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Introduction

La recherche auprès d’intervenants d’urgence oeuvrant directement auprès de citoyens en situation de souffrance biologique, psychologique ou sociale – tels que les pompiers premiers répondants, les ambulanciers-paramédics et les travailleurs sociaux – amène le chercheur à côtoyer, lui aussi, ces souffrances et leurs conséquences. Tant par la réalisation d’entretiens de recherche qu’au cours d’observations ou de discussions informelles, le chercheur côtoie, directement et indirectement, les vécus professionnels des intervenants. Il est témoin des stratégies collectives de présentation de soi mises en oeuvre par ces derniers pour dire ces expériences tout en sauvegardant, au mieux, leur image professionnelle d’intervenants empathiques et dignes de confiance lors des pires catastrophes.

Cet article unit deux auteurs qui se connaissent d’abord parce qu’ils partagent un même intérêt pour la réflexion éthique, mais aussi pour cet intérêt porté sur les conditions d’exercice des professions à risque, comme celles des intervenants d’urgence, pour les causes, les effets, et les stratégies utilisées par ces intervenants pour composer avec des environnements de travail complexes. Étudier ces vécus professionnels nous amène à interagir avec des participants, parfois marqués par cette souffrance liée aux conditions de travail; à écouter, à retranscrire, à analyser et à diffuser leurs propos. C’est dans le creux de ce travail d’entrevue et de retranscription, souvent solitaire, que nous est venue l’idée d’aborder l’entretien de recherche comme une interaction qui engage tant le participant que le chercheur; comme une interaction qui peut laisser des traces tant chez le participant que chez le chercheur.

De prime abord, nous savions que les recherches sur la fatigue de compassion, sur le stress vicariant et sur le burnout chez les professionnels de la relation d’aide, comme les soignants, les policiers et les pompiers, démontrent bien que les souffrances d’autrui laissent des traces multiples et peuvent, à des degrés divers, toucher, ébranler, marquer les professionnels (de Soir et al., 2012; Douesnard, 2012, 2018; Drolet, 2011; Lecourt & Poletti, 2018; Maltais & Guérin, 2018; Richard & Gervais, 2018; St-Denis, 2013). Cette capacité à ressentir la souffrance et à y être empathique est d’ailleurs une compétence recherchée chez ces intervenants. En plus d’accéder aux souffrances protéiformes des citoyens, on s’attend à ce qu’ils soulagent et sécurisent ces derniers, et solutionnent leurs difficultés. Dès leurs formations, ceux qui choisissent d’exercer ces professions sont sensibilisés à cette souffrance et outillés, au mieux, pour y répondre. Notons que les formations initiales de ces professionnels et les environnements de travail comptent des ressources en ce sens[1].

Mais le chercheur n’est pas un intervenant. Sa formation est tout autre. Certes, il sait que ses valeurs, ses préférences et son empathie envers certaines réalités sociales et humaines teinteront ses travaux de recherche, et ce, du choix de ses thématiques de recherche jusqu’à la visée et aux méthodologies déployées. Mais mener comme nous le faisons des travaux auprès d’intervenants d’urgence aux vécus parfois tragiques demande plus. Ces travaux nécessitent d’être conscient que l’interaction lors d’entretiens de recherche tout autant que la retranscription et l’analyse des données qui en découleront peuvent laisser des traces sur le chercheur.

En effet, la souffrance portée à notre attention peut être mentalisée (Lecours, 2016), imaginée de façon directe ou revécue autrement, de façon indirecte. On peut ainsi la voir, l’entendre et la ressentir par des interactions directes lors des entretiens de recherche tout autant que l’entendre et la ressentir par des interactions indirectes lors de la retranscription, de l’analyse des données et de la diffusion des résultats de recherche. Le chercheur peut donc, par l’interaction avec ses participants de recherche, en venir à être en contact avec cette souffrance d’autrui, voire la porter en lui.

Comment, dès lors, parvenir à demeurer empathique et à l’écoute des récits souffrants des participants de recherche sans courir à sa perte? Autrement dit, qu’en est-il du chercheur dans cette interaction au coeur de l’entretien? Ce texte tentera de répondre à ces questions. Sans prétendre avoir trouvé une réponse absolue, nous utiliserons ici nos vécus de recherche pour illustrer nos réflexions en ce sens. Nous montrerons, premièrement, que l’entretien est une interaction entre le participant et le chercheur; interaction qui demande d’être à l’écoute et d’observer tant les rites d’interaction que les marqueurs de fragilisation de la représentation de soi. Deuxièmement, nous montrerons comment l’exposition répétée et prolongée à la souffrance d’autrui peut mener à des psychopathologies du travail – telle la fatigue de compassion. Nous préciserons également des ressources des chercheurs pour connaître ces psychopathologies et s’outiller face à cette possibilité. Pour cette seconde partie, notre objectif sera avant tout de rendre compte de nos vécus de recherche et des outils interdisciplinaires que nous avons utilisés, au mieux, pour nommer, baliser et diminuer les impacts des entretiens parfois fort prenants et humainement difficiles.

Avant de procéder à cet exposé, quelques remarques contextuelles sont de mise. Soulignons d’abord que, dans nos travaux respectifs, l’entretien a tenu de nombreux rôles s’inscrivant tour à tour comme principal outil de collecte lors de démarches qualitatives (St-Denis, 2018) tout autant que comme outil de collecte complémentaire lors de travaux mixtes et quantitatifs (Richard & Gervais, 2018; St-Denis, 2012, 2015). Comme le souligne Baribeau et al. :

De simple technique de collecte d’information permettant d’illustrer et de nuancer des résultats obtenus dans une démarche quantitative à un dispositif permettant de comprendre le sens que des participants donnent à un phénomène, on recourt à l’entretien […] pour des raisons fort différentes

2010, p. 3

Ensuite, la rédaction de cet article s’est inscrite dans une interaction de longue date entre les deux chercheurs. Par contre, nous ne pouvons pas ici rendre compte de l’ensemble de cette interaction. Nous préférons illustrer son état actuel et les principaux apports. Pour y parvenir, nous nous sommes limités à l’analyse conjointe des pratiques méthodologiques et d’extraits majeurs d’entretiens du projet récent La prise de décisions médicales d’urgence de K. St-Denis (2017-2019)[2] mené notamment par entretiens semi-dirigés principalement auprès de pompiers premiers répondants et d’ambulanciers-paramédics. Nous présenterons trois extraits et quelques situations vécues en contexte de recherche. Ces extraits et situations ont été retenus pour leur représentativité de nos questionnements. Nous avouons qu’ils nous ont aussi marqués émotivement : aucun code ou référencement méthodologique n’a été nécessaire pour les retrouver dans nos corpus. Nous savions exactement quand et avec qui nous avions vécu ces moments décisifs de notre réflexion sur l’impact des entretiens de recherche sur le chercheur. L’expertise théorique et clinique de S. Richard a permis d’analyser ces extraits et ces situations à la lumière de concepts disciplinaires en travail social, dont notamment la notion de fatigue de compassion, et de nommer les constatations et outils déployés. Cet article est donc le résultat de cette interaction interdisciplinaire entre deux chercheurs qui, malgré leurs champs d’expertise et leurs travaux distincts, partagent des vécus de recherche similaires, vécus empreints des récits tragiques de leurs participants.

1. L’entretien de recherche en tant qu’interaction

Nos entretiens de recherche comportent des récits tragiques des intervenants. Ces récits confrontent les valeurs, les définitions du bien et les conséquences inévitables des actions des professionnels. En ce sens, nos entretiens sont chargés éthiquement puisqu’ils confrontent les motifs habituels d’action des professionnels. Par conséquent, l’entretien de recherche s’est révélé être bien plus qu’une simple technique de collecte de données. Certes, nous avons élaboré des grilles d’entrevues semi-dirigées et visé une certaine cohérence et similitude entre les entretiens d’un même projet. Mais, en questionnant nos participants sur des expériences professionnelles difficiles et chargées émotivement et éthiquement, nos entretiens de recherche ont dû être flexibles et s’adapter à chacun des participants. Conformément à une approche interactionniste, nos entretiens sont donc avant tout des lieux d’interaction entre le chercheur et le participant (Beaud & Weber, 1997; Charmaz, 2014; Olivier de Sardan, 2008; Poupart, 1997). En ce sens, nous partageons la définition de l’entretien qualitatif de Poupart pour qui :

D’un côté, les entretiens constituent une porte d’accès aux réalités sociales misant sur la capacité d’entrer en relation avec les autres. De l’autre, ces réalités sociales ne se laissent pas facilement appréhender, étant transmises à travers le jeu et les enjeux des interactions sociales qu’implique nécessairement la relation d’entretien, ainsi qu’à travers le jeu complexe des multiples interprétations auxquelles le discours donne lieu

1997, p. 174

À titre d’interaction, l’entretien demande donc au chercheur d’être à l’écoute tant des dires du participant qu’à sa présentation de soi. Cette présentation de soi est posée par Goffman comme un effort de conformité aux attentes sociales : « En tant qu’acteurs, les individus cherchent à entretenir l’impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits » (1959/2001, p. 237). La considération de cette présentation de soi est centrale lors des entretiens puisque : « Dès qu’une autre personne pénètre dans son champ de perception, [l’acteur] est sur ses gardes et amené à la surveillance de l’impression qu’il donne à voir pour écarter de lui tout soupçon » (Le Breton, 2004, p. 107). Il a fallu être d’autant plus à l’écoute des rites d’interaction de nos participants que l’image professionnelle des pompiers, des paramédics et des travailleurs sociaux leur demande d’être perçus comme des ressources solides et fiables devant l’adversité (Bourdon, 2011; Desmond, 2006; Grenier & Chénard, 2013; Parazelli & Ruelland, 2017; Pudal, 2011, 2016; Richard & Mbonimpa, 2013; Scott & Myers, 2002; St-Denis, 2013).

Ainsi, il nous a fallu apprendre de nos participants : les observer et calibrer nos questions et réactions en fonction de l’interaction. Comme l’affirme Charmaz : « Les chercheurs apprennent quand et comment approfondir et explorer avec doigté lorsqu’ils deviennent sensibles aux préoccupations et aux vulnérabilités de leurs participants »[3] [traduction libre] (2014, p. 71). Ce conseil est apparu d’autant plus pertinent dans nos travaux puisque nos entretiens sont menés auprès d’intervenants avec des images professionnelles fortes et que nos questions révèlent parfois des vécus traumatiques, voire des erreurs professionnelles ou des interventions émotivement et éthiquement difficiles.

À l’aide de trois extraits d’entrevues issus du corpus d’entretiens (n = 20) du projet La prise de décisions médicales d’urgence (St-Denis, 2017-2019), nous illustrons ici cette interaction entre chercheur et participants et l’importance de la sensibilité aux dires et aux jeux de langage afin de respecter la présentation de soi et les vulnérabilités du participant.

1.1 « Vous me dites si je dis des détails qui sont un p’tit peu trop eh… » : un exemple d’écoute mutuelle

Lors de la préparation préalable des entretiens, tous les participants (n = 20) du projet La prise de décisions médicales d’urgence ont pensé à des récits de leurs interventions impliquant des prises de décisions médicales d’urgence. Il s’agissait avant tout d’engager les entretiens par des mises en récit plus familières pour les intervenants d’urgence habitués à rédiger des rapports d’intervention et à discuter des aspects factuels de leurs interventions.

Un participant, ambulancier-paramédic, a commencé l’entretien en nous faisant part d’un exemple commun de manoeuvres de réanimation cardio-respiratoire. Il s’agit d’un type d’intervention relativement courant chez les ambulanciers-paramédics tout autant que dans notre corpus. En guise de deuxième exemple d’interventions – soit à la 36e minute d’une entrevue de 76 minutes[4] –, le participant souhaitait faire part d’une intervention lors d’un accident de travail avec victime gravement blessée. L’Encadré 1 montre comment le participant a introduit son récit.

Cet extrait relève premièrement que le participant aussi négocie l’entretien, et ce, tout au long de l’interaction. Comme l’affirme Charmaz, « un entretien reflète ce que les chercheurs et les participants y apportent, leurs impressions durant celui-ci, et la relation qu’ils y construisent »[5] [traduction libre] (2014, p. 71).

Cette négociation se fait, en plus, selon les règles de présentation de soi du milieu du participant, en particulier par le respect de l’expérience terrain du participant – expérience qui octroie du respect devant ses pairs –, mais aussi par l’usage du rire. Rire qui peut, certes, s’avérer un signe de nervosité dans cette zone d’inconfort et de négociation de l’interaction, mais aussi une pratique de management des émotions d’usage commun chez les intervenants d’urgence (Douesnard, 2012; Pudal, 2016; St-Denis, 2012). Être sensible aux participants ne se limite donc pas, pour le chercheur, à être seulement à l’écoute et à observer ses réactions. C’est aussi connaître et partager les moyens adéquats pour montrer son respect et rassurer le participant.

En d’autres termes, être sensible aux participants demande des observations préalables de leur milieu pour en comprendre et user correctement des rites d’interaction signifiants (Goffman, 1959/2001; Le Breton, 2004). Poupart abonde dans le même sens en affirmant que l’entretien mise sur les compétences sociales du chercheur, notamment sur « la capacité d’entrer en relation, de faire appel, le cas échéant, à ses “ressources sociales et culturelles” pour favoriser la collaboration des interviewés et s’adapter aux diverses contraintes et au caractère changeant de la situation d’entretien » (1997, p. 192).

1.2 « As-tu tout ce qu’il te faut? » : un exemple de la fragilisation de la présentation de soi

À la fin d’une entrevue avec un infirmier de vol spécialisé en évacuations médicales, une exploration des interventions médicales d’urgence auprès des enfants a été tentée. Comme cet infirmier était le vingtième et dernier participant de la recherche, nous avions entendu pompiers et ambulanciers décrire ces interventions auprès d’enfants comme étant particulièrement émotives et difficiles. Par les divers exemples d’interventions et propos tenus tout au long de l’entretien, nous avions saisi que ce type d’interventions étaient aussi difficiles pour ce participant, mais ce, sans affirmation claire de sa part. En fin d’entretien, soit à la 63e minute d’un échange total de 78 minutes, nous avons abordé cette difficile question plus directement (voir l’Encadré 2).

Cet extrait débute par un silence. Après quelques secondes, nous avons employé une expression utilisée précédemment et à quelques reprises par le participant pour montrer la complexité de ses interventions : « je fais quoi? ». Cette reprise par la chercheuse permet de mettre fin au silence et d’encourager la suite de l’interaction. Cette pratique de communication empathique nommée focalisation par répétition (Hétu, 2014) permet notamment de contribuer à la focalisation des propos pour inviter à la poursuite de l’interaction.

Le deuxième silence, bien que plus court, est marqué des coups de crayon sur la table et par la question : « As-tu tout ce qu’il te faut? » Ces gestes tout autant que la question témoignent clairement que les propos sont difficiles pour le participant et que l’interaction est à la limite des rites d’interaction. Ils méritent écoute, respect, mais aussi recadrage rapide de l’entretien par la chercheuse. Après avoir affirmé à sa manière, dans une phrase courte et claire : « Ça laisse des traces », le participant recadre par lui-même ces propos selon des rites d’interaction qui lui apparaissent plus souhaitables : celui de sa carrière, « en dehors du cadre normal », mais stimulante. L’acteur est ainsi revenu dans son rôle : celui de l’infirmier de vol appréciant l’imprévisibilité, fort devant l’adversité et motivé par les responsabilités inusitées de sa carrière.

Ici, le risque était grand. Un risque, certes, calculé et pris en fin d’entretien, mais mal négocié, le deuxième silence aurait pu devenir un point tournant de l’entretien et rompre l’interaction sur un ton négatif. L’écoute et l’observation mutuelles se sont donc avérées, dans ce cas, primordiales puisque nous sommes dans une zone de fragilisation de la présentation de soi du participant. La chercheuse et le participant ont dû recadrer l’entretien sur des rites d’interaction plus stables, c’est-à-dire reconstruire le rôle habituel d’infirmier de vol. L’entretien s’est donc clos graduellement et selon des rites d’interaction socialement partagés par les intervenants d’urgence; la présentation de soi du participant a donc pu être socialement maintenue.

1.3 « Mes lettres de remerciements : j’en ai tout un cartable » : la sensibilité mutuelle d’une interaction participant-chercheur

Pour cet exemple, nous n’avons pas d’extraits d’entretien. L’interaction a duré un peu plus de deux heures. Une mise en contexte s’impose pour en comprendre la richesse. L’entretien a lieu dans la cuisine du domicile d’un ambulancier-paramédic de plus de trente ans d’expérience. L’accueil est amical, sous référence d’un ami commun. Il lui sert un café et les deux discutent de la recherche d’un ton posé, calme, rassurant. La chercheuse s’y sent rapidement en compagnie d’un vieil ami qui lui confiera sans retenue ses trente années de carrière. Après quelques minutes d’enregistrement, une invitation pour visiter la maison est offerte. Le bureau et le sous-sol ont des allures de musée : découpures de journaux, photos de collègues et d’interventions, véhicules d’urgence miniatures, etc., tout y est pour commémorer plus de trente ans d’interventions et de services aux citoyens. De retour dans la cuisine, la suite de l’entretien se déroule au rythme des pages de deux gros cartables trois pouces remplis de lettres de remerciements de ses patients, de photographies des cartes, bouquets, toutous et autres menus objets reçus en signe de remerciement de la part des citoyens, de découpures de journaux sur ses interventions, de convocations à la cour, de mises en demeure, d’actes de décès, etc.

Deux heures d’incursion dans les réussites tout autant que dans les expériences pénibles de cet ambulancier-paramédic. Un entretien d’une rare richesse; un partage rarement vécu à titre de chercheuse. Mais un partage qui « laisse des traces » : 30 années de carrière condensées et reçues en 2 heures, incluant des photographies d’accidents mortels, de meurtres, de viols, des récits de noyades et de sauvetages, une lettre de remerciement pour souligner l’appui et le réconfort offerts par le paramédic, malgré la mort d’un nourrisson, etc. Le tout raconté avec humilité, avec larmes et sourires provoqués au rythme des pages de souvenirs; une confidence de plus deux heures qui a demandé écoute, observation, réactions, respect et empathie.

1.4 Qu’est-ce que peut produire la souffrance d’autrui chez le chercheur?

L’analyse de ces extraits d’entretiens de recherche et les rituels d’interaction qui y sont déployés nous conduisent à divers constats. Premièrement, pour s’aventurer sur le terrain, parfois glissant, des entretiens de recherche impliquant des vécus pouvant être tragiques, il semble primordial que le chercheur se sensibilise avec les moyens adéquats pour montrer son respect et son empathie, pour rassurer le participant et ainsi conserver les meilleures conditions d’interaction possibles. Nombre de moyens existent en ce sens dans les pratiques cliniques des intervenants psychosociaux (Hétu, 2014). La combinaison des entretiens avec d’autres outils de collecte de données, dont la mobilisation des connaissances préalables (St-Denis, 2018) et l’observation (Poupart, 1997), peut aussi être favorable aux interactions de recherche.

Deuxièmement, le chercheur doit aussi être conscient que si l’interaction est émotivement marquante lors des entretiens de recherche, c’est qu’elle le fait s’éprouver avec l’autre. Par empathie, le chercheur ne peut demeurer insensible : il perçoit, réagit, s’adapte à la souffrance d’autrui. Dans l’interaction qu’est l’entretien de recherche, le participant peut ou non faire part de vécus tragiques, et ce, tant par ses propos que par les diverses formes de la présentation de soi et de communication de soi : les émotions dites, montrées ou cachées, les mouvements volontaires et involontaires, les hésitations et les silences. Lors de l’interaction, le chercheur a aussi à écouter, à observer, à planifier, à réagir, à protéger les conditions de l’échange, à être empathique, à tenir son rôle de chercheur sans verser dans celui de thérapeute, bref, à construire l’interaction et à veiller à sa réussite.

Nous posons donc que même si le chercheur n’est pas, comme dans le cas du professionnel en relation d’aide, en mode clinique, c’est-à-dire centré sur la résolution de problèmes (Hétu, 2014), il est quand même en contact avec ceux qui se racontent, avec leurs récits parfois tragiques, et que, de ce fait, la capacité empathique du chercheur est pleinement sollicitée. Il devient alors aisé de supposer qu’en contexte de recherche, l’exposition répétée aux répondants aux parcours professionnels intenses n’est pas sans produire ses effets chez le chercheur. C’est bien ce que nous confirme la définition du stress de compassion de Lebigot et de Clercq :

Le stress de compassion est défini comme étant le stress couplé à l’exposition aux souffrants. La capacité d’empathie […] est définie comme la capacité d’apercevoir et de sentir la souffrance d’autrui. Elle est une des caractéristiques centrales poussant l’individu à choisir le métier d’assistant social, d’aidant, de secouriste, ou de tout autre type d’aidant professionnel. Cette capacité est, à son tour, associée à la susceptibilité d’un individu à être atteint par une contagion émotionnelle […] La contagion émotionnelle, donc vivre les émotions de la victime, sera d’autant plus intense si le degré d’exposition à la victime est grand. Cet état émotionnel est similaire à l’état dans lequel on est tourmenté par les émotions de la victime

2001, p. 127

Cette citation est éclairante en ce qu’elle permet de saisir le fait que la capacité d’empathie ou de compassion peut, au contact répété de la souffrance d’autrui, verser dans des zones délicates où un individu peut devenir envahi, voire même tourmenté par les vécus de ses interlocuteurs. Ce qui n’est pas sans conséquence.

Sans tomber ici dans une généralisation causale, à savoir qu’un chercheur surexposé aux vécus difficiles des participants vivra un stress de compassion capable de verser dans la fatigue de compassion, gardons à l’esprit que lors des entretiens, mais aussi par la retranscription des dires des répondants, voire dans la diffusion des résultats, le chercheur s’avère à risque. Il est à risque, car de l’entretien à la retranscription, de l’analyse à la diffusion, il s’imprègne des récits et des compréhensions de ses participants de recherche, il s’imprègne de la souffrance d’autrui.

2. De la retranscription à l’analyse : l’imprégnation de la souffrance d’autrui une voie vers la fatigue de compassion?

La retranscription des entretiens de recherche est rarement abordée comme une étape en soi du traitement de données[8]. Pour une analyse fine de cette étape charnière, nous référons le lecteur à l’ouvrage de Beaud et Weber (1998). Nous souhaitons ici nous attarder à cette étape pour en montrer l’importance pour l’imprégnation des données de l’entretien sur le chercheur.

Débutons par quelques clarifications méthodologiques. Pour le projet Les prises de décisions médicales d’urgence (St-Denis, 2017-2019), les entretiens ont tous été retranscrits manuellement par la chercheuse principale sous format de verbatim intégraux. Un total de 630 pages de verbatim fut réalisé en près de 80 heures de retranscription[9]. Ajoutons à ce temps de retranscription les nombreuses heures de relecture des verbatim qui ont été nécessaires au codage de chacun des entretiens. Précisons, d’emblée, que ce projet a été mené selon les principes de la méthodologie de la théorisation enracinée (Charmaz, 2014; Glaser & Strauss, 1967/2010; Laperrière, 1997; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Par conséquent, les retranscriptions et le codage initial ont, idéalement, été réalisés immédiatement après la réalisation de chacun des entretiens.

Nous souhaitons ici souligner que l’effet de la retranscription sur le chercheur va bien au-delà de la durée effective de la phase de retranscription. Par la retranscription, le chercheur revisite chaque phrase, chaque hésitation, chaque intonation, chaque silence, et ce, pour chacun de ses entretiens. Surtout, il s’en imprègne en retranscrivant le plus fidèlement possible les contenus, mais également en rendant compte des jeux de langage (intonations, langage non verbal, silences, etc.). Comme le précisent Beaud et Weber, « en écoutant et réécoutant la bande vous vous imprégnez auditivement de l’entretien, vous revivez la scène en étant à présent dégagé de la contrainte de l’interaction (conduire l’entretien, faire durer l’échange) » (1998, p. 248, les auteures soulignent). Malheureusement, en confiant la retranscription à des assistants de recherche ou à un logiciel, le chercheur se prive de cette occasion de revisiter, de s’imprégner de ses entretiens (Beaud & Weber, 1998).

2.1 « On entend crier, on entend pleurer, on entend tous les sons » : la retranscription et l’analyse de l’interaction

Lors de retranscriptions d’entretiens portant sur les prises de décisions médicales d’urgence ou de tout autre contexte tragique, de quels contenus et de quels jeux de langages s’imprègne le chercheur? Comme le montrent les extraits 1 et 2, le chercheur peut s’imprégner d’interventions pénibles, telles que des accidents de travail, des décès d’enfants, de la violence conjugale et familiale, de la détresse socioéconomique, psychologique et morale, etc. Mais au-delà des informations factuelles de ces récits d’interventions, le chercheur s’imprègne aussi des interactions bâties avec le participant lors de chaque entretien (Charmaz, 2014). Le chercheur réécoute, retranscrit et s’imprègne encore et encore de ces récits porteurs de la souffrance des intervenants. Par la suite, il les relira maintes et maintes fois lors du codage et de l’analyse.

À titre d’exemple de vécu dont s’imprègne le chercheur, voici un récit d’une noyade relaté par un pompier premier répondant. Les répétitions fréquentes de l’âge de la fillette sont porteuses de sens : elles disent la lourdeur, l’incompréhension, le tragique de l’intervention. Ce n’est donc pas que le récit de cette noyade qui sera retranscrit, mais bien aussi son caractère tragique (voir l’Encadré 3).

2.2 La fatigue de compassion s’applique-t-elle au chercheur?

Comme nous l’avons montré plus haut, les propos recueillis ou traités en contexte de recherche ne sont pas sans conséquence. Le chercheur est éprouvé tant lors de la passation de l’entretien que lors de sa transcription et son analyse. Certes, disions-nous, la souffrance d’autrui peut alors être mentalisée (Lecours, 2016), mais à la lumière des notes d’entretien et des propos écoutés et retranscrits, c’est bien toute l’interaction – des dires aux silences, des mises en scène aux fragmentations de la présentation de soi – qui peut être de nouveau mentalisée. Cette résurgence de l’interaction et surtout son imprégnation durable dans la mémoire du chercheur sont, malheureusement, un terrain fertile pour le développement de la fatigue de compassion.

La fatigue de compassion s’apparente à plusieurs thèmes comme l’usure de compassion, le stress vicariant, le stress de compassion, le stress traumatique secondaire et, en langue anglaise, le secondary traumatic stress disorder. Parmi les nombreuses définitions de la fatigue de compassion, nous en avons repéré une qui couvre plusieurs éléments conceptuels qui peuvent s’avérer utiles pour les chercheurs :

La fatigue de compassion est définie comme un état d’épuisement et de dysfonctionnement – aux niveaux biologique, psychologique et social – suite à l’exposition prolongée au stress de compassion et tout ce qui l’accompagne. L’exposition prolongée à un sentiment de responsabilité prolongée envers l’aide aux traumatisés souffrants. Le sentiment d’exposition prolongée est associé au manque d’apaisement des charges (physiques et psychiques) de responsabilité et l’impuissance à réduire le stress de compassion

de Soir, n.d., p. 4

On peut donc, grâce à cette définition, déduire que ce type de fatigue, qui implique un dysfonctionnement émotionnel majeur, est rattaché de près aux engagements empathiques. Et cette empathie est au coeur de l’engagement des intervenants d’urgence envers les citoyens (Perreault, 2006; St-Denis, 2013) aussi bien qu’au coeur de l’entretien de recherche conduit par le chercheur. Ce dernier, n’étant pas intervenant, n’a que peu d’emprise sur la réduction de la souffrance de ses participants de recherche. Il peut bien sûr tenter d’en comprendre les tenants et aboutissements, de les nommer, voire même de s’investir dans une démarche de recherche appliquée afin que ses travaux contribuent à l’initiation de solutions. Mais il demeure, par son rôle de chercheur, un agent limité de changement.

Les propos d’Hofmann (2009) sont également éclairants sur ce point puisqu’ils nomment certains facteurs organisationnels pouvant augmenter la fatigue de compassion : « […] la formation professionnelle inadéquate; le faible mentorat; le manque de personnel; la culture organisationnelle qui n’encourage pas, ne donne pas de valeur et ne reconnaît pas la compassion »[10] [traduction libre] (2009, p. 40). On peut ainsi considérer que si les intervenants – et les chercheurs – ne sont pas préalablement formés et encouragés dans leurs pratiques empathiques, ils risquent, pour se protéger, de produire une perte significative du réservoir d’empathie envers les clientèles. Ce qui soulève, dès lors, des carences éthiques et déontologiques.

Si des carences éthiques et déontologiques adviennent, il semble que ce soit à cause et en conséquence de cette perte significative du réservoir d’empathie avec autrui. Comme la fatigue de compassion provoque cette mise à distance de l’autre, elle est le signe que le chercheur peine à faire face physiquement ou psychologiquement aux stresseurs répétés à son travail. Dès lors, s’il est possible d’envisager qu’un intervenant autant qu’un chercheur en proie à la fatigue de compassion puisse déshumaniser son rapport à l’autre, il devient aisé de conclure que ce type de mécanisme de protection de soi porte atteinte à la qualité de l’interaction tant lors d’entretiens de recherche que lors de l’ensemble des démarches de recherche auprès de participants aux vécus pouvant être tragiques.

Conclusion : Comment éviter que la capacité empathique verse dans la psychopathologie du travail?

Par nos vécus de recherche, nous avons ici montré que l’entretien de recherche est une interaction qui demande autant l’écoute mutuelle que l’observation des signes de fragilisation de la présentation de soi. Lors de la réalisation de travaux de recherche impliquant des participants aux vécus pouvant être tragiques, cette interaction n’est pas sans impact sur le chercheur qui doit ainsi démontrer écoute et empathie lors de l’entretien, mais aussi, par la suite, s’imprégner des vécus tragiques lors de la retranscription des entretiens et de leur analyse. Comment, dès lors, éviter que la capacité empathique verse dans la psychopathologie du travail?

D’abord, il semble aller de soi que, pour éviter d’être exposé à l’expérience de recherche souffrante et de verser dans la fatigue de compassion ou dans toute autre forme de psychopathologie du travail, il importe, comme chercheur, d’avoir une présence à soi. Mais aussi, il faut être à l’écoute de soi et de ses propres limites, car ne pas l’être peut nuire à sa capacité de bien répondre aux exigences de la recherche, aux façons d’assurer et de garantir la qualité du processus de recherche. En d’autres termes, l’entretien étant une interaction constante entre le participant et le chercheur, le conseil de Charmaz « Les chercheurs apprennent quand et comment approfondir et explorer avec doigté lorsqu’ils deviennent sensibles aux intérêts et aux vulnérabilités de leurs participants »[11] [traduction libre] (2014, p. 71), s’applique également au chercheur. Celui-ci doit également apprendre à explorer ses propres vulnérabilités et à y demeurer sensible afin de pouvoir, lui aussi, garantir sa présentation de soi et son engagement empathique lors de l’interaction avec ses participants de recherche.

Plusieurs stratégies individuelles sont de plus pertinentes à mettre en oeuvre ici. Par exemple, adopter un calendrier de recherche suffisant et flexible pour allonger les périodes destinées à la réalisation des entretiens, des retranscriptions et des analyses de données plus humainement difficiles devrait être privilégié. Une préparation adéquate avant de réaliser les entretiens – notamment par une acquisition préalable des rites d’interaction en vigueur dans le milieu des participants et une sensibilisation aux outils et techniques de la relation d’aide (Hétu, 2014) – se révèle favorable à l’acquisition de bonnes capacités d’écoute et d’empathie envers les participants, mais également pour détecter et écouter ses propres limites à titre de chercheur. Les propos d’Hofmann (2009) montrent également que la formation et la supervision des chercheurs peuvent contribuer à diminuer le stress de compassion. Cette supervision devrait être recherchée auprès de chercheurs expérimentés.

Inspirés par les intervenants d’urgence que nous côtoyons dans le cadre de nos recherches et par leurs efforts actuels pour dire, faire reconnaître et développer des solutions lorsque leurs pratiques professionnelles versent dans le stress de compassion, la fatigue de compassion, le burnout, voire dans le suicide en fonction, nous en sommes également venus à considérer que le chercheur n’est pas inébranlable. S’il s’engage de façon volontaire dans une thématique de recherche humainement difficile et qu’il emploie, de surcroît, des techniques de recherche, comme l’entretien, qui impliquent une interaction autant directe qu’indirecte avec les vécus parfois tragiques des participants, c’est qu’il connaît lui aussi sa vulnérabilité et ses limites à titre de chercheur. Il sait que ce qu’il entendra à répétition, qu’il retranscrira et qu’il analysera, ce sera bien souvent des récits pouvant être tragiques. Il s’en imprégnera au point d’en être lui aussi porteur. Dès lors, le chercheur ne pourra faire fi de ces traces. C’est donc à lui de s’écouter comme il écoute ses participants. Il lui appartient à lui, mais aussi à son port d’attache organisationnel, de s’assurer qu’il obtient tous les moyens à sa disposition pour garantir des actions de recherche intègres, humaines et de qualité.