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Alors que près de trente années nous séparent des débuts du mouvement des diplômé·e·s chômeur·euse·s au Maroc, Montserrat Emperador Badimon propose dans cet ouvrage une description des pratiques et des acteur·rice·s de ces mobilisations exemplaires de la pérennisation d’une action collective dans un contexte politique défavorable. Construit sur un engagement ethnographique étalé sur dix années (dans la capitale Rabat et dans les petites villes d’Outat El Haj, Sidi Ifni et Bouarfa entre 2005 et 2015), Lutter pour ne pas chômer est le premier ouvrage universitaire consacré au mouvement des diplômé·e·s chômeur·euse·s marocain·e·s (depuis Soumis et rebelles de Mounia Bennani-Chraïbi [Éditions du CNRS, 1994] qui en décrivait les débuts à Salé) et il représente une contribution majeure à la compréhension des dynamiques des mouvements sociaux et de l’engagement militant en situation autoritaire.

L’énigme à l’origine de l’enquête est la durabilité de ce mouvement pour l’intégration des chômeur·euse·s dans la fonction publique, dans un contexte, celui du Maroc, qui demeure hostile à la contestation politique. Emperador Badimon brosse un portrait complexe de la nébuleuse des mouvements de diplômé·e·s chômeur·euse·s en insistant sur la pluralité des ressorts individuels et organisationnels de cette pérennisation. La thèse de l’auteure est que cette inscription dans la durée s’explique par un ajustement entre les mouvements qui misent sur des modes d’action autolimités en cherchant un équilibre entre politisation du chômage et alignement avec les discours des autorités, et le « pouvoir » qui tolère les contestations mais utilise la « récompense-emploi » comme dispositif de contrôle des jeunes chômeur·euse·s.

Dans le premier chapitre, après un rapide historique des enjeux de l’éducation, de l’emploi et du chômage depuis l’indépendance, le contexte spécifique de l’émergence du mouvement au début des années 1990 est décrit. Premièrement, sur le plan économique, depuis le milieu des années 1980, le Maroc est engagé dans un virage néolibéral qui influence les politiques d’emploi. Ce virage réduit la capacité d’intégration de la fonction publique alors même que la pression sur l’emploi s’accentuait en raison de la croissance démographique et d’une expansion scolaire rapide. Deuxièmement, la période de la fin du règne d’Hassan II dans les années 1990 et de l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI en 1999 est marquée par une progressive libéralisation politique. Cette dynamique n’a pas mené à un processus de « transition démocratique », mais a tout de même correspondu à l’abandon par le régime des formes les plus violentes, directes et massives de la répression des « années de plomb ».

L’histoire de l’émergence du mouvement présentée dans le deuxième chapitre insiste sur son ancrage dans le syndicalisme étudiant et plus précisément l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM). La relance de l’UNEM dans les années 1980 après la levée de son interdiction formelle par le régime a été marquée par des conflits parfois violents entre les groupes d’extrême gauche dits « de base » [al- qa’idiyine] et les courants islamistes dont l’influence s’accentue dans les facultés. La première organisation représentant les diplômé·e·s chômeur·euse·s sera l’Association nationale des diplômés chômeurs marocains (ANDCM), dont les précurseurs sont des hommes issus de la « gauche » qui ont connu la perte d’influence de ce courant sur les campus et l’emprisonnement comme militants à l’UNEM. À partir du milieu des années 1990, l’ANDCM est rejoint par des groupes d’étudiant·e·s des cycles supérieurs dont les membres ont des profils moins politisés.

Dans le chapitre 3, on trouve une présentation des personnes actives dans ces mouvements qui s’éloigne du « portrait-robot » institutionnel homogénéisant du chômeur marocain comme jeune homme urbain (p. 85). Les militant·e·s ont des origines sociales variées qui ne se limitent pas aux classes populaires, sont présent·e·s sur l’ensemble du territoire et proviennent de tous les programmes universitaires. En matière de processus d’engagement, Emperador Badimon insiste pour intégrer le passage à l’action dans des trajectoires militantes lors desquelles sont formées des dispositions critiques et politiques, et dans des trajectoires professionnelles faites de mauvaises expériences dans la recherche d’emploi ou de « petits boulots » dans l’économie informelle afin de survivre. Deux importantes dispositions à l’engagement sont identifiées, soit l’insertion dans des réseaux militants alors qu’on entre dans un groupe le plus souvent en suivant ses ami·e·s, et le jugement qu’il s’agit d’un « choix opportun » du fait de sa disponibilité biographique et de la perception qu’une conjoncture particulière comme l’approche d’élections est propice à une intégration de chômeur·euse·s. Le rôle des rétributions du militantisme est aussi évoqué dans ce chapitre et c’est à cette occasion qu’on trouve quelques informations sur la dynamique genrée de ces mouvements. Des « rétributions affectives et émancipatrices » (p. 103) sont offertes par le militantisme alors qu’il donne accès à un espace de sociabilité mixte, bien que les instances dirigeantes soient contrôlées par des hommes. Si les militantes peuvent s’émanciper de certaines contraintes morales notamment familiales par l’engagement, la division genrée du travail militant et l’exclusion des femmes des postes de direction pour différents prétextes peuvent venir limiter la participation féminine.

Le chapitre 4 décrit « l’espace multiorganisationnel concurrentiel » (p. 108) qui se cache derrière l’image d’un mouvement unifié. L’organisation des groupes qui se multiplient depuis la fin des années 1990 constitue un paradoxe alors qu’ils adoptent des structures et des objectifs très semblables tout en étant en compétition les uns avec les autres. Le « modèle » partagé comprend le rôle central accordé aux assemblées générales, le système des points attribués aux militant·e·s pour leur participation active leur permettant d’être classé·e·s plus haut sur une liste qui servira à la négociation de postes avec les autorités, et des instances disciplinaires internes pour prévenir les « dérapages ». Toutefois, les mouvements du troisième cycle se distinguent de l’ANDCM qui est ancrée dans l’extrême gauche et qui attribue le problème du chômage au régime autoritaire. Ils favorisent une réponse moins politisée à cet enjeu envisagé comme un problème « technique ». Cette distinction s’incarne dans les discours par l’opposition entre revendications « politiques » et revendications économiques qu’on peut résumer par la formule : « du pain, pas de politique » (p. 81).

Le chapitre 5 offre une description des tactiques protestataires des mouvements qui se sont stabilisées dans un « répertoire » et notamment dans la pratique routinière de la « sortie » qui incarne l’équilibre recherché entre l’autolimitation et la volonté de créer un « effet de surprise » en « montant d’un cran » (p. 142). La cible des manifestations à Rabat, qui concentre plusieurs mouvements alors qu’il s’agit du siège du gouvernement et de la fonction publique, est généralement le Parlement, afin d’éviter les lieux associés à la figure du roi qui représente une « ligne rouge » pour les protestations. Les manifestations et leur dispersion par les forces de sécurité prennent une forme « routinisée » qui témoigne de l’ajustement entre les acteurs. Les stratégies utilisées pour éviter que cette routinisation devienne banalisation et vienne réduire l’efficacité du mode d’action comprennent des occupations de ministères ou des sièges de partis politiques, mais aussi des formes de violences contre soi comme les grèves de la faim, les tentatives de suicide lors des manifestations, même le cas d’un projet de suicide collectif d’un groupe de non-voyant·e·s chômeur·euse·s en 2007.

Le chapitre 6 détaille l’évolution des politiques d’emploi depuis le début des années 1990 au Maroc, période caractérisée par une valorisation de l’auto-emploi et de l’entrepreneuriat et une dévalorisation de la figure du chômeur·euse·s en attente d’un travail dans la fonction publique. Jusqu’à la fin des années 1990, la gestion des diplômé·e·s chômeur·euse·s est centralisée ; il s’agit d’une combinaison de répression et d’intégration arbitraire par le ministère de l’Intérieur. Le virage néolibéral mène à une multiplication des agences actives à l’échelle locale, mais ne correspond pas à un retrait de l’État qui demeure l’interlocuteur principal des groupes lors des négociations. La « récompense-emploi » peut venir désamorcer le passage de ces groupes dans la politique contestataire alors qu’ils sont mis en compétition entre eux par les autorités et que l’évitement pragmatique du politique est valorisé.

Finalement, dans le chapitre 7, Montserrat Emperador Badimon décrit le rapport des diplômé·e·s chômeur·euse·s avec les autres acteur·rice·s de l’espace protestataire auprès desquels ils bénéficient d’une certaine légitimité en participant à différentes causes : l’émergence de l’altermondialisme au Maroc, la politique électorale et la mise sur pied des coordinations de lutte contre la vie chère à partir du milieu des années 2000 qui joueront un rôle important dans la diffusion d’une culture protestataire sur l’ensemble du territoire. Mais le pragmatisme autolimité qui caractérise leurs actions peut provoquer de la défiance. Par exemple, les hésitations des groupes de diplômé·e·s chômeur·euse·s face au mouvement du 20 février (M20F) qui émerge dans le sillage des soulèvements arabes de 2011 ont pu être interprétées comme une volonté de profiter de la conjoncture pour obtenir des emplois sans aller au bout des revendications démocratiques du mouvement.

À travers cette enquête, on accède à une meilleure compréhension de la période des années 1990 au Maroc marquée par l’émergence d’un espace protestataire dynamique malgré le maintien de l’autoritarisme. Au-delà du cas marocain, Lutter pour ne pas chômer profitera à ceux et celles qui s’intéressent aux phénomènes d’action collective et d’engagement militant en situation autoritaire. On retiendra l’attention accordée à restituer la complexité et la pluralité d’un mouvement, et à décrire le concret des pratiques protestataires et des quotidiens des militant·e·s.