Corps de l’article

Le 21 février 2018 la Communauté d’Agglomération du Niortais[1] (CAN par la suite) a lancé un projet collaboratif “Niort tech”, en étroite collaboration avec les assurances mutualistes. Dans ce cadre, elle a créé notamment un accélérateur de startups « Le Phare »[2] au coeur de la ville de Niort. Son objectif est de redynamiser cette filière, qui constitue l’activité historique et principale de cette agglomération, et d’incuber des innovations en lien avec la révolution numérique. Ce projet constitue un véritable écosystème d’innovation territorial. Celui-ci est présenté dans l’encadré 1.

Dans cet article, le concept d’écosystème d’innovation territorial renvoie à l’approche collaborative entre acteurs multiples et variés (acteurs publics, privés, académiques et professionnels) au sein d’une zone géographique restreinte, qui mobilisent leurs ressources individuelles et communes pour innover. Les caractéristiques de chaque acteur et du territoire seront déterminantes dans l’émergence d’un écosystème. Notre approche de ce concept s’inscrit dans la littérature sur les écosystèmes (Adner, 2006; Adner et Kapoor, 2010), tout en élargissant les ressources et les finalités étudiées par le biais des différentes proximités mobilisées dans notre analyse (Boschma, 2005; Torre et Talbot, 2018). De plus, notre étude de cas se base sur un écosystème en construction, afin d’enrichir l’étude des contextes d’émergence de ce type de projets.

Dans cet article, nous souhaitons analyser et questionner la capacité d’un territoire à se renouveler, à se projeter, à fédérer des acteurs par la structuration d’un écosystème d’innovation territorial. Nous souhaitons aussi questionner les dépendances de ressources et de sentier que le contexte historique de ce territoire va imposer à cette dynamique. Parmi les nombreuses définitions du « territoire », nous retenons celle d’un « espace structuré par des principes de contiguïté et de continuité. Celles-ci dépendent sans doute moins du seul aspect matériel des espaces que des systèmes idéels qui encadrent l’espace en question, ainsi que des pratiques afférentes qui s’y déploient », (Lussault 2007; cité par Giraud, 2008, p. 57). L’agglomération niortaise forme en effet un territoire « administratif » et « géographique » qui permet de comprendre cette initiative de collaboration inter-organisations au sein de Niort tech. Toutefois, il s’agira aussi d’appréhender ce territoire comme un espace socio-économique basé historiquement dans le secteur des assurances et influencé notamment par le poids des mutuelles.

La problématique de notre recherche est donc la suivante : Comment se structure un écosystème d’innovation territorial et quelles sont ses perspectives transformatives ?

Pour aborder cette problématique, nous analyserons notre cas unique à l’aide d’une grille théorique construite en Géographie Economique Evolutionniste (GEE par la suite), plus précisément tirée des travaux sur les cinq proximités d’un écosystème (Boschma, 2005) et son complément sur la « relatedness » de ses acteurs et sur la related variety du portefeuille de son capital cognitif et productif (Boschma et Frenken, 2011). Nous compléterons cette analyse par le cadre de l’Entrepreneuriat Institutionnel (EI par la suite) (DiMaggio, 1988; Leca et al., 2006) pour l’étude des perspectives transformatives institutionnelles de cet écosystème.

Cette recherche par étude de cas s’inscrit dans la volonté récente du champ de la GEE de faire un retour à des recherches qualitatives, dans le but d’affiner les résultats produits en analyse quantitative et de préciser les mécanismes des proximités. On retrouve également cette volonté dans les projections récentes du programme de recherche de l’école française de la proximité (Torre et Talbot, 2018).

Dans une première partie, nous expliquerons le cadre théorique principal mobilisé dans notre étude, en le positionnant dans son champ d’origine (économie géographique), en justifiant sa sélection et en expliquant ses éléments d’analyse que nous utiliserons. Nous expliquerons aussi dans cette partie la complémentarité de notre cadre principal avec la littérature en EI, ainsi que les apports de celle-ci à notre étude. Dans une deuxième partie, nous présenterons notre terrain. Nous exposerons notre méthodologie d’accès au terrain et les interprétations de ce dernier selon les différentes sources de données. Enfin, dans une troisième partie, nous présenterons les résultats de notre recherche sur la base de l’analyse des terrains selon notre grille théorique et nous discuterons des apports et des perspectives de notre recherche.

Cadre théorique : l’économie géographique évolutionniste revisitée

Afin d’étudier la structuration d’un écosystème d’innovation territorial, nous proposons de construire un cadre d’analyse s’inscrivant dans le champ de la GEE[3] et de le compléter par le cadre de l’EI (DiMaggio, 1988). La mobilisation de ces deux cadres nous semble pertinente pour proposer une analyse qualitative des enjeux individuels et collectifs à l’oeuvre dans un écosystème d’innovation territorial. En effet, la GEE offre une grille d’analyse pertinente sur les proximités territoriales (Boschma, 2005) et la diversification des actifs productifs et cognitifs (Frenken et al., 2007) pour décrire un écosystème dans une perspective dynamique. Le cadre de l’EI permet, quant à lui, d’affiner les stratégies individuelles et collectives au sein d’un champ institutionnel, toujours dans cette perspective dynamique (cf. figure 1).

Figure 1

Articulation des cadres théoriques

Articulation des cadres théoriques
Source : Auteurs

-> Voir la liste des figures

La Géographie Economique Evolutionniste

Dans cette section, nous rappellerons le positionnement de la GEE au sein de la géographie économique, afin de justifier notre choix de la mobiliser comme cadre d’analyse. Nous préciserons ensuite les éléments précis de la GEE, que nous utiliserons dans notre étude d’un écosystème d’innovation territorial.

Justification du choix de la GEE

Selon Boschma et Frenken (2006), la littérature en économie géographique s’est structurée autour de trois approches principales : la Nouvelle Economie Géographique (NEG), l’Economie Géographique Institutionnaliste (EGI) et la Géographie Economique Evolutionniste (GEE).

Concernant la NEG, approche initiale de l’économie géographique, il s’avère qu’elle semble trop éloignée de notre projet d’étude par ses hypothèses restrictives concernant la rationalité parfaite, l’homogénéité des firmes ou son absence de prise en compte des institutions. A l’inverse, la GEE et l’EGI partagent une vision similaire de la rationalité limitée des acteurs, qui est davantage compatible avec notre étude portant sur un écosystème d’acteurs hétérogènes.

La comparaison de la GEE et de l’EGI, proposée par Boschma et Frenken (2006), met en avant une plus forte compatibilité de la GEE avec les études dynamiques du comportement des firmes et des espaces, contrairement à l’EGI, qui privilégie les analyses statiques (Levy et Ferru, 2016, p.183). De plus, les développements du champ de la GEE apportent plusieurs éléments pertinents pour l’analyse de notre cas. On peut citer la typologie des proximités (Boschma, 2005), les notions de relatedness et de related variety (Boschma et Frenken 2011), l’influence des dépendances de sentier (Nelson et Winter, 1982; Arthur, 1989). Enfin, ces approches sont aussi au coeur des développements de l’école française des proximités[4].

Sur le plan de l’accès au terrain, il est à noter que l’EGI a davantage favorisé la réalisation d’études de cas qualitatives, par rapport à la GEE. Il est important de rappeler que les premières études en GEE mobilisaient, selon une approche exploratoire, des études qualitatives (ex : Boschma et Ter Wal, 2007). Il semblerait, qu’après la vaste production d’études quantitatives en GEE, il soit aujourd’hui opportun de les compléter par des études qualitatives. Cette idée est notamment évoquée par Torre et Talbot (2018) dans leur analyse projective pour le programme de recherche sur les proximités. Ils appellent aux « développements des méthodes basées sur les analyses de contenu thématique d’entretiens » (Torre et Talbot, 2018, p. 931) pour affiner l’étude des effets des proximités.

L’ensemble de ces éléments nous conduit à choisir la GEE comme cadre d’analyse principal de notre étude de cas qualitative sur un écosystème d’innovation territorial. L’hésitation possible entre la GEE et l’EGI, au-delà des arguments cités précédemment, peut être levée par notre recours complémentaire au cadre de l’EI. Ce dernier permet de mobiliser des arguments institutionnalistes, comme ceux de l’EGI, selon une approche plus dynamique mais cohérente avec la GEE.

La production conceptuelle du champ de la GEE nous fournit deux principaux éléments d’analyse que nous mobiliserons plus particulièrement : la typologie des proximités et les concepts de relatedness / related variety.

La typologie des proximités

La typologie des 5 proximités (géographique, cognitive, institutionnelle, organisationnelle et sociale) proposée par Boschma (2005) permet de saisir la complexité et la variabilité des facteurs que couvre ce concept. Le choix de cette typologie est également pertinent au regard des travaux de l’école française des proximités, car elle couvre et dépasse les typologies explorées par ces dernières (géographie, organisations, institutions et ressources) (Doré, 2018).

Pour chaque proximité, Boschma (2005) discute le lien non-monotone (cf. tableau 1), voire ambigu, qu’elle peut avoir sur l’innovation et le fonctionnement d’un réseau d’acteurs. La construction de cette typologie peut susciter des discussions ou se voir opposer des alternatives. Néanmoins, elle a le mérite de proposer une première synthèse des travaux en GEE sur ce sujet ainsi que des cadres théoriques de niveau intermédiaire (au-delà de la GEE), que ces derniers mobilisent (y compris l’école française des proximités). Nous l’utiliserons comme une grille d’analyse visant à améliorer la qualification des facteurs constitutifs d’un écosystème d’innovation territorial (tableau 1 et figure 1).

La proximité géographique s’exprime, assez classiquement, comme la distance spatiale entre les acteurs. Elle est considérée dans cette typologie comme un vecteur important pour favoriser les interactions entre les acteurs, l’émergence d’externalités positives et la diffusion de connaissances dans un réseau (Howells, 2002). Elle s’avère donc utile pour délimiter géographiquement l’écosystème étudié.

La proximité cognitive renvoie à toute une littérature en économie de la connaissance. Cette proximité constitue une condition nécessaire aux processus de transfert (communication et apprentissage) et de création (co-production de savoirs) de connaissances tacites ou codifiées entre les acteurs d’un réseau cognitif (Boschma et Lambooy, 1999). Néanmoins, dans le cadre d’un processus d’innovation ou de créativité, cette proximité, bien que nécessaire, ne doit pas être trop importante, au risque de freiner cette dynamique par le poids des routines ou l’absence de challenge (Amabile et al. 1996) pour les acteurs.

La proximité organisationnelle constitue un moyen de réduire les coûts de transaction (Williamson, 1991) au sein de l’écosystème d’innovation. Elle regroupe les interdépendances économiques et financières entre les acteurs de l’écosystème, à travers des dispositifs organisationnels, conçus pour accompagner la gestion de ses proximités cognitives et in fine de ses perspectives d’innovation.

La proximité sociale (Granovetter, 1985) est directement issue de la théorie de l’encastrement de l’économie dans la sphère sociale (Polanyi, 1944). Elle fait référence aux liens sociaux (relationnel et expérience commune) qui peuvent rapprocher les acteurs et réduire les risques de comportements opportunistes. Cette proximité instaure une sorte de confiance relationnelle implicite (non-contractuelle) entre les acteurs.

La proximité institutionnelle est complémentaire de la proximité sociale, dans le sens où elle rassemble les autres vecteurs de confiance entre les acteurs à travers l’étude des valeurs, normes, règles, habitudes, etc. (Zuckin et DiMaggio, 1990). Cette proximité est donc directement liée à la littérature institutionnaliste, qui analyse les effets des institutions formelles comme informelles sur les interactions économiques. Il s’avère que les différents dispositifs institutionnels formels ou informels, ainsi que leurs interdépendances, sont favorables à l’innovation. Cet aspect du cadre de la GEE constitue, de plus, un point de connexion avec le cadre complémentaire de l’EI, que nous mobilisons également dans notre étude.

La complémentarité des cinq proximités et les liens non-monotones entre ces dernières et les perspectives d’innovation (cf. tableau 1) permettent de bien décrire un écosystème et d’identifier ses points forts et ses points faibles.

Les concepts de « relatedness » (parenté) et de « related variety » (variété reliée)

En complément aux 5 proximités, la GEE a également su remobiliser les concepts de relatedness et de related variety dans l’étude d’un écosystème (Boschma et Frenken, 2011). Cette approche permet de renforcer le volet dynamique de la GEE, en s’intéressant à l’histoire des innovations géographiques et aux « dépendances de sentiers » (Nelson et Winter, 1982; Arthur, 1989) associées à celle-ci. En effet, « le point de base de tout argument de dépendance de sentier […] souligne l’importance des événements passés pour l’action future ou, plus précisément, des décisions précédentes pour la prise de décision actuelle et future » (Schreyögg et Sydow, 2010, p. 3). Elle permet aussi d’affiner le processus de diffusion des externalités positives sur un territoire.

Tableau 1

Synthèse des proximités

Synthèse des proximités
Source : Adapté de Boschma (2005, p. 71)

-> Voir la liste des tableaux

Le concept de relatedness est issu de la littérature sur les systèmes technologiques (Carlsson et Stankiewicz, 1991). Dans le contexte de la GEE, il offre une grille de lecture sur les « parentés » entre deux acteurs d’un territoire concernant les interdépendances sectorielles, les complémentarités technologiques ou les relations producteurs-utilisateurs. Ces parentés peuvent influencer la construction et la trajectoire d’un écosystème au travers des dépendances de sentier qu’elles insufflent.

Le concept de related variety provient initialement des travaux sur la diversification des actifs de l’entreprise (Montgomery, 1994). Remobilisé en GEE (Frenken et al., 2007), il renvoie au niveau de diversification du portefeuille d’actifs productifs et cognitifs d’un territoire. L’interdépendance - et peut-être la confusion - entre ce concept et la relatedness n’est pas négligeable dans l’étude d’un écosystème. Par contre, comme l’indique Levy et Ferru (2016), ils se distinguent par l’échelle d’analyse proposée. Alors que la relatedness propose une comparaison dyadique, la related variety revoit à une appréciation territoriale. Cette dernière permet d’estimer les risques systémiques ou la résilience sur un territoire, selon le niveau d’interdépendance.

Ces concepts sont mobilisés pour qualifier l’influence des dépendances de sentier dans le territoire étudié et notamment l’influence de son histoire sectorielle Comme pour les proximités, une mobilisation de ces concepts dans une approche qualitative peut permettre de positionner le terrain dans un continuum de parenté et de diversification.

Le complément institutionnaliste de l’Entrepreneuriat Institutionnel

En complément de la GEE, nous mobiliserons quelques éléments issus de la littérature sur des théories néo-institutionnelles, initiée par DiMaggio (1988), et plus particulièrement de l’EI[5].

Cette approche constitue une grille pour qualifier plus finement les stratégies des acteurs de l’écosystème d’innovation. Dans cette littérature, l’EI est défini comme un acteur, physique ou institutionnel, qui mobilise des ressources pour créer ou modifier des institutions (Battilana et al., 2009, p.68). Nous définissons ici les institutions comme étant « des pratiques, des technologies ou des règles largement diffusées qui deviennent enracinées dans un sens qu’il est coûteux de choisir d’autres pratiques, technologies ou règles » (Lawrence et al., 2002, p. 282.)

Dans le cadre de l’émergence d’un écosystème, ce cadre permet d’étudier l’interdépendance entre une collaboration inter-organisationnelle et les dynamiques d’un champ institutionnel (Phillips et al., 2000) en pleine mutation.

Leca et al., (2006)[6] ont identifié différentes caractéristiques, mobilisées dans cette littérature, afin de qualifier les profils des entrepreneurs institutionnels et la nature de leurs actions institutionnelles. Ces auteurs proposent quatre axes d’analyse : la motivation, l’intentionnalité, les changements et les conditions favorables (terrain et acteurs).

La qualification de la motivation permet de décrire les intérêts, au sens large, de l’EI. Cette motivation peut couvrir plusieurs types d’intérêts comme les valeurs, l’idéologie, la volonté de résolution de problèmes, etc. Le questionnement de l’intentionnalité, permet de déterminer le caractère conscient ou non-conscient de la formulation des objectifs de l’EI. La qualification de la nature des changements apportés par l’EI permet d’établir si son action conduit à une modification des normes, une modification des institutions, une création de nouvelles institutions, la construction d’un nouveau système, etc. Enfin, l’identification des conditions favorables permet d’établir l’influence du contexte offert par le terrain (perturbations, hétérogénéités institutionnelles…), de la position des acteurs (perceptions du terrain, accès aux ressources) et de leurs compétences (socialy skilled actors, projective capacity).

Nous mobiliserons ces caractéristiques afin de qualifier les acteurs de notre écosystème d’innovation territorial (cf. figure 1), au regard de leurs influences sur la reproduction et sur la transformation des institutions. Il s’agira, notamment, de percevoir les modifications inter-organisationnelles, les perturbations technologiques, règlementaires, économiques (business models) au sein de l’écosystème et le rôle (influences, compétences, interactions) de ses acteurs.

Etude terrain : Niort Tech et l’émergence de la French Assur Tech

Dans cette partie, nous présentons la méthodologie et les résultats de notre étude terrain sur le cas « Niort Tech ».

Choix d’une méthodologie qualitative par l’étude de cas

Notre problématique vise à comprendre la structuration d’un écosystème d’innovation territorial et à analyser ses perspectives transformatives. Afin de répondre à cette problématique, nous avons expliqué dans la partie portant sur le cadre théorique, comment nous assurons une articulation cohérente et pertinente entre le cadre théorique principal (la GEE), son complément (l’EI) et le terrain et la méthodologie qualitative par l’étude de cas (Niort tech). Nous allons maintenant mieux expliciter nos choix méthodologiques.

Nous avons choisi une méthodologie qualitative car « une propriété spécifique des recherches qualitatives est qu’elles étudient les phénomènes dans leur cadre naturel […]. Elles s’intéressent aux situations naturelles et spécifiques, non aux régularités a-contextuelles. ». (Giordano, 2003, p. 16). Le choix de chaque cas tient justement à son caractère unique, rare et extrême, plutôt qu’à chercher à tester une théorie ou à mettre en évidence un cas non étudié (Yin, 2003). Dans notre recherche, nous voulons apporter un regard approfondi sur un cas particulier d’écosystème d’innovation au sein d’un territoire délimité.

« Niort tech » (cf. encadré 1) illustre en effet un entrepreneuriat institutionnel par le biais d’une collaboration inter-organisationnelle (la CAN, les assurances mutualistes et les autres acteurs majeurs du projet) afin de transformer un secteur historique (les assurances) d’un territoire (l’agglomération niortaise) à l’aune de la révolution numérique. Nous sommes bien en présence d’une étude d’un cas, au sens d’Albarello (2001), car nous étudions les interactions d’acteurs au moment de la création de l’écosystème. Nous adoptons précisément une posture interprétativiste au sens de Thiétart (2007) afin de comprendre et de rendre compte de façon empathique les représentations des acteurs à l’oeuvre dans cet écosystème. Nous avons également une approche exploratoire, afin d’analyser cet écosystème depuis sa naissance le 21 février 2018, son avancement en 2019 (période de l’étude terrain) et ses perspectives futures (travaux de recherche). Cependant, cette initiative récente s’inscrit bien dans un territoire qui est caractérisé par une histoire institutionnelle et des précédents en matière de collaborations inter-organisationnelles.

Présentation de la méthode de collecte et de l’analyse des données

Pour ce faire, nous avons choisi de mettre en oeuvre une méthode de collecte multiple pour étudier l’écosystème niortais dans un souci de triangulation méthodologique. Cela permet de renforcer la fiabilité et la validité du recueil de données (Jick, 1983) et ainsi, affiner l’élaboration et la vérification de nos conclusions. Une telle triangulation s’opérationnalise d’après Romelaer (2005, p. 108) « quand on cherche à voir si les données recueillies à partir de méthodes diverses (avec, entre autres, des entretiens, par exemple) donnent des résultats convergents ». L’enjeu est de percevoir les différentes manifestations d’un même phénomène et de pouvoir valider l’interprétation qui en est faite en remettant les acteurs et les données dans leur contexte collaboratif (le projet Niort Tech), spatial (la CAN et son accélérateur « Le Phare ») et temporel (actualités et vie institutionnelle de Niort tech et « Le Phare »).

Tableau 2

Dispositifs de récolte des données en recherche qualitative

Dispositifs de récolte des données en recherche qualitative
Source : Auteurs

-> Voir la liste des tableaux

La méthode de collecte multiple est présentée dans le tableau 2. Nous avons donc choisi l’entretien, car il nous semblait être une technique appropriée dans une visée compréhensive et interprétative des représentations des organisations porteuses de cette initiative. Le mode que nous avons choisi est l’entretien semi-directif. Le guide d’entretien utilisé (cf. annexe 1) est composé de quatre grands thèmes issus du cadre théorique (GEE et EI) et d’une demande de cartographie des acteurs de l’écosystème, afin de caractériser les proximités perçues par les interviewés.

Ces données ont par la suite été traitées suivant une analyse de contenu qui permet de comparer « les sens des discours pour mettre à jour les systèmes de représentations véhiculés par ces discours » (Blanchet et Gotman, 1992, p. 91). Plus précisément, nous avons adopté une analyse de contenu de type thématique (Bardin, 2007), en se basant sur les thèmes composant le guide d’entretien issu préalablement de notre cadre théorique.

Trois autres sources complémentaires aux entretiens ont été mobilisées dans cette étude dans le cadre de la triangulation méthodologique. Tout d’abord, des questionnaires à vocation qualitative ont aussi été menés auprès d’un échantillon d’étudiants suivant des formations en Master (Bac+5), hébergées au sein même de l’accélérateur « Le Phare » initié par cet écosystème. Le regard que peuvent avoir ces apprenants expérimentant cet écosystème est intéressant car complémentaire des discours des acteurs institutionnels qui l’initient.

Ensuite, nous avons pu mener des observations participantes (formation des étudiants au sein des Masters ayant lieu à l’accélérateur « Le Phare » par les auteurs de cet article) et non participantes (présence physique aux évènements liés à l’écosystème). En effet, l’implication d’établissements d’enseignement supérieur dans ce projet a permis d’y faire côtoyer régulièrement des actions en présence de chercheurs (dont les auteurs de cet article).

Il a été réalisé une étude documentaire au regard des éléments de communication interne et externe de la nouvelle dynamique initiée autour des Assur Tech. Ce concept, récent, n’a encore que peu d’éléments contextuels le définissant. « Plus généralement, l’assurtech et l’insurtech peuvent désigner l’ensemble des entreprises de petite ou moyenne taille s’appuyant fortement sur des activités technologiques pour conquérir des parts de marché sur le marché convoité de l’assurance. L’objectif de ces sociétés est de créer une disruption ou une rupture technologique améliorant et simplifiant les services rendus aux assurés tout en réduisant les prix »[7]. Les mutations sectorielles qu’engendre l’Assur Tech vis-à-vis de l’environnement économique, technologique, concurrentiel, social… interpellent quant à la capacité de l’écosystème niortais à se remobiliser (comment ?) et à évoluer (vers quoi ?) afin de maintenir sa position dominante actuelle.

C’est autour de ce nouveau contexte que l’écosystème niortais veut se positionner comme le lieu « incontournable », au moins en France, autour de la thématique des Assur Tech alors que d’autres acteurs, voire territoires (Paris, Bordeaux, etc.), voudraient aussi s’y positionner. Nous avons ainsi pu bénéficier des archives des interactions entre les acteurs (notamment des échanges de mails, de rapports de projets, de comptes rendus de réunions de travail…) permettant de retracer et de comprendre l’historique de co-construction de cet écosystème.

Interprétation des données collectées via les entretiens semi-directifs

Les entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les acteurs à l’initiative de l’association portant l’accélérateur niortais des Assur Tech : Niort Tech. Ces acteurs sont à ce jour les suivants : Inter-Mutuelles Assistance[8] (IMA par la suite), Maaf[9], Macif[10], Maif[11], Groupama[12], CAN[13] et le Medef des Deux-Sèvres[14].

L’implication de ces acteurs autour de Niort Tech est significative dans le sens où la Maif est la première mutuelle du territoire (date de création en 1934), qui elle-même a aidé à l’essor de la Maaf (1950) puis de la Macif (1960). Ensuite, d’autres mutuelles ont pu émerger comme Groupama par exemple où le siège social est à Paris avec une implantation régionale à Niort. IMA est un groupement d’intérêt économique (GIE) autour de la prestation d’assistance. Elle a été créée en 1981 par les mutuelles niortaises Maif, Macif et Maaf et a aussi son siège social à Niort. L’implication autour de ces mutuelles d’une multitude d’acteurs vient conforter la nature hétérogène de cet écosystème (figure 2).

L’analyse des entretiens semi-directifs effectués autour de ces acteurs a permis de mieux comprendre l’intérêt de chacun vis-à-vis de cet écosystème en cours de reconversion autour des Assur Tech. L’histoire du mouvement mutualiste que nous venons de décrire est l’un des arguments légitimant cette alliance. « Les mutuelles avant travaillaient en étroite collaboration. L’exemple d’IMA[15] ou de DARVA[16] confirme ces formes de coopération encore dans les années 1980. Pourtant, un sentiment d’éloignement était présent depuis quelques années entre nous. Ce projet vient nous rappeler la nécessité de travailler ensemble comme nous l’avons toujours fait face à l’émergence des GAFA… »[17].

Figure 2

Acteurs de l’écosystème niortais autour des Assur Tech

Acteurs de l’écosystème niortais autour des Assur Tech
Source : Niort Agglo présente Niort Numérique (8 mars 2018)

-> Voir la liste des figures

Il n’a pas été facile de comprendre l’impact du territoire niortais et de la proximité qu’il pouvait offrir. Quelques fois cette proximité jouait : « Niort est un petit village. Il n’y a qu’environ 60 000 habitants ici. Alors, on se connait tous et on se côtoie tous… Autant vous dire qu’il est facile de travailler ensemble ici ! »[18]. D’autres fois, elle ne jouait pas du tout : « La Maaf était l’un des membres fondateurs d’IMA avec la Maif et la Macif. Mais, il y a environ 10 ans, la Maaf s’est rapprochée de la GMF, MMA et APGIS afin de constituer une SGAM avec COVEA[19]. Ils ont choisi à ce moment-là de se retirer d’IMA. Depuis, et même si nous n’étions qu’à 3 kilomètres de distance entre nos locaux, on ne se parlait plus. Aujourd’hui, avec l’accélérateur, nous nous croisons régulièrement, le temps a passé et nous souhaitons même relancer des projets de coopération. Sans ce lieu de rencontres et d’échanges, nous n’aurions pas renoué les contacts… »[20].

Les éléments de contextualisation quant à l’association d’autres acteurs ont été évoqués assez librement. Même s’il convient pour ces acteurs de rester moteur dans la gouvernance de l’association Niort Tech, ils ont opté pour une ouverture à d’autres mutuelles sur le territoire français, voire européen : « Des mutuelles historiques telles que MMA au Mans ont pu échanger avec nous concernant leur implication à nos côtés dans cette French Tech niortaise. Sur le principe, nous y sommes favorables. La réflexion et la coopération doivent être plus larges et ne pas rester centrées sur Niort »[21]. Certains d’entre eux ont même ouvert le débat autour d’autres spécialisations sectorielles locales qui pourraient venir renforcer dans le futur les dynamiques de digitalisation de leur écosystème en cours de renouvellement : « Dans le territoire niortais, il n’y a pas que les mutuelles. Des entreprises industrielles d’envergure nationale voire internationale sont présentes telle Poujoulat (leader européen de la fumisterie) avec qui nous pourrions collaborer via cetaccélérateur afin de faire le lien entre des objets connectés proposés par cet industriel et le service assurantiel qui pourrait en découler avec les mutuelles »[22].

Interprétation des données collectées via les questionnaires qualitatifs

L’accélérateur de Niort Tech héberge, en même temps que les startups, des formations d’enseignement supérieur (niveau Master, Bac+5). Ces formations portent sur des spécialisations relativement classiques (marketing, entrepreneuriat, etc.) mais qui intègrent les impacts des technologies numériques sur la société, l’économie, le management et la gestion des données.

Les dynamiques d’hybridation entre ces étudiants, les startups incubées et les membres fondateurs de l’association Niort Tech s’inscrivent dans une volonté d’infuser collectivement cet écosystème niortais. L’approche des acteurs institutionnels comme la CAN est la suivante : les mutuelles ont besoin de nouvelles compétences liées à la digitalisation de leur modèle d’affaires. Si elles n’arrivent pas à recruter ces profils, elles risquent de délocaliser une partie de leur activité dans des lieux où ces ressources existent comme Paris ou Bordeaux avec des pôles universitaires bien plus importants qu’à Niort.

Pourtant, la formation de ces étudiants ne peut reposer sur une démarche « classique voire traditionnelle », des enseignements dispensés. Il faut aussi que ces formations puissent bénéficier d’un regard nouveau pour que leurs étudiants acquièrent les compétences liées au digital et qu’ils puissent s’intégrer, voire même conforter, la restructuration des activités et de l’organisation des mutuelles. La digitalisation impose en effet beaucoup plus de réactivité avec des processus courts et directs, ce qui n’est pas forcément habituel dans les processus décisionnels des mutuelles au regard de leurs tailles (3 700 salariés chez IMA, 7 000 à la Maif, plus de 10 000 à la Macif…). L’acculturation auprès des startups incubées au sein de Niort Tech doit ainsi permettre d’infuser les pratiques managériales de ces jeunes pousses auprès des étudiants qui, eux-mêmes lors de périodes d’apprentissage puis de recrutement au sein des mutuelles, seront plus à même d’impulser les changements organisationnels qu’impliquera la digitalisation du secteur.

Même si la recherche d’une hybridation est légitime dans la restructuration de cet écosystème niortais, il est apparu nécessaire d’analyser la perception qu’ont les étudiants actuellement en formation au sein de cet accélérateur. A cette fin, un questionnaire qualitatif avec 23 questions a été réalisé auprès de 21 étudiants. La majorité des répondants a 23 ans, avec une répartition équilibrée homme (47,6 %) et femme (52,4 %). Un seul des répondants est originaire des Deux-Sèvres. Ceux-ci ont une connaissance suffisante de l’environnement niortais et des enjeux des mutualistes vis-à-vis des Assur Tech. Pour autant, ils n’associent que faiblement ce territoire à l’innovation : « Oui fortement il a y 60 ans et depuis 2 à 3 ans plus dynamique avec Niort Numérique, sinon, c’est encore faible tout cela ! » (Verbatim étudiant). Bien qu’ils le trouvent spécifique et porteur d’enjeux au regard de la taille des mutuelles : « On peut néanmoins clairement parler d’écosystème niortais. Rares sont les villes de la taille de Niort pouvant se targuer d’avoir d’aussi grosses entreprises qui continuent d’avancer. Niort l’a compris, la ville doit se servir de la force de ses assurances et mutuelles, de leur puissance financière pour continuer à se développer : pour son bien comme pour le bien de ses entreprises afin d’attirer toujours de meilleurs profils. A défaut de pouvoir le faire par l’attrait général de la ville, il faut créer de nouvelles formations pour attirer plus d’étudiants, car il y en a trop peu à Niort pour pouvoir se développer concrètement. » (Verbatim étudiant) L’intérêt du territoire est aussi signifié : « Oui, plusieurs entreprises dans le domaine des assurances cohabitent dans un même territoire et rencontrent des problématiques similaires. » (Verbatim étudiant). La figure 3 vient synthétiser la vision que peuvent avoir ces étudiants quant à la nature de l’écosystème niortais.

Figure 3

Comment qualifiez-vous cet écosystème niortais ?

Comment qualifiez-vous cet écosystème niortais ?
Source : Synthèse des questionnaires adressés à un panel d’étudiants

-> Voir la liste des figures

L’hybridation n’est pas encore perceptible entre les étudiants et les acteurs de l’accélérateur : « J’ai choisi ce Master of Science davantage pour son contenu. Le fait d’être physiquement dans les locaux d’un accélérateur n’apporte selon moi rien de particulier si l’on ne peut rencontrer les acteurs locaux. » (Verbatim étudiant). Pourtant, ils sont conscients des enjeux sectoriels qui s’y jouent : « Je n’ai pas de doute concernant le développement de l’Assur Tech. J’ai en revanche quelques doutes concernant le fait que Niort devienne un berceau du digital. » (Verbatim étudiant).

Interprétation des données collectées via l’analyse documentaire

L’analyse documentaire permet d’obtenir un regard surtout extérieur sur l’impact de la stratégie de mouvement de l’écosystème niortais autour de l’Assur Tech. En effet, les verbatim les plus intéressants se trouvent dans les articles récents de la presse spécialisée du monde assurantiel français : Journal du net, L’usine Du Digital, L’argus de l’assurance… (articles publiés en 2018, parallèlement au lancement de l’accélérateur de Niort Tech). On peut y définir deux grandes tendances dans les thématiques soulevées. La première va porter autour du risque de crise structurelle du secteur assuranciel lié à la digitalisation de leur activité : « Pascal Demurger (Directeur général Maif) : 60 % de notre chiffre d’affaires concerne pour l’instant l’assurance automobile. Or ce marché s’apprête à être bouleversé par le véhicule autonome. A long terme, la généralisation du véhicule autonome signifie que 80 à 90 % de l’activité automobile des assureurs pourrait disparaître, en même temps que la sinistralité. Nous nous y préparons notamment en investissant massivement dans les nouvelles mobilités »[23].

La seconde va plutôt porter sur les éléments d’évolution de ce même secteur assurantiel quant à la recherche de nouveaux modèles d’affaires : « Bruno Lacoste (Directeur du Marketing Communication de Maaf et Président de Niort Tech) : Si on regarde la situation d’aujourd’hui, ce sont vraiment des alliés que nous recherchons et que nous retrouvons dans notre écosystème. Nous n’avons pas de concurrents directs. Par contre, ce qui nous réunit à Niort Tech, c’est l’idée selon laquelle des concurrents pourraient émerger très rapidement. Nous l’avons vu notamment avec d’autres secteurs et la liste des disparus du digital est longue. Nous nous disons que si des concurrents peuvent émerger, nous avons plutôt intérêt à avoir l’initiative, pour détecter les projets innovants et les accompagner, plutôt que de se retrouver en face d’eux, sans les avoir vus venir (ce qui correspond à la situation de rupture qu’ont connue certains marchés). »[24].

Cette stratégie de communication tournée autour des mutuelles niortaises vis-à-vis d’enjeux nationaux et internationaux de l’Assur Tech permet à ces acteurs d’être perçus comme incontournables. Ils se placent comme décideurs dans leur capacité à organiser l’association Niort Tech avec d’autres acteurs nationaux, voire européens : « Nous ont rejoint en septembre deux autres membres, qui sont la Mutuelle de Poitiers, et une mutuelle belge. C’est vrai que c’est une situation un peu incongrue, car nous nous rassemblons entre concurrents. »[25]. La proximité institutionnelle est largement sur-sollicitée quant à la collecte des données recueillies. L’esprit mutualiste, même s’il existe une dynamique concurrentielle entre ces mêmes acteurs, y est émis afin d’expliciter cette capacité à se fédérer : « Dans le cadre de ce projet, nous sommes à la fois compétiteurs et mutualistes »[26]. Ces mêmes acteurs ont pu s’imposer comme « la norme » de la French Assur Tech, comme si l’Assur Tech en France se faisait à Niort, sans contestation d’autres acteurs du secteur assurantiel français : « Assur Tech : le fleuron de l’innovation en assurance s’installe à Niort. (…) Le programme s’échelonne sur les trois prochaines années et dispose d’un budget de 2 millions d’euros pour collaborer avec une trentaine de startups. »[27].

In fine, cette stratégie vient conforter la place de l’écosystème niortais dans un paysage qui n’est pas local uniquement, mais plutôt et surtout national : « A travers ce projet, nous souhaiterons créer à Niort, capital de l’assurance, un écosystème innovant qui soit vecteur de développement pour le territoire en impliquant les grands assureurs mutualistes et de jeunes pousses de l’Assur Tech autour d’un projet commun qui permette d’imaginer l’assurance de demain. »[28]. La figure 4 vient conforter cette dynamique plus globale de l’Assur Tech par la constitution de fonds d’investissements du secteur assurantiel qui lui sont dédiés. Ces fonds servent d’une part à financer les startups qui travaillent sur les nouvelles activités, pratiques, solutions, technologies liées à la révolution numérique et impactant les assurances. D’autre part, ils constituent aussi une diversification de leurs actifs financiers avec un objectif de croissance et de rentabilisation de leurs investissements.

A partir des interprétations ci-dessus, nous revenons sur les concepts mobilisés dans le cadre théorique afin de présenter nos résultats sur la structuration de l’écosystème d’innovation territorial Niort Tech et ses perspectives transformatives.

Figure 4

Fonds internes par années et dotations

Fonds internes par années et dotations
Source : Insurancespeaker (mai 2018)

-> Voir la liste des figures

Présentation des résultats

Le tableau 3 synthétise et illustre par des verbatim le positionnement de l’écosystème niortais dans la typologie des proximités de Boschma (2005) et par rapport à la relatedness et à la related variety.

La typologie des proximités de l’écosystème niortais (Niort Tech)

Nous discutons notamment la position de cet écosystème dans la relation non-monotone avec les perspectives innovantes décrites par la littérature pour chaque proximité. Dans le cas Niort Tech, nous avons identifié trois proximités favorables (géographique, cognitive et organisationnelle) aux développements de perspectives innovantes de l’écosystème; une proximité très forte (institutionnelle) qui peut s’avérer contre-productive; et enfin, une proximité non-prégnante (sociale). Ces observations sont plutôt favorables à l’étude de l’écosystème car la position médiane permet d’optimiser l’effet bénéfique de ces proximités sur les perspectives innovantes.

Tableau 3

Cadre d’analyse de la GEE appliqué à l’écosystème niortais

Cadre d’analyse de la GEE appliqué à l’écosystème niortais
Source : Auteurs

-> Voir la liste des tableaux

La distributiongéographique des acteurs permet d’identifier l’écosystème, mais il n’est pas pour autant fermé sur le territoire niortais. L’écosystème niortais, via la constitution de l’association Niort Tech, est clairement identifiable sur ce territoire en venant renforcer le lien entre les institutions locales (cf. figure 2). On a pu identifier des volontés de contacts au-delà du Niortais (cf. Mutuelle du Poitou, Excelia Group à La Rochelle, MMA au Mans…). Cependant, les interactions d’acteurs restent majoritairement localisées sur le Niortais.

Les dispositifs organisationnels de l’écosystème ne sont pas clairement définis. Une large part de la dynamique de coopération repose sur la confiance entre les membres fondateurs de Niort Tech (acteurs historiques mutualistes). Par contre, avec les autres structures, les relations sont clairement contractualisées (exemples : partenariats avec les établissements d’enseignement supérieur et la CAN sur la communication, les locaux, l’incubation des startups…).

La distribution des connaissances dans le réseau est actuellement favorable à la co-construction d’une dynamique globale, à l’apprentissage entre acteurs et la création de connaissances nouvelles (exemples : parrains de startup issus des mutuelles selon leurs spécialisations digitales en cours, coopération entre les établissements d’enseignement supérieur et les mutuelles pour une montée en compétences de leurs collaborateurs…). Elles pourraient néanmoins être davantage diversifiées, afin de favoriser la related variety de l’écosystème (voir la section suivante).

Dans notre cas, la proximité institutionnelle semble très forte. Chaque mutuelle de cet écosystème est institutionnellement rattachée à l’une ou à plusieurs des autres mutuelles, soit par leur histoire (exemples : IMA a été créée en 1981 par la Maif, la Macif et la Maaf; la Maif a aidé à la création de la Macif en 1950…); soit par l’hybridation des dispositifs financiers et assurantiels (Maif et Macif ont investi tous les deux dans la startups Cbien via leurs fonds Maif Avenir et Macif Innovation). L’hybridation entre les acteurs, sur ce point, est la conséquence d’une dynamique historique spécifique à ce territoire. Cette forte proximité a pu jouer un rôle moteur dans la composition de l’écosystème au début du processus. Par contre, elle semble aussi amorcer sa phase contre-productive, en produisant des verrouillages institutionnels et une inertie du système à toute forme d’innovation radicale, pour aller au-delà de la dépendance de sentier assurantielle. Ce point est intéressant car il peut expliquer l’intérêt d’un EI pour dépasser cela, comme nous l’analyserons par la suite.

A l’inverse, la proximité sociale de cette typologie ne ressort pas des données du terrain comme influente. Cette focale de niveau micro, ne semble pas pertinente pour notre cas. Présentée dans le modèle de Boschma comme complémentaire de la proximité institutionnelle, elle semble plutôt substituable à cette dernière dans notre cas. Les liens sociaux interindividuels laissent la place à des interactions immédiatement inter-organisationnelles.

Pour compléter l’analyse dynamique de notre écosystème, comprendre sa trajectoire et ses perspectives, nous pouvons discuter des concepts de relatedness et related variety de ce dernier.

Relatedness / related variety dans l’écosystème niortais (Niort Tech)

L’identité mutualiste du territoire niortais ne peut que conforter la relatedness entre les acteurs et les dépendances de sentier associées (exemples : les 3 mutuelles de cet écosystème niortais s’étaient spécialisés auprès des artisans pour la Maaf, des commerçants pour la Macif et des enseignants pour la Maif). La répartition des partenariats mutuelles-universités suit la même logique : il y a une relation d’exclusivité entre la mutuelle et son partenaire universitaire dans une démarche de renforcement des spécialisations sectorielles « historiques ».

L’ensemble de ces parentés (relatedness) a une influence plus globale sur la diversification du portefeuille d’actifs productifs et cognitifs de l’écosystème niortais (related variety). Ces diversifications restent mono-sectorielles puisqu’elles cherchent à conforter l’activité assurantielle des mutuelles niortaises (pour exemple, les thématiques de sélection des startups dans l’accélérateur niortais sont la block Chain, l’intelligence artificielle, le big data et la relation client). Même si les diversifications mono-sectorielles reposent sur des dynamiques innovantes majeures, celles-ci sont profondément incrémentales et non radicales. Il réside un risque de rupture sectorielle qui n’est pas suffisamment appréhendé dans cet écosystème territorial. Lorsque le dirigeant de la Maif annonce, dès 2016, que « La voiture autonome, c’est 85 % de l’activité automobile des assureurs qui disparaît »[29], à ce stade il n’y a pas de réelle recherche de diversifications qui pourraient se faire totalement en dehors du secteur assurantiel actuel. Le phénomène d’« ubérisation » de l’économie a révolutionné des pans entiers de l’économie comme les taxis avec Uber justement, l’hôtellerie avec AirBnB, la télévision avec Netflix et la VOD… Et si demain les citoyens n’ont plus besoin d’utiliser les assurances pour se couvrir contre la matérialisation potentielle de risques ? L’écosystème niortais n’apparait pas prêt à envisager une rupture sectorielle totale allant dans ce sens.

Entrepreneuriat institutionnel dans l’écosystème niortais (Niort Tech)

Rappelons que nous avons mobilisé les concepts issus de l’EI afin de qualifier plus finement les stratégies individuelles et collectives des acteurs de l’écosystème d’innovation. Pour ce faire, le tableau 4 reprend les quatre axes d’analyse permettant de qualifier l’EI à l’oeuvre dans le cas de Niort Tech : la motivation, l’intentionnalité, les changements et les conditions favorables (terrain et acteurs).

Sur les trois grands types d’acteurs (les mutuelles, les collectivités territoriales intégrées dans la CAN et le patronat à travers le Medef) qui ont initié et qui portent cet écosystème, nous pouvons conclure que ce sont les mutuelles qui sont principalement à l’oeuvre pour motiver et structurer Niort Tech. Cette motivation est d’abord très pragmatique car il s’agit en effet pour ces mutuelles d’un enjeu de survie et de pérennité dans un secteur en pleine révolution. Cette révolution se traduit par des menaces extrêmement importantes au niveau concurrentiel avec l’arrivée de nouveaux acteurs issus du secteur classique de la banque-assurance voire même de nouveaux entrants (comme par exemple Orange qui a lancé récemment Orange banque) disposant des ressources et des compétences majeures. Cette révolution est aussi le fruit de la nouvelle ère numérique qui bouscule directement leur modèle d’affaires, interroge leurs capacités stratégiques et opérationnelles, bouleverse leur organisation et leur management, et remet en cause les produits et services qu’elles commercialisent.

Cette motivation pragmatique est doublée d’une motivation plus idéologique. En effet, les mutuelles d’assurance souhaitent s’affirmer et se différencier par cet écosystème d’innovation territorial. Niort Tech accentuerait leur positionnement de pionnier, issu de leur histoire mutualiste, et de leaders[30] face aux concurrents traditionnels (grands groupes privés) ou aux concurrents nouveaux, qui se retrouvent au sein du mouvement national de l’Assur Tech. Niort Tech démontrerait également, au sein du secteur voire au-delà, une capacité à rebondir, à innover et à imaginer le futur des assurances au sein de la révolution numérique. Une telle place au sein de l’Assur Tech au niveau national contribuerait aussi à porter le mouvement plus global de la French Tech[31] pour valoriser le leadership de la France et de ses acteurs économiques et territoriaux sur la scène internationale.

La CAN soutient bien sûr ces motivations pragmatiques et idéologiques, d’où son rôle important dans la structuration de cet écosystème. Il s’agit pour la CAN de garantir la présence continuelle de ces acteurs économiques majeurs, apportant activités et dynamisme sur son territoire aujourd’hui et demain. Niort - et son agglomération - doit rester comme « la capitale des mutuelles en France ». Le renouvellement qu’apporte cet écosystème d’innovation est une opportunité dans la pérennisation de l’agglomération niortaise. Il s’agit d’attirer dans cette dynamique territoriale (symbolisée par Niort Tech et à côté de ces mutuelles en mutation), d’autres acteurs du territoire, voire des territoires proches (par exemple, certaines des formations supérieures qui sont issues de partenaires localisés dans l’ancienne région Poitou-Charentes). Ces acteurs pourraient être issus des autres filières économiques (notamment de la filière numérique), et au-delà, de tous les secteurs afin d’accompagner et de faire fructifier les capacités et les retombées de l’écosystème d’innovation.

Tout cela nous permet également de comprendre l’implication du dernier acteur majeur, le Medef des Deux-Sèvres, dans l’écosystème. Celui-ci pourrait être une vitrine du dynamisme des entreprises et des entrepreneurs – actuels ou nouveaux et notamment dans la filière numérique à travers les startups - d’abord au niveau régional et puis, au niveau national.

De ces motivations découle l’intentionnalité qui permet de déterminer le caractère conscient ou non-conscient de la formulation des objectifs de l’EI. Il a bien la volonté consciente des mutuelles de relancer une dynamique de solidarité mutualiste (comme à l’époque avec IMA[32] en 1981) et de co-construire avec des acteurs complémentaires à leurs activités (comme avec DARVA[33] en 1988) à travers Niort Tech. Nous pouvons parler d’une stratégie délibérée de « coopétition ». C’est-à-dire que les mutuelles mettent en oeuvre simultanément des relations de compétition et de coopération. Nous retrouvons bien dans notre cas, les deux facteurs explicatifs d’une telle stratégie de coopération entre concurrents que Fernandez et Le Roy (2010) ont mis en exergue : la volonté de conquête d’un marché – le futur des assurances à l’ère numérique - et le caractère innovant du projet – un écosystème d’innovation territorial.

Tableau 4

Qualification de l’entrepreneuriat institutionnel du cas Niort Tech

Qualification de l’entrepreneuriat institutionnel du cas Niort Tech
Source : Auteurs

-> Voir la liste des tableaux

Ces deux facteurs surviennent quand l’entreprise ne dispose pas seule des ressources et compétences pour atteindre ces objectifs. C’est le cas pour Niort Tech mais en plus, dans notre étude, cette « coopétition » est dictée par un enjeu de survie et de différenciation de ces acteurs mutualistes au sein du mouvement national de l’Assur tech. Toutefois, il y a là une intentionnalité non-consciente car leur volonté n’est que portée que sur cette dynamique uniquement sectorielle de l’Assur Tech. Ces mutuelles ne se posent pas les réelles questions concernant la pérennité du secteur assurantiel dans son entièreté, au-delà du seul impact de la digitalisation et de leurs relations de « coopétition ».

Par rapport à l’élément du changement dans l’entrepreneuriat institutionnel, nous voyons une tentative de re-légitimer le territoire niortais autour des mutuelles d’assurance qui sont, comme nous l’avons vu dans les éléments précédents, les principaux instigateurs et financeurs de cet écosystème. Cela devrait bien sûr bénéficier aux mutuelles en retour mais cela bénéficierait également à la CAN, grâce notamment au renouveau que cela induit déjà sur le territoire : rénovation et développement des sièges sociaux à Niort et non plus à Paris; rénovation de bâtiments en plein centre-ville pour accueillir l’écosystème d’innovation; sollicitation d’acteurs mutualistes d’autres territoires pour intégrer Niort Tech; nouvelles formations d’enseignement supérieur à Niort, etc.

Les acteurs de l’écosystème souhaitent donc aboutir à une institution – Niort Tech – qui permettrait de positionner l’écosystème niortais comme référence nationale autour des Assur Tech. Après avoir été la capitale des Mutuelles durant des années, Niort et ses acteurs mutualistes veulent amener un changement institutionnel au niveau national : Niort comme capitale de la French Assur Tech. Pour arriver à ce changement, nous assistons donc à un renouveau des normes interinstitutionnelles au sein du territoire niortais à travers Niort Tech. Il y a l’ambition d’impacter également toute la filière de l’Assur Tech au niveau national.

Ce renouveau du territoire et de ses acteurs, à l’oeuvre à travers Niort Tech, bénéficie de conditions favorables se matérialisant par les ressources mobilisées par les acteurs pour permettre l’effectivité du changement institutionnel. Ainsi, au niveau des ressources financières, il y a une mise à disposition par les mutuelles de plusieurs millions d’euros pour le financement non seulement de l’écosystème mais directement des startups incubées à Niort Tech. Des ressources matérielles importantes sont mobilisées pour donner corps à Niort Tech avec un achat et une rénovation de plusieurs immeubles en plein centre-ville de Niort par la CAN (afin d’y loger Niort Tech et les formations d’enseignement supérieur).

Par ailleurs, les ressources cognitives sont au coeur de cet écosystème car Niort Tech souhaite une mutualisation des compétences issues des fablabs, c’est-à-dire les accélérateurs et incubateurs internes aux mutuelles avec celles plus classiques des établissements d’enseignement supérieur pour rendre employables les futurs collaborateurs, parallèlement aux startups et réseaux numériques qui amènent la disruption. Les membres fondateurs de Niort Tech mettent à disposition des personnels publics (CAN) et privés (interventions de cadres des mutuelles dans les formations hébergées dans l’accélérateur) pour animer et faire fonctionner l’écosystème au quotidien et interagir avec les autres acteurs.

Enfin, il y a une mise en oeuvre de ressources relationnelles tant au niveau inter-organisationnel qu’au niveau individuel dans cet écosystème. L’objectif est notamment pour les mutuelles de capter de nouvelles compétences relationnelles en investissant dans des entreprises digitalisées et en recrutant des profils créatifs et originaux issus des futurs diplômés des formations d’enseignement supérieur. Ce point est à nuancer comme nous l’avons vu dans la perception qu’ont les étudiants de leurs relations avec les acteurs de l’accélérateur. Il est en effet nécessaire que les collaborateurs des mutuelles aient une présence physique et continue au sein de l’accélérateur. Cela permettrait d’améliorer la proximité sociale au sein de l’écosystème et d’aboutir à un apprentissage croisé et collectif. Une telle proximité nécessiterait donc une proximité organisationnelle à travers une meilleure animation et structuration de la vie institutionnelle de l’écosystème.

Toutefois, nous pouvons conclure à une dépendance en ressources de cet écosystème par rapport aux mutuelles. Certes, les autres membres fondateurs (notamment la CAN) et les autres acteurs périphériques (startups, formations, étudiants, etc.) apportent leur part nécessaire et particulière à l’édifice de Niort Tech. Mais toutes ces relations inter-organisationnelles, le bon fonctionnement de l’écosystème et donc les changements induits dans le futur au niveau institutionnel et territorial, reposent sur une implication essentielle et continue des mutuelles. Leur investissement est crucial pour que l’écosystème marche et pour que Niort garde sa renommée de capitale des mutuelles et dans le futur, des Assur tech. Mais l’inverse est vrai : sans cet écosystème, ces mutuelles ne pourraient pas elles-mêmes mener à bien leur mutation et la révolution de leur secteur sans l’appui particulier même mineur des autres acteurs qui enrichissent l’écosystème.

Discussion et conclusion

Il s’agira maintenant de discuter ces résultats en dégageant les apports théoriques et managériaux de cette étude de cas. La figure 5 montre nos principaux résultats et les principales contributions de notre article, en reprenant l’articulation entre le cadre théorique et l’étude de cas.

Notre recherche répond à une attente exprimée par la littérature en GEE concernant la nécessité d’un retour complémentaire aux études qualitatives (Torre et Talbot, 2018). Ce type de retour permet d’aborder depuis le terrain les différentes proximités de Boschma (2005) par le croisement de sources multiples (interviews, questionnaires, documentation, observation participante et non-participante). Cette démarche permet de discuter le paradoxe des proximités soulevé par cette littérature et d’en approcher la résolution. L’interprétation des mécanismes des proximités est aussi plus fine que dans des études purement quantitatives, souvent basées sur des indicateurs décontextualisés et source de réinterprétations multiples (ex : variables tirées des dépôts de brevets).

Figure 5

Articulation des cadres théoriques, principaux résultats et contributions

Articulation des cadres théoriques, principaux résultats et contributions
Source : Auteurs

-> Voir la liste des figures

Notre cadre théorique permet d’aborder une GEE « revisitée » à l’aide de la littérature sur l’EI. Ainsi, ces deux cadres peuvent s’entre-renforcer pour offrir une grille d’analyse plus complète d’un écosystème d’innovation territorial. Ce lien permet de renforcer le positionnement évolutionniste de la GEE par l’approche dynamique de l’EI. L’élément de liaison entre ces cadres repose notamment sur la proximité institutionnelle chez Boschma (2005). En effet, nous avons constaté qu’une forte proximité institutionnelle au sein d’un écosystème peut constituer l’élément déclencheur d’un besoin d’innovation institutionnelle et donc d’une dynamique d’EI. La GEE revisitée par l’EI est aussi un moyen de rétablir du lien entre deux courants de la géographie économique (la GEE et la EGI). Ce lien repose sur le regard institutionnaliste insufflé dans le modèle de la GEE via l’EI. Inversement, les apports de l’EI sur la dynamique des institutions peuvent aussi permettre d’intégrer une approche évolutionniste dans les modèles de l’EGI.

Cette recherche permet aussi de tirer des enseignements de la GEE à destination des acteurs organisationnels. La dynamique de « coopétition » à l’oeuvre, les relations inter-organisationnelles et la dépendance en ressources peuvent conduire les acteurs à construire des dispositifs managériaux pour gérer cette relation méso-économique (renforcer la proximité organisationnelle). L’étude des proximités, et notamment la proximité organisationnelle, peut permettre d’aider les organisations dans cette stratégie de changement. L’écosystème innovant en construction peut, a minima, faire émerger un secteur où des mutuelles vont accentuer leur digitalisation et faire évoluer leur coeur de métier. Dans un scénario d’innovation plus forte, l’écosystème peut amener ce territoire à dépasser sa dépendance de sentier pour diversifier son portefeuille de compétences (related variety) au-delà de l’assurantiel. Dans les deux cas, les acteurs devront faire évoluer leurs activités, leur capital humain et leurs dispositifs de gestion et d’organisation.

Cependant, à ce stade, l’écosystème niortais s’apparente plus à une « proto-institution » émergente mais dépendante du sentier sectoriel assurantiel mutualiste. Les « proto-institutions » peuvent se définir comme « ces nouvelles pratiques, technologies et règles [NDLR : qui] sont des institutions en devenir : elles ont le potentiel de devenir des institutions à part entière si des processus sociaux qui les enracinent se développent et elles sont diffusées à travers un champ institutionnel ». (Lawrence et al., 2002, p. 283). Les acteurs de l’écosystème niortais ne déboucheront pas sur une nouvelle institution si leur proto-institution n’est ni largement partagée, au-delà des assurances, ni ancrée et reprise par d’autres secteurs. Par ailleurs, cette proto-institution ne pourrait amener à une innovation radicale, si les assurances mutualistes « contrôlent » le devenir des startups de l’Assur Tech en intégrant leurs solutions, sans réellement questionner l’existence même du secteur à l’avenir. L’innovation radicale n’aura pas lieu non plus si l’écosystème ne saura pas intégrer de nouvelles institutions déjà reprises par d’autres secteurs ou d’autres acteurs (Ex : Axa a récemment noué un partenariat stratégique avec Blablacar pour développer une offre innovante pour le covoiturage).

Les résultats de ce travail tendent à exprimer une réduction des effets de l’EI dans le cadre d’une innovation de rupture (de leur fait ou dans l’intégration de celle issue d’un autre secteur/acteur). Pour autant, dans une démarche d’innovation incrémentale, Niort Tech devient un levier fort dans la mutation sectorielle assurantielle.

Cette recherche constitue une première analyse de cet écosystème niortais selon une approche de GEE revisitée par l’EI. Par la suite, nous souhaitons poursuivre notre recherche sur ce terrain selon une approche longitudinale, voire dans le cadre d’une recherche encore plus immersive (ex : recherche-intervention). L’objectif sera d’observer le processus d’EI à l’oeuvre et ses trajectoires, ainsi que d’affiner l’analyse des proximités de Boschma (2005) sur ce cas. Notre étude longitudinale rendra compte à l’avenir de ce qui est reproduit et transformé dans les institutions en place, avant et après l’arrivée de cet écosystème (pratiques, technologies, règles suivant Lawrence et al., 2002).

Plusieurs éléments nous interpellent à ce stade quant à la capacité de l’écosystème niortais à initier des innovations de rupture et à dépasser le stade d’une proto-institution : 1) le poids des sociétaires – qui ne sont pas des clients - présents dans la gouvernance directe des mutuelles; 2) l’identité mutualiste se réclamant des valeurs de l’économie sociale et solidaire; 3) et une mesure stricte des risques financiers lors de changements sectoriels et d’investissements majeurs. Ce sont autant d’« institutions » sur lesquelles se reposent les assurances mutualistes, afin de se différencier davantage des acteurs purement capitalistiques du secteur.