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Le Mobile, une coproduction Le Pont Bridge et Recto-Verso, avec Carole Nadeau. Festival Mois Multi, Québec (Canada), 2010.

Photographie de Jean-François Gravel.

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Une tendance névralgique et féconde se profile au sein des nouvelles pratiques scéniques, celle d’une valorisation de la matérialité des phénomènes, présentant un relationnel qui favorise une certaine déhiérarchisation des éléments scéniques, que ce soit dans des contextes immersifs, performatifs, in situ ou à l’italienne. Ces différentes formes scéniques semblent présenter un dénominateur commun, soit une mise en dispositif[1] en amont, au coeur de leur création, dont les principes de fabrication favoriseraient une mise en relation non résolue et non fixée des diverses corporéités, incluant celle du texte. C’est donc une approche de recherche-création scénique que propose cette mise en dispositif prenant source à partir de matériaux fragmentés et autonomes, et de corps scéniques, pour élaborer un réseau relationnel dynamique de ceux-ci, structuré au fil du travail en laboratoire. Cette tendance se décline de multiples manières, nous souhaitons ici présenter trois exemples différents de la relation contexte et corps-texte.

La valorisation de la matérialité et d’un relationnel horizontal n’est pas nouvelle, elle se dévoile entre autres actuellement à travers la pensée écologique de Timothy Morton (2019) ou celle du réalisme agentiel proposé par Karen Barad (2007) par exemple. Elle a surtout soufflé une redéfinition de l’importance de la sensorialité et de la dimension d’écriture qu’elle peut revêtir. Ce phénomène, de moins en moins marginal, témoigne potentiellement d’une relation inédite au texte où celui-ci se présente tel un corps-matériau en relation non hiérarchique avec les autres corps-matériaux selon ce que j’appelle une logique de la corporéité en m’appuyant sur l’hypothèse de Michel Bernard.

Toute la réflexion de Bernard vise à démontrer l’abandon par de nombreux artistes contemporains de l’unité réelle ou possible d’un corps comme structure organique permanente et signifiante, au profit de la « corporéité », de la révélation « d’un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées » (Bernard, 2002 : 526). Sa démonstration emprunte à la psychanalyse, à la phénoménologie et à la philosophie, afin d’appréhender la « corporéité comme “anti-corps” » (ibid. : 523).

Si on envisage le texte comme un corps-matériau, qui engage une sensibilité sensorielle autant qu’intelligible, on peut dès lors percevoir l’oeuvre scénique à construire, sa mise en dispositif, comme un relationnel à structurer de corps autonomes de nature composite avec lesquels le public active de manière créative des liens. Le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty élabore quant à lui des correspondances chiasmatiques constituantes qu’il désigne par « la chair » (Merleau-Ponty, cité dans ibid. : 528), et qu’il envisage comme espace d’un lien originaire du sentant et du senti. Cet entrelacs absorberait non seulement la diversité des modalités sensorielles, actives et passives en relation avec les autres corporéités, mais aussi « l’expérience globale du sentir » (idem). Souhaitant dépasser cette vision jugée à leurs yeux encore trop chargée ontologiquement, Gilles Deleuze et Félix Guattari rebondissent et associent au « corps sans organes » d’Antonin Artaud une approche « rhizomatique » (Deleuze et Guattari, 1980 : 23).

Bernard prend appui sur de tels travaux pour substituer à la conception occidentale traditionnelle d’un corps homogène celle de corporéité répondant à « un jeu chiasmatique instable de forces intensives ou de vecteurs hétérogènes » (Bernard, 2002 : 527). Cette proposition, Bernard n’a cessé de l’approfondir, l’associant au contemporain, pour en faire jaillir le noyau, c’est-à-dire la sensation, le phénomène sensoriel, voire le processus même du sentir. Des travaux évoqués, il fait ressortir « la nature foncièrement dynamique de la sensation », son « mouvement caché [qui] n’est pas neutre » (ibid. : 530); ce mouvement se déroulerait, selon lui, à partir de quatre types de chiasmes (intrasensoriel, intersensoriel, parasensoriel, intercorporel[2]), chacun dévoilant une dimension spécifique du processus du sentir (ibid. : 531). Ces quatre types de chiasmes soulignent la présence des diverses virtualités et la complexité interrelationnelle qui s’instaure dans les jeux de pouvoir entre les différentes corporéités. Bernard suggère en fait que loin de s’opposer, toutes ces formes (sensations, actions, expressions, énonciations) ont en commun de projeter des virtualités et d’être intimement imbriquées dans la formation de fictions.

Sur le plan de la création scénique

Dans le domaine des arts vivants et de sa mise en forme, qu’est-ce que cette hypothèse implique? À la fabrication d’un corps unitaire, stable et fixe dans la position de dominance qu’occupe le texte dramatique et pour lequel toutes les autres composantes se mettent au service, quelques créateur·trices d’aujourd’hui choisissent plutôt préalablement des fragments de corps diversifiés, dont la cohabitation est à la fois potentiellement riche en termes de résonance et certainement irrésolue en termes de dominance. La nature de ces fragments n’a pas d’importance en soi, c’est dans la richesse et le dynamisme de leur rencontre que s’éprouvent les choix de l’artiste et que réside son travail. Gestes, lumières, sons, paroles, objets, architectures, peu importe; c’est le jeu des potentialités et des mobilités résonances / dominances dans le contact de ces fragments qui compte.

Ainsi, logique de la corporéité est un amalgame que j’ai choisi pour exprimer l’esprit de ce phénomène contemporain pointé par Bernard, tel qu’il m’apparaît opérer dans le champ scénique par la mise en chantier stratégique d’une hétérogénéité et d’une instabilité générant des dynamiques de sens (signification et sensorialité) et de dominances. Ainsi, la logique de la corporéité appliquée aux arts vivants lors de sa fabrication peut potentiellement mêler sensations, actions, expressions et énonciations avec un accent marqué sur la dimension non unitaire et mouvante qui lui est propre. Une telle démarche vise une complexité relationnelle activant intelligibilité et sensorialité dans la construction du / des sens à partir de ce qui y est proposé.

On retrouve plusieurs exemples postdramatiques de mises en dispositif scénique opérant selon ces principes, offrant plateaux, flux et connexions dans une nouvelle relation entre les différentes corporéités, incluant les corps-textes et leur contexte. Mentionnons les propositions d’Hanna Abd El Nour, de Jérémie Niel, du Bureau de l’APA, de Rude Ingénierie, de L’orchestre d’hommes-orchestres, de Nathalie Derome, de Mobile Home, de Jacob Wren, de Marie Brassard, de Marcelle Hudon, de La Pire Espèce, de Stéphane Gladyszewsky, de Benoît Lachambre, pour évoquer quelques exemples québécois. Ces exemples semblent tous obéir aux mêmes principes de fabrication, c’est-à-dire l’exploration matérielle, corporelle, dès les premiers pas de la création, la cohabitation non résolue de fragments autonomes hétérogènes préalablement choisis. Ces corps fragmentaires (objets, performeur·euses, sons, textes, cultures, langues, images, scénographie, lumières, etc.) évoluent dans ce processus d’exploration relationnelle, sans hiérarchie préétablie. Ils sont modifiés, transformés, éradiqués ou substitués au contact des autres par la palpation des porosités physiques et fonctionnelles que rendent possible les créateur·trices. Ceux-ci et celles-ci explorent aussi les rapports de force circulant entre ces corps, jusqu’à en saisir un maximum de richesse potentielle de liaisons et de mises en tensions pour dynamiser la proposition en l’absence d’un conflit dramatique.

Cette approche implique une rencontre des composantes choisies souvent en tout début de processus après une accumulation exhaustive de fragments potentiels. Ces derniers sont à éprouver par une mise en dispositif de départ pour observer les jeux et les enjeux de leur cohabitation. C’est à une compréhension corporelle relationnelle en laboratoire que les créateur·trices sont donc convoqué·es. Ce sont les chocs des différents fragments de corps qui sont écoutés, explorés, décortiqués, triturés, métamorphosés, comme les visages dans les toiles de Francis Bacon, jaugeant / jouant les degrés de répulsion, de tension ou d’absorption physique et sémantique de ceux-ci. Le textuel y est aussi corps, un corps en tension vers le texturel, et vice versa, par la corporalité qu’il acquiert dans cette logique de la corporéité où la sensation s’invite, voire même s’impose parfois, inscrivant dans les nerfs un sens invisible et furtif d’avant la conscience, une couche de base souterraine d’une écriture polymorphe.

Sur le plan de la réception scénique

Cette prémisse de fabrication se miroite dans celle de la réception; le corps du ou de la spectateur·trice est happé par le dispositif, convié à entrer dans le jeu relationnel des corps en présence, dans cette logique de la corporéité. En effet, le corps des spectateur·trices, leur mémoire, leurs sensations sont sollicités et peuvent s’enchevêtrer aux signifiants évoqués, formant un réseau pour nourrir le / les sens de l’expérience, s’il·elles acceptent de se prêter au jeu.

Cette logique de la corporéité et ses agents activants apparaissent se déployer naturellement dans le contexte postdramatique. Cependant, cette marque contemporaine semble aussi contaminer avec plus ou moins de prégnance les propositions traditionnelles où le drame aristotélicien domine. Nous assistons actuellement à tout un spectre de déclinaisons de la mixité de deux approches scéniques et de potentialités tensionnelles issues de la coexistence de deux approches esthétiques. D’une radicalité à l’autre, il existe présentement une grande diversité de propositions, mais la plupart s’articulent vers l’une ou l’autre de ces stratégies scéniques. Nous pouvons cependant observer, selon le contexte, une zone liminaire, irrésolue, qui engage un dynamisme imperceptible, mais bien actif, par le jeu relationnel, la mouvance des dominances et le degré d’autonomie des corps-matériaux.

Trois contextes de corps-textes

Résonances

En jetant un oeil sur ma propre pratique artistique, je remarque que j’ai moi-même joué, en tant que créatrice, de cette ambivalence actuelle entre stratégies traditionnelle et contemporaine, comme si l’entre-deux était un passage obligé, nous tenant entre deux paradigmes, si on en croit Bernard. Je vous présente ici brièvement trois propositions qui présentent cette ambivalence différemment, offrant trois contextes de corps-textes.

À travers la proposition Résonances, réalisée à Montréal en novembre 2014, j’ai exploré une mise en hétérogénéité des composantes avec la volonté d’accueillir des éléments dont la qualité à la fois différentielle et relationnelle est repérable. Il s’agissait d’identifier des matériaux et des actions générant des micro-évènements dont le potentiel tant d’autonomie que d’interconnectivité m’apparaissait fructueux. La recherche supposait l’élaboration d’un dispositif favorisant une tension en perpétuelle renégociation par un équilibre des présences qui permettrait la vacillation constante des dominances.

Cette volonté s’est profilée dès le départ par le choix de juxtaposition de deux sources d’inspiration. La première, textuelle, Quartett (Müller, 1982), une écriture dramatique que j’ai choisi d’exposer essentiellement en matériaux visuels, en présentant sur trois écrans transparents des couples de corps nus vieillissants.

Résonances, une production Le Pont Bridge, avec Steeve Dumais (en personne), et Wilfrid Dubé, Isidore Lapin, Rolande Lapointe, Raymond Loiseau, Michel Ouellette, Suzanne St-Michel (en virtuel). Église Sainte-Brigide, Montréal (Canada), 2014.

Photographie de Michel de Silvia.

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En vidéo, projetés sur des murs, des colonnes et des écrans translucides, incarnés par huit interprètes, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont sont [...] démultipliés. Grands et petits, tangibles et évanescents, ce sont des fantômes enfermés dans le musée de leurs amours. Exprimant le désir, la souffrance, l’angoisse et la délitescence, ou simplement l’attente, les corps sont nus, marqués par le temps, secoués tour à tour par les rires et les sanglots

(Saint-Pierre, 2014).

Ces corps projetés s’entremêlent et se multiplient par la transparence des trois écrans qui se réfléchissent et se superposent, formant un érotisme de corps disloqués qui se font et se défont à travers leurs gestes quotidiens (marcher, danser, attendre, être assis, se peigner les cheveux). Quelques extraits textuels ont aussi été sélectionnés (vingt-sept courtes phrases), cumulant ainsi des matériaux visuels et textuels de cette première source d’inspiration, en réserve pour les laboratoires d’expérimentation. Les toiles du peintre Francis Bacon ont été sélectionnées comme deuxième source, une inspiration picturale pour nourrir le travail des performeur·euses en termes de micro-actions et de recherche d’états. Enfin, un lieu, une église désaffectée, a complété cette sélection de matériaux déclencheurs dans le processus de création du dispositif scénique. Ces éléments de départ ont ainsi formé les ressources dans lesquelles j’ai puisé pour explorer l’émergence de résonateurs par le riche et diversifié potentiel de liens entre eux; ces choix portaient déjà le sceau d’une cohabitation disciplinaire, d’une hétérogénéité, obéissant au désir d’une multiplicité dynamique et fructueuse générant potentiellement une mutualité d’échos sensibles, sémantiques, sensoriels.

Résonances est sans doute la proposition scénique où j’ai poussé le plus loin la stratégie de fragments de corps composites et autonomes, donc sans lien ou domination préalables. Outre le choix des matériaux de départ, ce projet propose un espace immersif et déambulatoire où le·la spectateur·trice peut quadriller le territoire scénique mis à sa disposition, agissant sur son propre parcours sensible, dans une relation mobile et fluctuante avec les paroles, les corps, les espaces et les images en présence. C’est ainsi qu’il·elle opère un corps-à-corps avec l’oeuvre, interagissant à travers la chamaille d’affectivités réticulaires et mobiles au sein du champ de forces instauré. Les corps-textes, épars, erratiques, soit les vingt-sept courts extraits de Quartett extorqués de leur contexte initial, ponctuent la proposition.

Concrètement, il m’est apparu en processus de travail que c’est seulement à partir du moment où les corps projetés, les corps réels, les corps sonores et les corps architecturaux (colonne, autel, plafond de l’église désaffectée dans laquelle se déroulait la proposition) tendaient vers une même force de présence (avec fluctuations individuelles et ponctuelles d’intensité) que la traversée globale prenait son envol et permettait le déploiement maximal des forces invisibles, créant une dynamique génératrice de liens rhizomiques prégnants. C’est comme si une nouvelle dimension, une nouvelle épaisseur, un nouveau volume d’appréhension, se créait à travers la mise en application de ces principes structurants (hétérogénéité et instabilité), confirmant leur nature opératoire. Cette découverte rejoint le postulat théorique de Bernard qui, à travers la déclinaison de trois pistes fructueuses qu’ouvre la logique de la sensation, conclut que « nos sensations ne se contentent pas de s’entre-répondre ou de résonner les unes sur ou dans les autres, mais elles tissent entre elles une texture corporelle fictive, mobile, instable qui habite et double notre corporéité apparente » (Bernard, 2002 : 531). Ce faire devient une histoire de seuils et de niveaux, trace des accords ou des dissonances entre des matériaux hétérogènes pour générer des vibrations et une mise en jeu de leur réalité par variations d’intensités. Les quatre chiasmes évoqués ci-haut y sont potentiellement présents, permettant de maximiser le jeu tensionnel entre les différents corps, là où la ligne fictive apparaît moins importante. Cet exemple penche du côté d’une contemporanéité affirmée selon les critères convoqués par Bernard.

Le Mobile

Ce deuxième exemple trouve sa source dans une mise en dispositif de départ qui a nourri l’écriture à venir. Tel un mobile humain, une femme semble flotter dans le vide, en apesanteur; on la dirait libérée des assauts de la gravité, ou quelque part suspendue entre la vie et la mort. Cette situation corporelle a servi de déclencheur à l’écriture textuelle et scénique. Suite à un accident de voiture, elle cherche à retracer le fil des évènements, nous donnant à voir le point criant où l’âme se casse et voyage. Des poids à la tête et aux pieds maintiennent son fragile équilibre. Ce dispositif est fixé sur une structure motorisée qui en permet la rotation, offrant à la vue un véritable mobile humain. Derrière elle s’érige un écran angulaire délimitant l’espace : le corps oscillant se superpose aux images projetées qui sont créées en direct devant les spectateur·trices.

La scénographie globale, elle aussi motorisée sur un rail de vingt-quatre pieds, autorise le déplacement de la suspension humaine jusqu’au-dessus des spectateur·trices, déjouant les codes traditionnels du rapport existant entre la scène et la salle. L’intégration de la régie à vue, sur scène, engendre une brèche dans l’espace scénographique qui provoque une dédramatisation du propos en dévoilant au public les ficelles de la fabrication en direct de l’image vidéo. Aussi, on assiste à une proposition performative flirtant avec la simplicité du non-jeu comme la mise en place d’une parole dite par un corps.

Le Mobile, une coproduction Le Pont Bridge et Recto-Verso, avec Carole Nadeau. Festival Mois Multi, Québec (Canada), 2010.

Photographie de Jean-François Gravel.

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Ainsi, Le Mobile présente un contexte à l’italienne où le récit-thriller se réalise par l’accumulation d’une multiplicité de petites unités hétérogènes composées à même l’expérience du dispositif. Les micro-blocs, les corps-textes, y sont mi-autonomes pourrait-on dire, offrant une proposition plus narrative que l’expérimentation précédente, par la présence d’un récit qui prend la forme d’une mosaïque sur laquelle on peut tisser une ligne, bien que la ligne fictive ne soit pas énoncée que par le texte et qu’elle voyage à travers matériaux, mémoire et sensations. Les micro-blocs narratifs de natures diverses (visuelle, sonore, spatiale, textuelle, etc.) participent tous à l’élaboration dramatique et s’imbriquent à la mise en tension globale pour trouver un équilibre dynamique. Il s’y trouve, dans cette proposition, une mixité stratégique générant un amalgame soufflant à la fois le traditionnel et le contemporain.

Provincetown Playhouse

Au contraire du premier exemple, Résonances, où seulement vingt-sept phrases ont été retenues et extirpées de leur contexte pour être intégrées dans la proposition scénique, et du deuxième exemple, Le Mobile, qui trace un fil d’Ariane de blocs mi-autonomes, ce troisième cas trouve sa source dans l’intégralité d’une pièce dramatique et endosse la trame narrative proposée par l’auteur, ce qui implique une dominance textuelle plus marquée. Il s’agit de la pièce Provincetown Playhouse, le 19 juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette, une oeuvre qui figure comme un des temps forts de la dramaturgie québécoise.

Provincetown, une production Le Pont Bridge, avec Martin Bélanger et Christian Brisson-Dargis. Hors-Bord, Montréal (Canada), 2010.

Photographie de Jean-Sébastien Baillat.

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Provincetown, une production Le Pont Bridge, avec Éric Forget et Christian Brisson-Dargis. Hors-Bord, Montréal (Québec), 2010.

Photographie de Jean-Sébastien Baillat.

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Provincetown, une production Le Pont Bridge, avec Martin Bélanger, Christian Brisson-Dargis, Steeve Dumais et François Marquis. Hors-Bord, Montréal (Canada), 2010.

Photographie de Jean-Sébastien Baillat.

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Ce texte dramatique, créé à Paris et à Montréal en 1982, présente une construction peu conventionnelle, que certain·es critiques à l’époque ont déclaré exigeante, voire même impossible à réaliser, par la complexe imbrication du passé et du présent, du théâtre et de la réalité, dans un jeu de miroirs confondant, nourri par une écriture habile et forte. La nature fragmentée du texte, perçue à sa création comme problématique, est devenue au fil des années et des mises en scène multiples (à New York, à Toronto, à Vancouver, à Londres et à Florence) une voix de notre contemporanéité. Ce que je tente ici de démontrer m’incline à proposer la substitution de voix pour voie, proposant que dans le sillon tracé par Bernard, il est envisageable que ce soit justement cette nature éclatée qui ouvre le chemin du contemporain, offrant une panoplie de corps-textes à déployer dans le désordre proposé par l’auteur.

Cette fois nous faisons bien face à une histoire, même si elle se présente dans un va-et-vient incessant entre présent et passé. Cette fiction se résume à travers le personnage de Charles Charles 38 qui, interné dans un asile de Chicago, recompose perpétuellement les scènes tragiques du 19 juillet 1919, soir où un enfant a été tué de dix-neuf coups de couteau dans l’unique représentation du « Théâtre de l’immolation de la beauté » au Provincetown Playhouse. Malgré la forme déjà morcelée de ce texte-fleuve, j’ai eu le réflexe de le couper et d’intégrer les constituants textuels préservés dès les premières répétitions à une mise en dispositif, c’est-à-dire à une spatialisation relationnelle des divers matériaux. Le résultat présente une abondance textuelle, mais dont les micro-blocs corps-textes sont parfois poreux, jouant du coude avec les autres composantes dans un corps-à-corps hiérarchique et fonctionnel à la fois stable et instable, où une certaine indiscernabilité énonciatrice est parfois repérable. Toutefois, dans cet exemple, la trame fictionnelle demeure dominante et moins perméable aux jeux tensionnels chiasmatiques avec les autres corporéités, en investissant certaines caractéristiques de fragmentation, d’autonomie, de porosité et de mobilité bien moins marquées que dans les deux autres exemples.

Dénominateur commun : le devenir autonome

Ces trois exemples ouvrent la possibilité d’une cohabitation des stratégies traditionnelles et contemporaines dans le large spectre des propositions actuelles, cohabitation générant sa propre mise en tension parfois à forces irrésolues, présentant le plus souvent une tendance assumée. Ces trois expérimentations m’ont fait découvrir que la nature hétérogène et instable souvent observée dans les oeuvres d’aujourd’hui dépasse largement le statut de caractéristiques généralement attribuées du côté de la réception pour s’avérer carrément opératoire quand on l’observe du côté de la fabrication. Ces deux principes, l’hétérogénéité et l’instabilité relationnelle de ces composantes, permettent une mise en tension assurant un dynamisme en l’absence de conflit dramatique et se déploient comme une stratégie de création dans le contexte général du décloisonnement des médias, des cultures et des sociétés. Je pense aussi à ce théâtre qui se fait avec des gens qui ne sont pas forcément artistes, des non-artistes alors; je pense à des démarches pas forcément interculturelles mais hybrides sur le plan des langues et des pensées; et, enfin, je pense que l’espace scénique est de plus en plus une plateforme pour explorer des outils, des technologies et des nouvelles relations, d’une part par cette valorisation de la matérialité et d’autre part par cette logique de la corporéité, qui nimbent plusieurs démarches contemporaines à des degrés divers. Franck Leibovici suggère que ce phénomène manifeste la

refondation de [l’]écosystème [des micro-blocs] : c’est peut-être parce qu’ils sont de plus en plus détachables, que le copier-coller permet des articulations d’hétérogènes de plus en plus rapides, de plus en plus sommaires aussi, qu’une intégration unifiante n’est plus pensée comme absolument nécessaire, sur un mode organiste

(Leibovici, 2007 : 105).

L’intérêt réside dans l’éclairage projeté sur l’inévitable interprétation, réécriture pourrait-on dire, qui accompagne cette recontextualisation. Dans ce jeu de glissement, de circulation, de mobilité, s’insère un autre jeu permettant une variation, un décalage, voire une insistance, et créant en fait une indiscernabilité énonciatrice. Ainsi, on peut remarquer dans les trois exemples évoqués que plus la nature des corps-textes atteint un important degré d’autonomie, comme pour les courtes phrases arrachées à leur contexte du premier exemple, plus ces matériaux textuels acquièrent de la mobilité impliquant une potentialité associative de réécriture sans hiérarchie préalable et imposée.

De ces trois recherche-créations, je retiens que doit se greffer, à cette autonomie partielle des matériaux, une affectivité entre les constituants, c’est-à-dire un potentiel de vibration, de résonance, qui à travers la liberté conférée par cette autonomie trouve un élan de mouvement du côté de la complexité liée au désir, ce que Deleuze et Guattari appellent le « devenir » (Deleuze et Guattari, 1980 : 32) et qui passe par la notion d’affect. Ils explorent cette notion en s’appuyant sur Spinoza, pour faire surgir la dimension corporelle, l’habileté du corps d’être agi autant que d’agir dans une globalité virtuelle de potentialités. Le devenir serait ni plus ni moins une force qui tiraille d’un côté ou de l’autre parmi celles-ci; ce tiraillement diffère selon l’individu qui, impliqué par cette autonomie accrue, laisse libre cours à ses propres mouvements affectifs. L’émotion ne serait qu’une expression partielle de l’affect, qui englobe les possibles ressentis.

Dès lors, plus les fragments sont autonomes, plus ils sont potentiellement mobiles, et plus le potentiel de liaisons et de dominations éphémères est différent pour chaque spectateur·trice. La part de cocréation spectatorielle, si abondamment observée depuis quelques décennies, apparaît directement dépendante du degré d’autonomie et de mobilité des constituants scéniques. Ainsi, les courtes phrases tirées du texte de Müller dans le premier exemple brièvement décrit ci-haut, Résonances, présentent un potentiel relationnel avec les corps vidéographiques, sonores et architecturaux plus enclin à former une trame personnelle dans un jeu tensionnel chiasmatique non résolu des différentes corporéités que les corps-textes du dernier exemple, Provincetown Playhouse.

Cette découverte du besoin d’autonomie des constituants pour maximiser le dynamisme du dispositif hors du conflit dramatique traditionnel n’est pas un cas isolé; il trouve des échos dans d’autres sphères d’intérêts. Franck Leibovici l’évoque à propos des travaux de Mark Lombardi et de Charles Reznikoff (Leibovici, 2007 : 38). Je souhaite m’attarder sommairement sur une oeuvre de Reznikoff qui articule dans un tout autre champ d’expertise des enjeux similaires à ceux auxquels renvoie cette section-ci, dans la mesure où elle peut ouvrir des pistes de réflexion intéressantes.

Testimony de Reznikoff a été créé en 1965 par la mise en commun de fragments de témoignages issus de procès et archivés; ce livre s’appréhende comme une modalité singulière de l’histoire des États-Unis de 1885 à 1890, une « peinture d’histoire [qui] ne naît pas d’un grand récit unifié mais, au contraire, d’une multiplicité de petites unités hétérogènes » (idem). Sans progression temporelle d’une zone à l’autre, cet ouvrage mêle géographie, sociologie et histoire en plus d’être constitué telle une cartographie composée de ce que Leibovici appelle des « micro-blocs autonomes » (ibid. : 34).

Au-delà de l’insistance sur l’hétérogénéité des constituants et sur leur autonomie, ce qui retient mon attention chez Leibovici, c’est qu’il met en lumière à travers quelques exemples un processus de glissement d’un objet ou d’un « énoncé » vers un autre contexte, procédé qu’il formule comme une « implémentation » (ibid. : 35) et qui, « une fois le prélèvement accompli (et la question du choix des blocs, résolue), est une opération de recontextualisation, décontextualisation, recontextualisation » (idem). Le·la lecteur·trice n’y trouve pas de hiérarchie guidant sa lecture, mais plutôt une carte ne donnant ni le mode d’emploi ni la manière qui dicteraient comment naviguer dans le document. Le penseur suggère que « la promenade est un mode d’écriture[,] [...] une écriture qui ne pense pas, mais parcourt » (ibid. : 104). Cette stratégie d’implémentation concrétise, voire exacerbe, la qualité d’autonomie et d’ouverture recherchée pour chacun des constituants et devient nécessaire à la mise en dispositif en devenir. Il fait de chaque élément un élément détaché, le rendant du coup potentiellement plus mobile et susceptible de passer d’un régime à l’autre, de circuler à travers différents langages disciplinaires, sans perdre ses qualités expressives. À ce sujet, Leibovici propose la notion d’« énoncés flottants » (ibid. : 100). Il spécifie en note infrapaginale qu’il emploie le terme d’énoncé indifféremment pour du texte, de l’image ou du son, de telle sorte que tous ces énoncés « forment ensemble un monde flottant [...][,] [un] floating world » (ibid. : 103; souligné dans le texte) exprimant des forces en présence.

Des pistes de réflexion reliées à Résonances, le premier exemple, sont mises en relief par les propositions de Leibovici. Sans être neuve, la suggestion d’une lecture prenant la forme d’une promenade est intéressante. Je souhaite surtout creuser le procédé d’implémentation et les énoncés flottants qui émergent de cette stratégie. Ainsi, les changements de nature que j’ai fait subir préalablement aux matériaux de Résonances semblent obéir au même objectif. Certains matériaux textuels initiaux ont glissé vers l’image et vers une texture sonore tout en conservant ce que j’identifie comme essentiel. À mon avis, ce procédé dépasse la parataxe – procédé associé par Hans-Thies Lehmann au postdramatique – pour embrasser un vibratoire plus prégnant qu’une simple juxtaposition. Catherine Cyr paraît aussi de cet avis : « [I]l est intéressant d’observer comment, dans Résonances, les imaginaires du corps, à travers une saisie interprétative singulière, peuvent apparaître indissociables d’une textualité qui leur préexiste et les irrigue » (Cyr, 2019). Dans le cas du deuxième exemple, Le Mobile, le récit-mosaïque se présente selon des corporéités diversifiées, passant d’une activation tantôt par l’image, tantôt par le texte, tantôt par le son ou la cinétique scénographique, alors que dans le troisième exemple, le texte dramatique lui-même subit un léger glissement de nature, en raison des coupures préalablement justifiées par des prises en charge par d’autres composantes scéniques, imposant un décentrement du texte vers un équilibre plus fluctuant des corporéités.

Est-ce que le devenir autonome représente un trait marquant de la contemporanéité en art? La question mérite d’être posée. Or, l’implémentation permet de générer une circulation des constituants. On peut dès lors s’interroger sur la dimension stratégique que présente ce dynamisme dans la fabrication d’un dispositif en art. Sa valorisation sous une forme rhizomique ferait éclater toute possibilité de hiérarchie stable et fixe. Au théâtre, cela paraît comme un renversement considérable, d’autant plus notoire que cet art repose sur une longue tradition du texte comme élément prédominant. Si cela se révèle, il s’agit peut-être moins d’une stratégie théâtrale en opposition au texte dramatique que d’une stratégie scénique privilégiant ce dynamisme étoilé, mobile et indéterminé, dans une mise en dispositif des corps-textes où l’on invite le·la spectateur·trice à cocréer.

Tels que brièvement décrits, les trois exemples ci-haut offrent trois contextes relationnels différents où des corps-textes ne présentent pas le même degré d’autonomie ni de mobilité. Une proportionnalité semble cependant se dessiner entre ce degré et la propension chiasmatique des échanges entre les corporéités scéniques. Ainsi, ces trois exemples ouvrent la possibilité, bien qu’hypothétique en l’état actuel, d’un rapport indélébile de ce degré d’autonomie et du niveau de contemporanéité, jouant de la présence des chiasmes de Bernard. Un tel lien laisse transparaître une stratégie opérationnelle dans la fabrication scénique. Selon cette hypothèse, la mise en dispositif générée en amont permet l’élaboration relationnelle entre les divers corps en jeu (dont le texte) et le degré de mobilité (de flottaison pourrait-on dire) recherché entre ceux-ci, pour structurer une approche à tendance traditionnelle, contemporaine ou mixte selon le contexte privilégié de corps-textes. Ces formes scéniques, issues d’une mise en dispositif au coeur de leur création, engagent prioritairement l’exploration matérielle, corporelle, des éléments scéniques choisis, favorisant ainsi une mise en relation qui charpente l’oeuvre en devenir.