethnographiques respectives, ces anthropologues ont cherché à comprendre comment une notion « libérale » comme la citoyenneté pouvait s’accommoder non seulement de la différence culturelle à l’intérieur de frontières et de juridictions bien établies, mais aussi des effets de la mondialisation, du capitalisme et des flux de migrants transnationaux.

Rosaldo a d’abord inscrit le concept de citoyenneté au coeur d’une réflexion sur les luttes menées par des minorités culturelles et linguistiques aux États-Unis pour la reconnaissance de leur différence (Rosaldo 1994 ; Paz 2019). Rosaldo nomme alors « cultural citizenship » les revendications de citoyens issus de l’immigration qui travaillent quotidiennement à bâtir une société plus démocratique et plus inclusive. Il précise que le « cultural citizenship » est un « oxymore délibéré » de sa part, venant souligner certaines des tensions qui existent entre la valeur universelle de la citoyenneté et le particularisme culturel (Rosaldo 1994 : 402). La notion n’oppose pas, mais allie plutôt de manière dialectique les droits à la différence et à la participation aux instances démocratiques.

Aihwa Ong (2006 ; 1996) prolonge ces travaux sur la citoyenneté en étudiant notamment les pratiques opportunistes adoptées par des élites transnationales et des membres de diasporas. Si Ong (1996) est souvent citée pour son analyse de la subjectivation citoyenne « au sens foucaldien » du « travail sur soi » imposé au citoyen par des « régimes » de citoyenneté (par exemple Gagné et Neveu 2009 : 11 ; Paz 2019), sa compréhension des institutions qui viendraient discipliner l’immigrant en citoyen modèle est plus nuancée. En outre, Ong aborde des stratégies citoyennes qui remettent en question le modèle occidental libéral de la citoyenneté. Elle explore des modernités parallèles, alternatives, dans un monde qui compte maintenant plus qu’un ou deux pôles (1999). En ce sens, Ong offre une analyse fine des pratiques de construction de la citoyenneté des populations mobiles (une composante des « ethnoscapes » d’Appadurai [1990]) qui jauge les allégeances locales, les frontières géographiques et culturelles et les logiques du marché à l’ère de la mondialisation (1999 : 112).

En croissance depuis ces travaux fondateurs des années 1990, l’anthropologie des citoyennetés s’est particulièrement intéressée au sens de la citoyenneté pour des populations marginalisées : personnes immigrantes et réfugiées, personnes vivant en situation de pauvreté, groupes minoritaires, peuples autochtones, etc. (Hirschmann et Thomas 2022 ; Abul Khabeer 2017 ; Dickinson 2016). Dans cette lignée, les critères d’inclusion et d’exclusion liés à la citoyenneté, de même que les inégalités entre citoyens et non-citoyens (immigrants, réfugiés, travailleurs temporaires, étudiants internationaux, apatrides) dans différents contextes nationaux ont bien entendu été l’objet de nombreuses discussions (Sur 2021 ; Roy 2020 ; McGranahan 2018). En revanche, plusieurs se sont également penchés sur les inégalités et différences entre citoyens. En mobilisant des concepts tels que la citoyenneté formelle par opposition à la citoyenneté substantielle (formal citizenship versus substantive citizenship) (Jayal 2013 ; Holston et Appadurai 1999), la citoyenneté complète par opposition à la citoyenneté partielle ou la citoyenneté différenciée (Holston 2008), plusieurs anthropologues, tout comme les contributeurs de ce numéro, ont cherché à mettre en lumière les décalages considérables entre les bénéfices et apports concrets que la citoyenneté procure à différentes catégories de population partageant pourtant le même statut légal.

Ce faisant, l’anthropologie des citoyennetés a porté et porte encore un intérêt particulier aux pratiques de la citoyenneté et aux formes multiples des revendications et mobilisations pour l’obtention de droits sociaux et économiques dans différents États-nations, voire pour créer de nouveaux États capables d’octroyer de tels droits. L’étude de cette citoyenneté toujours en train de se construire et de se négocier implique souvent une analyse qui ne se cantonne pas à l’échelle de l’État-nation, mais qui prend plutôt en considération les différents niveaux et espaces où se construit et se vit la citoyenneté, tels que la ville (Zérah, Lama-Rewal, Dupont et Chaudhuri 2011) ou les réseaux transnationaux (De Koning, Jaffe et Koster 2015 ; Clarke 2013). La prise en compte de la pluralité des sites où prennent forme les pratiques citoyennes était d’ailleurs l’un des paris d’un numéro d’Anthropologie et Sociétés paru en 2009 intitulé « Citoyennetés » et dirigé par Natacha Gagné et Catherine Neveu. Adoptant une approche centrée sur les pratiques et processus de fabrication de la citoyenneté, l’objectif du numéro était d’ouvrir la voie à une exploration empirique des citoyennetés, mettant en lumière le caractère polysémique et muable de cette notion (Gagné et Neveu 2009 : 15). Le présent numéro sur les citoyennetés en Inde s’inscrit dans la lignée de ce numéro antérieur. Toutefois, si Gagné et Neveu (2009) rendent compte de la diversité des expériences citoyennes dans près d’une dizaine de pays, le présent numéro montre une tendance semblable à l’hétérogénéité et, fait intéressant, à la construction différenciée, mais interreliée, de citoyennetés à l’intérieur d’un seul pays.

En somme, les approches anthropologiques de la citoyenneté permettent de comprendre comment l’affirmation, la revendication et la participation citoyennes prennent forme de façon empirique dans différents contextes, au-delà du statut légal et des droits formels individuels que confère la citoyenneté (Fadeke Castor 2017 ; Hansen 2015 ; Clarke et al. 2014 ; Neveu 2008). Elles permettent de concevoir la citoyenneté au pluriel, tel que l’indique le titre de ce numéro. En se penchant sur la variété des modes de revendication d’une citoyenneté tangible en Inde, ce numéro illustre, dans cette lignée, la pluralité des attentes et des manières de concevoir la citoyenneté.

Citoyennetés en Inde

Si l’enjeu de la citoyenneté en Inde a fait l’objet de plusieurs études (majoritairement dans le monde anglophone), celles-ci demeurent néanmoins plus nombreuses dans le domaine de la science politique que de l’anthropologie. Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés vient donc contribuer aux perspectives anthropologiques sur la citoyenneté en Inde, tout en enrichissant le corpus limité d’écrits sur le sujet en langue française. Un des débats centraux auxquels l’anthropologie a contribué porte sur l’influence du colonialisme sur les conceptions et modes de réalisation de la citoyenneté dans le contexte postcolonial. Bien que l’État indien et son appareil bureaucratique constituent un legs colonial britannique qui façonne (ou contraint) encore aujourd’hui de manière critique les formes de vie citoyenne jugées « acceptables », le rapport que les citoyens entretiennent avec celui-ci aujourd’hui témoigne néanmoins d’une histoire postcoloniale résolument complexe (Chatterji 2013 ; Corbridge et Harriss 2013 ; Hansen et Stepputat 2009 ; Mohammad-Arif 2007 ; Chakrabarty 2005). Au fil du temps, les espoirs suscités par la constitution du pays promettant l’égalité des citoyens tout en reconnaissant les différences de religion, de langue et d’ethnicité ainsi que ceux suscités par les plans quinquennaux de l’État, symboles d’une intervention étatique au nom du développement et du progrès, se sont perceptiblement étiolés. Tel que plusieurs auteurs le démontrent, bien que l’État postcolonial indien ait su mettre en place une solide démocratie et que la population participe massivement au processus électoral, il n’en demeure pas moins que la promesse d’une citoyenneté indienne égalitaire est loin d’avoir éradiqué les inégalités sociales et n’a pas procuré autant de bénéfices concrets qu’escompté (Harriss 2020 ; Banerjee 2014 ; Jayal 2013). Cette promesse s’est plutôt heurtée à des politiques sociales insuffisantes pour assurer le bien-être à l’ensemble de la population (Parry 2018), à des mesures de libéralisation de l’économie accentuant les inégalités (Shah et al. 2018), et à la montée du populisme suggérant l’émergence d’une forme de citoyenneté réservée à la majorité religieuse hindoue. Mieux comprendre le rapport à la citoyenneté de différents groupes et les façons de revendiquer une « véritable » citoyenneté tel que ce numéro le propose est donc un enjeu crucial.

Le cas indien a aussi suscité l’intérêt parce que l’appartenance à une même communauté politique nationale et le rapport de l’individu à l’État caractéristiques de la citoyenneté libérale y sont loin d’aller de soi (Jayal 2013 ; Roy 2007 ; Pandey 2006). L’appartenance à une même communauté politique nationale en Inde est souvent médiée par les affiliations de caste, d’ethnicité et de religion qui s’avèrent parfois être des sources plus directes et tangibles d’obtention de ressources et de services (Larouche 2021 ; Bear et Mathur 2015 ; Witsoe 2013 ; Williams 2011 ; Fuller et Bénéï 2001). Plusieurs travaux illustrent d’ailleurs l’importance des espaces, institutions et groupes intermédiaires dans la façon dont la citoyenneté est comprise et ses bénéfices, revendiqués (Lazar 2013 ; Harriss 2007 et ce numéro ; Kaba et Gowda, ce numéro). Ils vont des autorités « coutumières » (panchayats) et autres « strongmen » locaux jouant un rôle crucial dans la redistribution des ressources étatiques promises aux citoyens (Carswell et De Neve 2020 ; Michelutti et al. 2018 ; Piliavsky 2014 ; Gupta 2012 ; Gupta et Sharma 2006) à ce que Chatterjee (2004, 2011) a appelé une « société politique » constituée d’une myriade de groupes d’intérêts s’organisant entre eux pour négocier des exceptions et des arrangements informels directement avec les agences gouvernementales, sans miser sur une lutte citoyenne pour des droits civils individuels. Toutefois, comme notre numéro cherche à le démontrer, tant le rapport à l’État qu’aux groupes intermédiaires demeure une facette déterminante de la fabrique de la citoyenneté.

Pour plusieurs groupes marginalisés dont traitent les articles composant ce numéro, la citoyenneté se limite à un statut nominal. Les multiples stratégies déployées par ces groupes pour obtenir des bénéfices plus tangibles reflètent bien leur rapport complexe à l’État. Certains citoyens, tels les travailleurs du secteur agricole, cherchent impérativement à devenir visibles, à apparaître dans le radar étatique (Corbridge et al. 2005 ; Appadurai 2001). D’autres groupes exclus comme les habitants traditionnels des forêts (adivasis) acceptent quant à eux de reproduire à petite échelle les structures imposées par l’État — coopératives, associations de producteurs, etc. — pour obtenir des droits de propriété et d’accès aux ressources naturelles, ce qui a pour effet de changer leurs normes de socialité et leur vie culturelle (Paquet et Kuroyedov 2021 ; Bose et al. 2012). En contrepartie, d’autres, telles les personnes en situation de pauvreté en zone urbaine, passent plutôt sous le radar de l’État et des procédures de revendications citoyennes légales et politiques formelles, pour tenter de réaliser leurs droits citoyens à travers l’occupation d’un territoire au quotidien (Das 2011 ; Randeria et Das 2015). Finalement, certains imaginent également une citoyenneté en marge de l’État (Gagné 2019), comme en attestent les mouvements récents de sécession et de création de nouveaux états régionaux (Telangana en 2014, Uttarakhand, Jharkhand et Chhattisgarh en 2000, etc.) redessinant les frontières de la fédération indienne (Shah 2012, 2013).

Citoyennetés et mobilisations en Inde : perspectives ethnographiques

Chacun des articles qui composent ce numéro offre une perspective ethnographique distincte sur les modes de revendication et d’assertion de la citoyenneté, des manières d’être citoyennes qui sont paradoxalement liées à l’État-nation et en marge de celui-ci.

Les articles de Katherine Lemons et Aminah Mohammad-Arif prennent tous deux comme point de départ les mobilisations de la minorité musulmane faisant suite à la modification de la Loi sur la citoyenneté de 2019. Tel que mentionné en début d’introduction, cette modification facilite l’accès à la citoyenneté de réfugiés ayant pris asile en Inde avant 2014, pourvu qu’ils soient non-musulmans. Chacune avec un angle différent, Lemons et Mohammad-Arif illustrent comment les musulmans naviguent entre l’appartenance à une nation indienne homogène et la revendication d’une citoyenneté qui reconnaitrait leur droit d’être musulmans. L’article de Lemons analyse plus spécifiquement deux formes de prises de parole — la récitation du poème « Hum Dekhenge » (« Nous verrons ») du poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz et la profession de la Shahada, la déclaration de foi islamique — lors des manifestations populaires ayant eu lieu pour dénoncer les changements législatifs considérés comme discriminatoires envers la minorité musulmane. L’article expose comment chacun de ces textes suscite la controverse à l’intérieur même des groupes mobilisés, le premier texte étant plus largement accepté par les manifestants partageant une perspective séculariste et de gauche de la citoyenneté que le second, au caractère explicitement religieux. Ces désaccords révèlent, selon Lemons, les paradoxes d’une vision séculariste de la citoyenneté qui, tout en se voulant solidaire de la minorité musulmane, délimite les contours des expressions et manifestations religieuses considérées légitimes et illégitimes. En développant les notions de citoyenneté solidaire et de citoyenneté fédérée, Lemons propose des pistes de réflexion pour repenser la place accordée à la différence religieuse dans les luttes pour une citoyenneté égalitaire.

Fondé sur un terrain ethnographique dans la ville de Bangalore, l’article de Mohammed-Arif examine les conceptions et pratiques citoyennes de jeunes « réislamisés » en portant attention aux dimensions juridiques, mais aussi sociales et affectives de la citoyenneté (Jayal 2013). Cherchant à comprendre l’influence que peut avoir le processus de « réislamisation » de ces jeunes adultes sur leur rapport au politique, Mohammed-Arif soutient que malgré une forte volonté de se différencier et de se distinguer, en partie en réaction à la marginalisation croissante des musulmans en Inde, les pratiques citoyennes de ces jeunes symbolisant l’altérité radicale en Inde ne sont pourtant pas si différentes de celles des jeunes musulmans « ordinaires » et des autres jeunes Indiens. Elle démontre, dans un texte riche en détails et tout en nuances, qu’à l’instar des autres citoyens musulmans et non musulmans de leur âge, ces jeunes s’impliquent peu dans la sphère politique institutionnelle, mais maintiennent tout de même un attachement à la citoyenneté et à la nation indienne. Dans la même lignée que l’article de Lemons, l’article de Mohammed-Arif remet en question cependant l’avenir d’un système où malgré des droits constitutionnels garantissant le statut de citoyen à part entière aux musulmans, les formes d’expression de la minorité musulmane semblent de plus en plus réprimées.

Les articles de Philippe Messier et de Arnaud Kaba et Shankare Gowda abordent, quant à eux, la question de la citoyenneté du point de vue des travailleurs et travailleuses indiennes. L’article de Messier s’attarde à l’émergence d’une citoyenneté télanganaise en analysant les modes d’engagement citoyens des travailleurs spécialisés dans le domaine des technologies numériques, déployés à la suite de la création du nouvel État du Télangana, en 2014. En examinant la participation de ces ingénieurs informatiques à deux rituels hindous choisis par le nouvel État pour représenter la culture télanganaise — le Bonalu et le Bathukamma, Messier démontre comment l’appartenance citoyenne se forge à travers une double valorisation des technologies numériques, qui font la réputation de la capitale de l’État, Hyderabad, et de pratiques culturelles inspirées d’un hindouisme propre à la région. En mettant en scène toute une panoplie d’applications numériques et d’infrastructures technologiques ainsi qu’en filmant et rediffusant les images des festivités rituelles sur les réseaux sociaux, les ingénieurs évoquent les promesses d’autonomie et de prospérité qui ont accompagné la création du Nouvel État. L’article souligne ainsi comment l’engagement citoyen est fortement lié aux espoirs de développement économique suscités par la croissance de l’industrie des technologies de l’information et des télécommunications (TIC), même si l’accès aux retombées de cette industrie pour l’ensemble de la population est inégal.

Kaba et Gowda documentent les mobilisations pour l’obtention d’une citoyenneté aux retombées sociales et économiques plus tangible en s’intéressant à une catégorie différente de travailleurs, soit ceux du secteur manufacturier et informel. Par le biais d’une riche description ethnographique de la production artisanale de verre soufflé et de bracelets de verre dans la ville de Firozabad, l’article analyse le rôle joué par les syndicats du secteur informel pour l’obtention de droits sociaux et économiques pour les travailleurs de cette industrie, dont les conditions de travail sont très difficiles, voire inhumaines. Kaba et Gowda suggèrent que les leaders syndicaux du secteur informel ont bien souvent recours aux mêmes stratégies et leviers politiques que ceux du secteur formel. Au lieu de revendiquer des protections sociales venant directement de l’État, comme le font certains syndicats indépendants du secteur informel ayant peu d’emprise sur le milieu patronal, les syndicalistes présentés dans l’article conjuguent les demandes envers l’État aux pressions sur les employeurs. Ce faisant, ils doivent mener une « politique du muscle » comparable aux syndicalistes du secteur formel et se placent en position d’intermédiaire entre le monde industriel, criminel et politique. Tout comme l’explique John Harriss à la fin de ce numéro, l’article de Kaba et Gowda démontre ainsi que l’accès à une citoyenneté conférant un minimum de droits sociaux et de protections aux citoyens passe inévitablement par la médiation d’intermédiaires, dont les pratiques brouillent souvent les frontières entre la légalité et l’illégalité.

Karine Gagné et Pierre-Alexandre Paquet explorent tous deux les effets d’un contrôle étatique du territoire sur les aspirations et revendications citoyennes : celles des habitants des régions historiquement isolées du Ladakh et du Zanskar dans le premier cas et celles d’une population musulmane nomade habitant des zones forestières protégées dans le nord de l’Inde dans le second cas. Les deux illustrent comment ces groupes utilisent des tactiques variées de réalisation de la citoyenneté, allant de demandes dirigées vers l’État à l’élaboration d’initiatives locales. S’attardant aux dimensions matérielles de la citoyenneté, comme plusieurs des contributions à ce numéro, Gagné suggère que l’accès à des services et des infrastructures, notamment routières, façonne de manière significative le sentiment politique et le rapport à l’État des citoyens. Pour les habitants du Zanskar, une zone frontalière du nord-ouest de l’Inde relativement négligée par l’État en raison de son faible intérêt stratégique, les infrastructures symbolisent, tel que dans l’article de Messier, des horizons de développement et de retombées économiques qui renforcent le sentiment d’inclusion dans la communauté politique nationale. À l’inverse, Gagné démontre que les infrastructures défaillantes nourrissent les frustrations des participants qu’elle a rencontrés et le sentiment d’être abandonnés par l’État. En examinant les mobilisations des résidents pour développer les infrastructures de leur région, Gagné démontre comment la construction d’une route devient le « terrain technopolitique » sur lequel la citoyenneté s’exerce et se revendique.

Pour leur part, les éleveurs nomades Van Gujjars présentés dans l’article de Paquet se forgent un idéal de la citoyenneté empreint de leurs savoirs traditionnels, de leur proximité de tous les jours avec des animaux sauvages et domestiques, et de leur méfiance envers l’État qui restreint l’accès aux forêts où ils peuvent élever leur bétail. Peu alphabétisés, matériellement démunis et politiquement minoritaires, les Van Gujjars, musulmans, vivent à l’écart du reste de la société. Ils affirment aussi « vivre comme des animaux », expliquant certains de leurs comportements par des comparaisons avec des espèces de la faune locale. Selon eux, l’État les ignore, ils ne bénéficient d’aucun service dans les zones forestières où ils pratiquent l’élevage, leur occupation principale. Les discours des Van Gujjars concernant leurs rapports avec les animaux offrent une perspective très particulière sur la citoyenneté, elle-même fondée sur une critique des programmes de gestion des forêts de l’État, jugés peu efficaces et mal administrés, et l’incapacité de l’administration publique de « prendre soin » des populations locales, qu’elles soient humaines ou animales. En dépit de leurs conditions de vie difficiles, les Van Gujjars soutiennent avec force un modèle d’inclusion et de convivialité multiespèce qui permet de penser, au-delà des relations États-citoyens insatisfaisantes, des relations humains-animaux plus civiques et égalitaires.

Au regard de tous ces exemples ethnographiques et pour clore ce numéro, Harriss offre des pistes de réflexion plus larges sur les trajectoires de la citoyenneté en Inde. Répondant à l’un des objectifs centraux de ce numéro, soit de s’attarder aux formes empiriques de la citoyenneté au-delà de l’égalité de principe entre citoyens, Harriss suggère avec force que pour une grande partie de la population indienne, la citoyenneté et les droits qui y sont associés ne se réalisent pas de manière significative. Tout comme chacun des articles de ce numéro a tenté de le faire, il souligne ainsi le caractère instable et toujours incomplet de la citoyenneté, comparant celle-ci à un « champ de bataille » où se jouent les mobilisations et négociations de différentes catégories de citoyen, créant de ce fait une hiérarchie de citoyens plutôt qu’une citoyenneté égalitaire pour tous. En mettant en dialogue plusieurs études récentes sur le sujet ainsi que sa longue expérience de recherche en Inde, Harriss offre des hypothèses pour expliquer ce phénomène et réfléchir aux directions futures de la citoyenneté en Inde. De par sa perspective interdisciplinaire, il souligne également la contribution de l’anthropologie à une compréhension des processus et pratiques à travers lesquelles la citoyenneté prend forme.

De façon analytique, ce numéro vise donc à observer et mieux comprendre comment un large éventail de pratiques d’affirmation, participation et revendications politiques permet à des citoyennetés plurielles, mais parfois aussi inégales, d’émerger, en combinant souvent allégeances locales et plus intimes et désirs d’accéder à une reconnaissance plus large dans l’État-nation. Ce faisant, ce numéro contribue à une discussion plus large sur la citoyenneté en analysant comment s’articulent les relations à un territoire et à une communauté politique dans un contexte postcolonial hétérogène, où cohabitent plusieurs cultures et persistent de nombreuses inégalités, contexte qui, de plus, se retrouve aujourd’hui sous la coupe d’un gouvernement qui cherche activement à redéfinir, voire à restreindre, les critères d’accès et d’exercice de la citoyenneté dans une mouvance ethnonationaliste.