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L’interdisciplinaire, dont on parle beaucoup, ne consiste pas à confronter des disciplines déjà constituées (dont, en fait, aucune ne consent à s’abandonner). Pour faire de l’interdisciplinaire, il ne suffit pas de prendre un « sujet » (un thème) et de convoquer autour deux ou trois sciences. L’interdisciplinaire consiste à créer un objet nouveau, qui n’appartienne à personne.

Roland Barthes, « Jeunes chercheurs »

Roland Barthes donnait ainsi des conseils à de jeunes chercheurs universitaires. Pourtant, il aurait tout aussi bien pu parler de création d’oeuvres scéniques. La plus grande part de ma carrière artistique a été caractérisée par la création d’objets nouveaux, qui n’appartenaient à personne, pour reprendre la formulation de Barthes. Les créateurs avec qui j’ai travaillé (Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui des Ballets C de la B ainsi que Jan Lauwers de la Needcompany, entre autres) mélangeaient sur le plateau, sans hiérarchie aucune, des danseurs, des musiciens, des acteurs et des chanteurs, professionnels et non professionnels. Comme l’affirme Barthes, le fait de rassembler diverses disciplines sur un plateau autour d’un sujet ne suffit pas pour faire une création « interdisciplinaire ». L’intention de ces chorégraphes et metteurs en scène de privilégier une certaine hybridité au sein de leur processus de création est déterminante pour en arriver à une forme performative interdisciplinaire. Pour chacun de ces artistes, le mouvement ou le texte apparaît comme matière première à partir de laquelle les créations vont émerger[2]. Invités à se joindre au processus, les interprètes venant de différentes disciplines délaissent leur domaine de spécialisation et s’abandonnent à l’inconnu, au devenir. Quel est l’apport de l’interprète dans une telle démarche? Comment l’interprète-créateur se déplace-t-il par rapport à sa discipline et à sa formation pour laisser son parcours personnel venir nourrir l’oeuvre en déploiement? Comment aborde-t-il une création qui se manifeste dans un espace encore informe, voire vide? Comment arrive-t-on, au fil du processus, à cet objet nouveau qui n’appartient à personne auquel Barthes fait allusion?

La littérature dans le domaine du spectacle vivant ne parle que rarement de l’interdisciplinarité du performeur. Or, à mes yeux, il n’y a pas de spectacle interdisciplinaire sans interprète interdisciplinaire. Chez ce dernier, l’interdisciplinarité se manifeste dans la volonté de se nourrir de diverses formes d’expression et de les mettre en oeuvre de façon rhizomatique pour résonner avec les demandes de la création. Son expérience subjective accompagne et surtout participe à sa navigation à travers des images, thématiques ou textes proposés, en ancrant sa contribution unique et son hybridité artistique singulière. À partir de mes expériences, je tenterai d’articuler quelques réflexions autour de l’interprète qui génère, occupe et redéfinit continuellement cet espace « entre » qui est au coeur du processus interdisciplinaire, en cherchant à « mettre son propre langage en position d’exterritorialité » (Barthes, 1972 : 2). Pour le célèbre artiste John Cage, ce processus se détermine dans un intervalle indéfini qui est nécessaire afin de permettre le contact, la rencontre, l’interpénétration des arts (Cage, 1976 : 86-88). Selon lui, la création s’inscrit dans l’infini et n’est possible que dans l’absence de toute intentionnalité de la part du créateur. Lorsqu’il y a des présences simultanées de plusieurs arts, seul un retour à ce qu’il considère comme les « origines » – le vide et le silence – permet que « la chance et le chaos » émergent et deviennent création (ibid. : 110). Félix Guattari parle du « mouvement chaosmique, qui consiste à faire un aller-et-retour permanent entre le chaos et la complexité [et qui] ne s’arrête pas forcément au degré zéro. Il rencontre des strates, des plis, que [Guattari] appelle des plis autopoïétiques » (Guattari, cité dans Uno, 1999 : 19).

L’idée de se tenir entre le chaotique de l’individu et le systémique de la formation disciplinaire est particulièrement intéressante en ce qui a trait au devenir de l’interprète-créateur dans une oeuvre interdisciplinaire. Je partirai donc de mon domaine de formation, la danse, devenue une sorte de discipline d’entrée dans un processus de création que j’expliciterai ensuite, en explorant comment celle-ci a informé mes premières esquisses lors de collaborations avec Alain Platel, Sidi Larbi Cherkaoui, Jan Lauwers et d’autres. Puis, je ferai part de mes réflexions concernant ma compréhension et ma transposition de leurs consignes, imageries et thématiques initiales, en relation avec ma pratique, laquelle est nourrie à son tour par mon histoire personnelle. Finalement, je tournerai mon attention vers mon agentivité dans une création interdisciplinaire afin d’observer en quoi cette capacité d’agir influence la nature et le contenu de mes interventions.

De danseur à interprète-créateur

Dans l’histoire de la danse, le danseur a longtemps été un simple exécutant – il apprenait la gestuelle du chorégraphe et la reproduisait sur le plateau, dans le plus grand respect possible de la forme proposée et de son contenu, similairement à ce que Barthes décrit à ses étudiants universitaires : « dans nos sociétés, nos institutions, ce qu’on demande à l’étudiant, au jeune chercheur, au travailleur intellectuel, n’est jamais son désir : on ne lui demande pas d’écrire, on lui demande ou de parler (au long d’innombrables exposés) ou de “rapporter” (en vue de contrôles réguliers) » (Barthes, 1972 : 1-2). J’ai commencé ma carrière artistique en tant que danseuse. J’ai eu une formation tout à fait traditionnelle en danse moderne au début des années 1980[3]. J’ai appris à maîtriser la poésie du corps et sa gestuelle, le tout dans un silence absolu. À aucun moment, au cours de mes années de formation, on ne m’a proposé un cours de voix, de jeu ou de musique. La vision académique et institutionnelle qui régnait à l’époque (et à laquelle j’adhérais) ne remettait absolument pas en question l’idée que, pour être danseuse, il fallait uniquement pouvoir danser : connaître et reconnaître les pas, maîtriser leur exécution et leur donner vie selon les goûts du chorégraphe quant au rythme, au tempo et à la qualité du mouvement. La reproduction exacte de la gestuelle enseignée était déterminante pour tout bon danseur.

Le rôle du danseur évolue beaucoup au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Il devient un chercheur et un prospecteur de matériau. Il est amené à prendre part à la création des oeuvres en devenant tour à tour ou simultanément interprète, créateur ou improvisateur, pour reprendre les catégories proposées par Pamela Newell (2007). Pour ma part, j’ai toujours participé à des créations qui m’engageaient par des improvisations et des recherches d’un vocabulaire de mouvement particulier. Le matériel des spectacles ne provenait jamais uniquement du chorégraphe ou du metteur en scène. Au contraire, ils accordaient toujours de l’importance aux réponses personnelles et diverses des interprètes – à leur passion du moment – en résonance avec les thèmes qu’ils proposaient. Au lieu de m’ordonner de représenter un personnage spécifique ou d’exécuter la gestuelle du chorégraphe, on me demandait de réagir à ma manière et d’interpréter selon mes sensibilités les thématiques qui étaient lancées. J’arrivais ainsi à générer du matériel de toute sorte que j’assumais par la suite sur le plateau. Dans ce contexte, le mot « interprète », « prospecteur de matériau », engage une certaine autonomie créatrice et suggère même que je suis en quelque sorte l’auteure de mes contributions – une question sur laquelle je reviendrai plus loin.

L’interdisciplinarité de l’interprète

Comme l’indique Guy Palmade, « la notion d’interdisciplinarité est en effet régie par ce que l’on entend à propos de ce qui est “entre”, et l’on peut alors soit considérer ce qui sépare à l’intérieur d’un certain ordre deux entités que l’on situe dans cet ordre, soit les rapports qui existent entre ces entités » (Palmade, cité dans Verner, 2005). Dans son article sur l’interdisciplinarité dans l’art, Lorraine Verner revient sur la réflexion de Palmade et ajoute : « Dans les divergences qui peuvent ressortir à propos de la “manière dont l’interdisciplinarité se définit entre les disciplines”, c’est l’ambigüité de l’interdisciplinarité elle-même qui se profile : l’entre exprimant l’espacement, la répartition ou une relation réciproque » (idem; souligné dans le texte). En tant qu’interprète interdisciplinaire, je suis surtout concernée par cette ambiguïté qui, à mes yeux, distingue à la fois mon parcours artistique et la nature de mes contributions à différentes créations.

Pour Gilles Deleuze, à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même (2008 : 8), car le devenir « n’est pas un terme qui devient l’autre, mais chacun rencontre l’autre, un seul devenir qui n’est pas commun aux deux puisqu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction, un bloc de devenir, une évolution a-parallèle » (ibid. : 13). Dans les projets de danse contemporaine auxquels j’ai participé, les processus de création dépendaient entièrement des improvisations des interprètes pour générer le matériel de performance. Les chorégraphes et metteurs en scène ne proposaient aucun mouvement à apprendre. Ils lançaient des pistes de recherche qui généraient des réponses autant physiques que théâtrales ou vocales. Comment aborder et investir cet espace de création qui est finalement basé sur l’entre tel que décrit par Verner – un terme qui exprime l’espacement, la répartition et la relation réciproque? Comme je l’ai mentionné précédemment, cette façon de travailler exige une réponse individuelle et unique de la part de chaque interprète face aux demandes du créateur. Je pouvais proposer de la gestuelle, du chant, du texte et du jeu de manière libre et fluide, en fonction de ce que je ressentais face aux thématiques proposées. Mes contributions étaient d’abord influencées par ma discipline de formation, la danse, qui me donnait clairement accès à mon corps comme véhicule de création et de performance, gouvernant mon rapport au geste, à l’espace, à la musique, à l’autre. C’est par mon corps-danseuse, autant physique que sensible, que j’entre en relation avec d’autres formes d’expression, d’autres disciplines, d’autres interprètes et d’autres idées. Cette discipline d’entrée me sert de tremplin vers un espace (de création) entre, vers l’inconnu, vers le vide et vers le chaosmique, qui, d’après Guattari, se pose « entre le zéro et l’infini, entre la fixité de l’Être et l’infini corporel » (cité dans Uno, 1999 : 19). Mon corps-danseuse me permet d’accéder à un imaginaire interstitiel qui existe au-delà des définitions de ce même corps-danseuse. Dans « Gilles Deleuze : une logique de la création », Jean-Philippe Cazier parle des frontières, des agencements qui créent cet espace entre :

L’art, le social, le politique, la subjectivité, le corps, etc., n’y sont plus compris comme des réalités distinctes, juxtaposées, reliées par des rapports de représentation, mais comme les variables d’une multiplicité, d’un agencement singulier et créateur [...] dont il s’agit d’appréhender les transversalités, mais dans lequel aussi il s’agit d’agir en introduisant d’autres transversalités, pour créer du nouveau – injecter un peu de chaos, produire de nouveaux duos, de nouvelles multiplicités, pour de nouvelles lignes créatrices : inventer des agencements à partir des agencements qui nous ont inventés

(2015).

Finalement, mon corps-danseuse en devenir résulte de ma discipline de formation. Par contre, une fois engagé dans un processus de création, il déconstruit la notion même de discipline et génère sa propre reconstitution en définissant d’autres frontières et en entrant dans un espace chaosmique.

Se déconstruire de sa discipline

Irit Rogoff parle de la complexe et rigoureuse tâche de se déconstruire (2008 : 98), to unbecome ourselves, selon Shauna Janssen (2014 : 43), pour pouvoir accéder à l’interstice entre l’être et son domaine de spécialisation. Se déconstruire implique davantage de prises de risques, un rapport intime à l’inattendu et surtout une ouverture à l’incertitude qui caractérise toute transformation. Pour Rogoff, ceci exige la même rigueur essentielle à la maîtrise d’une discipline (2008 : 105). Pour un interprète, le fait de travailler à partir de plusieurs champs de maîtrise ne garantit donc pas l’accès à l’interdisciplinarité. Il doit s’appliquer consciemment et volontairement à la tâche de sa propre déconstruction afin de créer du nouveau. Comme le proposent notamment Barthes, Deleuze, Guattari et Verner, le nouveau apparaît dans ces espaces non définis, chaosmiques, sans sens préétabli. La volonté créatrice de laisser place au non-défini permet à ce nouveau d’émerger. Dans son texte « What is a Theorist », Rogoff explique :

[D]ans cet espace, ni les matériaux ni les méthodologies ne domineraient, et l’on pourrait se passer de la taxonomie interminable des composantes constitutives qui caractérise ce que l’on appelle l’interdisciplinarité. Selon la problématique à laquelle on réfléchit ou que l’on étudie, on introduirait dans la discussion tout ce qui semble important ou éclairant sans devoir l’aligner sur l’histoire des disciplines dont il aurait pu être tiré[4]

(idem).

Lors d’une conversation informelle avec un mentor, ce dernier m’a dit : « le corps n’est pas une discipline ». En effet, mon corps d’interprète-créatrice n’est pas défini par des lois ou facteurs disciplinaires. Il se situe plutôt sur un sol mouvant, au milieu de ces considérations, trouvant une expression pertinente par le biais de rencontres et d’échanges disciplinaires, esthétiques et idéologiques propres à la création. Ma danse se définit par ce que je comprends à travers le corps. Ce qui est au centre de mon agitation créatrice est mon corps idiosyncrasique.

Créer avec l’interprète-créateur

Créer avec l’interprète – et non sur l’interprète – demande avant tout que l’on reconnaisse l’apport de la subjectivité de l’individu, une subjectivité qui, par définition, n’est pas prévisible et n’a pas de forme préétablie. Dans un entretien avec Toni Negri, Deleuze parle du

processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont les individus ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, ils échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle

(Deleuze, cité dans Negri, 1990).

Mon statut de sujet dans un processus de création me permet justement de dépasser les limites de ma discipline proprement dite, pour privilégier plutôt un espace de recherche et de découverte propre à ma personne. Pendant la création de La tristeza complic[5], Alain Platel nous a invités à cette spontanéité rebelle en nous disant : « Utilisez le médium qui exprime le mieux ce que vous avez à dire. » Avec ces mots, il avait mis le doigt sur un élément clé : offrir une liberté d’expression totale à l’interprète-créateur de l’oeuvre en devenir. « Le devenir n’est pas de l’histoire; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne pour “devenir”, c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau » (Deleuze, cité dans Negri, 1990).

Le processus de subjectivation auquel renvoie Deleuze comprend forcément la globalité des expériences phénoménologiques et sociales de l’interprète-créateur, telles qu’elles sont comprises à travers son corps. Selon Michel Bernard, « [l]e mot [corps] engage a priori et radicalement le mode existentiel de son énonciateur, c’est-à-dire la manière de percevoir, d’exprimer, d’agir, de penser et bien évidemment de parler modelée et diffusée par une culture » (2002 : 525). Cette idée du corps reflétant autant ses propres expériences perceptives et subjectives que le contexte dans lequel il agit évoque deux notions supplémentaires : le corps politique de Ronald J. Pelias et le corps sensible (felt body) du phénoménologue Hermann Schmitz. Dans l’introduction de l’article « Emotions Outside the Box: The New Phenomenology of Feelings and Corporeality », Rudolf Owen Müllan et Jan Slaby abordent ce corps sensible et indiquent :

Ce qui est perdu de vue […] est le corps ressenti avec sa dynamique tout à fait spécifique, ses rythmes de frémissements et de mouvements corporels et ses façons d’être constamment impliqué dans de multiples formes de discernement holistique des situations – modes riches d’expérience qui ne peuvent être réduits, de manière adéquate, à la simple perception par les organes des sens. Discerner au moyen du corps ressenti est plutôt un échange holistique des dynamiques corporelles, une harmonisation dynamique à un environnement porteur de sens. […] [L]e corps ressenti est un corps sensible [...] : le corps sensible devient manifeste dans des émois corporels holistiques tels que la vigueur et la langueur, dans le fait d’être corporellement saisi par des émotions et des atmosphères qui envahissent la pièce et également dans son orientation corporelle dans le monde, dans les contextes de la perception, de l’action et de la navigation spatiale. En outre, le corps sensible présente une position absolue de l’orientation subjective[6]

(Schmitz etal., 2011 : 244; souligné dans le texte).

Schmitz, Müllan et Slaby ne voient le corps que dans son contexte holistique et subjectif. Leur notion de corps ressenti tient autant compte de tout ce que le corps perçoit, de ce qui exerce une influence sur ce corps et de tout ce que le corps provoque – sensations, émotions, relations, déplacements dans l’espace, rapport à un environnement spécifique, etc. Schmitz constate l’incapacité des organes des sens à pleinement percevoir la richesse des expériences et parle des émotions comme « des atmosphères versées dans l’espace qui provoquent les mouvements du corps ressenti[7] » (ibid. : 247).

De son côté, Pelias souligne la dimension politique du corps :

Dans tout acte d’incarnation, il y a toujours un corps politique. Toute performance est idéologiquement chargée. Les corps des interprètes ne sont pas neutres. Ils portent, parmi d’autres marqueurs, leurs genre, sexualité, capacités, classe sociale, race et appartenance ethnique. Ils indiquent des préjugés culturels –  [...] le corps de l’interprète est toujours un site contesté[8]

(2008 : 188).

Par mon corps, j’apporte aux projets de création ma morphologie, mes origines ethniques, mon genre, mon rapport à la discipline ainsi que mes capacités physiques, mais aussi, et à titre égal, le contexte historique, institutionnel, politique et socioculturel qui informe autant mes sensibilités et mes perceptions personnelles qu’artistiques.

Le début de la création de Rien de rien[9] était une conversation entre Sidi Larbi Cherkaoui et moi-même autour des questions d’identité et de tabous culturels. En cours de processus, mes expériences personnelles sont devenues un des fils rouges de la création. L’une d’entre elles concernait l’histoire d’une chèvre abattue en mon honneur lors d’un voyage au Mali. Le texte et les gestes qui accompagnaient ma façon de raconter, appris par d’autres interprètes, sont devenus un moment clé du spectacle. L’histoire a inspiré d’autres conversations sur mes préjugés culturels, un sujet que j’ai personnellement exploré dans Rien de rien.

Comment le corps, désormais subjectif, holistique, non discipliné, s’engage-t-il dans un processus chaosmique de création? Pour reprendre les mots de Cazier :

Si l’art, la pensée sont définis en tant que processus de création, on doit plutôt les rapporter à un « dehors » qui est du monde, la pensée ne pouvant être réduite aux formes préétablies du moi, de la conscience, du corps, formes qui sont au contraire, du fait de la relation dynamique à ce dehors, prises dans des lignes de fuite, des devenirs inédits. La création appelle cette relation à un dehors que la pensée – le corps aussi est de la pensée – rencontre et crée, affronte et reconduit, répète, subit et affirme. Le créateur travaille avec une étrangeté qu’il n’est pas pour créer autre chose que ce qu’il est – et se créer lui-même autre. Ce qui implique que la subjectivité soit relationnelle, dynamique, non statique ou déterminée a priori. Liée à l’artiste, la création se fait pourtant au-dehors de lui : créer nécessite l’oubli, l’abandon de soi, puisque celui qui crée travaille dans le champ d’un autre, d’un ailleurs, d’un autre temps (le créateur n’est pas un auteur). Qui peint? Qui écrit? Qui pense? C’est toujours le troisième, sans nom, sans visage

(Cazier, 2015).

Marie-Christine Lesage dit de la « dynamique interartistique [qu’elle] ouvre littéralement le corps théâtral – le défait et le recompose autrement, en permutant l’ordre de ses sens » (2008 : 26). Elle renvoie au corps théâtral au sens figuré, mais sa description pourrait également être celle de mon expérience d’interprète lors d’une création en devenir. À tout moment, mon corps joue, jongle, remet en question, repositionne, réécrit, digère. Il réinvente des idées, des mouvements, des textes et des résonances de façon directe, indirecte ou interchangeable, seul et avec d’autres corps. Ce qui en sort est toujours un objet nouveau, une distillation qui est générée, ressentie et communiquée par ma corporéité. Porteur de toute recherche et de tout ressenti, mon corps, à chaque fois, se transforme, se complexifie et devient dans la chaosmose guattarienne créatrice.

Un espace de pouvoir

Historiquement, le corps de l’interprète-danseur n’était pas considéré comme un lieu politique, porteur de sens, de contenu et d’autonomie, même s’il est clair que la réalité était tout autre. Je garderai toujours le souvenir d’une performance du Lac des cygnes du Ballet National de Cuba que j’ai vue dans les années 1980 à La Havane. Les danseurs de couleur portaient tous du maquillage blanc pour transformer l’aspect de leur peau. Je ne m’attarderai pas plus longuement là-dessus, sinon pour souligner combien ces corps portaient des messages on ne peut plus politiques!

Qui dit politique dit pouvoir. Le corps est un lieu de connaissance et d’incarnation d’expériences vécues. Par conséquent, le corps performatif véhicule un sens individuel. En parlant de l’intérêt que portent des artistes contemporains au décloisonnement de leurs langages respectifs, Daniel Urrutiaguer soulève la question suivante : « [E]st-il le reflet d’une “autonomisation individuelle” dans la société actuelle, qui inciterait à cultiver une diversification des rôles sociaux afin de régénérer le sens que donnent les individus à leur vie? » (2008 : 27.) Guattari, pour sa part, déclare :

[T]out doit être pris dans cette perspective d’élaboration processuelle. La résistance, à ce moment-là, n’est pas seulement une résistance des groupes sociaux, elle est une résistance des gens qui reconstruisent la sensibilité, à travers la poésie, la musique, des gens qui reconstruisent le monde à travers une relation amoureuse, à travers d’autres systèmes urbains, d’autres systèmes pédagogiques

(Guattari, cité dans Uno, 1999 : 21).

Le sens que je donne à ma vie – qu’il s’agisse de mon quotidien ou de mon parcours artistique – est intimement lié à ma capacité (ou à mon incapacité) d’agir face à mon environnement. Mes interventions d’interprète sont reliées à mon identité et à ma subjectivité parce que j’exerce une agentivité à leur égard. Les processus de création auxquels je participe sont tous constitués d’efforts collaboratifs dans lesquels les interprètes sont essentiellement auteurs de leurs contributions. D’une certaine manière, j’explore et raconte ce qui m’importe à travers mes contributions aux spectacles. Je reconstruis mon sensible. Après la première de La tristeza complice, j’ai exprimé à Alain Platel mon insatisfaction face à une de mes actions à un moment particulier dans la pièce. Il m’a proposé de la changer. J’ai voulu savoir si nous pouvions regarder d’autres options ensemble. Il a répondu : « Tu sentiras très vite toi-même si ça marche ou pas ». Je me rappelle très bien ma réaction intérieure : « La liberté est tout de même une grande responsabilité! » Platel m’avait invitée à donner sens à mon action sur le plateau. Pour cela, il a fallu que j’assume pleinement la responsabilité de celle-ci et que j’évalue sa pertinence, sa place, sa poésie dans la création. Il a fallu que j’exerce mon pouvoir individuel, mon agentivité. Il a fallu que je fasse acte de résistance, pour reprendre les mots de Guattari.

Le phénoménologue Michel Henry parle du corps comme « unité de différents “pouvoirs” » (Henry, cité dans Jean, 2011 : 328). Ces derniers m’identifient comme actrice principale de mes expériences (de corps – au sens où Schmitz, Müllan et Slaby l’entendent). C’est à partir de cette « unité de pouvoirs » que j’agis, que ma capacité d’action s’exprime, que je définis mes règles d’engagement avec ce qui m’entoure. Mon corps dans le monde devient ainsi mon corps dans la création. Ses actions, ses gestes, ses paroles, ses chants et ses prises de position prennent place sur la scène comme ils existent dans la vie. Dans la création interdisciplinaire, je défais et reconstruis ma discipline jusqu’à en créer une identité hybride, chaosmique, interdisciplinée. Selon Ramsay Burt, la possibilité d’explorer et de choisir des identifications multiples, voire contradictoires, génère une singularité chez l’interprète qui est elle-même source d’autonomie et d’agentivité (2009 : 6-7).

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Bernard parle de la nécessité de revoir la notion occidentale du corps. En déconstruisant le modèle hégémonique que l’on appelle « le corps », le philosophe explique que « l’acte créateur [n’est] pas le fait et l’apanage du pouvoir inhérent à un “corps” comme structure organique permanente et signifiante, mais du travail d’un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées » (Bernard, 2002 : 526). La possibilité de créer, recréer, faire et défaire mon corps ainsi que ma discipline, me met, en tant qu’interprète-créatrice, en position de pouvoir. Ce remaniement de mon art est pour moi un acte de résistance à un ordre hiérarchique préétabli. C’est une préférence claire pour le non-connu. Ma création artistique n’est pas simplement une façon d’engager le monde qui m’entoure, elle est surtout une façon d’être dans ce monde. Ma prise d’autonomie personnelle – ma quête de sens, suggère Urrutiaguer (2008 : 30) – s’exprime dans ma pratique artistique. Elle se manifeste dans l’engagement conscient dans un processus défini par « la chance et le chaos » dont parle Cage (1976 : 110). Verner ajoute :

Une réflexion sur le concept d’interdisciplinarité par la mise en relief de cette zone ambiguë de dessaisissement des discours et des savoirs, l’im-pensé, est d’intérêt. N’est-ce pas par l’expérimentation de cet espace de l’entre-savoirs – jusqu’à ce que des idées non encore pensées apparaissent, jusqu’à faire surgir l’impensé, donc la genèse d’un sens non encore donné – que John Cage entend transformer l’esprit […]? […] Cage utilise à dessein une expression répandue dans les textes japonais, celle d’égarement. Il va sans dire que ce principe d’interdisciplinarité participe à une démarche philosophique globale qui est l’ouverture de l’être à toute expérience

(Verner, 2005; souligné dans le texte).

Je ne peux que m’identifier à une démarche philosophique qui privilégie le pouvoir créatif de l’égarement et du non-connu. Cette notion chaosmique se retrouve également dans les réflexions sur la recherche interdisciplinaire de Jane Rendell (2007 : 60). Elle décrit cette recherche comme un processus, certes critique et intellectuel, mais également émotionnel et politique. C’est un processus qui demande de délaisser ce que l’on connaît au profit de ce que l’on ne connaît pas, d’abandonner ses compétences habituelles pour laisser place aux dangers d’une incompétence potentielle. Ma discipline d’entrée est ma compétence. Dans un processus de création, elle cède sa place hiérarchique pour mettre à profit tout mon corps interdiscipliné et explorer pleinement les dangers de l’incompétence dont parle Rendell – une incompétence génératrice et créatrice. Je dois en effet me défaire de mes savoirs pour laisser émerger l’expression hybride la plus pertinente pour le contexte de la création en devenir. Cet acte de foi, qui est aussi émotionnel que politique et artistique, reflète bien l’engagement de mon corps interdiscipliné dans le monde.

L’interdisciplinarité dans la performance n’est pas une nouveauté. Elle jaillit de nos mythologies humaines :

Les mythes fondateurs des sociétés projettent l’existence d’un grand Tout, qui définit la place de chaque partie qui le compose sur le mode d’une régulation biologique. Comme les représentations théâtrales s’inscrivent à l’origine dans des rituels religieux célébrant ces mythes, l’interdisciplinarité artistique s’impose de soi

(Urrutiaguer, 2008 : 29).

Dans des cultures traditionnelles et non occidentales, la performance est généralement considérée comme un lieu de coexistence non hiérarchique entre divers modes d’expression. Ils se mettent en valeur mutuellement et le corps du performeur est le véhicule premier par lequel la parole, la musique et les langages du mouvement communiquent de la signification aux spectateurs. Les différents modes expressifs se fusionnent en une seule synergie artistique qui génère une impulsion constante vers le changement, l’adaptation et la nouveauté (Zenenga, 2015 : 241-242). Il s’avère que la pureté disciplinaire qui a longtemps caractérisé la création occidentale, une pureté qui ne reflète pas les réalités complexes du contexte contemporain et qui ne reconnaît pas l’apport idiosyncrasique et créateur de chaque interprète, est plutôt hors du commun. L’arrivée de l’ère postmoderne a amené une dissolution des frontières entre les disciplines artistiques et les principes mono-esthétiques. Selon Stephen Connor, la condition postmoderne se manifeste par « la multiplication des centres de pouvoir et d’activité et par la dissolution de tout récit totalisant[10] » (1997 : 8). Dans le contexte de la création artistique interdisciplinaire, ces multiples centres de pouvoir incluent la participation singulière et créatrice des interprètes. Praise Zenenga parle même d’une approche multi-agency qui se révèle lors des processus de création dans le Total Theater – une forme théâtrale interdisciplinaire africaine (2015 : 238).

Les créateurs et interprètes contemporains sont issus d’un contexte pluraliste où les influences socioculturelles et ethnoculturelles sont multiples et où la place de l’individu est bien prononcée. Les créateurs avec qui j’ai travaillé reconnaissent les différences de tous, privilégient la singularité et l’hybridité des expressions, prenant ainsi position artistiquement aussi bien que politiquement. Leur désir est, à tout le moins, de mieux représenter le monde autour d’eux, et, dans le meilleur des cas, de mieux commenter ce monde. Ils cherchent par leurs oeuvres à interpeller un public en dehors d’une zone de confort absente de questionnement, à engager le spectateur dans des expériences de résonances personnelles diverses avec différents niveaux d’intensité émotionnelle qui titillent tous ses sens. Afin d’émouvoir l’individu-spectateur dans sa globalité, l’outil de création et d’expression est le corps interdiscipliné de l’individu-interprète.

Suis-je une artiste interdisciplinaire? À mes yeux, je suis simplement artiste. Mes actes interdisciplinaires, non disciplinés, ne relèvent pas d’un choix. Ils sont plutôt une évidence liée à mon pouvoir d’action sur mon expression créatrice et à la fonction de mes interventions. Selon Urrutiaguer :

Les expériences d’interdisciplinarité artistique peuvent être alors comprises comme des projets nécessaires pour des artistes, qui s’interrogent sur le sens d’un monde complexifié par la mise en jeu d’une multitude de rôles, qu’agencent les individus en fonction de leurs ressources économiques, sociales et culturelles inégalement réparties

(2008 : 30).

Je constate ma volonté, voire mon besoin, de me lancer dans l’inconnu, dans la zone du chaosmique pour devenir. Ce que j’ai voulu exprimer sur le plateau n’a pas toujours été possible uniquement via un geste abstrait dansé. Le besoin de la parole, ou du moins d’un mouvement contaminé, secoué par une autre forme – elle-même adaptée par le mouvement – était souvent lié à une envie de toucher les sensibilités du spectateur autrement, de le rencontrer à un autre endroit, en faisant parler une autre partie de moi. Je ne questionne pas les formes que prennent mes interventions. Ce que j’ai envie d’explorer et l’efficacité du mode d’expression proposé sont les seuls critères que je considère. En fin de compte, ma seule « discipline » ou rigueur préalable est celle d’entrer dans la création en devenir avec l’entièreté de mon être et un esprit chaosmique, voire quelque peu anarchiste. Pour conclure, j’emprunte une dernière fois les mots de Verner :

Mais l’interdisciplinarité agissant dans ce no man’s land n’est plus seulement un concept théorique; elle est aussi et surtout une pratique individuelle, un processus, une attitude d’esprit, faite de curiosité, d’ouverture réciproque, de sens de l’aventure en dehors des sentiers battus. […] Certes, il n’y a pas d’interdisciplinarité sans disciplinarité, mais il n’y a pas d’interdisciplinarité sans indiscipline

(2005; souligné dans le texte).