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Les professions et les professionnels jouent un rôle de plus en plus important dans les conflits qui accompagnent la transformation des sociétés contemporaines. Si, ces dernières années, le concept de profession s’est avéré des plus controversés – notamment en ce qui a trait aux marqueurs à privilégier pour en délimiter les frontières et le contenu (Adams, 2015; Evetts, 2012) –, il ne permet pas moins d’attirer l’attention sur les nouveaux rapports au risque, à la sécurité et à l’incertitude qu’entraînent les changements dans les rapports sociaux à la production (Schnapper, 1999). Dès lors, les aspects organisationnels, institutionnels aussi bien que régulatoires des pratiques professionnelles se projettent à l’avant-plan. Et cela est encore plus évident si on considère les nouvelles exigences éthiques auxquelles les professions et les professionnels sont confrontés, en particulier dans un contexte où les dispositifs de régulation relevant des territoires nationaux doivent composer avec les tendances à la globalisation des marchés.

En proposant un numéro thématique autour des enjeux professionnels, notre intention était moins de présenter un tableau complet de la situation au Québec que d’explorer les termes en lesquels les recherches en cours relatives aux professions et aux professionnels permettent d’approfondir la réflexion sur les difficultés auxquelles les institutions et leurs acteurs sont confrontés dans un monde en changement. Les défis auxquels les professionnels doivent répondre se définissent autant à l’intérieur des champs de pratiques professionnelles institués qu’en marge de ceux-ci.

Les professions n’évoluent pas en vase clos. Elles s’inscrivent dans une réalité sociale dynamique que certains ont appréhendée en faisant appel à la notion de « polycontextualité » (polycontextuality) (Vogd, 2017). En outre, les doutes ou les incertitudes que les professions doivent surmonter – concernant la délimitation des domaines de compétence, les contenus de formation ou la nécessité de s’adapter aux nouvelles exigences éthiques – interpellent directement leur légitimité. C’est sans doute la première conclusion qui découle des travaux dont rendent compte les chercheurs ayant participé à ce numéro. Cela étant, dans quels termes doit-on penser les conflits dans lesquels sont engagées les pratiques professionnelles?

L’établissement des frontières entre les pratiques professionnelles est soumis à des réévaluations constantes. Il en résulte une plus grande instabilité en ce qui a trait à l’autonomie et à la marge de manoeuvre des professionnels, mais aussi une incertitude accrue concernant le contenu de l’expertise proprement dite ou du savoir-faire qui l’accompagne. Cela n’est certainement pas sans lien avec les doutes inhérents aux connaissances scientifiques sans lesquels, par ailleurs, l’expertise professionnelle ne pourrait prévaloir. Mais il y a plus. Ce sont les modes de régulation des professions qui sont en cause. À ce chapitre, la transformation du rôle de l’État et de ses responsabilités, notamment en matière de gestion, invite à examiner de plus près, d’un côté, la tradition politique et les influences qui l’ont marquée et, de l’autre, les nouvelles exigences de démocratisation à l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Jusqu’à quel point ces changements entraînent un redéploiement des pratiques professionnelles? Il est sans doute trop tôt pour le dire. On ne peut non plus en faire complètement abstraction.

Avant de donner un aperçu des contributions à ce numéro, il convient d’abord de situer les enjeux professionnels au Québec dans le contexte de la globalisation. Nous évoquerons ensuite quelques-uns des défis majeurs pour les acteurs et les institutions que les analyses sociologiques mettent en lumière. Cela nous conduira à aborder quelques controverses publiques qui ont contribué à remettre en question le fonctionnement du système professionnel québécois, ouvrant la voie à des changements significatifs.

Quelques caractéristiques des ordres professionnels au Québec

Le système professionnel du Québec repose sur deux principaux types d’ordres professionnels, qui se distinguent au regard de leur pouvoir d’exercer des activités professionnelles de façon exclusive. Tous les ordres ont acquis le pouvoir d’exercer un monopole sur l’utilisation d’un titre. Cependant, certaines professions n’ont pas l’exclusivité des activités professionnelles qu’elles exercent. On les appelle alors des professions à titre réservé. On trouve également des professions à titre réservé et d’exercice exclusif, ce qui signifie que les membres de ces ordres peuvent utiliser le titre, effectuer les actes professionnels et exercer de façon exclusive les activités concernées[1].

La délégation de l’État aux ordres professionnels repose sur trois grands principes : l’autoréglementation, l’autodiscipline et l’autofinancement (Office des professions, 2010). Plus concrètement, ces principes confèrent à l’ordre professionnel une autonomie sur les plans du financement, de la réglementation et de la discipline, lui permettant de sanctionner l’exercice illégal de la profession et de s’assurer de la compétence de ses membres. Ajoutons que l’une des conditions essentielles à un tel mode de fonctionnement est la confiance du public.

Les enjeux professionnels dans le contexte de la globalisation

La mise en place d’ordres professionnels, ou d’organismes réglementaires similaires, a constitué le principal moyen grâce auquel les professions ont été en quelque sorte institutionnalisées et réglementées au sein des pays occidentaux[2]. Considérant l’expertise requise pour exercer des activités comportant des risques importants de préjudice dans des domaines comme la médecine, le droit ou l’ingénierie, pour ne retenir que ces exemples, l’État a délégué aux ordres professionnels une partie de ses responsabilités afin d’assurer la protection du public (Paton, 2008; Adams, 2016).

Un autre élément important à prendre en considération concerne le rôle des diplômes d’État délivrés par des établissements d’enseignement (Noordegraf, 2011). L’acquisition d’un diplôme constitue généralement un prérequis essentiel pour obtenir un permis d’exercice d’un ordre professionnel, donnant ainsi la garantie que la personne détenant ce permis possède les compétences requises pour protéger l’intérêt public. Les crédits obtenus dans le cadre des diplômes servent à évaluer si le candidat souhaitant obtenir un permis a acquis le savoir, le savoir-faire et le savoir-être requis pour exercer la profession.

Par ailleurs, une dernière dimension de cette esquisse se rapporte au rôle des frontières nationales à l’égard de la délimitation du champ d’activités des ordres professionnels et de leurs pouvoirs réglementaire et disciplinaire. Les caractéristiques propres à chaque profession, notamment leur légitimité, leurs normes et leurs pratiques, sont établies en fonction de ces frontières. Pour pouvoir détenir un permis d’exercice d’un ordre professionnel, on doit être citoyen canadien, ou du moins résident permanent, et titulaire d’un diplôme national. On présume donc qu’il y a une adéquation entre les frontières du domaine d’activité des ordres et celles de l’État.

Or, au cours des dernières décennies, les ordres professionnels, et plus particulièrement les principes sur lesquels ils reposent et le contexte organisationnel dans lequel ils opèrent, ont été remis en question sous l’effet de différents facteurs. Sans être exhaustifs, il nous paraît important de nous attarder à ce qui a le plus marqué ce contexte dernièrement, soit la globalisation. Celle-ci soulève de nouveaux enjeux qui remettent en question les modalités organisationnelles du passé de même que les pratiques ayant défini les professions jusqu’à maintenant[3]. Cette globalisation oblige notamment à penser ces pratiques au-delà du cadre des frontières territoriales étatiques.

En effet, l’un des changements associés à la globalisation est sans contredit la constitution de marchés globaux reposant, entre autres choses, sur la libéralisation des échanges commerciaux et la signature d’accords de libre-échange. Largement instaurés à la faveur du néolibéralisme, ces accords visent à faciliter la circulation des biens, des services et de la main-d’oeuvre. Ils s’inscrivent également dans un contexte politique et idéologique soutenu par une déréglementation ou, du moins, par l’assouplissement des normes et règles existantes. Dès lors, à l’intérieur des territoires nationaux, la réglementation professionnelle tend à être perçue comme un obstacle à la mobilité de la main-d’oeuvre ou des services.

Pensons à cet égard aux débats relatifs à la reconnaissance des diplômes obtenus dans un pays étranger ou à la formation en vue de l’obtention d’un permis d’exercice d’une profession réglementée (Thuot, 2018; Guo, 2009; Harris, 2006; Houle, 2015; Saks, 2012). Malgré la mise en place de mesures visant à établir une équivalence de diplôme ou de formation, des difficultés importantes subsistent, contribuant ainsi à alimenter la perception selon laquelle les ordres font preuve de corporatisme. Comme il est mentionné dans certains articles de ce numéro, des accords visant à faciliter la reconnaissance des diplômes ont été signés dans le cadre d’accords internationaux. C’est ainsi que les professionnels formés à l’étranger dont les diplômes ou les formations sont reconnues comme équivalents au diplôme national peuvent obtenir un permis d’un ordre donné sans qu’ils aient au préalable obtenu leur citoyenneté.

Les controverses relatives aux processus de reconnaissance de compétences équivalentes pour les professionnels formés à l’étranger sont aussi alimentées par l’accroissement des mouvements migratoires qui correspondent à une plus grande mobilité des personnes (Oosterlynck, Schuermans et Loopmans, 2019; Vertovec, 2014; Adey, 2017; Sheller et Urry, 2006). Il en résulte une diversification de la provenance des professionnels immigrants. Cela entraîne un nouveau défi, celui de reconnaître à juste titre les compétences des nouveaux arrivants en se dotant de mécanismes ou d’outils adéquats ne comportant pas de biais ethnocentriques (Guo, 2009; Houle, 2015). Ajoutons que cette présence plus grande de personnes issues de l’immigration, en tant que professionnels ou en tant qu’usagers ayant recours aux services d’un professionnel, met en lumière l’importance de l’acquisition de compétences interculturelles et de leur mise en oeuvre au sein des pratiques professionnelles (Commissaire aux plaintes en matière de reconnaissance des compétences professionnelles, 2017).

Par ailleurs, d’autres aspects sont aussi à prendre en compte. On peut penser ici à l’émergence d’acteurs transnationaux qui remettent en question la souveraineté des réglementations professionnelles nationales ou régionales. Mentionnons à cet égard les firmes transnationales dans certains domaines réglementés, comme la comptabilité, le droit ou l’ingénierie. Ces acteurs mettent en cause à la fois les normes et les pratiques professionnelles qui ont été établies en fonction de l’exercice d’une profession sur un territoire défini par des frontières légales et politiques (Noordegraaf, 2016; Flood, 2011; Evetts, 2011)[4]. Ils mettent en avant un nouveau type d’organisation des professions, révélant ainsi un décalage par rapport aux légalisations provinciales ou nationales. Ils contribuent de ce fait à semer le doute sur la pertinence et l’opportunité de recourir aux diplômes comme la condition nécessaire pour avoir le droit d’exercer une profession. Il y a lieu enfin de se demander si ces firmes transnationales ne contribuent pas à établir une hiérarchie entre les professions dans la mesure où elles favorisent l’accroissement du pouvoir et de la capacité d’influence des professions qu’elles représentent (Brock et Saks, 2015, p. 2). En d’autres termes, est-ce que cela ne conduit pas à la mise en place de deux types de professions au sein d’un même territoire?

Finalement, un dernier aspect de la globalisation se rapporte à la présence de risques qui s’étendent dorénavant à l’échelle de la planète, comme les risques environnementaux ou ceux liés à la santé publique, voire les risques en matière de sécurité (World Economic Forum, 2019; Beck, 2008; Gollac et Volkoff, 2006; Lash, Szerszynski et Wynne, 1996; Mandel, 1996). Il ne s’agit pas dans bien des cas de nouveaux risques. Toutefois, dans le contexte des nouvelles technologies d’information et de communication et de l’intensification des rapports entre les sociétés, leur portée s’est considérablement élargie, révélant la porosité des frontières nationales. La prise de conscience de ces risques se fait le plus souvent à travers les conflits et les controverses qu’ils suscitent, comme c’est le cas pour les changements climatiques. Dans ce contexte, les professionnels sont nécessairement interpellés en raison de leur expertise. En même temps, celle-ci se révèle des plus limitées en raison de l’incapacité d’apporter des réponses adéquates. Ces dernières sont trop souvent provisoires. Compte tenu de la circulation très rapide de l’information et de connaissances de diverses natures, l’expertise des professionnels apparaît fragilisée. La voix des professionnels n’est souvent qu’une voix parmi d’autres.

Ces risques globaux inscrivent dans l’espace public, d’une manière inédite, la question de la protection du public. Dès lors, doit-on revoir le rôle des ordres professionnels? Devrait-on élaborer d’autres modes de régulation des pratiques afin de mieux protéger les usagers et les citoyens? Plus fondamentalement, à quel public fait-on référence? Les débats autour de ces risques laissent entrevoir des inégalités entre les pays qu’on ne peut ignorer, en plus de celles au sein de chaque pays.

Défis pratiques et institutionnels

À la lumière des transformations globales qu’on vient d’évoquer, plusieurs pistes d’analyse se profilent. On peut aborder les thèmes et les problèmes auxquels les professionnels sont confrontés, soit directement, c’est-à-dire en les rapportant aux enjeux de la globalisation – régulation ou remise en question des normes nationales, par exemple –, soit indirectement à partir d’une mise à niveau ou d’un partage de connaissances à l’échelle internationale, obligeant chacun à revoir les rapports à la connaissance et à l’expertise. De plus, dans cette foulée, on doit rappeler que les professions et les professionnels n’échappent pas à la prépondérance des marchés, ou au fait que l’univers des professions évolue à l’intérieur d’un monde avant tout tributaire des forces inhérentes à ces marchés. La première conséquence de ce constat est certainement le recul de l’État dans sa contribution au développement social.

C’est ce que soulignent Teresa Carvalho et Tiago Correia (2018) dans leur présentation du numéro spécial de la revue Professions & Professionalism concernant les répercussions des transformations économiques des marchés sur les pratiques professionnelles. D’une manière schématique, il ressort que les organisations étatiques construites sur des principes de bienveillance (welfare) sont de moins en moins en mesure de répondre aux problèmes sociopolitiques et aux conflits engendrés par le développement récent des économies capitalistes et globales. Il en résulte une tendance à la subordination des valeurs professionnelles aux priorités des marchés et des structures bureaucratiques. Mais est-ce que cette tendance n’est pas contrebalancée par une autre tendance, celle à l’intériorisation par les professionnels, dans leur pratique quotidienne, des valeurs de compassion, d’entraide et de souci du bien commun? En d’autres termes, la bienveillance et la coopération, voire la solidarité, ne sont pas seulement affaire d’État. Elles concernent également l’adhésion à des valeurs humanitaires qui remonteraient aux premiers temps d’homo sapiens (Todd, 2017).

La sociologie des professions se réfère en général à l’acception anglo-américaine de la notion de profession. Comme le rappelle Claude Dubar (2010, p. 123), la sociologie des professions – étiquette propre à l’univers scientifique et universitaire anglo-américain – traite avant tout des professions dites libérales ou encore des learned professions, alors qu’en France la catégorie inclut aussi bien les emplois (occupations) que les professions libérales.

Dans l’histoire de la pensée sociologique, les professions et les activités professionnelles ont accompagné les transformations liées à la modernité. Elles ont de ce fait permis d’éclairer les changements inhérents à l’expérience moderne sur plusieurs plans, à commencer par les nouvelles formes de socialisation et d’appartenance.

Prenant acte de l’accroissement de la différenciation sociale et de la division du travail caractéristiques des sociétés industrielles, l’analyse durkheimienne a fait ressortir l’émergence de nouveaux « corps intermédiaires » en relation à une transformation des statuts et découlant de l’affirmation de groupes professionnels. Les défis sociaux pouvaient alors être pensés en termes de solidarité et de cohésion.

Diverses perspectives d’analyse – allant de la théorie fonctionnaliste à l’approche interactionniste – ont contribué par la suite à raffiner le regard sociologique sur les professions (Saks, 2016). Celles-ci ont d’ailleurs conduit à renouveler l’étude des professions et de leur portée sociale. Mais c’est en établissant un lien plus direct au monde du travail dans sa globalité et en prenant en compte les mécanismes de la « socialisation professionnelle » que la sociologie a pu faire avancer la compréhension de la « condition sociale moderne contemporaine », à l’instar d’autres activités profondément transformées par l’expérience moderne.

Comme on l’a mentionné, le néolibéralisme accompagnant la globalisation des marchés n’a pas été sans transformer le paysage social et culturel à l’intérieur duquel se redéploient, de nos jours, les pratiques professionnelles et leur légitimité. Celles-ci se rattachent à un processus de transformation généralisé engageant avant tout le monde du travail, alors que le temps qu’on consacre à ce dernier est devenu une « contrainte indépassable » de la modernité contemporaine (Martuccelli, 2017, p. 208). Même si dans l’ordre effectif des priorités sociales, le temps de travail est subordonné à « l’idéal normatif de la famille », la sphère d’activité liée à l’organisation et la gestion du travail est devenue le principal horizon temporel guidant l’ordonnancement ou la « gestion quotidienne » des existences : « Le temps de travail est vécu comme une contrainte indépassable, celui de la famille comme un idéal normatif » (Martuccelli, 2017, p. 208). En d’autres termes, le temps de travail à titre de paramètre existentiel se révèle l’exigence première à partir de laquelle « les individus organisent la gestion quotidienne de leurs existences » (Martuccelli, 2017, p. 207).

De ce point de vue, on peut avancer l’hypothèse que les transformations spécifiques à l’organisation du travai  – et sa définition en référence au concept d’activité (Bernoux, 2017) – peuvent être éclairées par les tensions et les conflits que doivent aujourd’hui surmonter les professionnels. Ainsi, la sociologie des professions, au-delà de ses limites et des critiques que certains lui ont adressées compte tenu du faible degré de construction théorique de son objet (Couture, 1988), constitue un point d’entrée fécond pour mieux comprendre les enjeux actuels du travail. C’est du moins ce qui se dégage des contributions à ce numéro.

La démocratisation de l’éducation supérieure à partir des années 1960 au Québec – notamment l’accession d’une portion croissante de la population aux études secondaires et universitaires – a introduit de nouvelles modalités de stratification sociale se répercutant sur l’emploi et son organisation. Dans les années subséquentes, c’est l’ensemble du modèle productif de même que l’ethos du travail qui ont été engagés dans un bouleversement en profondeur (Mercure et Vultur, 2010), soulevant de nouvelles questions, posées au premier chef par les acteurs des milieux professionnels.

En examinant l’essor et la spécialisation des professions sous l’angle d’une « socialisation », on comprend que les activités désignées par le concept ou la notion de profession ne relèvent pas d’une simple description empirique, mais engagent des dimensions axiologiques impliquant « un jugement de valeur et de prestige » (Hughes cité par Dubar, 2010, p. 132). Dès lors, la socialisation professionnelle ne peut plus être vue simplement sous un angle systémique ou organisationnel. Elle englobe des enjeux éthiques et politiques qu’on a souvent esquivés dans le passé. Les parcours professionnels sont, pour ainsi dire, partie prenante des choix de société. C’est vrai pour les pratiques interférant avec les questions environnementales. Mais ce l’est aussi pour d’autres questions, peut-être plus sensibles, comme par exemple l’intégrité ou la liberté de la vie personnelle.

À ce chapitre, les inquiétudes que doivent surmonter les professionnels dans leurs pratiques et leur engagement, en fonction de leur statut – mais aussi de leur position sociale – et en tenant compte également de leur trajectoire personnelle, ne convergent pas moins fortement avec ce qu’on peut appeler « l’inquiétude commune » propre à la modernité contemporaine. C’est que, au-delà de la diversité des inquiétudes positionnelles des professionnels, concernant leur avenir ou leur légitimité, et compte tenu de leur appartenance à divers groupes ou « ensembles structurels » (Martucelli, 2017)[5], tous font face de nos jours à l’incertitude fondamentale découlant de la condition sociale moderne, à savoir l’expérience d’une rupture à l’égard de la totalité et du sens qu’on lui attribuait à l’ère des sociétés prémodernes. En dépit de leur situation et bien qu’on ne doive pas faire l’impasse sur les inégalités sociales entre les groupes, tous les acteurs partagent une inquiétude commune qui est accentuée à la faveur de nouvelles représentations nées de la fragilisation croissante des statuts et des positions :

L’important, chaque fois, est donc de comprendre ce que la position sociale implique au niveau de l’expérience des individus. Il faut alors revenir à l’expérience fondatrice de la CSM (condition sociale moderne) : la fin de la totalité propre à la modernité est indissociable d’une plus grande incertitude dans les positions sociales. Non seulement les quatre ensembles structurels ont remplacé l’ancienne représentation des trois ordres […], mais surtout ils ont changé l’expérience que les individus ont de leurs positions sociales. Autant dire qu’au-delà des discussions sur la structure et le nombre des positions la principale nouveauté dans la CSM a été la généralisation d’une expérience sociale inédite – un nouveau ressenti des places occupées qui, parmi les personnes interrogées, a pris la forme d’une famille commune d’inquiétudes positionnelles.

Martuccelli, 2017, p. 349-350

Les inquiétudes dont nous parlons ici proviennent d’une modernité en marche dont on ne maîtrise ni le sens ni la destinée. Elles convergent avant tout avec des questionnements qu’on peut qualifier de « socio-existentiels ». Les inquiétudes par rapport aux positions sociales sont difficilement apaisées par les espoirs de mobilité. Plus fondamentalement, la dissociation entre l’objectif et le subjectif, la distance entre l’individu et le monde qui caractérisent l’expérience moderne engagent les professionnels, à l’instar du reste de leurs compatriotes, sur la voie d’une remise en question, ou du moins de l’expression de doutes profonds à l’endroit du projet des Lumières, de ses promesses et de ses idéaux (Pinker, 2018). Pour autant, est-ce que laisser tomber certaines « illusions » inhérentes à ce projet – évoquées notamment par Zygmunt Bauman et Carlo Bordoni (2014) – doit conduire à son pur et simple rejet? La question n’est pas nouvelle et n’est pas abordée de front par les professionnels dans leur quête d’une plus grande maîtrise de leur champ de pratiques, mais elle s’exprime indirectement dans leur souhait d’obtenir de nouvelles garanties susceptibles de renouveler leur légitimité.

Ainsi, de nouvelles questions surgissent en filigrane au sujet des contraintes et des possibilités d’action (Spence, Voulgaris et Maclean, 2017; Noordegraaf, 2015). Celles-ci portent autant sur l’identité professionnelle que sur les exigences d’uniformisation présentes à l’échelle internationale. On peut évoquer également le nouveau contexte de gestion publique, la protection du public, la place accordée aux diplômes en tant qu’indicateurs de compétence. Tous ces éléments avec lesquels doivent nécessairement interagir les pratiques, dans un univers technologique en constant renouvellement, bouleversent en profondeur les modèles organisationnels du passé. En outre, ils alimentent des préoccupations sociales, techniques aussi bien qu’organisationnelles, dont l’opinion publique parvient difficilement à saisir l’ampleur et la portée.

Chose certaine, les processus de professionnalisation au Québec ont accompagné les transformations de la structure sociale, et ont même contribué à leur définition d’une manière des plus significatives au cours de la deuxième moitié du 20e siècle et de la première décennie du 21e (Langlois, 2011). La hausse du nombre de professionnels au sein de la société québécoise au cours de cette période, de même que la « forte féminisation » caractérisant aujourd’hui l’univers professionnel dans son ensemble ont provoqué des bouleversements dont on mesure encore mal les retombées. On manque de recul pour saisir la portée des changements toujours en cours. Il n’en demeure pas moins que ceux-ci interpellent autant les professionnels que les chercheurs d’une manière directe et de plus en plus incontournable.

Quelques controverses publiques ayant marqué l’évolution des professions au Québec

L’évolution des professions au Québec découle des transformations propres à la modernité et plus particulièrement de la modernité contemporaine. Celles-ci ont contribué à redéfinir la structure du système professionnel institué au début des années 1970, notamment à la suite de l’adoption du Code des professions en 1973. Les répercussions de ces changements sont manifestes lorsqu’on porte attention aux controverses publiques. Elles ont souvent conduit le gouvernement ou le système professionnel à apporter des changements à ses fondements ou à son mode d’organisation. Sans faire ici le tour de ces débats, rappelons brièvement certains d’entre eux afin de mettre au jour les divers processus sous-jacents aux transformations des professions et du système professionnel.

Au cours des années 1960, les débats relatifs au fonctionnement des ordres professionnels, nommés à cette époque « corporations professionnelles », ont mis en lumière plusieurs problèmes systémiques majeurs qui minaient la confiance des citoyens. Comme il est mentionné dans l’un des articles du présent numéro, l’un des principaux objectifs du gouvernement du Québec pour réformer en profondeur le fonctionnement des professions a été de rétablir la confiance du public envers les ordres professionnels en instaurant un système cohérent devant mettre un terme au corporatisme (Dussault et Borgeat, 1975). Cette réforme majeure est allée de pair avec la mise en oeuvre de certains mécanismes de surveillance des ordres professionnels, notamment par la création de l’Office des professions. Même si le principe de l’autonomie des ordres professionnels a été maintenu, le gouvernement a néanmoins mis en place plusieurs dispositifs visant à l’encadrer.

Malgré les changements apportés au fil des années, les pratiques des ordres professionnels sont souvent perçues, à tort ou à raison, comme étant dictées avant tout par un corporatisme qui se traduirait par la défense des intérêts de leurs membres au détriment de la protection du public. Ce discours est toujours présent dans les débats publics. Pensons à cet égard aux controverses autour des fautes commises par certains professionnels ou du traitement des plaintes par les ordres professionnels, qui serait trop clément ou inefficient. La confiance du public envers les ordres nous apparaît dès lors vacillante. Certes, différentes réformes ont été entreprises au fil des années, notamment la mise à jour des codes de déontologie et la modification des mécanismes en matière de traitement des plaintes. Ainsi, l’adoption du projet de loi no 17 en juin 2017 a donné lieu à la création d’un Bureau des présidents des conseils de discipline des ordres professionnels.

Une autre controverse relative aux ordres professionnels refait régulièrement surface depuis les années 1970. Celle-ci concerne les demandes émanant de certains groupes ou associations en vue de la constitution de nouveaux ordres professionnels. C’est le cas notamment des biologistes, des orthopédagogues, des massothérapeutes et des enseignants, qui se justifient en invoquant les risques de préjudice associés à certaines de leurs activités professionnelles et la protection du public que la création de tels ordres professionnels permettrait d’assurer. Ces demandes visent également à faire reconnaître la compétence « professionnelle » et l’expertise des personnes exerçant ces activités. Elles témoignent aussi de la spécialisation de certains champs d’activité résultant du développement des connaissances scientifiques et des changements introduits dans l’organisation du travail.

Selon les groupes visés et le contexte sociopolitique, ces demandes peuvent susciter des réticences, voire des résistances, à plus ou moins grande échelle. Le projet de constitution d’un ordre professionnel pour les enseignants, qui refait régulièrement surface, constitue à cet égard un exemple révélateur. Étant donné les exigences fixées par le Code des professions et la nécessité d’obtenir un consensus parmi l’ensemble des praticiens exerçant la profession concernée, sans oublier les exigences propres au système gouvernemental ou relevant des forces politiques, la constitution d’un nouvel ordre est un long processus (Office des professions, 2010). Plusieurs demandes peuvent être déposées successivement au fil des années. Mentionnons à cet égard le processus de constitution de l’Ordre professionnel des sexologues du Québec (OPSQ), dont les premières demandes remontent aux années 1980, mais qui ne fut créé par le gouvernement qu’en 2013.

Par ailleurs, comme mentionné précédemment, les ordres professionnels doivent également prendre en considération les débats autour des transformations structurelles du marché du travail qui sont devenues de plus en plus visibles à partir de la fin des années 1970 (Noordegraaf, 2016; Leicht, 2016; Langlois, 2011; Suddaby et Vale, 2011). L’un des changements les plus significatifs a été sans aucun doute la place croissante des femmes sur le marché du travail, avec pour conséquence l’accroissement du nombre des femmes dans certaines professions, comme par exemple la médecine ou la médecine vétérinaire. Précisons toutefois que cette place plus importante des femmes au sein du système professionnel ne signifie pas pour autant que les inégalités, notamment sur le plan salarial, se soient résorbées. Plusieurs enjeux relatifs à l’accès des femmes au monde professionnel demeurent. On peut en donner comme exemple l’organisation des activités professionnelles soumises à des exigences organisationnelles et promotionnelles peu propices à la conciliation travail-famille.

Deux autres transformations plus récentes du marché du travail font l’objet de débats au sein des professions et, plus largement, de la société. L’une d’entre elles est l’accroissement du nombre d’emplois atypiques par rapport au emplois salariés qui constituaient la norme au cours des années d’après-guerre. Ces emplois atypiques sont caractérisés par leur nature contractuelle et le fait qu’ils ne peuvent pas s’exercer à l’extérieur des lieux usuels de travail et ne procurent pas, ou peu, d’avantages sociaux (Frozzini et Gratton, 2015; Thirot, 2013; Gollac et Volkoff, 2006; Malenfant, Larue, Mercier et Vézina, 2002). Selon les secteurs d’activité, ces emplois atypiques sont très souvent des emplois précaires, contraignant les individus à occuper plus d’un emploi.

De tels changements s’observent également au sein du système professionnel lui-même, On remarque que des jeunes professionnels occupent des emplois à temps partiel et doivent donc cumuler plusieurs emplois, ou qu’ils doivent effectuer des contrats de plus ou moins longue durée. La situation des infirmières dans le réseau de la santé et des services sociaux, qu’on déplore souvent, en est un exemple. Ajoutons que cette précarité qui affecte les jeunes diplômés accroît également les difficultés d’accès pour devenir membre d’un ordre professionnel, notamment lorsque le montant des cotisations est très élevé.

En outre – c’est la deuxième transformation à rappeler – les changements en cours concernant le marché du travail correspondent à la place de plus en plus importante des professionnels issus de l’immigration au sein des ordres professionnels. Comme évoqué précédemment, c’est un véritable défi pour les ordres professionnels que de garantir que leurs membres soient formés adéquatement en matière d’approches interculturelles et que les milieux de travail soient sensibilisés à ce qu’on appelle « la gestion de la diversité » (Commissaire aux plaintes en matière de reconnaissance des compétences professionnelles, 2017; White, Gratton et Rocher, 2015; Klarsfeld, 2010; Garner-Moyer, 2006). Même si les ordres professionnels ne peuvent en assumer l’entière responsabilité, ils ont néanmoins un rôle à jouer en la matière, ne serait-ce qu’au regard de la formation continue de leurs membres. Le changement des mentalités est encore fort timide si on en juge par les nombreux obstacles auxquels les professionnels formés à l’étranger sont confrontés lorsqu’ils veulent devenir membres d’un ordre professionnel.

Les difficultés rencontrées par ces professionnels occupent souvent l’avant-scène des préoccupations relatives à l’insertion en emploi, et ce, depuis les années 1990. On doit mentionner toutefois les divers ajustements et amendements apportés au Code des professions en vue de faciliter l’obtention d’un permis par un ordre professionnel. On doit mentionner la mise en place du Commissaire aux plaintes en matière de reconnaissance des compétences professionnelles en 2009 qui est devenu le Commissaire à l’admission aux professions en 2017. De plus, des ordres ont développé des outils et des tests visant à faciliter la reconnaissance des diplômes, des acquis scolaires ou des compétences. Malgré ces changements, les débats autour de ces difficultés se poursuivent, contribuant à mettre les ordres au banc des accusés alors que l’entière responsabilité ne peut leur être attribuée (Commission aux plaintes en matière de reconnaissance des compétences professionnelles, 2017). Le fait que les professionnels en question se trouvent dans des secteurs stratégiques (santé et services sociaux, droit, ingénierie, administration, pharmacie, etc.) en amplifie les répercussions. Malgré ceux-ci, les débats autour de ces difficultés se poursuivent, contribuant à mettre les ordres au banc des accusés (Commissaire aux plaintes en matière de reconnaissance des compétences professionnelles, 2017). Le fait que les professionnels en question se trouvent dans des secteurs stratégiques (santé et services sociaux, droit, administration, ingénierie, etc.) en amplifie les répercussions.

Les contributions à ce numéro

La qualité de la vie démocratique converge de plus en plus avec la multiplicité de processus de démocratisation engagés dans toutes les sphères d’activité sociale. C’est également le lot des professions et de la vie professionnelle. À cet égard, même si les contextes nationaux demeurent significatifs, ceux-ci sont de plus en plus soumis aux injonctions globales provenant des domaines de l’économie et de la culture. Les deux faces de la professionnalisation que sont, d’un côté, la protection du public et, de l’autre, la reconnaissance des compétences et qualifications des individus permettant l’accès à un permis décerné par un ordre professionnel, viennent donc à l’avant-plan. C’est ce qu’explore Hélène Dubois. Comme elle le montre, la question de la reconnaissance professionnelle au Québec, lorsqu’il s’agit de candidats « à l’exercice des professions formés à l’extérieur du Québec », soulève de nombreuses controverses. Si la question de la protection du public apparaît incontournable, une exigence d’équité pour les professionnels formés hors Québec est aussi de mise. Mais pour bien comprendre cela, il s’avère indispensable de prendre en compte la spécificité du système professionnel québécois, lequel offre beaucoup de latitude aux ordres. Intervient d’emblée la difficulté d’évaluer les compétences alors que celles-ci ne peuvent aucunement se limiter à la maîtrise et à l’application de connaissances. En outre, même si à la faveur de la mondialisation de l’économie une tendance à l’uniformisation des normes et règlements prévaut, cela n’entraîne pas la disparition des nombreux obstacles que doivent surmonter les candidats à l’exercice d’une profession au Québec. En un mot, la reconnaissance de ces candidats engage d’emblée un choix de société.

Afin de mieux comprendre les effets des transformations survenues au cours des deux dernières décennies sur l’identité professionnelle, tant sur le plan organisationnel que de la culture dans son ensemble, Nancy Côté, Charles Fleury et Daniel Mercure ont mené une étude sur les médecins de famille au Québec en faisant appel à « l’approche des parcours de vie ». S’ils s’intéressent aux médecins de famille, c’est que ces derniers constituent un « excellent révélateur » des transformations qu’on observe dans l’ensemble des professions libérales. Confrontés à de nouvelles exigences administratives de plus en plus contraignantes et à des normes élevées de performance, les médecins de famille doivent aussi composer avec des pressions inédites provenant de la vie hors travail ou de projets personnels. De tels impératifs conduisent à la redéfinition de l’identité traditionnelle de ces professionnels, introduisant une véritable transformation de « l’ethos professionnaliste ». Examinant avec minutie les nouveaux parcours qu’empruntent les médecins de famille, compte tenu des contraintes organisationnelles auxquelles ils doivent s’adapter mais aussi des valeurs auxquelles ils adhèrent – d’un côté, le sens du devoir et de la qualité des soins prodigués et, de l’autre, l’aspiration à une plus grande satisfaction dans la vie hors travail –, les chercheurs mettent en lumière un nouveau « type hybride d’ethos ». Celui-ci est caractérisé par la survivance des valeurs traditionnelles de la profession, mais aussi par leur arrimage à une valorisation des activités dans les autres sphères de la vie individuelle, notamment la sphère familiale. Remettant en cause les thèses qui présentent les changements axiologiques sous l’angle d’un phénomène générationnel, la recherche permet de mieux mettre en relation le poids des facteurs structurels et les orientations ou les choix subjectifs. Enfin, la recherche permet de raffiner la « lecture genrée » du rapport au travail tel qu’il est expérimenté par les médecins.

Le thème de l’identité professionnelle est aussi au coeur des recherches menées par Annie Pullen Sanfaçon et Josianne Crête. Mais leur objet d’étude, les pratiques professionnelles du travail social, est fort différent, à cause notamment de la nature même de ces pratiques caractérisées par des relations d’aide, mais aussi par l’incertitude des situations exigeant des « interventions créatives » de la part des professionnels. À l’instar de ce qu’on observe dans d’autres pays, le travail social au Québec est soumis à la Nouvelle Gestion Publique, qui met en avant des « logiques organisationnelles » et des contrôles réglementaires destinés à maximiser l’utilisation des ressources. Ces principes entrent en conflit avec l’identité professionnelle à laquelle adhèrent plusieurs professionnels et que permet de promouvoir « l’éthique des vertus » tournée vers « l’épanouissement de soi et des autres ». Cette perspective converge avec des pratiques qui sont « plus éthiques » au sens où elles prennent appui sur les valeurs fondamentales partagées dans une communauté de pratique (respect, courage, confiance, justice, intégrité). L’article rend compte de deux projets de recherche. Le premier, une étude longitudinale de trois ans auprès d’étudiants de dernière année du baccalauréat en travail social (à l’Université de Montréal, à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université du Québec en Outaouais) vise à éclairer la construction de la trame identitaire chez ces étudiants. Le deuxième aborde la perception par les travailleuses sociales de « leur propre identité professionnelle ». Celui-ci a été mené à partir d’entrevues en profondeur auprès de travailleuses sociales à l’emploi d’un « établissement membre de l’Association des établissements de réadaptation en déficience physique du Québec ». De la comparaison de ces deux projets de recherche, il se dégage une nécessité et un défi, pour les travailleuses sociales, d’adaptation aux contraintes administratives. Trois luttes centrales en résultent, où se joue la définition de leur identité professionnelle : 1) se définir soi-même afin de faire prévaloir dans l’adversité une identité professionnelle correspondant à celle qu’on souhaite; 2) promouvoir l’autonomie afin de contrer l’instrumentalisation de l’identité professionnelle par l’institution ou l’organisation; 3) valoriser l’identité pour soi afin de faire échec aux pressions destinées à faire prédominer l’identité exclusive pour autrui. Ces trois luttes autour de l’identité professionnelle, mettant à contribution « l’éthique des vertus », reflètent pour ces professionnels, dans un cadre souvent hostile ou « déséquilibrant », la recherche d’un certain « équilibre ».

Cette identité professionnelle peu assurée avec laquelle doivent composer les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux est également examinée, sous un autre angle, par Marie-Andrée Côté et Normand Brodeur. En prenant l’exemple des nouvelles modalités d’encadrement de la psychothérapie (NMEP) mises en place depuis 2012 par le gouvernement du Québec, en tenant compte des « risques de préjudice » pour un domaine de pratique peu réglementé jusque-là et auquel avaient accès diverses catégories de professionnels, les chercheurs visent à éclairer les conséquences et les enjeux de cette réglementation pour les travailleurs sociaux concernés. Au moyen notamment d’un questionnaire, ils ont sollicité les travailleurs sociaux du Québec pour savoir comment ils perçoivent et évaluent les transformations de leurs conditions de travail provoquées par les NMPE. La première hypothèse de l’étude est que les NMEP ont des répercussions négatives sur la qualité du travail tout en influençant le degré de « satisfaction au travail ». Selon la deuxième hypothèse, le degré d’insatisfaction est cependant moins grand chez ceux et celles qui possèdent un permis de psychothérapeute. L’examen des données permet de nuancer ces deux hypothèses. Toutefois, parmi les conclusions de l’étude, on doit retenir que si les objectifs de la réforme gouvernementale allaient de pair avec une ouverture sur la multidisciplinarité et l’interdisciplinarité dans les milieux professionnels, la moitié des participants à l’étude notent une « augmentation des tensions et des conflits avec des collègues provenant d’autres professions ». C’est qu’il existe une « zone grise » en ce qui a trait à la définition de la psychothérapie. De ce point de vue, les chercheurs déplorent le fait que les NMPE n’ont sans doute pas atteint l’objectif initial.

La dernière contribution à ce numéro, celle de Jean-Luc Bédard et d’Anna Zaidman, place le curseur sur les enjeux relatifs à la mobilité internationale en s’attardant à l’exemple des professionnels français de la santé, en particulier les médecins, qui se sont prévalus de l’arrangement de reconnaissance mutuelle (ARM) Québec-France afin d’exercer leur profession au Québec. Le point de départ de l’étude est la tension entre, d’un côté, la protection du public et, de l’autre, la reconnaissance des compétences que supervisent les ordres professionnels. L’étude s’appuie sur deux recherches. La première s’est déroulée de 2013 à 2015 et portait sur l’insertion de huit catégories de professionnels français dans le domaine de la santé au Québec. La deuxième recherche est en cours. Elle repose sur des entretiens semi-dirigés afin de mieux évaluer le double objectif que les ordres doivent atteindre, à savoir l’accroissement de la mobilité transnationale et la protection du public. L’étude permet de mettre en perspective les difficultés rencontrées par les médecins qui se prévalent de l’ARM et choisissent de poursuivre leur carrière au Québec. Il ressort que l’ordre professionnel médical, le Collège des médecins du Québec, dispose d’une grande marge de manoeuvre et de beaucoup de pouvoir en ce qui a trait à l’octroi des permis d’exercice. À cela s’ajoute d’autres contraintes en matière de gouvernance, étant donné le rôle du ministère de la Santé et des Services Sociaux dans la planification de l’offre médicale par spécialité et par région. Toutefois, certaines incongruités ressortent, du moins à première vue, en ce qui a trait à l’obtention des stages et des permis de travail. En dernière analyse, si on veut mieux saisir les limites à la réciprocité des échanges professionnels, c’est l’histoire des professions telle qu’elle a évolué de manière différente des deux côtés de l’Atlantique qu’on doit prendre en compte.