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Introduction

Pour répondre aux nouvelles pratiques de lecture, il est attendu des bibliothèques publiques qu’elles proposent une offre de livres numériques à leurs lecteurs et futurs lecteurs. Pour cela, deux conditions de réalisation doivent être satisfaites : organiser l’accès à une offre numérique éditoriale et la rendre disponible. Au Québec, la première de ces deux conditions de réalisation de l’offre de livres numériques à destination des bibliothèques publiques a été remplie, il y a bientôt 10 ans, dans le cadre d’un projet novateur : Pretnumerique.ca. Cette plateforme, fruit d’un partenariat de l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABQ), du Réseau BIBLIO du Québec et de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) avec la compagnie De Marque, permet de rendre disponibles des titres numériques pour le prêt aux usagers en bibliothèque publique. L’offre est administrée et développée depuis 2012, par Bibliopresto.ca, un organisme à but non lucratif émanant de la volonté commune de l’ABQ, du Réseau BIBLIO du Québec et de BAnQ de se doter d’un organisme assurant le développement et l’accès aux ressources numériques en bibliothèque publique. La seconde condition a été remplie par la signature d’ententes avec l’ensemble des partenaires de la chaîne du livre. Ces ententes définissent les paramètres et modalités destinés à encadrer l’achat et le prêt de livres numériques par les bibliothèques publiques. Bibliopresto est désormais un acteur et partenaire important de la chaîne du livre numérique au Québec, et contribue significativement à son évolution. En effet, à la fin 2021, la plateforme Pretnumerique.ca propose plus de 1,2 million d’exemplaires de livres numériques et audionumériques pour les bibliothèques publiques du Québec et du Nouveau-Brunswick, ainsi qu’un nombre important de bibliothèques collégiales et universitaires, dont 60 % de contenus publiés au Québec. Elle a dépassé, en septembre 2021, le cap des 15 millions de prêts de documents numériques, pour un peu plus de 780 000 usagers. Ce positionnement est associé au développement de nouvelles dynamiques relationnelles entre les principaux partenaires de la chaîne du livre au Québec. Le prêt de livres numériques et de revues électroniques en bibliothèque fait l’objet de nombreuses recherches (Ahmad et Brogan, 2012 ; Ahmad et al., 2014 ; Ashcroft, 2002 ; Ashcroft et Fong, 2005 ; Genco, 2009 ; Giblin et al., 2019 ; Polanka, 2013 ; Rojeski, 2012 ; Shiratuddin, 2005 ; Van der Velde, 2009 ; Zickuhr et al., 2012). La pertinence d’une offre de livres numériques par les bibliothèques publiques est aussi relevée depuis une dizaine d’années, notamment par Ashcroft (2011) et plusieurs auteurs s’intéressent désormais au phénomène du prêt de livres numériques en bibliothèque publique au Québec et en Europe francophone notamment (BAnQ, 2012 ; Doga et Zerbib, 2017 ; Breault et al., 2021 ; Labbé, 2018 ; Lapointe et al., 2021 ; Lemaire, 2021). De plus, l’élaboration récente d’un autre modèle de prêt de livres numériques proposé par Bibliopresto pour les bibliothèques scolaires au Québec, dans le cadre du projet Biblius, suscite également un certain intérêt (Lusignan, 2020 ; Lusignan, 2021). Mais face à l’émergence de différents modèles de prêt de livres numériques en bibliothèque et à l’engouement de lecteurs des bibliothèques publiques pour les livres numériques, engouement encore accru depuis la pandémie de COVID-19 (Fragasso-Marquis, 2020 ; Bibliopresto, 2021), la question de l’évolution de leur modèle actuel de licence pourrait se poser. Nous proposons ici d’étudier comment les dynamiques relationnelles développées entre les principaux partenaires de la chaîne du livre au Québec ont contribué à l’élaboration du modèle de licence actuel pour le prêt de livres numériques en bibliothèque publique, élément majeur du développement et de l’accès aux ressources numériques en bibliothèque publique.

Objectif et méthode

La plateforme de prêt Pretnumerique permet aux bibliothèques participantes d’acquérir et de rendre disponibles à leurs usagers des livres numériques et audionumériques[1]. Elle a été conçue et réalisée en partenariat avec la société De Marque, firme québécoise de développements technologiques, peu après la création, par cette dernière et en collaboration avec l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), du premier entrepôt virtuel de livres numériques publiés par les éditeurs québécois et franco-canadiens : l’Entrepôt numérique ANEL-DE MARQUE. C’est à l’organisme à but non lucratif Bibliopresto.ca qu’est dévolu le mandat principal d’administrer, développer et faire la promotion de la plateforme de prêt de livres numériques Pretnumerique.ca. La mise sur pied de cet organisme, incorporé en juillet 2012 et administré par des représentants de bibliothèques publiques, faisait suite aux premières expériences réussies d’un projet pilote visant à tester la plateforme avec un premier modèle d’accès, tout en définissant mieux les besoins et les attentes des bibliothèques publiques. Le projet pilote implique un groupe restreint de 6 bibliothèques publiques participantes et bénéficiant de lettres d’entente avec les partenaires commerciaux de la chaîne du livre. D’une durée de 4 mois, il est présenté au printemps 2012 à l’ensemble des bibliothèques publiques québécoises et suscite rapidement un réel engouement de ces dernières. Des négociations avec l’ANEL conduisent au renouvellement des ententes avec le milieu du livre québécois et à l’élaboration d’un modèle de licence pour le prêt de livre numérique encore utilisé aujourd’hui par les bibliothèques participantes, soit la très grande majorité des bibliothèques publiques du Québec[2]. Deux conditions de réalisation d’une offre de livres numériques pour le prêt en bibliothèques publiques ont donc dû être satisfaites : (1) organiser l’accès à une offre numérique éditoriale et (2) rendre disponible cette offre aux lecteurs ; ce que respectivement le partenariat des bibliothèques avec De Marque et les négociations avec les acteurs de la chaîne du livre ont rendu possible.

Nous avons voulu mieux comprendre les nouvelles dynamiques relationnelles entre les partenaires de la chaîne du livre numérique impliqués dans la réalisation de ces deux conditions. Quelles nouvelles dynamiques relationnelles et quels questionnements ont été à l’oeuvre pour rendre possible ce projet ? Quels espaces d’échange ont-ils contribué à créer entre les partenaires ? Quel bilan les principaux acteurs de ce projet en proposent-ils ? Ce sont ces dynamiques et questionnements que nous avons étudiés dans le présent article, en raison de leur pertinence pour la compréhension de l’élaboration d’un modèle de licence pour le prêt de livre numérique en bibliothèque publique. Pour cela, nous avons collecté, entre août et novembre 2021, dans le cadre d’une approche inductive et qualitative (Luckerhoff et Guillemette, 2012), différents types de données, analysées au fur et à mesure qu’elles ont été recueillies : a) le contenu de documents de travail, comptes-rendus, articles de presse, rapports et lettres d’entente relatifs au contexte de création de Pretnumerique.ca et Bibliopresto ; b) des textes scientifiques et c) des données de discours sur les expériences de partenariat vécue par 10 des principaux acteurs de ce projet. Finalement, nous avons soumis nos travaux à l’un d’eux, pour commentaires. Cet article se divise en trois parties. Nous y présentons d’abord nos analyses pour chacune des deux conditions de réalisation de l’offre de livres numériques. Nous mettons également en lumière, pour chacune de ces conditions, les modes d’organisation et communications qu’elles ont suscités entre les partenaires. Enfin, nous dressons le portrait du bilan du projet qu’en proposent les principaux acteurs.

Analyses

Dynamiques relationnelles liées à l’organisation de l’offre de livres numériques en bibliothèque publique

En 2010, dans un mémoire sur la présence du numérique dans les bibliothèques publiques québécoises, présenté au Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, les Bibliothèques publiques du Québec (BPQ) soulignent non seulement la quasi-absence des bibliothèques publiques du Québec du nouveau territoire constitué par la croissance de la demande de contenus numériques ; mais aussi la présence d’acteurs commerciaux francophones étrangers ou anglophones « qui, par l’importance de leur marché, tentent de définir et d’imposer divers modèles d’affaires » (BPQ, 2010, p. 4). Ainsi, les bibliothèques anglophones sont alors desservies par la firme américaine Overdrive, fondée dès 1986 et ayant lancé son service de distribution de contenu en 2000, et Google Livres qui offre une plate-forme permettant d’effectuer des recherches sur plus de 10 millions de livres. Du côté des bibliothèques québécoises, BAnQ offre un accès à Numilog, « e-distributeur-diffuseur » français, qui se propose d’accompagner les bibliothèques de lecture publique dans les nouvelles pratiques de lecture de leurs usagers. Mais, pour les BPQ, « (n)i Overdrive ni Numilog n’affichent cependant de préoccupation à l’égard de la spécificité des bibliothèques publiques québécoises » (BPQ, 2010, p. 4). Pendant ce temps, les éditeurs ont entrepris de mettre en place un entrepôt numérique, l’agrégateur, qui deviendra l’Entrepôt numérique ANEL-DE MARQUE, pour « assurer la conservation, la diffusion et la promotion de leurs ouvrages numériques ». (BPQ, 2010, p. 4-5). Un tel contexte n’est pas favorable aux missions et rôles d’information, d’éducation et d’accès à la culture et au savoir joués auprès de la population par les bibliothèques publiques du Québec. Un projet de création d’une plateforme commune de prêt de livres numériques pour les bibliothèques québécoises voit rapidement le jour. Cusson (2016) attribue son démarrage à la période consécutive aux échanges tenus en novembre 2010 dans le cadre du deuxième Congrès des milieux documentaires (CMD), qui proposait d’« Imaginer de nouveaux partenariats  ». La plateforme Pretnumerique.ca, conçue par et pour les bibliothèques et en partenariat avec De Marque est lancée fin 2011, soit seulement un an plus tard.

Mais de l’idéation à la conception de la plateforme Pretnumerique, l’organisation de l’offre de livres numériques en bibliothèque dévoile une dynamique relationnelle spécifique créatrice d’espaces de complémentarité, de compatibilité et de substituabilité. Dans les travaux liés à la complémentarité, principalement étudiés en économie, gestion et mathématiques, deux organisations sont complémentaires si leur apport au système est plus grand quand elles y sont présentes ensemble que lors d’apports séparés (Plantié et Crampes, 2015). La complémentarité et la compatibilité sont également deux des critères permettant de caractériser une problématique particulière dans les états de relation d’échange entre les organisations (Boisclair, cité dans Laberge, 2009). Pour eux, la complémentarité caractérise des relations partenariales dans lequel chaque partenaire considère pouvoir faire mieux en collaborant. Elle résulte d’une conscientisation du besoin de faire affaire avec un partenaire, conscientisation reposant sur la compréhension de ses propres lacunes et des forces, ainsi que celles de son partenaire. La comptabilité caractérise plutôt des relations partenariales dans lequel les cultures organisationnelles, notamment leurs missions et valeurs respectives sont conciliables. Enfin, la substituabilité peut être définie comme une « mesure dans laquelle les produits peuvent être considérés comme interchangeables du point de vue des producteurs ou des consommateurs » (CE, 2002, p. 49).

1. Opportunité d’affaires et valeur d’échange

La plateforme Pretnumerique.ca fait se rencontrer l’expertise spécifique des bibliothèques publiques quant aux besoins, fonctionnalités et attentes des différents utilisateurs envers une plateforme de prêt de livres numériques, et l’expertise de la compagnie québécoise De Marque dans la distribution et la diffusion du livre numérique. Cette expertise a été renforcée par le développement d’un Entrepôt du livre numérique en collaboration avec l’ANEL. Cette rencontre transforme la communauté de besoins des bibliothèques publiques de se doter d’une plateforme pour gérer et diffuser les livres numériques en découverte collective d’une opportunité d’affaires, au sens de Venkataraman et al. (2012). Ainsi, les trois conditions à remplir pour que la découverte individuelle d’une opportunité d’affaires se transforme en opportunité réelle par un accord intersubjectif entre les parties prenantes sont rencontrées :

  • l’existence d’un lien objectif entre l’acteur (les bibliothèques publiques) et l’opportunité (l’existence d’un entrepôt de livres numériques au Québec susceptible de contribuer au développement d’une plateforme de prêt de livres numériques pour les bibliothèques) et la connaissance par l’acteur de cette opportunité ;

  • une interprétation subjective leur permettant d’attribuer une certaine valeur à cette opportunité ;

  • la reconnaissance de cette valeur par les autres acteurs (ici De Marque) et leur disposition à échanger quelque chose d’une valeur similaire sur la base de compréhensions communes existantes de sa place dans le marché, ce que Venkataraman et al. (2012) désignent « base intersubjective d’un marché ».

Dans cette compréhension, si l’opportunité est la plateforme en tant que telle, c’est bien l’expertise des bibliothèques qui en constitue la valeur d’échange, instaurant ce faisant une substituabilité de valeurs au sens marchand du terme.

L’opportunité d’affaires, basée sur une complémentarité des expertises et une substituabilité de valeurs, s’accompagne par ailleurs d’une compatibilité d’intérêts. En effet, cette expertise des bibliothèques qui, par un processus itératif vise à adapter la plateforme à leurs exigences actuelles et émergentes (Cusson, 2016), permet à De Marque de développer une plateforme qui non seulement répond aux besoins des bibliothèques ; mais pourra aussi être (et sera effectivement) commercialisée ailleurs au Canada et à l’international (sous le nom Cantook Station). Un participant indique :

On savait ce dont on avait besoin comme plate-forme, quelles fonctionnalités étaient nécessaires. De Marque n’avait pas cette expertise de plate-forme adaptée aux exigences des activités des bibliothèques. On a construit la plate-forme dans une perspective « gagnant-gagnant ». Ils sont devenus les plus gros distributeurs de ce type de plate-forme dans le mode francophone et les bibliothèques québécoises n’ont pas eu à investir des sommes astronomiques comme c’est généralement le cas avec ce type de projet technologique.

Ainsi, l’émergence du projet Pretnumerique inscrit les bibliothèques publiques dans une dynamique relationnelle pouvant être rapprochée d’une logique entrepreneuriale.

2. Modes d’organisation et communications

L’expérience de partenariat vécue par les participants lors de la concrétisation du projet de plateforme est aussi marquée par deux principaux modes de coordination inter-organisationnelle, définis comme des « arrangements entre unités économiques qui régissent les manières dont ces unités peuvent coopérer pour, ensemble, développer le projet d’innovation » (Gardet et Mothe, 2011, p. 13). Les deux modes d’organisation présents sont : le non-formalisme des échanges et la confiance inter organisationnelle. Pour Cusson (2016), cet échange d’expertises complémentaires, dans le cadre d’une relation peu formalisée et orientée vers une innovation, « sur mesure » constitue « la grande particularité du projet Pretnumerique.ca » Il écrit :

Bien qu’il ait été construit à partir d’exigences assez précises énoncées par les bibliothèques, le projet Pretnumerique.ca n’a pas fait l’objet d’un complexe processus de rédaction de cahier des charges [...]. Au contraire, il a été conçu dès le départ pour évoluer en fonction d’usages et de besoins appelés à émerger progressivement, en suivant l’adoption du système par les bibliothèques et leur usagers.

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De nombreux contenus communicationnels sont donc orientés vers les exigences des bibliothèques en lien avec leurs fonctions. Une de ces exigences concernait l’interopérabilité, une notion centrale dans l’univers du numérique, et qui désigne la capacité d’un produit ou d’un système à fonctionner avec d’autres produits ou systèmes existants ou futurs (Tessier et Ferry, 2008). Parmi les autres exigences des bibliothèques, décrites par Laberge (2011) comme « déterminantes sur la forme qu’a prise Pretnumerique.ca » se trouvent des exigences relatives à l’expérience d’emprunt, dont le prêt sous forme de téléchargement préférablement à un accès en ligne, et l’intégration des livres numériques dans les systèmes documentaires des bibliothèques, afin d’offrir aux usagers des références à des livres numériques et à des livres imprimés dans le cadre d’une seule recherche.

Malgré l’importance et l’évolution de certaines de ces exigences et les aléas du processus itératif de construction de la plateforme supportant l’organisation de l’offre de livres numériques en bibliothèque publique, l’expérience de partenariat vécue dévoile, de l’émergence du projet à sa réalisation, une dynamique relationnelle créatrice d’espaces de complémentarité des expertises, de compatibilité d’intérêts et de substituabilité de valeurs. Des contenus communicationnels orientés vers les fonctions des bibliothèques s’y expriment, soutenus par une non-formalisation des échanges et une confiance inter organisationnelle.

Dynamiques relationnelles liées à l’offre de livres numériques en bibliothèque publique

Pour répondre aux besoins des bibliothèques, la plateforme doit s’accompagner d’une offre de livres numériques qu’elles pourront rendre disponibles au prêt/consultation pour leurs publics. Mais le livre numérique en tant que bien technique n’est pas une simple transposition du contenu écrit du livre imprimé sur un support informatique. Il possède des attributs techniques que le livre papier ne possède pas : une absence intrinsèque de chrono dégradabilité, une possibilité de consultations simultanées et un nombre potentiel de consultations illimité. Le prêt de livre numérique en bibliothèque doit donc s’accompagner d’une nécessaire définition des paramètres et modalités permettant d’encadrer son achat en prévision de son prêt par le biais de la plateforme (Cusson, 2016, p. 15). Ce nécessaire encadrement concerne trois principales catégories d’entrepreneurs de la chaîne du livre, soit les éditeurs, les distributeurs et les libraires.

1. Négociation raisonnée

La conclusion d’ententes avec les partenaires commerciaux de la chaîne du livre est nécessaire pour rendre disponible une offre de livres numériques en bibliothèque publique. Ces ententes concrétisent différents principes adoptés et obligations qu’acceptent de se donner les partenaires. L’expérience partenariale vécue dans l’élaboration des ententes peut être rapprochée d’une négociation raisonnée, au sens où elle confronte des acteurs « étroitement ou fortement interdépendants, liés par un certain rapport de force, présentant un minimum de volonté d’aboutir à un arrangement en vue de réduire un écart, une divergence, afin de construire une solution acceptable au regard de leur objectif et de la marge de manoeuvre qu’ils s’étaient donnée » (Bellenger, 2009, p. 28). Ainsi, un participant explique :

les bibliothèques, au début, sont arrivées à la table de négociation en souhaitant le plus grand accès possible aux livres numériques au plus faible coût possible, et la position des éditeurs c’était l’exact contraire ! Finalement on est arrivé avec un compromis pas mal situé au milieu !

Cette négociation raisonnée est soutenue par une dynamique relationnelle de complémentarité des objectifs. Les acteurs adhèrent d’abord au principe de biblio diversité. Tous accordent une grande importance au développement d’une édition et de collections numériques reflétant, au mieux, le milieu du livre québécois, canadien-français et canadien. De plus, l’objectif des bibliothèques de constituer des collections indépendamment les uns des autres, comme avec le livre papier, et d’offrir une collection numérique adaptée aux pratiques de lecture de leurs publics respectifs, notamment en ne se faisant pas imposer de bouquets, rencontre l’objectif de développement, de variété et de visibilité de l’offre éditoriale des acteurs marchands de la chaîne du livre. Également, les modifications ou corrections de nature technique à un titre (sans changement d’ISBN) sont assumées sans frais par l’entrepôt numérique ou par l’éditeur concerné, évitant ainsi aux autres acteurs des mises-à-jour potentiellement coûteuses et sources d’erreur des fichiers numériques.

Par ailleurs, la possibilité, pour les éditeurs, d’offrir ou non leur catalogue de livres numériques aux bibliothèques et de définir un cadre juridique tenant compte des contrats signés avec les auteurs et autres ayants-droits répond à leur objectif vis-à-vis de leur relation d’affaires. La mise en place, par les bibliothèques, non seulement de mesures permettant la gestion et le contrôle de toute utilisation des livres numériques, mais aussi de mesures techniques de protection (MTP), à leurs frais, permet également d’apporter une réponse acceptable aux objectifs partagés de protection des ouvrages. Pour Dujol et Mercier (2018)

le numérique crée un contexte radicalement nouveau qui cristallise les oppositions entre des ayants droit soucieux de préserver des modèles industriels prénumériques (contrôle des accès, mesures de protection technique empêchant la copie, [DRM]) et des usagers utilisant les nouveaux moyens techniques à leur disposition pour échanger librement des oeuvres, des contenus, des idées […].

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Plus spécifiquement, concernant le droit d’auteur, qui « du point de vue des utilisateurs d’oeuvres protégées […] interdit ce que la technologue permet » (Charbonneau, 2017, p. 1), Jean-François Cusson, directeur général de Bibliopresto mentionne :

En bibliothèque, pour le droit d’auteur, on acquiert un livre numérique comme on acquiert un livre papier. Pour ce qui est de la rémunération des auteurs, c’est le même principe qui s’applique. L’éditeur, qui décide de vendre un livre numérique aux bibliothèques en vue du prêt, a un contrat, en bonne et due forme, avec l’auteur dudit livre qui lui octroie ce droit.

Pour Doga et Zerbib (2017) également,

[a]lors que le caractère immatériel du livre numérique pourrait potentiellement permettre une circulation des oeuvres sous la forme de flux, conformés par les incitations des bibliothécaires et les demandes des lecteurs, les contraintes économiques et juridiques qui encadrent le prêt de livres numériques rematérialisent en quelque sorte ces derniers dans des formats largement inspirés par le prêt de livres imprimés.

De plus, pour Benhamou (2014), qui s’interroge notamment sur la propriété des biens culturels et le modèle du streaming, le livre numérique n’est pas un objet mais plutôt un accès à la lecture. Elle souligne « [d]ès lors que le bien devient un service, l’achat se passe de la propriété » (p. 106).

De surcroît, les livres numériques achetés par les bibliothèques demeurent dans les entrepôts numériques où les éditeurs ont choisi de les déposer, jusqu’au moment du prêt à un usager, permettant la réalisation d’économies de dépenses significatives par l’ensemble des partenaires qui n’ont pas à se constituer d’entrepôts pour stocker les ouvrages ; en contrepartie, les bibliothèques peuvent se prévaloir d’une copie de sécurité advenant le défaut d’un éditeur ou d’un distributeur. Enfin, bien que le livre numérique ne soit pas assujetti à la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (L.R.Q., c. D-xx, aussi appelée « Loi 51 »), qui restreint l’acquisition de livres par les bibliothèques auprès de librairies agréées ; les bibliothèques n’achètent pas les livres numériques directement auprès des éditeurs, ce qui permet de préserver le rôle des librairies dans l’écosystème du livre et respecte l’esprit de cette loi.

La complémentarité de ces objectifs n’est toutefois pas accompagnée d’une compatibilité des logiques à l’oeuvre. En effet, des zones de tension, principalement liées au partage simultané et à la pérennité des livres numériques reflètent la difficile articulation entre la logique de service public et la logique marchande. Elles conduisent à la création d’une « rareté artificielle » du livre numérique. Pour les livres achetés et prêtés en téléchargement, la limite de prêts par exemplaire de titre disponible acheté est fixée à 55 prêts, successifs seulement, alors qu’elle était de 100 prêts initialement (lors de la phase 1 du projet pilote, en 2012). De plus le livre numérique est exclu du prêt entre bibliothèques, au sens où l’entente interdit les prêts numériques aux usagers d’autres bibliothèques. Ces dernières déterminent cependant la période d’emprunt et les éditeurs leur rendent disponibles à l’achat, comme au public, la version imprimée et la version numérique d’un titre, incluant les nouveautés, en même temps. Enfin, les livres numériques vendus et acquis par les bibliothèques participantes le sont au prix grand public. L’adoption de cette modalité tarifaire témoigne d’une logique marchande confrontant celle des bibliothèques publiques, pour qui, sous contrainte d’un budget limité, des tarifs plus avantageux permettraient théoriquement plus d’acquisitions et une offre bonifiée pour les lecteurs.

Toutefois, pour les participants, cette modalité tarifaire est légitimée par la nécessité d’une certaine biblio diversité, favorisant la diversité culturelle du Québec. Un participant indique : « le prix du livre permet de maintenir la présence de librairies de qualité sur l’ensemble du territoire québécois et contribue à offrir à nos lecteurs une offre diversifiée, pas seulement des best-sellers ». En effet, les best-sellers concentrent l’essentiel des ventes, au détriment des contenus de niche, dont la demande serait très faible (Bourreau, Maillard et Moreau, 2015). La modalité tarifaire adoptée est donc susceptible de favoriser le marché des faibles ventes cumulées ou de long tail, pour reprendre le terme proposé par Anderson (2004).

Cette modalité tarifaire est également légitimée par la non-substituabilité des rôles associée à la dynamique relationnelle instaurée. En effet, bien que son coût de revient soit inférieur à celui du livre papier du même titre, le prix du livre numérique ne peut être significativement inférieur au prix du livre papier. Pour certains cela est justifié par la possible perception de valeur moindre d’un titre en format numérique comparativement à la version papier du même livre ; pour d’autres, il s’agit de ne pas fragiliser économiquement la chaîne du livre, dont les librairies. Le rôle de ces dernières, dans la chaîne du livre numérique est questionnable si l’ouvrage peut être obtenu directement auprès de son détenteur, soit l’entrepôt de l’éditeur généralement. Un participant explique toutefois :

Même si le livre numérique n’est pas dans le périmètre de la Loi 51, on a collectivement décidé de garder le rôle du libraire dans le commerce du livre numérique en n’achetant pas directement les livres numériques auprès des éditeurs. C’est à la fois pour des raisons de lisibilité du modèle et de solidarité de la chaîne du livre. On a donc reproduit la chaine de valeur du livre papier dans le livre numérique. Le libraire doit agréger toute l’offre qui est disponible, ce qui est beaucoup, et s’occuper de la facturation. Partout ailleurs en Amérique du Nord, avec des plateformes comme Overdrive, Cloud Library, etc., la plateforme est aussi le revendeur de livre. C’est une solution clé en mains pour la bibliothèque : elle s’abonne à Overdrive et ne peut acheter que des livres numériques d’Overdrive. Ici, au Québec on favorise l’achat local et les industries culturelles québécoises.

La non-substituabilité des rôles perçue par l’expérience de partenariat rejoint la compréhension de Leblanc (2004). Pour lui, différents acteurs de la chaîne du livre, qui contribuent tous à rendre possible la rencontre entre le texte d’un auteur et le lecteur, interviennent et occupent différents rôles, tous nécessaires. Jammet (2004) explique :

Les commerçants du livre sont l’éditeur, le distributeur et le libraire. L’éditeur, par ses choix éditoriaux, donne son existence à l’oeuvre née de l’imagination de l’auteur. Ses choix l’exposent cependant à certains risques commerciaux.

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Pour lui, les libraires et les bibliothécaires se situent au même niveau de la rencontre entre un livre et son lecteur ; ils sont tous deux des médiateurs du livre et pour les libraires, la bibliothèque n’est pas une concurrence : nombres d’achats de livres se font après la lecture d’un livre emprunté. Des participants partagent ce point de vue :

Même si on ne peut le démontrer et qu’on ne peut pas évaluer l’ampleur de ce phénomène en bibliothèque, des lecteurs nous disent avoir acheté un livre numérique après nous l’avoir emprunté. C’est aussi le cas avec certains livres papier d’ailleurs.

L’étude du Pew Research Center (Zickuhr et al., 2012), conduite en 2011, auprès de plus de 2 900 Américains semble aller dans ce sens et relate qu’interrogés sur le livre le plus récent qu’ils ont lu, 41 % de ceux qui empruntent des livres électroniques dans les bibliothèques ont acheté le livre électronique le plus récent. Pour Labbé (2018), l’hypothèse proposée par BAnQ (2012) selon laquelle les contraintes associées au prêt numérique en bibliothèque pourraient mener les lecteurs à acheter plutôt qu’à emprunter leurs documents, notamment les titres populaires, devrait être vérifiée. Il indique :

Les résultats de notre démarche de recherche à l’effet que les caractéristiques de l’offre (offre centrale et périphérique et ce, tant en termes d’accessibilités, de diversité et de disponibilité) influent sur le choix du mode d’approvisionnement confirment cette hypothèse.

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Pour lui, les deux études américaines dont BAnQ (2012) fait état « semblent pointer vers des modes hybrides d’approvisionnement, tantôt par l’achat, tantôt par l’emprunt » (p. 27). Toutefois, il précise :

Enfin, d’autres résultats de l’étude du Pew Research Center sont également d’intérêt, notamment ceux à l’effet que le mode d’approvisionnement d’un individu peut varier selon le genre de livre, le revenu familial, le niveau de scolarité et l’âge des individus (Zickuhr et al., 2012), ce à quoi nos résultats font également écho. Mais comme nous le précisions plus haut, ces éléments ne sont que partie d’une interaction plus grande et multiniveaux entre les caractéristiques de l’offre, la configuration spécifique d’éléments autour d’une réalité individuelle, ainsi que les contextes, notamment géographique et temporel, dans lequel s’opère le choix du mode d’approvisionnement.

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Une évaluation sommaire des retombées de la plateforme Pretnumerique.ca depuis son implantation, réalisée en octobre 2012 mentionne, par ailleurs, que le livre numérique n’entre pas en compétition avec les autres acteurs de la chaîne du livre, mais qu’il participe plutôt à la promotion de la littérature québécoise notamment, et permet aux institutions,

elles-mêmes de grandes clientes des librairies, de participer à l’essor de ce marché grandissant tout en favorisant la fidélisation d’une clientèle qui fréquente, elle aussi et souvent de façon assidue, les librairies. Le prêt de livres numériques en bibliothèque participe également au développement des habitudes de lecture chez les personnes ne voulant pas, auparavant, se déplacer en bibliothèque ou en librairie.

Bibliopresto, 2012, p. 10

Dans son « Prologue d’une histoire de l’édition numérique au Québec », Beaudry (2013) explique comment, Pretnumerique non seulement offre les services de gestion des prêts numériques, mais agit aussi comme plateforme intermédiaire entre l’entrepôt numérique, les sites d’achat des librairies en ligne et les bibliothèques. Elle décrit comment la conception du modèle de commercialisation des livres numériques auprès des bibliothèques publiques du Québec respecte l’esprit de la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre, adoptée au début des années 1980 :

bien que les bibliothèques aient pu s’approvisionner directement auprès de l’entrepôt, ce modèle exprime une volonté gouvernementale de préserver le rôle de la librairie dans l’univers numérique.

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Un participant mentionne :

Notre intention a toujours été de travailler avec les libraires, dès le début de projet. Ils sont nos grands partenaires, c’est plus le rôle qu’ils peuvent tenir avec le livre numérique qui était à développer.

En 2014, Richard Prieur, alors directeur général d’ANEL indique, dans une entrevue pour le journal Le Devoir (Lalonde, 2014) :

Dans la chaîne papier, les acteurs actuels jouent tous un rôle utile et essentiel […]. La disparition d’un acteur pour un plus grand partage des revenus serait une solution de courte vue. On constate que, même dans le numérique, le rôle de distributeur et de diffuseur est nécessaire. […] Bref, toute révision de la loi du livre (introduction du numérique, révision des rôles, etc.) devrait être un exercice auquel tous sont appelés à participer, expurgée d’abord de toute velléité de servir des intérêts particuliers, mais fondée sur une évaluation objective de tous les acteurs.

Par ailleurs, pour Stéphane Legault, président de l’ABQ de 2013 à 2017, il est pertinent que l’argent investi par les bibliothèques en acquisition de livres imprimés et numériques, près de 33 millions de dollars en 2012, soit réinvesti au Québec via les librairies, les maisons d’édition et les distributeurs. Il explique, dans le même article pour Le Devoir (Lalonde, 2014) :

La chaîne du livre a un impact important sur l’économie québécoise et a aussi un impact majeur sur la vitalité culturelle. Elle contribue grandement à la diffusion et à la promotion de la culture québécoise et à la préservation de notre identité. La diversité des contenus en bibliothèques et librairies contribue à l’ouverture sur le monde et à l’acquisition de nouvelles connaissances des citoyens québécois. Les bibliothèques publiques utilisant la plateforme Pretnumerique.ca et faisant l’acquisition de livres numériques achètent leurs livres par l’entremise des librairies agréées, et ce, dans le respect de l’esprit de la Loi 51, toujours pour favoriser la biblio diversité. D’autres scénarios auraient pu être adoptés, mais tous les acteurs de la chaîne du livre se sont entendus pour préserver le modèle actuel. Il faut être biblio-responsable, au nom de l’accès au livre, à la connaissance et à l’information, peu importe où nous nous trouvons au Québec.

2. Modes d’organisation et communications

L’expérience de partenariat vécue dans le cadre de cette négociation raisonnée relève d’un mode de coordination aux échanges plus formalisés ; comme en témoignent non seulement la présence de divers documents de soutien aux échanges (tels que les ordres du jour, comptes-rendus de réunion) ; mais aussi la présence d’une contractualisation (sous la forme d’ententes validées juridiquement et assorties de clauses explicites quant aux attentes des cosignataires). De plus, certains objectifs complémentaires décrits précédemment (notamment ceux constituant des « engagements », sans mention d’un mécanisme de contrôle), peuvent relever d’un mode de coordination s’apparentant à la confiance inter organisationnelle (définie par Gardet et Mothe, en 2011 comme « une condition psychologique sous-jacente qui peut être la cause ou le résultat d’un comportement ou d’un choix » (p. 14). Enfin, la prévision d’un comité de liaison paritaire pour

prévenir ou résoudre toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application de la présente entente et susceptible d’affecter les rapports entre les éditeurs mandants et les bibliothèques […] et discuter et explorer tout autre sujet d’intérêt commun relatif à la présente entente,

SOGANEL-Bibliopresto, 2013, p. 16

tel que décrit dans le résumé de l’entente SOGANEL-Bibliopresto sur l’octroi de licence, semble constituer un troisième mode de coordination : la résolution de conflit. Celui-ci n’a cependant jamais eu à être mobilisé pour régler une situation considérée conflictuelle.

Des discussions visant d’abord un partage de l’information contribuent progressivement à la création de systèmes de significations aptes à mobiliser les efforts de chacun dans la poursuite de leurs objectifs et missions respectifs et l’atteinte des résultats mutuellement avantageux souhaités. De nombreux contenus communicationnels sont orientés vers la création d’espaces d’échanges propices. Un participant mentionne :

Avec les éditeurs, on partageait leurs craintes légitimes de piratage des livres. Certains avaient aussi des craintes de « cannibalisation » du livre numérique ; on a fait valoir que les bibliothèques « développent » de bons lecteurs et que nombre d’entre eux sont ou seront leurs clients.... Ceux pour qui ce n’était quand même pas acceptable ont pu choisir de se retirer et de revenir plus tard s’ils le désiraient. Même si parfois les échanges étaient corsés et que nos avocats respectifs se parlaient beaucoup, on est parvenu à se rejoindre suffisamment pour en arriver à un modèle acceptable, « gagnant-gagnant » et qui a tout de suite suscité beaucoup d’engouement des bibliothèques à adhérer.

Ainsi, l’expérience de partenariat liée à l’offre de livres numériques dévoile une dynamique relationnelle créatrice d’espaces de complémentarité des objectifs, malgré une non-compatibilité entre les deux logiques, marchande et non marchande, à l’oeuvre ; et une non-substituabilité des rôles, laquelle ne respecterait pas l’esprit de la Loi 51. Une formalisation des échanges et la conclusion d’ententes contractualisées prévoyant notamment un mode de résolution d’éventuels conflits n’y excluent pas une confiance inter organisationnelle. Ces modes de coordination s’expriment dans des contenus communicationnels orientés vers les missions respectives des partenaires.

Bilan du projet proposé par les principaux acteurs

Pour les participants, Pretnumerique et Bibliopresto sont associés à une image de succès dans la réalisation d’un projet novateur impliquant de nombreux partenaires. Bien qu’il existe différentes définitions et compréhensions de la notion de succès d’un projet, celle l’associant à l’atteinte d’objectifs de qualité/performance (en termes de conformité aux spécificités fonctionnelles et techniques notamment), délai et coûts de réalisation est la plus communément retrouvée. Un participant mentionne :

Avec Bibliopresto, les bibliothèques publiques québécoises ont rattrapé, dans un délai très court, leur retard sur l’offre de livre numériques. L’offre actuelle est impressionnante et fait des envieux ! On offre désormais des livres numériques d’éditeurs québécois ; mais aussi canadiens et aussi de grands éditeurs étrangers. On est parvenu à cela en respectant l’objectif qu’on s’était fixé dès le début du projet et auquel on tenait : que toutes les bibliothèques, rapidement et quelle que soit leur taille et leur budget, puissent offrir des livres numériques. Aussi qu’on ait une plateforme répondant à nos exigences pour le bénéfice des lecteurs et facile d’utilisation. Un outil par nous et pour nous mais [créé] avec nos partenaires.

L’importance, pour les bibliothèques publiques, non seulement de pouvoir prêter une vaste étendue de livres numériques dans le cadre d’une offre équivalente à celle offerte par la vente au grand public ; mais aussi leur forte adhésion permettant de déployer cette offre à la grandeur du territoire concerné, ont également été associées à la réussite de projets de prêt de livres numériques en bibliothèques par Lemaire (2021). En 2013, les comportements d’emprunt de livres numériques en bibliothèques publiques sont encore émergents selon Labbé (2018). En s’intéressant aux comportements d’emprunt des usagers, il dresse un portrait des prêts de livres numériques effectués par les bibliothèques publiques autonomes du Québec sur la base des données disponibles fournies par Bibliopresto pour 2013-2014 et met en lumière une certaine urbanité du phénomène. Huit ans plus tard, en 2021, c’est plus de 15 millions de prêts de documents numériques qui ont été cumulés selon les données fournies par Jean-François Cusson (dont 3,3 millions de prêts de livres numériques pour l’année 2020) et une couverture de branchement de 127 bibliothèques autonomes, 11 Réseaux BIBLIO régionaux, BAnQ, le service des bibliothèques publiques du Nouveau-Brunswick, 25 bibliothèques collégiales et 5 universités (Bibliopresto, 2021).

L’expérience de partenariat vécue révèle aussi la présence de nombreux facteurs considérés comme ayant contribué au succès du projet Bibliopresto. Parmi l’abondante littérature permettant de caractériser les facteurs de succès d’un projet, nous proposons de retenir ici le modèle de Pinto et Slevin (1988). Ce modèle comprend dix facteurs critiques représentant les caractéristiques jugées essentielles à la réussite de la mise en oeuvre d’un projet et quatre facteurs supplémentaires considérés comme échappant au contrôle de l’équipe de projet, mais qui peuvent contribuer à la réussite de ce dernier. Parmi les facteurs de succès relatifs à l’équipe de projet, les participants citent des éléments associés à la volonté de membres de la direction de fournir les ressources ou efforts nécessaires à la réussite du projet, dont le recrutement d’un chargé de projet, l’écoute active des parties concernées, et l’expertise requise pour accomplir les aspects techniques du projet et l’approbation du livrable final par les bibliothèques auxquelles il est destiné. La compétence du chargé de projet, son expérience et son appartenance professionnelle au milieu bibliothéconomique et son pragmatisme ont été mentionnées.

L’importance du rôle de De Marque a également été soulignée par les participants. Pour eux, lors de la négociation des ententes, Clément Laberge, représentant de De Marque, a fait preuve d’un leadership mobilisateur et rassembleur qui a su mettre en valeur les apports et intérêts de chaque acteur de la chaine du livre pour concrétiser le projet. Cet apport est considéré décisif par les participants.

Clément Laberge a contribué à ce qu’on trouve des solutions acceptables, à ce que chacun participe à la discussion et que les intérêts de chacun et de tous fassent aussi partie des discussions. Ça a certainement favorisé la confiance qu’on a développé de parvenir à réduire certains écarts entre nos différents points de vue pour parvenir à ces solutions.

L’importance du momentum, la portée stratégique du développement d’une offre de livres numériques québécois, et au Québec, ont également été considérés comme ayant contribué au succès du projet.

Conclusion

Dans le cas d’un projet réalisé en partenariat, dont la raison d’être est la complémentarité des ressources susceptibles de générer de la valeur, le succès est aussi associé à des dynamiques relationnelles favorables, notamment en termes d’engagement, de confiance et de communication (Cherni et Leroux, 2015). Notre recherche a permis d’explorer l’émergence de nouvelles dynamiques relationnelles, suscitées par l’organisation et l’offre de livres numériques en bibliothèque publique, ainsi que les modes de coordination et communications en lien. Ces dynamiques ont été créatrices de certains espaces de complémentarité, de compatibilité, et de substituabilité entre les principaux acteurs de la chaîne du livre numérique et contribuent à une meilleure compréhension du contexte d’élaboration du modèle de licence SOGANEL actuel pour le prêt de livre numérique en bibliothèque publique. Non seulement ce modèle contribue au développement et de l’accès aux ressources numériques en bibliothèque publique, mais il concoure aussi à la place que celle-ci occupe dans l’économie du livre numérique. L’engouement pour les livres numériques s’étant encore accru depuis la pandémie de COVID-19, une possible réactualisation des questionnements relatifs au choix du modèle de licence retenu pour leur prêt en bibliothèque publique ne peut être exclue. Une comparaison des différents modèles, incluant ceux retenus à l’international, pourrait participer à une meilleure compréhension de ce phénomène. De surcroît, des analyses comparatives des acquisitions, emprunts et offres de diffusion de certains contenus par les bibliothèques en lien avec les ventes de livres numériques pourraient être réalisées. Enfin, nous croyons qu’une telle connaissance approfondie des modèles de licence et de leur contribution aux pratiques de lecture et habitudes de consommation de livres numériques permettrait certainement une articulation actualisée entre la mission des bibliothèques et leur offre de services.