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Orestea (una commedia organica?), The ARCH Project: Archival Research & Cultural Heritage on the Archive of Socìetas Raffaello Sanzio par Eleni Papalexiou et Avra Xepapadakou.

Photographie de Luca Del Pia. Reproduction avec la permission de la Socìetas Raffaello Sanzio.

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Faire renaître la langue autrement

Les scènes théâtrales se sont toujours apparentées à des livres ouverts, à des espaces scripturaux, qu’il s’agisse d’écrire pour l’artiste, de lire pour le·la spectateur·trice, voire de décrire pour les chercheur·euses. Cette observation est de plus en plus manifeste dans les créations scéniques contemporaines qui se pensent davantage dans leur plasticité et dans des écritures corporelles et non plus nécessairement textuelles. De Gotthold Ephraim Lessing, il faudrait ainsi retenir les réflexions sur les frontières entre peinture et poésie, qui demanderaient à être relues tant elles permettent d’explorer le « devenir-pictural » des arts vivants à partir du « kairos pictural » (Lessing, 2011 : 27). Mettant au jour ce qui oppose ces deux arts, Lessing met en évidence dans le Laocoon (2011) le point de convergence entre poésie et peinture : le corps. Et c’est, de la même façon, comme point de convergence entre dramatisation et picturalité que le corps chez les artistes contemporain·es nous interroge. Leur engouement pour la dimension plastique de l’oeuvre et leur quête incessante d’une renaissance de la langue peuvent aussi nous éclairer sur le glissement de la dramaturgie textuelle à celle du plateau, puisqu’il n’est pas rare de constater que le texte sur les scènes contemporaines est quasi, voire totalement, absent ou sinon qu’il répond d’écritures corporelles. Il est substitué par un matériau textuel qui semble le plus à même de se rapprocher de la volonté de créer une « fable de l’oeil ».

Une telle reconsidération de la scène paraît encore plus affirmée chez le metteur en scène, plasticien et scénographe italien, fondateur de la Socìetas Raffaello Sanzio, Romeo Castellucci, pour qui « [l]e livre […] a toujours été considéré comme une chose, un parallélépipède de papier : c’est la première réalité du livre. […] Hamlet [, par exemple,] devient un nom et un corps; sur la scène, il n’est pas un livre » (Castellucci, 2001 : 120). Cette approche de l’art de la scène comme dépassement du papier le conduit à formuler une autre fonction du livre. Il dira : « Le livre est un cadavre. C’est une lettre morte, toujours et quoi qu’on fasse » (idem). Antonin Artaud, dont Romeo Castellucci se veut l’héritier, partageait cette considération : « Il faut bien admettre même au point de vue de l’Occident que la parole s’est ossifiée, que les mots, que tous les mots sont gelés, sont engoncés dans leur signification, dans une terminologie schématique et restreinte » (Artaud, 1938 : 126).

Il s’agit, par-delà le livre comme support et par des stratégies discursives, de se saisir d’une langue des corps et des corporéités, propice à révéler un sous-texte et une autre vision du monde. Chez Castellucci, cette démarche s’opère par des corps atypiques et par la mise en lumière de ce dont ils sont porteurs, à savoir l’extériorisation de leurs maux invisibles et une confluence des regards sur leurs stigmates – compris ici dans le sens non nécessairement christique, mais étymologique, du latin stigmata désignant la « marque au fer rouge », « la marque d’infamie » et, d’après le Dictionnaire de la langue française, se définissant comme une « marque que laisse une plaie », une « marque infligée comme punition » (Littré, 1873). Ces stigmates deviennent motifs dramaturgiques pour Castellucci, si bien que ses mises en scène s’apparentent à un processus de dévoilement des états des corps qui n’occultent pas la blessure, la maladie, la souffrance, la fatigue, l’usure, voire la mort. Les comédien·nes de Castellucci sont d’ailleurs principalement choisi·es pour leur corps « hors norme », pour leurs attributs physiques, « les qualités naturelles ou acquises par leur corps au cours de leur vie » (Papalexiou, 2011 : 1) et non pour leurs aptitudes à s’exprimer, à se déplacer sur scène, à occuper l’espace, pour leur technique de jeu, etc. Cette approche plastique et anthropologique particulière inaugure une pensée et une écriture des corps portant des cicatrices, une réécriture des fractures corporelles et une disruption de l’ob-scène[1] engageant une rupture dans le regard des spectateur·trices.

Analysant la démarche de Romeo Castellucci, Bruno Tackels attribue à ce dernier le titre d’« écrivain de plateau ». Pour Tackels, cet artiste invente « les nouvelles langues de la scène et occupe d’emblée la fonction d’écrivain, un écrivain d’un genre particulier, dont le médium et la matière proviennent essentiellement du plateau » (Tackels, 2005 : 13; souligné dans le texte). Dès lors, « le texte provient de la scène, et non du livre » (ibid. : 14; souligné dans le texte). La scène conçue par Castellucci se révèle comme le lieu d’une écriture originale, mais aussi d’une adaptation des oeuvres du répertoire littéraire, dramatique ou musical : la Divine comédie (2008[2]) d’après Dante, Voyage au bout de la nuit (1999) de Céline, l’Orestie (1995 et 2005) d’Eschyle, Hamlet (1992) et Jules César (1997 et 2014) de Shakespeare ou encore, sur le plan opératique, Parsifal (2001) de Wagner et Moses und Aron (2015) de Schönberg. Cette perception de la scène par Castellucci s’inscrit précisément dans un dépassement de l’illustration du texte, comme si l’artiste se souvenait de cette injonction d’Artaud qui croyait que « [c]’est autour de la mise en scène, considérée non comme le simple degré de réfraction d’un texte, sur la scène, mais comme le point de départ de toutes créations théâtrales, que se constituera le langage type du théâtre » (Artaud, 1938 : 100).

La lecture d’un texte passe, pour le dramaturge et metteur en scène, par une véritable traduction de sa version originale, comme si la scène servait à le moudre pour en extraire l’essence. En effet, le processus de création devient effectif par « une lecture concrète dans la matière même du plateau, de sorte qu’elle se trouve profondément adressée aux spectateurs, et par voie de conséquence parfaitement lisible – indéfiniment ouverte, et sujette à interprétations multiples » (Tackels, 2005 : 29). Pour Castellucci, les oeuvres sont avant tout la matière d’une recherche scénique, véritables « souches » sur lesquelles opérer des greffes en vue de la représentation. Son processus de création n’est ainsi plus axé sur une logique narrative du texte, mais sur sa déconstruction pour n’en garder que l’articulation. La poïétique revient alors à lire et à analyser avec attention le texte original, puis à en penser la dimension plastique et sonore, et, enfin, à en proposer une traduction par corporéité théâtrale. « C’est le fruit d’un long travail d’iconographie et de recherche » (Castellucci, dans Hohler, 2001 : 2), précise Castellucci. Non seulement écrivain de plateau, Castellucci dépouille aussi le texte dramatique en le renouvelant par des enregistrements ou des projections, des cris ou des silences, des images ou des corps. Il s’agit, comme le disait Artaud, « de substituer au langage articulé un langage différent de nature, dont les possibilités expressives équivaudront au langage des mots, mais dont la source sera prise à un point encore plus enfoui et plus reculé dans la pensée » (Artaud, 1938 : 117). Castellucci propose ainsi un univers scénique débarrassé des oripeaux de la langue. Le texte est pétri, malaxé, pressé, remué, sculpté. Par sa démarche artistique, le metteur en scène contribue à un renouveau de l’écriture scénique qui, dès la fin des années 1990 sur les scènes européennes, consiste à sonder le corps même du texte en le déstructurant pour mieux le réédifier et ainsi en révéler la part insoupçonnée, c’est-à-dire précisément le Verbe, un Verbe au sens johannique : « Au commencement était le Verbe […]. Et le Verbe s’est fait chair » (Évangile selon saint Jean : 1.1-13). Prolongeant ces paroles du prologue de l’évangile selon saint Jean, Chiara Guidi, co-fondatrice de la Socìetas Raffaello Sanzio, énonce son credo : « Si au commencement était le Verbe, le commencement du Verbe était la chair » (Guidi, dans Castellucci et Guidi, 2002 : 63), et la chair serait également la finalité du Verbe.

La chair que nous allons interroger dans cette contribution révèle le surgissement d’un cadavre tapi dans le livre, celui de la mémoire poïétique aux réminiscences dramaturgiques textuelles, corporelles et plastiques. Castellucci l’exhume sur la scène envisagée comme le lieu d’exaltation des corps stigmatisés. Nous nous intéresserons aux linéaments inscrits dans le livre comme desseins des corps en prenant appui sur deux créations de l’artiste, Giulio Cesare[3] et Orestea (una commedia organica?)[4]. Par leur analyse, nous questionnerons à la fois la poïétique du corps rhétorique chez Castellucci, la perspective que ce dernier dessine d’un engendrement du geste et de l’image par des corps libérés du poids du livre, ses ruses discursives auxquelles une chosification puis une fossilisation du livre conduisent, et, enfin, sa praxis libératrice des personnages, des récits, voire de l’essence fantomatique du support livresque. Les corps ne s’envisageant ainsi que dans des latences et des devenirs de réécritures, une reconsidération du champ du perceptible et du sensible sera mise en lumière.

Giulio Cesare : la tragédie des corps

En 1997, Castellucci propose une adaptation, d’après la tragédie de Shakespeare[5], de Giulio Cesare, première création présentée dans le cadre du Festival d’Avignon en 1998. De l’oeuvre originale, Castellucci n’extrait que quelques passages textuels qui sont remodelés sous la forme de deux actes uniquement, le premier rassemblant quelques répliques des trois premiers actes de la pièce originale, le second traduisant en éléments scéniques les deux derniers actes du texte de Shakespeare et absorbant littéralement dans la peau des acteur·trices les incertitudes, les réticences et les peurs des personnages confrontés à une mort imminente. Seuls cinq personnages principaux seront conservés parmi les dix qui constellent le texte original : Jules César, Brutus, Antoine, Cicéron et Cassius. L’effacement des autres personnages est par ailleurs accentué par une présentation quelque peu anecdotique des scènes de la conspiration et de la mort de Jules César. La scène de la foule est ainsi portée par une bande sonore laissant entendre un brouhaha d’enfants dans une cour de récréation, alors que le meurtre de Jules César est figuré par la présence d’un poignard ensanglanté que l’acteur Giovanni Rossetti, dans le rôle de Brutus, lèche après avoir inhalé de l’hélium, comme à chaque début de phrase de son discours. À la fin, l’acteur interprétant Cicéron – se présentant toujours de dos, sur lequel sont peintes des ouïes de violoncelle – répète en boucle le mot « humano », tels un disque rayé ou un instrument désarccordé par lesquels cette parole résonnerait. Les corps, gestes et voix des protagonistes retenus suggèrent, voire transfigurent, les personnages écartés en se laissant traverser de part en part de leurs esprits et en servant leur discours mythique, à fort poids symbolique, transformé et détourné. Sur le plan de l’exposition dramatique, la construction de Giulio Cesare se fait sous la forme de « tableaux » rappelant les scènes anglaises de l’oeuvre de Shakespeare et caractérisés non pas selon les entrées et sorties des personnages, mais par une organisation thématique : la scène d’ouverture, la trahison de Brutus, la mort de César et l’oraison funèbre d’Antoine. Or, à la différence de l’auteur anglais, Castellucci propose une construction de l’intrigue qui est réalisée de manière hâtive, et l’accent est avant tout mis sur les corps difformes et souffrants. Ainsi, Giancarlo Paludi, un homme souffrant d’obésité, jouera Cicéron. L’acteur Maurizio Carrà, un vieillard maigre et nu, interprétera le rôle de César. Federica Santoro et Cristiana Bertini, deux femmes reconnues médicalement anorexiques, incarneront Brutus et Cassius dans le deuxième acte, et Dalmazio Masini, un acteur laryngectomisé, prononcera le célèbre discours d’Antoine.

La gorge du texte

Le spectacle débute par l’entrée du comédien Simone Toni[6] qui introduit dans ses fosses nasales un endoscope, dont les images sont directement retransmises par projection vidéo circulaire, au centre du rideau au fond de l’espace scénique. Par ce geste, le comédien donne corps au discours de Marullus, qui amorce la pièce de Shakespeare. Semblable à un lever de rideau de chair, l’intrusion de l’endoscope opère comme une traversée des membranes, effectue un voyage à l’intérieur du corps. Cet appareil de phoniatrie permet de « voir le voyage à reculons de la voix jusqu’au seuil des cordes vocales » (Castellucci, 2001 : 85) et de « visualiser non plus le corps, mais carrément la chair de la parole » (idem). Pour Castellucci, une telle projection offre « la vision de la gorge d’où sort la voix : le cadre de la scène devient une bouche et laisse voir au fond les cordes vocales, nous permettant d’arriver à une littéralité qui devient vertige. L’image vue réalise en fait la parfaite correspondance entre la parole et sa vision (la vision de son origine charnelle)[7] » (idem).

Image en gros plan des cordes vocales et de l’oesophage. 2007.

Utilisation libre, source inconnue.

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Ainsi, le corps de l’artiste est la scène de l’accouchement de l’impalpable, de l’origine charnelle et sexuelle du souffle, de la voix et de la parole, et de la naissance du langage. Castellucci fait aussi de la voix la matière et le lieu de l’incarnation. Il ne s’agit plus seulement de procéder à une endoscopie, c’est-à-dire à une exploration visuelle d’une cavité par l’intermédiaire d’une fibre optique, mais de faire de cette action l’acte par lequel ce qui n’était pas chair devient chair, l’acte par lequel la voix, invisible pour l’observateur·trice bien qu’audible, se rêvet véritablement d’une peau. Porteur d’une chair, le comédien interprète à la fois Flavius, Marullus et le savetier en changeant de timbre de voix. Un tel processus repose sur l’usage particulier des cordes vocales, du larynx, du pharynx et de l’épiglotte, qui sont appréhendés comme des corps de personnages, puisque différemment mobilisés en fonction de la hauteur et du timbre des sons émis. L’audible devient visible et les personnages prennent corps dans le corps même du comédien. Autrement dit, l’acteur ouvre son corps, en dévoile l’intériorité pour la mettre au service de celle des personnages qu’il interprète. Il ne s’agit plus simplement de jouer un texte, mais de l’incarner physiquement. Une telle approche rejoint cette définition de l’incarnation proposée par la philosophe Marie-José Mondzain : « Incarner, c’est donner chair et non pas donner corps. C’est opérer en l’absence des choses. L’image donne chair, c’est-à-dire carnation et visibilité à une absence dans un écart infranchissable avec ce qui est désigné » (Mondzain, 2002 : 32). Outre l’effet performatif et spectaculaire de ce geste, il est question ici d’une déstructuration du verbe shakespearien par une mise en corps de son souffle qui se fait haletant.

Vide[8] du langage et corps béants

L’usage que fait Castellucci de l’endoscope s’inscrit d’une part dans un refus de renouer avec la rhétorique traditionnelle et la logorrhée verbale du comédien, et d’autre part dans un désir de revenir à la source de la langue et de retrouver « le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret » (Artaud, 1978 : 179). Cette quête, Artaud la partageait aussi : « J’ajoute au langage parlé un autre langage et j’essaie de rendre sa vieille efficacité magique, son efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités » (Artaud, 1938 : 119). Quelques années auparavant, dans une lettre adressée à Monsieur Van Caulaert, datée du 6 juillet 1932, il affirmait :

La question qui se pose est de permettre au théâtre de retrouver son vrai langage, langage spatial, langage de gestes, d’attitudes, d’expressions et de mimiques, langage de cris et d’onomatopées, langage sonore, où tous les éléments objectifs aboutiront à des signes soit visuels, soit sonores, mais qui auront autant d’importance intellectuelle et de signification que les mots. Les mots n’étant plus employés que dans les parties arrêtées et discursives de la vie, comme une clarté plus précise et objective apparaissant à la pointe d’une idée

(Artaud, 1979 : 101).

Pour retrouver cette jouissance de la parole dont parle Artaud, Castellucci opte pour un comédien ayant subi une laryngectomie. De sa voix métallique, très basse, presque silencieuse, l’acteur interprétant Antoine prononce un discours quasi inaudible pour les spectateur·trices. En effet,

[l]a voix castrée d’Antoine résiste au discours corrompu qui est émis en surface par le même Antoine. Grâce à la voix de cet acteur presque réduite au silence, qui n’est plus capable que d’émettre quelques borborygmes, on comprend le combat titanesque que mène la voix contre la parole

(Papalexiou, 2011 : 2).

La voix se voyant privée de sa jugulaire de chair se transforme en pulsion oesophagienne et devient pure vibration de l’émotion. Piersandra Di Matteo écrit d’ailleurs que « [l]’articulation des significations se brouille et s’évanouit : il n’en reste que la modulation vocale, à demi perdue, et d’un coup, absorbée par les bruits du corps. Le dire, égosillé[,] devient l’exosquelette de la persuasion rhétorique » (Di Matteo, 2015 : 17). À ce sujet, Eleni Papalexiou soutient que

[l]a voix prisonnière et réprimée exprime la colère, l’indignation parce que, dans le même temps, on sait qu’elle succombe au charme de la parole. Dans cette mise en scène, c’est cette voix qu’on propose de faire entendre au spectateur, non le discours corrompu d’Antoine; la rhétorique de la parole cède sa place à la rhétorique du corps, ce dernier devenant le vecteur d’une parole authentique. […] Par conséquent, l’introduction de l’endoscope dans la gorge est un geste rhétorique qui montre littéralement la situation émotionnelle de l’acteur [...]. La mise en scène nous fait pénétrer dans le prisme de cette impuissance rhétorique dont les angles sont, premièrement, la volonté de s’exprimer, deuxièmement[,] l’incapacité à former et articuler des mots, et enfin, les paroles qui ne sont finalement pas émises telles qu’elles étaient initialement voulues

(Papalexiou, 2011 : 2-3).

Castellucci poursuit ici sa démarche en questionnant le statut et le pouvoir de la parole, et plus spécifiquement la rhétorique comme lieu de pouvoir. Il caractérise la rhétorique de « mère sévère qui lui apprend le théâtre » (Castellucci, 2001 : 82) et explique que « dans la rhétorique, ce qui raconte, c’est le trait d’union entre le verbe et le corps : le verbe “incarné” ou le corps “littéral” sont la même chose » (ibid. : 84). À ce titre, le corps s’impose comme un « objet » signifiant. Les corps malades deviennent alors des corps rhétoriques et leur béance témoigne de celle du texte comme support de la parole.

Giulio Cesare. The ARCH Project: Archival Research & Cultural Heritage on the Archive of Socìetas Raffaello Sanzio par Eleni Papalexiou et Avra Xepapadakou.

Reproduction avec la permission de la Socìetas Raffaello Sanzio.

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Les présences en scène présentent également des signes de fracture dans leur corporéité physique humaine. Toutefois, jamais ces fractures ne sont occultées, ni niées ni tolérées. Au contraire, elles sont toujours scrutées, mises en lumière et cultivées. Lorsque ces blessures sont pansées, elles le sont par la poïétique et la réécriture des corps peuplant l’oeuvre originale d’une part, et par le regard des spectateur·trices d’autre part. Ces corps raturés et porteurs d’une mémoire sont rapiécés et bricolés, se manifestant dans le manque et la perte du texte premier auquel ils devraient ordinairement être rapportés. Or, le vide invite à la réécriture des corps en les suturant par ruse rhétorique. Telle que l’envisage Castellucci, la rhétorique s’enracine dans un héritage de reconnaissance du langage et de la primauté du peuple, et délègue dans le même temps du sens et du signe à la forme. Le théâtre commence avec la rhétorique, se pense par elle et se saisit à travers elle. Elle se réfléchit donc dramaturgiquement, scéniquement et esthétiquement. Elle est simultanément la peinture et le pinceau avec lesquels Castellucci conçoit ses tableaux scéniques. Elle colore les corps, teinte les discours, nuance les regards. De plus, elle ne nie pas les ruses théâtrales, les plus espiègles étant pour le metteur en scène celles de la fiction et de la mimèsis, mais au contraire les souligne en les exposant et s’en empare pour d’abord les jouer puis les déconstruire.

La théâtralité se déploie donc par une mise en abyme des différents corps et s’expérimente doublement, puisque la rhétorique s’en sert, la justifie et la motive. Le corps n’y échappe pas et se fait rhétorique. Le texte par lequel elle s’exprime d’ordinaire étant absent du langage articulé de la scène, la rhétorique a besoin du corps pour advenir. La déresponsabilisation de celui-ci quant à sa qualité dialectique, voire didactique, tient du fait que la rhétorique s’impose à lui. Le corps ne la rejette ni ne l’accueille : il la reçoit. C’est à partir de leur cohabitation sur scène qu’ils peuvent être envisagés comme formant un tout : le corps rhétorique, qui s’ancre dans une tentative de discours dont la logique s’associe à la dramaturgie des corps. Il se laisse traverser de part en part par le langage et s’en fait le passeur. De plus, il porte en lui l’oeuvre originale de Shakespeare, dont la scène ne livre qu’une lecture parmi tant d’autres. En ce sens, il renseigne sur elle, mais sans l’assumer pleinement. Il ne peut d’ailleurs endosser cette qualité, pourtant inhérente et corrélative à sa double présence, car cette portée le dépasse, et le transporte vers l’inattendu et l’inouï. Ce n’est que lorsque ces phénomènes s’opèrent que la rhétorique peut se réaliser seule, que la dialectique et la didactique peuvent imprégner le·la spectateur·trice, et le corps, s’en libérer. Alors seulement les stratégies se dévoilent comme autant de tactiques mises en place pour que le discours véritable soit entendu et, ainsi, pour que les figures de rhétorique s’instituent comme des formes particulières de langage lui donnant de la force ou de la grâce. Le corps stigmatisé est le point de départ : sa sculpture et sa mise en forme sont les premières ruses de la stratégie discursive. Sa présence et son rayonnement en sont les applications. La provocation et le saisissement qu’il suscite en sont les résonances.

Livre-cadavre, corps cadavérique

Dans la première version de Giulio Cesare, à l’acte II, Castellucci dépose volontairement sur le corps de la comédienne interprétant Cassius une pierre tombale, sur laquelle est inscrit « Ceci n’est pas un acteur ». Or, choisir une pierre tombale plutôt qu’un panneau n’est pas anodin pour le metteur en scène puisque, selon lui, « le texte dramatique a horreur des références proches de la chronique, s’inspirant plutôt des pierres tombales, dont les inscriptions sont gravées éternellement sur la pierre » (ibid. : 171). La phrase sur la pierre fait référence au célèbre tableau La trahison des images (Ceci n’est pas une pipe) (1928) de René Magritte[9]. Castellucci précise : « En écrivant “Ceci n’est pas un acteur”, je n’ai pas voulu présenter, tout nu, un corps dans son évidente douleur. J’ai voulu souligner le fait que c’était un acteur, et un corps anorexique, dans ce cas, l’est symboliquement deux fois. Le théâtre ne se dilue pas, parce que c’est la représentation qui cède face à elle-même » (ibid. : 97). Le statut du corps signe l’invention d’un nouveau langage, existant grâce à lui. Ce langage, parfait reflet d’une tension dramatique entre réalité et représentation, se situe entre la puissance de l’énergie créatrice et celle de la destruction, en partie celle du texte. En effet, dans ce « théâtre pléonastique[10] » (Castellucci, dans Castellucci et Guidi, 2001 : 84), pour reprendre l’appellation de Castellucci, « le texte devient action et les corps viennent rendre l’idée sensible » (Boisson, 2005 : 189) : ceux-ci « posent des questions que les mots ne sauraient faire surgir » (Tackels, 1999 : 48). Par ailleurs, le corps de Cassius recevant la pierre tombale est celui d’un anorexique. Cette anormalité, évocation de la mort, devient alors l’image analogue de celle-ci bien qu’elle ne soit pas réalisée sur scène.

Castellucci décide de garder ce qu’il considère comme l’élément principal de la pièce, à savoir le monologue de Brutus (apparaissant à l’acte III de la scène II, suivant directement l’assassinat de son père et le meurtre d’Antoine). Dans le premier acte, Brutus et Cassius sont joués par des hommes alors qu’ils sont ensuite interprétés par deux jeunes femmes anorexiques. Leurs corps sont légers, sans poids sur scène, symbolisant l’anorexie du texte. La maigreur cadavérique de ces corps entre donc en parfaite adéquation avec le caractère dépouillé et la posture liminaire du texte sur scène. À ce sujet, Castellucci ajoute que « le problème de Brutus est devenu le vide. Brutus a tué l’image même du monde et maintenant qu’il a dépassé les deux questions d’Hamlet “to be or not to be”, il ne lui reste que le vide : se vider. Voici, alors, l’anorexie! » (Castellucci, 2001 : 149.)

Orestea : une comédie organique?

Le poids des corps, des mots et des actes

Aux antipodes, le spectacle Orestea dévoile les corps obèses des interprètes de Clytemnestre et d’Électre dans la soif – ou la faim – du pouvoir qu’elles incarnent dans l’oeuvre originale. Or, parler d’adaptation de l’oeuvre d’Eschyle serait une erreur, puisque Castellucci a toujours considéré cette trilogie dramatique comme premier canevas sur lequel et autour duquel il lui était possible de broder, de réinventer et même de créer. En effet, il en émerge un texte surréaliste fortement empreint de l’univers de Lewis Carroll, où le rêve d’Alice bascule progressivement dans le cauchemar des Atrides et dans lequel le·la spectateur·trice est guidé·e par un coryphée vêtu d’un costume de lapin en latex blanc. Le corps obèse choisi pour Clytemnestre permet un certain renouvellement du drame, où l’ordre matriarcal s’érige contre l’ordre patriarcal. Papalexiou dira que « Castellucci évoque “la créature abyssale” de Melville qui, “avec le remous de chacune de ses immersions” triomphe de toutes les résistances humaines et dévore ses victimes inexorablement » (Papalexiou, 2011 : 4). L’obésité des corps s’exprime dramaturgiquement sur scène en symbolisant l’importance des rôles qu’ont ces personnages féminins dans la pièce. Ils dominent, et leurs paroles, gémissements, cris et souffles prévalent sur le mutisme des hommes de la pièce.

Corps chétifs : privation de la parole

Au contraire de ces corps obèses féminins, reflets de leur pouvoir, ceux des hommes ne s’imposent pas, restent discrets, voire muets, ou deviennent risibles. Ainsi, les corps accueillant les personnages d’Oreste et de Pylade sont chétifs, pâles et nus. Sur leur sexe est posée une coquille rembourrée où un pénis anormalement proéminant apparaît, symbole de leur fausse virilité. Un chapeau conique est porté par Pylade tandis qu’un nez sphérique blanc est attaché au visage d’Oreste. Leur maquillage, leur costume et leur attitude nous laissent l’image de deux clowns spectraux évoluant péniblement dans cette tragédie. De plus, Électre installe un bras mécanique à Oreste, contrôlant alors ses muscles et lui imposant des gestes si bien qu’il n’est plus maître de ses actes. C’est justement par ce procédé qu’il commet malgré lui le matricide annoncé : « Électre se montre puissante et déterminée alors qu’Oreste, amaigri, hésite à commettre le matricide. Pour qu’il puisse frapper, il lui faut actionner un bras mécanique armé d’un couteau à son extrémité. Ce n’est pas de son plein gré qu’il va tuer sa mère; il y est poussé par une “machination” imaginée par sa soeur » (ibid. : 3). La chétivité des corps souligne la privation de la parole imposée à ces deux personnages et l’impossibilité, pour eux, d’agir seuls.

Mots estropiés : corps estropiés

Obéissant aux mêmes rapports de force énoncés ci-haut, Castellucci choisit aussi de mettre en scène un homme jouant Apollon, dieu des arts et de la perfection, normalement reconnu pour sa grande beauté, et une femme obèse interprétant Athéna. Outre ses fonctions de devin, Apollon purifie les homicides, comme le montre le mythe d’Oreste. Cependant, dans l’Orestie, les Érinyes ne cèdent pas et Apollon ne parvient pas à intercéder. C’est pourquoi il conseille à Oreste de demander l’aide d’Athéna en se rendant à son temple. Celle-ci organise un tribunal qui juge Oreste et lui offre sa voix pour le libérer. Là encore, ce sont les figures féminines qui assoient leur pouvoir. De nouveau, Castellucci crée une association entre le mythe de départ et les corps l’incarnant. Dépourvu de bras et installé sur un socle à roulettes, Apollon n’a pas ici les moyens d’agir. Il entre et sort de scène non par ses propres moyens, mais en étant poussé. Ce corps devient alors symbole de manque, alors qu’il est, dans le texte d’Eschyle, vecteur de fertilité, comme en témoigne son discours qui instaure la loi patriarcale :

Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son fils; elle n’est que la nourrice du germe récent. C’est celui qui agit qui engendre. La mère reçoit ce germe, et elle le conserve, s’il plaît aux dieux. Voici la preuve de mes paroles : on peut être père sans qu’il y ait de mère. La fille de Zeus Olympien m’en est ici témoin. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres de la matrice

(Eschyle, 1872 : 304).

Contrairement au texte original illustrant une logique filiale qui tend à effacer la mère, chez Castellucci, la figure de Clytemnestre est la matrice du théâtre et la fable est guidée par la loi matriarcale. Les rapports de pouvoir sont ainsi renversés. De même, dans ce spectacle, c’est Athéna qui a le dernier mot et il ne reste rien d’Apollon. Privé de son discours, il l’est aussi de l’usage de ses membres. Les mots de sa langue sont estropiés tout comme le corps choisi pour les proférer. Face à cette contre-figure de la beauté normée, le·la spectateur·trice se fige et reçoit cette image avec toute sa portée tragique. Castellucci atteint ainsi une vérité par le corps en s’inscrivant dans la continuité du théâtre de la cruauté pensé par Artaud. Les corps à vif présents sur scène relèvent d’une inquiétante étrangeté et sont les parfaits reflets d’une tension dynamique. Ils se transforment, aptes à jouer avec les structures profondes du théâtre, étant intégrés à l’ensemble du spectacle où se déploie une résilience nouvelle de l’humain par la violence et l’« ironie grave » qui se manifestent chez les spectateur·trices.

Violence, « ironie grave » par les corps et catharsis

L’acteur choisi pour interpréter Agamemnon est atteint de trisomie 21 et Égisthe, cousin d’Agamemnon et amant de Clytemnestre, originaire de l’Afrique subsaharienne, est vêtu d’un pantalon érotique en cuir noir propre à la pratique du sadomasochisme, fendu au niveau des fesses, les laissant apparentes. Bien que Castellucci s’en défende, l’objectification et l’érotisation de la différence sont manifestes, ne serait-ce que parce que « tous les freaks sont perçus, d’une façon ou d’une autre, comme étant érotiques. En effet, l’anomalie excite parfois chez les gens “normaux” une curiosité qui les pousse à aller par-delà le regard porté sur le phénomène et vers sa rencontre charnelle » (Fiedler, cité dans Leroux, 2009 : 75-76). Le discours du roi Agamemnon est remplacé par une chanson interprétée par l’acteur porteur d’une trisomie 21, tournoyant sur lui-même et riant de ses propres actions. Égisthe, lui, violentera le lapin Coryphée en le poussant au sol, en le pendant par les oreilles avec des crochets de boucher, en l’électrocutant, en le fouettant ou encore en le frappant avec un énorme godemichet noir. Le coryphée, représentant, d’une part, le guide du choeur de la tragédie grecque et sa parole, puis, d’autre part, l’intermédiaire dialectique entre les persona et le·la spectateur·trice citoyen·ne, subit un viol quasi ludique sur le plateau, ce qui, dévoilant le monstrueux aristotélicien, est une attaque de plus aux normes théâtrales et corporelles, à la raison. Par le traitement de ces corps et leur mise en scène, Castellucci insert dans son oeuvre une forme d’« ironie grave » en réaction à la violence représentée sur scène. L’« ironie grave », telle que nous l’employons, doit être comprise dans son sens étymologique, c’est-à-dire traduisant à la fois l’ironia, soit une raillerie dissimulée et inversée pour permettre d’interroger le·la spectateur·trice en feignant l’ignorance, et le gravis, qui réattribue à la forme naïve des questionnements ironiques un caractère sérieux et méritoire, ainsi qu’un impact lourd et assuré.

Il ne s’agit plus ici d’une volonté de représenter la force tragique de l’Orestie, mais plutôt de présenter les conséquences violentes, macabres et brutales qu’elle engendre, de se rapprocher du sens de cette oeuvre et de créer une synergie totale chez / avec le·la spectateur·trice. L’« ironie grave » et l’humeur de potence créées par Castellucci sont ainsi sources libératrices de tensions iconiques de l’altérité physique, ce qui autorise une prise de distance par rapport à ce que nous observons en tant que spectateur·trice, en éprouvant un décalage des situations qui nous sont données à voir. Par exemple, dans Giulio Cesare, le public devient témoin d’un sexe de femme dans la gorge d’un homme grâce à l’endoscope, illusion provoquée par la forme des cordes vocales qui évoque immanquablement les organes génitaux externes de la femme. Par cette image, il semble que Castellucci arrache de nouveau le souffle natal à la langue shakespearienne. Dans Orestea, le rire est produit, par exemple, par le choix des acteur·trices et de leurs agissements (chant d’Agamemnon, saisir un godemichet comme objet de torture, porter un costume de tortionnaire, la voix transformée, anormalement aigüe, d’Égisthe lors de son discours à la suite du meurtre d’Agamemnon, etc.). Apparaît alors au public une image riche de sens, selon Castellucci, car elle contient un commentaire ironique sur la puissance rhétorique apparemment virile des hommes politiques (Castellucci, dans Castellucci et Guidi, 2001 : 277). Cette « ironie grave » permet de créer une nouvelle forme de « catharsis », dépassant la « simple » purgation des passions. C’est pourquoi ni la violence, ni l’« ironie grave » ne sont gratuites, ni même destructives, pour le·la spectateur·trice. Elles sont pensées, voulues, cherchées et réfléchies. Elles semblent même indispensables et nécessaires bien qu’artificielles, construites et érotisées, puisque la tragédie s’appuie sur ce laboratoire de violence et sur cet édifice mental. De plus, en Occident, la tragédie demeure fondamentalement esthétique. Le sang, les plaies, les coups, les cris, les crispations et les contorsions sont autant de manifestations de la violence physique et mentale qui s’expriment et se donnent sur la scène, s’offrent au public et l’ébranlent en tant que représentations esthétiques et poétiques.

Le rire, l’humeur de potence et l’« ironie grave » font ainsi face à l’absence de sens de l’existence et la révèlent. Le·la spectateur·trice peut l’accepter, se révolter, se paralyser ou se ronger les sangs, mais toujours il·elle le fera en riant aux larmes, en riant des drames de sa propre existence. Par conséquent, pour certain·es, le théâtre de Castellucci est source de gêne ou est encore méconnu, est parfois énigmatique ou incompréhensible, ou est objet de polémiques et de contestations, voire de censures. Pour d’autres, il suscite éloges et admiration. Pour d’autres encore, il demeure profondément conservateur. Plusieurs configurations sont alors envisageables : il peut surprendre les spectateur·trices méfiant·es face à son esthétique jugée « sclérosante », tout comme il peut les perdre, les égarer, les déconcerter, parfois les étonner, les tromper, les troubler, même les choquer. Néanmoins, comme le formule Tackels, « il n’en reste pas moins vrai que cette manière de faire du théâtre risque de rester longtemps minoritaire, mais dès son émergence, elle aura été perçue pour ce qu’elle est, une force de déroutement qui pose à neuf les questions les plus repérables » (Tackels, 2005 : 110). En perturbant les schémas représentatifs du ou de la spectateur·trice, la textualité du corps dans ce théâtre participe aux re-questionnements du monde et elle redéfinit sa place au sein, ou en marge, de ce dernier. Ce théâtre se place donc volontairement entre rire, ironie et violence jusqu’à devenir le lieu propice d’une projection possible d’une autre vision du monde dans laquelle le public introduit sa propre catharsis.

***

Castellucci fait imploser la langue pour la faire renaître autrement, comme dispositif conceptuel, rejoignant alors la pensée d’Artaud :

Il ne s’agit pas de supprimer la parole au théâtre mais de lui faire changer sa destination […] [et de] s’en servir dans un sens concret et spatial. [Il s’agit de faire en sorte que] le langage [serve] à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : […] s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique. [Il s’agit de] rendre sa vieille efficacité magique, son efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités

(Artaud, 1938 : 48).

Pour Castellucci, « la création passe d’abord par la destruction du texte, consumé, absorbé totalement par osmose pour revenir sur scène vivant » (Castellucci, dans David, 2008 : 1) puisque « c’est en brisant le livre qu’on peut en retrouver le souffle vital » (Tackels, 2005 : 31). De ce fait, la scène permet à la langue de se délier, au langage de se libérer, et devient le lieu de surgissement de l’écriture. Par ailleurs, le corps d’exception ne remplace pas le texte, mais l’incarne et devient « la fable de l’oeil » (Castellucci, 2001 : 104), si bien que selon Castellucci,

[l]e temps de la fable est un temps « à sa disposition », sans direction, parce qu’il flotte autour du corps en vibrant comme son après immédiat. Ce temps « envoûté » est la carapace intangible de la figure, de telle sorte que sa communication armée vient d’ailleurs : d’un corps muet sans existence […]. Mais tout cela n’est qu’une tentative parmi tant d’autres possibles, pour essayer de comprendre pourquoi une figure – un corps qui revient – devient sur scène l’hypostase même de la fable

(ibid. : 103).

Les corps redeviennent alors signes, parce qu’ils prennent sens en communiquant le contenu du texte sans forcément le représenter. Images signifiantes et signifiées, « les acteurs deviennent les didascalies vivantes d’une légende, inscrite en marge d’une carte pleine de symboles » (ibid. : 169). « La parole a le même destin qu’un corps, par conséquent, la présence, mais aussi la merveille de la chair. Vous voyez donc combien le livre est loin! Il est très loin, le livre! » (ibid. : 124), s’exclame Castellucci. Le corps représente autre chose que le corps du personnage et advient comme objet signifiant, le signe d’une idée. Du corps, il ne reste donc plus que ce pur communicable manipulé, cette ossature mécanique et désarticulée, cette matière « organique » animée en vue de produire des images et des sons, de découvrir un langage formel, conceptuel et théâtral.

D’abord chosifié, fossilisé, puis brisé, éclaté et morcelé, ensuite ausculté et nettoyé par le vide, enfin pansé et assemblé, le texte devient corps et est finalement magnifié par ses fractures, se révélant par elles. Les maux physiques et émotionnels, les fragilités et imperfections, sont abordés avec sérénité, par acceptation, puissance, transcendance et sublimation. En outre, si la fracture se dévoile sur et dans les corps en scène, elle se crée également chez le·la spectateur·trice, notamment par les commotions sensorielles dans lesquelles elle s’origine. Par l’exhibition et la monstration des corps stigmatisés, le·la spectateur·trice est absorbé·e dans une esthétique de l’ultra-visible, instituée par l’obscène et renforcée par l’ob-scène. Corinne Maier affirme que « [l]’obscène peut être un jeu; voir l’obscène, puis le cacher; y jeter un coup d’oeil, puis le repousser. C’est bien un tel dispositif qu’organisent certaines oeuvres. Elles ne visent alors rien d’autre qu’à exhiber ce qu’on ne saurait voir, ce qu’on se refuse à voir, mais en même temps ce qu’on prend plaisir à voir » (Maier, 2004 : 31). Pour le théâtre de Castellucci, l’image obscène et ob-scène renferme son référent et annihile toute dérobée au monde de la métaphore pour n’être que reflet d’une réalité, certes autre, mais réalité tout de même. L’articulation entre tragique, violence, humeur de potence, « ironie grave », empathie et catharsis dans le théâtre de Castellucci s’examine de fait dans la transgression des textualités du corps d’une part, et dans la lésion du regard d’autre part. Elle donne sens à l’oeuvre textuelle d’origine par une lecture singulière et originale de celle-ci.

Le texte d’origine est à la fois nié, puisqu’il y a refus de renouer avec le théâtre traditionnel, puis défléchi, puisqu’il sera retransmis par des voix transformées, enregistrées, fatiguées, criantes ou silencieuses. Il sera alors soit présent sur scène par des inscriptions ou projections, soit totalement absent mais traduit autrement par les corps. Du texte initial, il ne reste donc que l’essence. Si nous osons une métaphore avec le principe de l’huile essentielle, Castellucci prend le texte comme le végétal premier servant à créer son oeuvre. Il l’épluche, le presse, le chauffe, le laisse refroidir pour y revenir ensuite et n’en extraire que l’essence. Il produit ainsi un dérivé concentré de la matière première, le dilue et l’applique sur les corps en scène et dans la salle. Le texte s’exprime ainsi corporellement à travers la perception et le ressenti, tout comme l’huile se libérerait sur et dans le corps sans effort et dévoilerait ses effluves en note de fond. Il s’agit en somme de déterrer non pas seulement le livre-cadavre, mais d’en déraciner la moelle, c’est-à-dire, pour reprendre les propos de François Rabelais dans le prologue de son deuxième roman Gargantua, qu’« il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce que y est déduit. [...] Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os, et sucer la substantifique moelle » (Rabelais, 1534 : 11). De l’épuisement ou de l’évidement théâtral initialement annoncé ressortent, certes, des ruines du langage, mais desquelles les images ressurgissent et se reconstruisent.

Aussi, si Castellucci choisit les comédien·nes pour leur corps atypique, il ne les réduit pas à cette caractéristique, mais les transforme en matériau textuel et en matière dramatique pour renouveler la langue de la scène dès la fin des années 1990 dans les créations contemporaines européennes. Comme en témoigne Bénédicte Boisson,

[f]inalement, les corps stigmatisés ne sont pas là pour choquer, ou plutôt, le choc qu’ils suscitent est exploité dramaturgiquement. Ils transmettent une idée en faisant l’économie des mots et ils rendent au corps une puissance signifiante. Passé le premier choc qui a permis de désolidariser le corps et la personne, ces corps devenus éléments scéniques se chargent de significations. Le stigmate vient aussi faire éclater l’humain et les propositions scéniques permettent la mise en place de significations nouvelles

(Boisson, 2005 : 190).

En tant que matière dramatique, le corps sursignifié permet la déconstruction du discours désuet et de sa représentation, comme c’est précisément le cas dans Giulio Cesare et Orestea. La reprise de ces oeuvres, dix ans après leur création, confirme l’intérêt pour Castellucci de décortiquer le texte encore et encore pour n’en extirper que le squelette et de le dissoudre pour en saisir le fond originaire. L’artiste contribue ainsi au renouveau d’une forme axée sur l’essence ou l’esprit du premier livre, fossilisé. De ces marques et cicatrices corporelles apparaissent d’autres formes d’interstices, celles du texte dramatique. Par une lecture entre les lignes, nous sommes invité·es à décrypter dans les pores du corps suintant le concentré du texte que celui-ci incarne. Cette approche souligne, de fait, l’importance de la corporéité théâtrale.

Si le livre est cadavre, il l’est donc doublement, car, d’une part, ses fantômes hantent le plateau, et d’autre part, il se fait chair dans les corps dépouillés choisis par Castellucci. Ce double statut conféré au livre crée une nécessité d’inventer une nouvelle langue, celle de la scène, qui déroute la dramaturgie classique en se façonnant lors des représentations. Castellucci procède ainsi à une relecture non du texte mais de l’humain qui le traduit sur le plateau, en modifiant constamment la trajectoire de l’écriture, de la fable et de la réception. Les corps stigmatisés, porteurs du livre-cadavre, réveillent alors le·la spectateur·trice en lui révélant, par diverses stratégies rhétoriques et ironiques, sa propre anxiété corporelle et sa propre finitude comme condition intrinsèque de ce qu’il·elle est.