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Mikel Dufrenne a sondé de son regard philosophique plusieurs problématiques esthétiques et phénoménologiques au siècle dernier. Son oeuvre, d’abord encensée après la parution de Phénoménologie de l’expérience esthétique[1] en 1953, a vu sa visibilité diminuer en France, alors qu’au même moment sa popularité augmentait dans le milieu artistique québécois. Maryvonne Saison tente de dissiper, dans La Nature artiste, certains malentendus entourant la réception instable de son oeuvre. Dès l’introduction, elle désigne la « Nature naturante » (Spinoza, Schelling, Klee) comme thème qui aurait isolé Dufrenne du courant phénoménologique, pointant ainsi son rejet de l’esthétique heideggérienne et sa critique du structuralisme. Sa pensée « originale et atypique » se situerait, aux dires de l’auteure, autour de l’idée d’une « Nature artiste » dans le cadre d’une « philosophie non théologique ».

Le premier chapitre anticipe le contenu de tout l’ouvrage en abordant la cohérence de l’oeuvre de Dufrenne. Placer l’art au sein de la Nature distingue sa position de celle des esthétiques centrées sur le fait artistique. De 1953 (Phénoménologie de l’expérience esthétique) à 1963 (Le poétique), la tournure surprenante de ses écrits s’accompagne de l’analyse de formes artistiques mineures. Puis, de 1968 à 1977, le souci politique fracture l’inspiration esthético-phénoménologique. L’auteure considère le parcours du philosophe depuis la catégorie du « poétique » (le poiëin naturel ou la Nature naturante), en relève les paradoxes, le croisement ardu de problématiques (esthétique, écologie, éthique et politique) et tente d’en saisir la structure. Fustigé lors de sa parution, le livre de 1963 élaborait une métaphysique de la présence dont s’avèrera plus tard la constance. Le poétique qui outrepasse et fonde l’esthétique se tournera vers le politique. Puis, la « cheville ouvrière » de sa pensée surgira lors de la parution de La notion d’« a priori » (1959), suivie de L’inventaire des a priori (1981). Malgré l’adoption d’une perspective transcendantale, Dufrenne s’éloigne de Kant : son a priori à lui sera « matériel ». Même dans L’oeil et l’oreille (1987), une ontologie de la chair inspire ultimement son analyse du sensible. Pour penser l’a priori, il se sert de l’expérience du « fond » puisée dans la philosophie de la nature schellingienne. Ce dernier livre fait aussi écho aux thèses précédentes en montrant une oscillation récurrente entre la philosophie néo-kantienne et une phénoménologie à saveur ontologique. Ainsi s’est dessinée petit à petit une métaphysique sans théologie plutôt qu’une ontologie, le poétique s’enracinant dans l’« alliance scellée » entre l’homme et le monde. L’être poétique de la nature qui ouvre à la bienveillance du sensible est interpelé pour fonder l’objectivité, ce qui permet d’éviter de la sacrifier au jugement esthétique kantien. Comme l’indique Maryvonne Saison, c’est l’entrée en scène de l’opposition spinoziste entre la Nature naturante et la Nature naturée, reprise par Schelling, qui permettra au philosophe d’éviter l’avenue de la théologie. La force instauratrice venue du fond de cet imaginaire naturel qui inspire les pratiques créatrices et précède tout dualisme vient élargir le champ d’action au-delà de la simple pratique poétique. Ainsi Dufrenne revoit-il la notion d’une « nature du sujet, donnée avant l’expérience et qui commande l’expérience ». Bien qu’inspirée de Merleau-Ponty, Maldiney, Lyotard, Lucrèce et même de Husserl, cette notion-clef d’a priori n’est toutefois jamais précisément décrite, selon l’auteure. Pour l’homme (1968) combat de son côté la philosophie de l’époque (Heidegger, Althusser, Lacan, Foucault et les structuralistes).

Les textes des années 1946-1953 sont utilisés dans le deuxième chapitre pour expliquer ce qui a ensuite mené au déni de l’oeuvre de Dufrenne, et on note à cette occasion ses amitiés intellectuelles. Il y a eu d’abord son dialogue avec Ricoeur et Jaspers. Puis, un désenclavement philosophique l’ouvre à la sociologie. Il chemine alors dans l’anthropologie culturelle américaine, fréquente Mounier, Durkheim, Bourdieu, tente de comprendre l’humain « comme liberté et [de] l’expliquer comme nature[2] ». Mais c’est toujours « en philosophe » qu’il va concevoir la proximité et la distance entre culture et nature. Côtoyant Sartre et Merleau-Ponty, il plaide l’unité des sciences humaines, contrecarrant le formalisme de Lévi-Strauss. Dans les années cinquante, ses recherches sur l’expérience esthétique sont « en porte-à-faux entre la sociologie, l’esthétique traditionnelle et la phénoménologie[3] ».

Si la Phénoménologie de l’expérience esthétique concilie l’ouverture phénoménologique et la tradition esthétique classique, son esthétique toute neuve s’oriente de manière inédite vers le spectateur et focalise sur une intentionnalité non radicale. L’auteure du livre souligne que Dufrenne, rejetant l’influence prépondérante de Heidegger, va bientôt sonder la « qualité affective », une catégorie esthétique déjà explorée en 1953. Héritier de Baumgarten et éclairé par Merleau-Ponty, il promeut la perception artistique en tant que mode perceptif très pur, où se marient le désintéressement kantien et les lignes phénoménologiques. L’enjeu de sa réflexion, nous décrit le chapitre III, serait d’expliciter les relations entre l’objet esthétique et une expérience contemplative subjective, tandis que les discours sur l’art, l’histoire de l’art et la sociologie exploreraient les « conditions empiriques » de cette expérience. L’approche singulière du penseur se veut plutôt une « élucidation eidétique » qui propulse l’inflexion esthétique un peu hors de la phénoménologie. Certains articles, en traitant de peintures, indiquent même comment cette expérience contemplative subjective est parfois déjouée. Le commentaire de l’exposition Lapoujade en 1961 lui permet de montrer comment le désarroi du spectateur devant l’abstrait peut devenir « expressif ».

Bien qu’il soit tiraillé entre des inspirations contradictoires, Dufrenne va tout de même s’éloigner de Merleau-Ponty. Voilà une attitude atypique face aux recherches esthétiques d’alors. Le pictural se rangerait sous une structure et le sens ne serait pas toujours « trouvé ». De plus, l’originalité de sa pensée touche au fait que la présence est davantage « éprouvée » que perçue par l’un des sens et que l’art exprime la Nature naturante[4]. Le texte « Le champ de l’esthétisable » (1979) n’est ni une reprise des esthétiques classiques ni la relève d’une perspective phénoménologique. Bien sûr, L’Urinoir de Duchamp ne donne pas cours à une expérience esthétique car, affirme-t-il, le sensible n’appelle pas ici « le sentant à se fondre dans le senti ». La définition de l’art s’est élargie depuis la modernité artistique, si bien que les champs de l’artistique et de l’esthétique ne coïncident plus. L’esthétisable concerne autant le monde de l’art que les objets quotidiens et les paysages. Bien que l’objet naturel puisse mal se prêter à une esthétisation, l’intentionnalité esthétique y étant plus floue, son aptitude à faire sentir une connaturalité le fait rivaliser avec l’oeuvre d’art. Dans « Le plaisir esthétique » (1981), le recueillement dans l’instant de la présence n’a rien à voir avec le logos : « lorsque la toile à son tour regarde le spectateur, lorsque le voyant se sent vu par ce qu’il voit et s’abîme dans cette vision[5] ». Aux yeux de Maryvonne Saison, ce qui isole Dufrenne de ses contemporains, c’est cette esthétique philosophique à couleur merleau-pontyenne, mais dont le but n’est pas tant de connaître scientifiquement l’art que de considérer la complicité créative du sujet et de l’objet « dans une expérience dont le sens […] s’oriente vers une réunion de l’esthétique, de la poïétique et de l’esthésique[6] ». Comment cette expérience peut-elle s’intégrer au processus créatif ininterrompu de la Nature ? L’exemple de Cap Ferrat en 1989 apporte une réponse partielle. Son statut d’objet culturel ne l’empêche pas de générer une expérience « symbiotique » nous ramenant vers un état du sensible antérieur aux expériences sensorielles. Un sujet ontologique, non constituant, doué de perceptions synesthésiques, y est impliqué. Ce Cap n’est plus un objet naturel dès lors que l’homme le métamorphose tout en se laissant habiter par lui. Le plaisir esthétique n’est pas un « plaisir d’état » mais un « plaisir d’acte ». L’objet est un « quasi-sujet ». Telles sont, éloignées des préoccupations discursives sur l’art, les conditions « non empiriques » (universelles) de l’expérience esthétique telle que la conçoit Dufrenne.

Le chapitre IV traite de textes souvent ambigus autour du thème de l’imagination qui se fera quelque peu transgressive dans le cadre d’une réflexion politique. L’auteure affirme qu’il serait toutefois « imprudent de prétendre que Dufrenne s’est inspiré de l’esthétique anarchiste[7] », bien qu’il revendique lui aussi un sens immanent au sensible (un possible), un imaginaire non pas irréel mais pré-réel et un acte créateur ancré dans la vie. Dans « L’imaginaire » (1976), à l’encontre de Sartre et rejoignant Bergson et Bachelard, il déclarait que c’est la Nature qui imagine. Maryvonne Saison se sert alors d’un séminaire inédit des années soixante-dix, et revient sur la qualité affective à valeur ontologique, sur la fonction de l’expression et du langage, sur l’expressivité de l’homme et des choses. En 1963, la réception d’une oeuvre s’achevait déjà au terme d’un processus de « réhabilitation ontologique du sensible » : lorsque le sentiment saisit ce qui est exprimé, la sensibilité se fait affective avant d’être sensorielle[8]. La tradition kantienne est encore ici revisitée.

En 1973, une « métaphysique de la présence […] ouvre sur une philosophie de la nature[9] », seulement esquissée auparavant. En tant que catégorie la plus représentative des « a priori matériels », le poétique rejoint ce qui culmine dans le sentiment. Les Romantiques allemands, Carus, Spinoza, Schelling, Klee, Bergson et Bachelard vont inspirer le philosophe. La Nature est le réel débordant, un genre de surnature ; l’« évidence sentie » du fond, l’« idée-limite ». Le cinquième chapitre explique ainsi l’économie d’une théologie à condition de chercher « le commencement dans un poiëin de la Nature dont l’art seul […] donne une idée en l’imitant[10] ». L’inventaire des a priori parachève en 1981 la construction théorique de 1959. À partir de 1963, l’idée de Nature déjà devenue un a priori, est une « fiction » heuristique. L’art n’est plus la voie privilégiée, et le sentiment de 1953 revient nommer le « mouvement par quoi la conscience découvre l’unité originaire dont elle émerge et pressent par là la Nature[11] ». L’imagination articule donc la productivité naturelle et sa réception par « une sensibilité attentive et disponible », reliant la Nature naturée à la Nature naturante, ce qui distingue vraiment la pensée de Dufrenne de celle de Merleau-Ponty. De plus, sa notion d’imaginaire diffère de celle de Sartre en se situant dans le réel.

À propos de Cap Ferrat, l’auteure pense que son matérialisme « ne peut être éludé[12] ». Récusant les matérialistes scientifiques, le penseur déclare en 1973 qu’« on ne peut être matérialiste que poétiquement ». Revendiquant un savoir sans dogmes, il proposera un courageux (et mystérieux) « empirisme du transcendantal » et, aux philosophies de l’être, il opposera sa philosophie de la nature qui exprime « une réserve essentielle, tant par rapport au matérialisme incarné par le structuralisme que par rapport aux errances de l’onto-théologie[13] ». Ricoeur affirmait que l’affinité entre l’homme et le monde est un « fait » dont on peut seulement témoigner. Et Dufrenne de répliquer que c’est le transcendantal qui fonde cette alliance. Il y a voisinage entre l’expérience religieuse et l’expérience poétique, bien que seule celle-ci soit « à elle-même sa propre révélation ». Sa philosophie est enracinée dans une présence première, moins présence à soi que présence cosmique. Dominique Janicaud parlera en ce sens d’une « phénoménologie athée ». Au sein de cette philosophie non théologique, l’expérience de l’art nous mènerait minimalement à « penser » l’originaire. Restons toutefois « perplexe quant aux formes d’art susceptibles de répondre à une telle ambition », déclare Maryvonne Saison[14].

Il est question dans le dernier chapitre d’une position inconfortablement partagée « entre une fascination pour le monisme et la nécessité d’accepter le dualisme[15] ». Dufrenne nomme « Nature » la substance spinoziste, cette fiction seulement pensable. N’a-t-il pas déclaré plus tard que l’« unité de la pensée et de l’être ne peut qu’être entrevue[16] » ? Depuis 1959, il s’est intéressé au lien entre l’a priori comme principe et la Nature, ainsi qu’aux a priori du monde fini. Fuyant la « démiurgie kantienne du sujet », sa recherche s’est orientée vers l’anthropologie. Son « empirisme du transcendantal » l’avait mis dans une position paradoxale face au kantisme et, bien qu’il ait dénoncé un « caporalisme de l’essence » chez Husserl, il avait emprunté à ce dernier quelques concepts. Mais, comme on l’a vu, la Nature relevait d’une ontologie matérielle. Inspirée par Deleuze, Proust, Leroi-Gourhan, Éliade et Scheler, l’anthropologie philosophique proposée aura servi à montrer « comment l’homme s’éduque en étant éduqué par la Nature[17] ». Ce plan empirique a certes aidé les lecteurs à saisir comment l’a priori est perçu, soumis à l’histoire, transmis culturellement, incarné individuellement et socialement. Mais des difficultés demeureraient irrésolues. Selon l’auteure, l’un des problèmes de Dufrenne est que sa théorie de l’a priori, tout en nommant un impensable radical, joue à la fois sur les niveaux ontologique et ontique.

L’esthéticien a défendu une philosophie non dogmatique (une manière de vivre et de penser), prôné la créativité partagée entre le sujet et le monde, invoqué une Nature artiste. Comme le démontre Maryvonne Saison, son esthétique en métamorphoses dialoguait avec les créations contemporaines et les disciplines connexes, tout en maintenant un esprit philosophique critique. Le repérage qu’effectue ici la fondatrice du Centre de recherches sur l’art de l’université Paris-Nanterre défend l’unité d’une oeuvre aussi bien que la cohérence d’une pensée. S’inspirant de Jalons (1966), elle parle d’une « lecture non historienne de la philosophie ancrée sur une technique du rapprochement et du raccourci » permettant « d’instaurer une continuité[18] ». Si l’ouvrage qui a fait la renommée de Dufrenne en 1953 ne témoigne pas suffisamment de son originalité, l’auteure réussit à élucider ce fait en explorant les causes de la baisse de popularité du penseur. Son analyse méticuleuse nous livre l’écho d’une Nature artiste présente dans tous les textes examinés. Bien qu’elles lui aient valu une certaine marginalisation parmi les intellectuels, ses innovations théoriques l’auront néanmoins rendu digne interlocuteur des esthéticiens actuels[19].