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Si l’histoire littéraire n’a pas retenu les noms d’Adolphe Badin, de Charles Baude de Maurceley et de Hugues Le Roux, si Marie Chassaing (1873), Amour et gloire (1897) et Le Maître de l’heure (1897) sont autant de titres désormais oubliés, ces romans ne sont pourtant pas dépourvus d’intérêt. Tous les trois signés par des auteurs répertoriés comme journalistes et comme écrivains, ils témoignent que, dans le dernier tiers du xixe siècle, l’insurrection algérienne de 1871 a donné lieu chez ses commentateurs métropolitains, non pas à un récit national univoque, mais à des mémoires plurielles et partiellement conciliables. Les trois auteurs s’inspirent des codes traditionnels du roman historique à la Walter Scott en mettant en scène à côté de personnages purement fictifs, de vrais acteurs de l’insurrection : le bachaga Mohamed El Mokrani chez Charles Baude de Maurceley et Hugues Le Roux, et, chez Adolphe Badin, Jacques Chassaing, le « tueur de lions » popularisé par le Journal des chasseurs et par son propre récit autobiographique[1]. Les trois auteurs semblent aussi reprendre à leur compte le principe d’écriture de l’auteur de Quentin Durward en inscrivant des aventures imaginaires (combats, séquestrations, retrouvailles) dans un contexte historique qu’il s’agit de faire comprendre au lecteur. Mais l’imaginaire et l’historique se brouillent dans Marie Chassaing, Amour et gloire et Le Maître de l’heure, autant d’oeuvres qui illustrent la formule du Journal des Goncourt : « [L]e roman est de l’histoire, qui aurait pu être[2] ».

En recourant au genre romanesque, les trois auteurs façonnent des versions divergentes des événements de 1871. Tandis que Charles Baude de Maurceley et Hugues Le Roux se rejoignent pour rendre hommage à Mokrani vaincu et pour imputer la responsabilité de l’insurrection aux initiatives du gouvernement républicain, Adolphe Badin réécrit l’histoire de Jacques Chassaing de manière à dresser un long réquisitoire du Second Empire et pour faire du déclenchement de l’insurrection l’ultime faute politique du régime de Napoléon III. Les trois romans montrent ainsi que l’insurrection de 1871 s’est prolongée en métropole avec une bataille historiographique qui est, avant tout, politique. Adolphe Badin, Charles Baude de Maurceley et Hugues Le Roux se rejoignent sur un seul point. Tous les trois mettent en scène des victoires françaises et ils attribuent celles-ci à l’union des compatriotes à l’heure du danger. Tout en valorisant ainsi l’union nationale et la fin du cycle des défaites commencé à Sedan, ils envisagent des avenirs très différents pour la présence française en Algérie. Charles Baude de Maurceley reste évasif sur ce point par contraste avec Hugues Le Roux et Adolphe Badin qui ont écrit leurs récits dans la perspective des colons. L’auteur de Marie Chassaing, en particulier, montre la répression de l’insurrection comme le début d’une nouvelle ère, celle d’une véritable colonisation où les terres algériennes seront offertes aux optants des « provinces perdues » et représenteront un dédommagement légitime et nécessaire au pays vaincu par l’Allemagne et dépossédé de plusieurs départements métropolitains.

Triomphes du romanesque

Après avoir publié chez Calmann-Lévy en 1895 le récit de voyage Je deviens colon. Moeurs algériennes, Hugues Le Roux signe un roman historique avec Le Maître de l’heure. Celui-ci paraît d’abord en feuilleton dans Le Figaro du 26 juillet au 9 septembre 1896, puis en volume, en 1897, avec le sous-titre Roman d’histoire et d’aventures. Ce sous-titre condense la présentation parue le 30 juin dans Le Figaro : « Dans un cadre de vérité – l’insurrection de Mograni [sic] en 1871 – M. Hugues Le Roux place un roman d’aventures : l’histoire d’une de ces familles de colons que les indigènes emmenèrent prisonnières dans les montagnes et dont l’odyssée se développe en épisodes d’amour et de guerre ingénieusement compliqués[3]. » « Livre d’histoire[4] », Le Maître de l’heure informe précisément son lecteur du « cadre » chronologique qui est le sien. Le récit s’ouvre le « 28 février 1871 » (MH, 1) pour s’achever, le 24 juin de la même année, avec la bataille d’Icheridène, une victoire décisive de la colonne Lallemand sur les insurgés. Il contient une série de dates permettant de suivre le déclenchement et le déroulement de l’insurrection, comme le « 9 mars 1871 » (MH, 97), jour où Mohamed El Mokrani adresse, une nouvelle fois, sa démission au général Lallemand, le « 16 mars 1871 » (MH, 246) où le bachaga annonce au général Augeraud qu’il s’apprête à combattre avant d’attaquer Bordj Bou Arreridj, le « 8 avril » 1871 (MH, 254) où il noue une alliance avec le cheikh Ameziane El Haddad qui proclame alors la guerre sainte, grossissant ainsi les rangs des insurgés. Hugues Le Roux souligne aussi la dimension documentaire et la véracité historique de sa fiction en insérant des lettres dans le cours de son récit et, même, à la manière d’un auteur d’ouvrages d’érudition ou de vulgarisation, dans une note de bas de page. Il reproduit ainsi le témoignage de l’ancien aide de camp du général Cérez qui apporte des précisions sur la mort de Mokrani, « tué le 5 mai au combat de l’Oued Soufflat » (MH, 337). Le romancier ne se contente pas de raconter des faits constitués de sièges, de combats et de pillages, il fournit également à son lecteur de nombreux exposés sur la société « indigène », sur les différents conflits qui divisent celle-ci, sur les mobiles et la stratégie des principaux responsables de l’insurrection, le chef religieux El Haddad et El Mokrani.

Le Roux indique la source principale de ces informations dans la préface de l’édition en volume : « Entre beaucoup d’officiers et d’administrateurs qui m’ont aidé de leurs souvenirs et de leurs compétences particulières pour ressusciter dans cet ouvrage la figure si chevaleresque du Bachaga, je dois une gratitude unique à M. Louis Rinn, ancien chef du Service central des Affaires indigènes et conseiller de gouvernement. Dans toute la partie historique de ce livre, il a été mon véritable collaborateur » (MH, VI). Il aurait pu citer Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, l’ouvrage de référence de plus de six cents pages publié en 1891 à Alger par son « collaborateur ». En effet, il a emprunté certaines phrases de son roman à cette somme qui retrace de manière très détaillée le déclenchement et le déroulement de l’insurrection. Par exemple, il commente ainsi l’alliance nouée le 8 avril 1871 à la suite, selon lui, du refus de l’amiral Louis Henri de Gueydon, alors gouverneur général, d’une proposition de négociation offerte par Mokrani : « Il fallut à la France plus de neuf mois et vingt colonnes pour abattre l’insurrection formidable que le rapprochement du Bachaga et de Cheikh-el-Haddad fit éclater à la fois sur quinze points différents de la colonie » (MH, 253-254). Ce commentaire figure déjà dans l’ouvrage de Rinn : « Il allait nous falloir près de neuf mois et plus de vingt colonnes pour avoir raison, militairement, de cette formidable levée de boucliers qui se dressait devant nous à la fois sur douze ou quinze points différents[5] », déclare l’auteur d’Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie. Dans Le Maître de l’heure, où le commentaire n’a pas fonction d’annonce, le récit obéit à une logique, non pas historique, mais romanesque. Dans une perspective historique, l’écrivain aurait traité les « neuf mois » qui, selon lui, coïncident avec le développement et la fin de l’insurrection et son récit s’achèverait en janvier 1872. Certes, la bataille d’Icheridène sur laquelle se termine la fiction n’est pas dépourvue de significations historiques puisqu’elle constitue un revers décisif pour les insurgés dans un lieu et à une date (le 24 juin) où les Kabyles ont déjà été vaincus en 1857. Mais cette bataille a d’abord pour fonction de clore et d’éclairer le destin d’un personnage dans un roman qui repose sur trois intrigues.

La première intrigue, inspirée selon le romancier par « les massacres de Palestro » (MH, VI), s’écarte, en réalité, de ce fait historique pour raconter comment M. Mazurier, colon et maire, organise la résistance de Fontaine-Froide et soutient un siège avec l’aide d’un jeune officier baptisé La Vendôme et tout juste arrivé de la métropole. Le romancier a sans doute trouvé l’idée de sa seconde intrigue dans une anecdote retracée dans Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie et située à Palestro au début du mois d’avril : « [D]ans une salle d’auberge, le fils du caïd des Ammal, moitié sérieux, moitié plaisantant, avait dit en arabe en montrant des yeux une jeune fille française : “Si on se bat, en voici une qu’il ne faudra pas tuer, je la prendrai pour femme.” La jeune fille comprenait l’arabe ; elle décida sa famille à partir tout de suite pour l’Alma[6]. » Dans le roman, à la manière de la Française anonyme de Rinn, Corona Mazurier suscite la convoitise d’un personnage appelé Belkassem. Le Roux exploite les potentialités narratives de cette situation en faisant enlever son héroïne par Belkassem. L’un des personnages qui se lancent à la rescousse de la prisonnière lui permet de développer une troisième intrigue. Nommé Campasolo, ce personnage énigmatique révèle enfin le mystère de ses origines lors de la bataille d’Icheridène où il trouve la mort. Fils d’un sous-officier et d’une « indigène », devenu fourrier, il a subi autrefois une condamnation pour vol. Icheridène est le lieu de son rachat : décoré de la médaille militaire, Campasolo est enterré dans la tombe de son père qu’il n’a pas revu depuis son arrestation.

Corona relie les trois intrigues tout en faisant entrer l’Histoire et ses acteurs dans la fiction. Fille du maire et protectrice de Campasolo, le personnage s’éprend de La Vendôme qui est présenté comme le neveu d’un ami de Mokrani. En souvenir de cette amitié, le bachaga du roman étend sa protection sur la jeune fille retenue prisonnière, déjouant ainsi jusqu’à sa mort les projets matrimoniaux du fictif Belkassem présenté, lui, comme un neveu d’El Haddad. S’il déclare, dans la préface du roman, s’être appuyé sur le témoignage de Rinn pour « ressusciter » le bachaga (MH, VI), Le Roux ne doit, en fait, qu’à sa propre inventivité nourrie, tout à la fois, par un imaginaire orientaliste et une mythologie raciale, l’écriture d’un portrait physique absent d’Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie. Il donne ainsi une incarnation au vaincu de l’Histoire en développant l’indication de sa préface. Son Mokrani est bien « chevaleresque » (MH, VI), c’est-à-dire doué des nobles qualités d’un chevalier, et désormais anachronique :

D’une taille moyenne, Mokrani paraissait grand, étant svelte et d’une maigreur persistante de cavalier.
Les chevauchées au soleil n’avaient que légèrement doré sa carnation de Berbère blond. Ses mains, longues et fines, des mains de Targui, de comtesse andalouse, attiraient tout d’abord les regards. Ils étaient retenus par ce plaisir, toujours vif, que donne la suprême distinction de la race, jointe à une beauté vraiment virile. La Vendôme crut qu’il apercevait derrière le Bachaga toute une lignée d’hommes nobles, gens de poudre et de politique dont les âmes guerrières revivaient dans la fierté sans morgue, la réserve affable de ce dernier fils d’ancêtres illustres.
Malgré la différence des éducations et des races, en tête à tête au bord de ce ravin, le capitaine ressentait pour cet homme en burnous ce mouvement de respect qui, involontairement, incline les fronts au passage de ceux que le destin a marqués pour la domination des peuples.

MH, 104-105

Le 7 juillet 1896, Le Figaro fait paraître une lettre de Baude de Maurceley. Alerté par la livraison du 30 juin annonçant la publication en feuilleton d’un « roman d’aventures […] relat[ant] les principaux événements de l’insurrection algérienne[7] » et « les émotions d’une famille française devenue prisonnière des Arabes[8] », l’auteur d’Amour et gloire écrit au Figaro pour signaler que lui-même est déjà en train de faire paraître dans La libre parole un récit sur la révolte de Mokrani mettant en scène des Français captifs des insurgés. Amour et gloire est édité en volume l’année suivante avec deux sous-titres : Roman franco-saharien. Scènes de l’insurrection de l’extrême sud-algérien. 1871-1872. Avant Le Roux, Baude de Maurceley sublime le bachaga vaincu en présentant au lecteur la figure idéalisée d’un « chevalier superbe et sans peur[9] » issu des Montmorency, qui enracine le cliché orientaliste du cavalier « indigène » dans l’univers de la féodalité et des croisades :

C’était un homme remarquablement beau, doué d’une intelligence et d’une distinction qui semblaient donner raison à la légende par laquelle on en faisait le descendant des Montmorency[10] […]. Sous cette apparence exquise – peut-être un peu féminine, El-Mokrani était, comme son frère Boumezrag, habile et vigoureux cavalier. On aimait, en France et en Algérie, ces deux hommes superbes qui compatissaient de tout leur coeur à nos défaites.

AG, 36

La liste des « similitude[s][11] » des deux récits est cependant restreinte. Par contraste avec Le Roux qui donne à son roman une intrigue complexe et les apparences d’un « livre d’histoire » documenté et pédagogique, Baude de Maurceley place les aventures de deux groupes de personnages fictifs dans un cadre chronologique incertain qui condense des événements échelonnés dans le temps historique : la Commune de Paris, la mort de Mokrani et une longue série d’affrontements entre les troupes françaises et les insurgés dans le Sahara. Il raconte, en alternance, deux intrigues. Dans l’une d’elles, il fait entrer l’Histoire dans la fiction en racontant l’enlèvement de deux personnages, un hussard baptisé Charles de Baurigny et un chirurgien marseillais, Mirol, par Brahim Bouchoucha, célèbre pour avoir dirigé l’insurrection dans le Sud saharien. Après avoir suscité l’inquiétude de la fiancée de Baurigny et de son compagnon d’armes Georges Penhoët, les prisonniers sont finalement secourus. L’autre histoire raconte comment une jeune « indigène » se venge de l’assassin de son fiancé et d’un soldat des Joyeux (les Bataillons d’Infanterie Légère d’Afrique) qui l’a molestée avant de tuer son propre lieutenant à la faveur d’un combat perdu par les troupes françaises. Si l’auteur d’Amour et gloire « ressuscite » la figure d’El Mokrani à la manière de Le Roux, il ne donne, quant à lui, aucune justification narrative aux pages qu’il consacre à l’entrée en rébellion du bachaga et à sa mort, un épisode qu’il traite de manière personnelle. Se démarquant des sources historiques, il le fait mourir sous les murailles de Bordj Bou Arreridj. Son bachaga se présente dans un combat perdu d’avance aux côtés de son fils de seize ans, « beau comme l’aurore » (AG, 175), qui est abattu le premier. Mokrani descend alors de cheval pour s’avancer vers les fusils des zouaves et s’effondrer « sur le sol, dans son burnous de neige – devenu son suaire » (AG, 176).

Adolphe Badin évoque un bachaga bien différent du héros sacrificiel d’Amour et gloire dans Marie Chassaing, un roman édité en 1873, puis réédité en 1875, par Hetzel avec le sous-titre Épisode de la vie des Alsaciens-Lorrains en Algérie. Brièvement mais violemment vilipendé, Mokrani est relégué dans un temps antérieur à celui du récit principal et si Adolphe Badin appuie sa fiction sur une figure à l’existence avérée, celle-ci est non pas « indigène », mais française. Il a, en effet, trouvé le point de départ de son récit dans la mort de Jacques Chassaing. Comme Jules Gérard avant lui et comme Charles-Laurent Bombonnel à la même époque, Jacques Chassaing s’est fait connaître par ses chasses aux fauves algériens retracées, notamment, dans le Journal des chasseurs et dans son récit Mes chasses au lion publié en 1865. Six ans plus tard, quand son nom s’inscrit dans les colonnes des quotidiens, il ne s’agit plus d’aventures de chasse mais d’information sur les pillages menés dans le sillage de la rébellion de Mokrani puis sur les procès de leurs responsables. La mort de Chassaing, le « rival de Gérard », est mentionnée dans la livraison du 28 octobre 1871 de plusieurs quotidiens[12] et elle est expliquée en détail par Le Rappel et par Le Temps. En 1890, Rinn mentionnera le pillage de la ferme du chasseur ainsi que l’attaque d’une voiture transportant d’El Mader à Batna la maîtresse et les deux fils de celui-ci. Pour lui, il s’agit d’un drame « obscur[13] » très indirectement lié « aux faits insurrectionnels[14] ». Tel n’est pas l’avis des collaborateurs du Rappel et du Temps qui, en 1871 et en 1872, présentent le chasseur de fauves devenu fermier comme « une victime de l’insurrection arabe[15] ». Les deux journalistes retracent l’incendie de la ferme de Chassaing. Ils racontent comment le fils du chasseur a été torturé puis tué par des rebelles, et comment sa compagne, baptisée Esperanza Martinez d’après Le Temps[16], a été enlevée et retenue captive par les insurgés selon Le Rappel, violée puis renvoyée chez elle selon Le Temps. Ces événements, selon les deux journaux, ont rendu Chassaing fou de douleur avant de le tuer.

Badin traite l’intégralité de l’insurrection par le prisme de cet épisode qu’il inscrit dans son roman sous la forme d’un récit raconté, après les faits, par son personnage éponyme, nièce fictive du chasseur. Comme Le Roux, il modifie, dans son roman, la date d’une attaque située le 23 avril 1871 selon Rinn. Les deux écrivains avancent cette date tout en produisant ainsi un récit opposé. Le Roux déplace avant l’entrée en rébellion de Mokrani plusieurs épisodes de représailles d’« indigènes » contre les colons. Parmi les victimes de son roman figure le personnage de Goupil, alias le Tueur-de-Panthères, qui voit sa ferme incendiée, son fils tué et sa femme enlevée. Tandis que Le Roux avance de plusieurs semaines la date de cette attaque pour en exonérer la rébellion de Mokrani, Badin accuse, tout au contraire, le bachaga du déferlement de violence populaire. Son héroïne commence ainsi son récit du drame le 17 mars, le lendemain du jour où le bachaga s’est déclaré insurgé. De retour de Batna, la jeune fille et son oncle découvrent le saccage de leur ferme de Fesdis. Marie trouve, près du tas de fumier, les restes de son cousin « horriblement mutilé[17] », elle apprend que sa tante a été enlevée avant de voir son oncle mourir « de chagrin » (MC, 73). Le récit principal commence des mois plus tard lorsque la jeune Française se lance à la recherche de la disparue, entraînant dans sa quête les fils de deux familles de colons, les Lebreton et les Hoefer.

Les trois auteurs intègrent ainsi l’insurrection de 1871 dans une logique romanesque moins soucieuse d’exactitude factuelle que de signification. En s’intéressant à une insurrection révélant l’échec de la colonisation française et en produisant leur propre récit de cet échec, ils opèrent, à des degrés divers, des règlements de compte politiques.

Autopsies d’un échec français

Badin vilipende « ces chacals de Mokrani » (MC, 34) qui, selon lui, sont entrés en rébellion en profitant lâchement du départ d’une partie de l’armée d’occupation vers la métropole en guerre. Mais, pour le romancier, le bachaga n’est, en fait, que la créature des Bureaux arabes et de Napoléon III qui, d’après lui, ont « édifi[é] de toutes pièces un chef puissant, riche, universellement populaire en Algérie, pour une prochaine insurrection » (MC, 34). En racontant, à sa manière, le destin du tueur de fauves, Badin referme la parenthèse du Second Empire et jette un dernier opprobre sur le régime qui s’est effondré avec la défaite de Sedan. Il propose ainsi une autre biographie que celle retracée dans Mes chasses au lion. Chassaing serait arrivé en Algérie « non pas comme soldat », vers 1845, « mais comme déporté », « en 1848 » (MC, 19). En réalité, les insurgés parisiens de juin 1848, arrêtés et condamnés à la déportation, n’ont débarqué sur le sol algérien qu’après l’entrée en vigueur de la loi du 24 janvier 1850. Ils sont rejoints à Lambessa par les condamnés politiques du Second Empire. Badin rend hommage à ceux-ci en évoquant le « pénitencier de Lambessa, où tant de malheureux vinrent expier en 1852 le crime d’avoir défendu la Constitution républicaine contre une bande d’aventuriers sans scrupule » (MC, 152). En opérant une série de modifications et de confusions, le romancier transforme Chassaing en martyr, à la fois, de la cause républicaine et du colonat. D’abord victime de l’instauration du régime du 2 décembre, son personnage paie ensuite de sa vie les erreurs commises par Napoléon III pendant son règne et l’arabophilie du souverain.

L’auteur de Marie Chassaing et celui d’Amour et gloire ont en commun de faire de l’insurrection de 1871 le prétexte d’un réquisitoire contre un homme politique français. Tandis que Badin accuse l’empereur désormais déchu, Baude de Maurceley prend pour cible Adolphe Crémieux. L’écrivain synthétise ainsi dans son récit initialement paru en feuilleton dans La libre parole, le quotidien fondé par Édouard Drumont, la thèse exposée dix ans plus tôt par celui-ci dans La France juive. Pour le pamphlétaire antisémite, Crémieux est « le seul responsable de l’insurrection algérienne[18] » et son décret du 24 octobre 1870 qui a déclaré les « Israélites indigènes » citoyens français se comprend comme une étape dans un processus qui vise à soumettre la France à Israël grâce à une stratégie consistant à fondre les Juifs dans la nation. Baude de Maurceley met en scène son interprétation dans ce dialogue :

Il [Mokrani] monta à cheval et se rendit avec une faible escorte à Bordj-bou-Arréridj où résidait le commandant du cercle de la Medjana, M. Maréchal, et lui dit :
– Commandant, si cette loi criminelle, qui donne aux Juifs d’Algérie, aux usuriers qui molestent et ruinent mes tribus, le titre et les droits de citoyen de France, n’est pas rapportée, j’ai le regret de vous informer que je vous déclarerai la guerre.
Le commandant Maréchal l’écouta avec une grande bienveillance, comprenant combien étaient légitimes la requête et les menaces du bachaga, mais il ne put rien lui répondre de satisfaisant.
– Révoltez-vous, lui dit-il, et peut-être le gouvernement reviendra-t-il sur sa décision.

AG, 36

Ainsi Badin et Baude de Maurceley désignent-ils, tous les deux, non seulement un responsable, mais aussi une victime de l’insurrection, Chassaing chez le premier, Mokrani qui, chez le second, est acculé à la rébellion puis à la mort. De même, les deux auteurs se rejoignent pour représenter une entente entre les responsables des Bureaux arabes et les notables « indigènes », entente présentée sous un jour négatif par le premier, positif par le second.

Le Roux se démarque des deux autres écrivains dans la mesure où il ne construit pas de face-à-face entre un coupable et une victime emblématique. Son roman ne peut pas être aussi univoque que Marie Chassaing et Amour et gloire puisqu’il résulte d’un compromis entre deux visions divergentes des événements. Dans son récit de voyage paru en 1895, l’écrivain a adopté le parti du colonat. Mais, pour écrire son roman historique, il s’est inspiré de l’ouvrage dans lequel Louis Rinn montre les erreurs du gouvernement républicain arrivé au pouvoir le 4 septembre, influencé par les colons et méfiant à l’égard des Bureaux arabes. Le romancier réalise une synthèse entre ses sources en présentant l’insurrection sous l’angle des divisions internes à chacune des sociétés en présence sur le sol algérien : divisions des « indigènes » dont les castes s’affrontent en se soumettant ou en s’insurgeant face à la présence étrangère, antagonismes français que l’écrivain représente, au début de son récit, sous la forme de trois groupes fréquentant la même auberge. Au clan de l’extrême gauche républicaine montrée comme « un ramassis de braillards » (MH, 129) arabophobes s’oppose celui des bonapartistes arabophiles auquel appartient le Tueur-de-Panthères. Le Roux représente le clan intermédiaire auquel va sa sympathie sous les traits du père de Corona. M. Mazurier a débarqué en Algérie en 1848, année symbolique qui le désigne comme un vrai républicain, pour exploiter un domaine qu’il a fait prospérer. Ce représentant du colonat fait cependant partie des « gens de bon sens » (MH, 3) qui, selon Le Roux, ont « accueilli avec douleur le décret du 24 décembre 1870 » (MH, 3) étendant le territoire civil au détriment de l’administration militaire. Tout en reconnaissant les torts des Français qui ont « dépouill[é …] les chefs des grandes familles » (MH, 46), lorsque les pillages s’étendent, il défend sa propriété, les armes à la main, en étroite collaboration avec un officier. Le Roux intègre ainsi l’interprétation de Rinn dans une fiction qui montre l’insurrection comme un moment douloureux mais nécessaire permettant aux Français de redéfinir leur destin national et la forme de leur occupation de l’Algérie.

Dans cette perspective, Le Maître de l’heure se rapproche de Marie Chassaing et d’Amour et gloire. Les trois auteurs ne se contentent pas de raconter « de l’histoire, qui aurait pu être ». Ils se servent de leurs fictions pour transmettre leur vision de l’avenir de la France et de sa colonie.

Réinventions de la France coloniale

Dans les trois romans, le sens de l’insurrection se comprend à l’intérieur d’une séquence qui a commencé avec les défaites militaires de la France face aux armées allemandes coalisées autour de la Prusse. Aucun des auteurs ne reprend la comparaison d’Édouard Drumont entre la situation des « indigènes » sous domination coloniale et celle des Alsaciens-Lorrains dont le territoire a été annexé par l’Allemagne[19]. Tous les trois inscrivent la guerre contre l’Allemagne en filigrane derrière les combats menés contre les insurgés. Dans Amour et gloire, Charles de Baurigny et Georges Penhoët franchissent la Méditerranée avec leurs souvenirs d’officiers qui ont combattu à Sedan puis sous les ordres de Chanzy. Laissant derrière eux « le pays envahi par les Allemands et livré à la guerre civile » (AG, 24), ils vont désormais rechercher la « gloire » sur de nouveaux champs de bataille. Le Maître de l’heure et Marie Chassaing font de l’expédition de leurs personnages déterminés à délivrer une Française enlevée par des « indigènes » le prolongement de la guerre franco-allemande. Un personnage de Le Roux nourrit ainsi son courage en pensant aux « malheureux qui là-bas, de l’autre côté de la mer, viennent de tomber sous les balles des Allemands » (MH, 335). Ceux de Badin se rappellent leurs engagements passés, « dans le 73e de ligne » (MC, 122) de l’armée impériale à Metz, à Gravelotte et à Rézonville (MC, 143), ainsi qu’à Champigny et à Buzenval (MC, 123) lors du siège de Paris. 

En emmenant leur lecteur en Algérie, en lui racontant l’insurrection et ses conséquences, les trois auteurs mettent précisément fin au cycle des défaites militaires et ils célèbrent une France, non plus vaincue, mais désormais victorieuse. Baude de Maurceley montre ainsi une armée française conquérante dans un cadre saharien grandiose et il réserve sa compassion aux « indigènes » qu’il présente, à l’avance, comme des vaincus résignés à voir « leurs pauvres maisons défoncées par la guerre » (AG, 258). La répression de l’insurrection annonce ainsi le sursaut d’un pays qui, à la fin de son récit, après avoir écrasé la Commune et libéré une partie des territoires occupés, peut « respirer enfin ! après les sanglantes crises » (AG, 270). La note est moins triomphale dans Le Maître de l’heure qui dénoue, cependant, ses trois intrigues avec des victoires françaises : les assiégés l’emportent à Fontaine-Froide, Corona est délivrée, les insurgés sont vaincus à Icheridène. Mais, en faisant de ce champ de bataille où s’achève son récit un lieu de mémoire de la conquête de la Kabylie de 1857, Le Roux suggère que le cycle des insurrections et des répressions n’est peut-être pas clos. Des trois romans, seul Marie Chassaing se termine en assignant un avenir précis à ses personnages. Par contraste avec les deux autres auteurs, Badin représente l’insurrection exclusivement sous l’angle de la souffrance et du deuil. La victoire survient ultérieurement par le biais de la recherche dans laquelle Marie Chassaing entraîne deux personnages dont l’un est d’origine lorraine. Le petit groupe affronte les Arabes qui retiennent captive la veuve de Chassaing et ils en triomphent. Aux défaites de l’armée française à Metz, Gravelotte et Rézonville, aux incendies, meurtres et pillages de l’insurrection s’oppose ainsi la réussite de l’expédition qui délivre la prisonnière et la ramène saine et sauve. Badin fait de ce succès fictif la revanche des drames et des pertes subis en 1870 et en 1871 de part et d’autre de la Méditerranée. Il clôt son roman en évoquant les territoires annexés par l’Allemagne et en présentant la terre algérienne comme une compensation des « provinces perdues ». Sa phrase finale éclaire d’un jour serein l’avenir de M. Hoefer, le colon lorrain : « [P]our la première fois depuis qu’il avait vu défiler les casques prussiens sous la porte Serpenoise, un rayon de bonheur et d’espérance entra dans l’âme endolorie du vieux colon messin » (MC, 333). Badin montre ainsi 1871 comme le début d’une nouvelle ère, celle du triomphe du colonat. Désormais propriétaire de terres qui constituent, selon le romancier, un dédommagement légitime pour le pays vaincu par l’Allemagne, celui-ci va aussi administrer le territoire au détriment des militaires des Bureaux arabes.

Badin, Baude de Maurceley et Le Roux ont situé leurs histoires dans un contexte où s’affrontent autour du gouvernement d’un territoire, non seulement « indigènes » et Français, mais aussi militaires et colons français. L’Algérie d’Amour et gloire n’est pas une terre pour les colons. Par contraste avec les deux autres auteurs, Baude de Maurceley ne détaille pas les souffrances des colons lors de l’insurrection. Tout au contraire, s’il évoque dans son récit l’une de ces mutilations rapportées en 1871 et en 1872 par la presse métropolitaine, c’est pour en faire un propos « de pure invention » (AG, 201). L’enlèvement de Baurigny nourrit l’angoisse des civils de Biskra : on parlait « de têtes coupées, promenées dans le camp du chérif, au bout de longues piques » (AG, 198). En qualifiant ces récits de « fantaisistes » (AG, 199), le commandant qui administre Biskra apparaît comme le représentant du bon sens qui manque aux colons du roman. De plus, l’auteur d’Amour et gloire ne montre jamais l’Algérie comme une terre à exploiter pour la faire fructifier. Au contraire, il instaure un double rapport de destruction et de contemplation entre ses héros et le territoire. Il parvient même à allier ces deux relations. Sous sa plume, les incendies renforcent, en effet, la beauté de paysages d’autant plus sublimes qu’ils sont désolés. Des militaires, français ou « indigènes », administrent ce territoire romanesque qui est, à la fois, le lieu de l’épopée et du plaisir esthétique avec son « décor merveilleux » (AG, 231) offrant « l’illusion d’incomparables richesses » (AG, 21) à la lumière du soleil couchant et suscitant l’« admiration » (AG, 70) de ses spectateurs. Dans cette perspective, à la fin de son récit, le romancier imagine que la soumission de Boumezrag El Mokrani a été accueillie avec bienveillance par l’armée française et il souligne que l’administration du Sahara a été confiée « à un lieutenant des spahis, le vaillant Mohamed ben Dris » (AG, 257), acteur historique qui s’est notamment illustré lors de la défense de Paris assiégé.

Badin offre une image bien différente dans son récit qui s’ouvre sur un rappel pathétique des drames vécus par les civils lors de l’insurrection et qui passe sous silence la répression opérée par les militaires. Mais les colons de Marie Chassaing ne sont pas seulement des martyrs. Ce sont aussi des héros capables de se défendre eux-mêmes sans compter sur l’appui de l’armée. C’est ainsi que Marie a hérité du courage de son oncle, tout à la fois « modeste fermier-chasseur » et acteur de « choses merveilleuses » (MC, 21). La jeune fille à la « beauté mâle » (MC, 145) se lance au secours de sa tante avec l’aide de colons. Quant à l’armée, incarnée dans le récit par un capitaine en garnison à Batna, son aide se réduit à la délivrance d’une autorisation permettant de se déplacer à l’intérieur du territoire. Le succès de Marie et de ses compagnons démontre que les colons n’ont plus besoin du secours de ces militaires qui, d’après le roman, ont prouvé leur impuissance lors du pillage des fermes et des propriétés. À la fin du récit, Marie, qui a vécu l’insurrection, épouse l’un de ses compagnons arrivé de Metz après l’annexion de la Moselle par l’Allemagne. Quelles que soient les épreuves endurées de part et d’autre de la Méditerranée, ils partageront désormais une histoire commune sur un territoire qu’ils vont administrer et valoriser bien mieux que les « indigènes » montrés par Badin comme de « grands enfants » (MC, 160) incapables de prendre soin de leurs forêts.

Au remplacement des militaires par les civils inventé par Badin, Le Roux substitue un gouvernement partagé. Au lieu du mariage entre représentants des colons de 1848 et de 1871 imaginé dans Marie Chassaing, il met en scène les fiançailles de l’officier La Vendôme et de Corona. Deux unions au résultat désastreux dans la fiction soulignent, par contraste, la valeur de celles-ci : celle du père de Campasolo, sous-officier, et d’une « indigène », qui a donné la vie à un fils mêlant « deux sangs qui ne pouvaient pas s’accorder » (MH, 440), celle qui a conduit à la mort le fermier-chasseur Goupil et sa compagne kabyle. Le Roux signifie ainsi, d’une part, que l’ère des divisions entre pouvoir civil et autorité militaire est terminée, d’autre part, que le temps des unions mixtes est échu. Il donne ainsi son point de vue, comme les deux autres romanciers, sur ce que devraient être les relations des Français et des « indigènes » sur le sol algérien.

Baude de Maurceley construit des jeux de miroir entre ses personnages. Deux lâches, un « indigène » qui a tué son rival à la faveur d’une fantasia, un Français qui a assassiné son lieutenant, meurent ainsi sous le poignard d’une jeune justicière. Ces jeux de miroir instaurent, à la fois, une identité et une séparation entre les deux sociétés. De même, le romancier introduit la distance de la contemplation esthétique par rapport à ses personnages « indigènes ». Il transforme ainsi la justicière et son protecteur en oeuvres d’art. La première s’admire comme « une effigie de jeune déesse », « une statuette d’azur mat » aux yeux de « diamants » (AG, 118). Le vieux nomade, quant à lui, paraît « sculpté dans de géants ivoires » (AG, 118). Le seul espace de vie collective entre les « indigènes » et les Français d’Amour et gloire se trouve dans les rangs de l’armée, là où un « noble » (AG, 160) chef arabe peut chevaucher et discuter, botte à botte, avec un général.

Loin d’instaurer la moindre identité entre colonisateurs et colonisés, l’auteur de Marie Chassaing représente ceux-ci comme une altérité hostile qu’il cantonne loin des plaines et de leurs domaines fertiles, dans des montagnes difficilement accessibles. Seule exception à ce principe, le fils d’un caïd accompagne le groupe de colons dans son expédition. Il en est brutalement exclu à la fin du récit : l’héroïne rejette sa demande en mariage avec horreur. Ce manichéisme semble absent du Maître de l’heure dont toute la partie documentaire, inspirée de Rinn, propose un tableau détaillé de la société « indigène » et des liens complexes noués entre celle-ci et les colonisateurs. Pourtant, par le biais de son intrigue, Le Roux déclare caduc le temps des relations entre Français et « indigènes ». Aucun jeune personnage ne tisse une amitié comparable à celle nouée entre Mokrani et l’oncle de La Vendôme sous le Second Empire. Quant aux amours entre Français et « indigènes », elles sont, d’après le récit, des erreurs à ne pas reproduire. Le romancier dicte un code de conduite à tenir en éliminant, à la faveur de l’insurrection, ses personnages arabophiles, tel le Tueur-de-Panthères, ce bonapartiste qui cire « ses moustaches, dans la façon que l’empereur Napoléon III avait mise à la mode » (MH, 7) et qui finit décapité par des insurgés, et arabophobes, comme l’ingénieur Bazire qui demande d’anéantir les « indigènes » comme « des Peaux-Rouges américains » (MH, 10) et qui, au moment de l’attaque de son domaine, incendie sottement sa propre ferme en croyant se défendre avec « une bombe de sa fabrication » (MH, 158). Dans son roman paru en feuilleton en 1896, Le Roux fait donc écho à l’arrêt Plessy contre Ferguson de la Cour suprême américaine qui, la même année, admet un principe de « séparation » des hommes en fonction de critères « raciaux ». Mais l’écrivain est plus clair que l’arrêt américain. Nulle fiction juridique d’« égalité » chez Le Roux qui annonce, dans sa préface, avoir voulu faire comprendre « nos sujets musulmans » (MH, IV) à des lecteurs métropolitains qui sont, quant à eux, des citoyens.

Sous leur apparence de « livres du second rayon » mettant à profit un événement récent pour offrir un nouveau décor au roman d’aventures historiques à la Walter Scott, Marie Chassaing, Amour et gloire et Le Maître de l’heure révèlent les réflexions et les constructions imaginaires que l’insurrection de 1871 a fait circuler d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Dans cette perspective, les trois oeuvres sont plus représentatives des mentalités de leur temps que le laissent supposer leurs deux éditions respectives. Le récit de Badin, qui transforme le sol algérien en compensation des pertes territoriales imposées à la France par le traité de Francfort, trouve, en effet, des échos dans une série d’ouvrages pour la jeunesse, qui compte des succès de librairie comme Les enfants de Marcel de G. Bruno, et dans la littérature algérianiste. La vision d’Amour et gloire prolonge celle de La France juive, le best-seller signé par Édouard Drumont. Quant au Maître de l’heure, ce livre à la signification ambiguë qui rend accessible au grand public la somme historique rédigée par Louis Rinn en hommage à l’action des Bureaux arabes tout en célébrant le triomphe du colonat, il a élargi son audience avec son adaptation théâtrale L’Autre France. En racontant, à leur manière, le déroulement d’une insurrection située sur l’autre rive de la Méditerranée, les trois auteurs ne se contentent pas de redéfinir l’étendue de leur pays, tout à la fois amputé d’une partie de son territoire métropolitain et désormais « plus grand que l’Hexagone[20] ». Tournant la page de « l’Année terrible », ils ouvrent avec optimisme un nouveau chapitre de l’histoire d’une nation finalement affermie par les épreuves et les divisions de 1870-1871.

Le détour par l’Algérie insurgée leur permet de préciser, d’une part, de manière assez consensuelle, les frontières de la nouvelle France, d’autre part, de façon divergente, les contours d’une communauté nationale idéale. Cette redéfinition passe par des ostracismes. Pour Badin et Le Roux, cette communauté est républicaine, ce qui implique l’élimination des bonapartistes de leurs fictions. L’auteur du Maître de l’heure supprime également les représentants de l’extrême gauche. Quant à Baude de Maurceley, il donne pour modèle à son lecteur métropolitain la conduite de Mokrani s’insurgeant, dans son roman, contre un décret qui donne la citoyenneté française aux Juifs. Les trois auteurs sont plus évasifs à l’égard des « indigènes ». En fait, tous passent sous silence les sanctions infligées aux insurgés. Dans son récit pourtant écrit l’année où des voix, à l’extrême gauche et chez les bonapartistes, dénoncent violemment dans la presse le sort réservé par la France à Boumezrag Mokrani toujours déporté en Nouvelle-Calédonie[21] et réclament l’amnistie de l’ancien insurgé et de ses compagnons d’infortune, Baude de Maurceley imagine même que celle-ci a déjà été octroyée en 1872. Pour l’auteur d’Amour et gloire, l’avenir se trouve dans le passé. Sous sa plume, l’Algérie et sa population autochtone demeurent le réservoir de rêves et d’images orientalistes. Ni Badin ni Le Roux ne partagent cette fascination. L’hostilité du premier, la posture pédagogique du second à l’égard de la société « indigène » recouvrent finalement la même relégation symbolique de celle-ci à la marge d’un espace romanesque structuré autour de colons.