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Le contrat de vente maritime internationale[1] constitue un exemple d’internormativité concrète. Ce pan de l’activité économique et juridique participe évidemment de l’essor du commerce mondial. En ce qui concerne l’internormativité, le contrat de vente internationale permet de démontrer que ce phénomène se rencontre bien au-delà des classiques hypothèses, dans un domaine central pour l’économie contemporaine[2], et qu’il constitue un champ d’observation et d’analyse des multiples facettes de l’internormativité au point que les différents ordres, catégories ou systèmes normatifs semblent former un véritable archipel[3] nécessitant d’analyser les échanges et les mouvements qui se nouent entre ces îlots.

Le texte qui suit veut démontrer que la norme juridique étatique classique n’a plus a priori qu’une emprise très faible sur la réglementation du contrat de vente maritime internationale, et que la norme technique s’impose indirectement comme la principale source en ce domaine, pour des raisons de commodités pratiques, mais aussi en vue de poursuivre une adaptation aux mutations internes du droit maritime. Il s’agit, ce faisant, de montrer qu’un important phénomène d’internormativité touche les principales normes qui gouvernent le commerce maritime, ce qui pose nécessairement la question de la légitimité et de l’opportunité du phénomène observé. Le constat s’avère d’autant plus intéressant que l’influence de la norme technique s’opère principalement sur des normes juridiques qui, déjà, incarnent le déclin des sources de production normative étatiques classiques au profit de ce que l’on peut d’ores et déjà nommer une « codification » privée[4]. Le phénomène d’internormativité que nous nous proposons de présenter, et qui concerne le contrat de vente maritime internationale, n’a donc rien d’anecdotique et recèle un caractère véritablement concret. De ce point de vue, il vient compléter les exemples bien connus que l’on rencontre, notamment, avec les relations entre le droit et moeurs[5].

Notre propos consistera à démontrer que, par l’entremise d’un phénomène d’internormativité, le principal foyer contemporain se trouve du côté de la norme technique, ce qui suscite des interrogations quant à la légitimité des organes de production normative mais, également, de réception de la norme technique, et ce, non seulement par les organes classiques de production de norme juridique, tant nationaux qu’internationaux, mais aussi par les acteurs du commerce international qui jouent en ce domaine un rôle déterminant, qu’il s’agisse de la Chambre de commerce internationale (CCI) ou encore des agents économiques intervenant dans ce secteur d’activité.

Les deux principaux phénomènes d’internormativité que nous comptons étudier, déjà mis en évidence par la doctrine depuis une trentaine d’années, se retrouvent en matière de vente internationale : par voie de conséquence, nous voulons analyser les liens d’interaction qu’entretiennent ces modalités d’internormativité pour, en définitive, constater la prégnance de l’ordre juridique étatique, par un phénomène de consécration.

Le droit maritime n’étant pas nécessairement familier à qui s’intéresse au phénomène d’internormativité, il convient de souligner que le constat de déconnexion des organes étatiques s’avère d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un domaine où historiquement la réglementation étatique a été forte et porteuse d’une emprise de l’État singulière, notamment du xviie au xxe siècle. Dès l’Antiquité grecque, la maîtrise des mers et océans a été un facteur de puissance des cités puis des États et, enfin, d’élaboration des empires, sur les bords de la Méditerranée[6], en traversant l’Atlantique vers un nouveau monde ou par la colonisation de l’époque moderne. L’objet classique des normes juridiques demeure alors le navire qui, en droit, constitue un savant mélange. En effet, le navire comporte à la fois une part de souveraineté, mais c’est également un bien, lequel engendre une activité économique. Là se loge la singularité classique du droit maritime, ordinairement tourné vers la réponse au risque inhérent à tout transport, de biens ou de passagers, par voie de mer[7]. En considérant de la sorte que le navire focalise trois préoccupations (souveraineté, bien, activité), notons d’emblée que, dans l’ordre des priorités, l’activité économique engendrée par le navire a assurément pris le pas sur la part de souveraineté qu’il comporte ainsi que sur sa nature de bien.

L’article a pour ambition de démontrer que les deux formes d’internormativité mises en évidence par la doctrine[8] se manifestent en matière de vente maritime internationale, selon un processus de répartition, mais qu’il convient d’ajouter aussi un troisième phénomène de consécration par l’ordre juridique étatique, qui pourtant paraissait initialement évincé, nous analyserons les liens qu’entretiennent les phénomènes d’internormativité entre eux.

L’analyse sera faite en distinguant trois séquences, illustrant chacune un aspect du phénomène d’internormativité :

  • les normes juridiques étatiques et supraétatiques, de physionomie classique, lois et conventions internationales, procèdent à une réception pure et simple d’une norme technique qui leur est extérieure, par exemple la normalisation des conteneurs. C’est en somme une réaction que nous qualifierons de directe et primaire, une forme bien connue d’internormativité. Bien que classique, ce phénomène d’internormativité par appropriation (partie 1) trouve une illustration particulièrement significative dans le domaine des ventes maritimes ;

  • pour leur part, les normes juridiques privées, sécrétées par la pratique et par des organisations professionnelles, subissent une deuxième forme d’internormativité, plus indirecte mais néanmoins saillante. Elles ne procèdent pas à une reprise pure et simple de la norme technique, faute d’une autorité et d’une légitimité suffisantes pour ce faire, mais elles évoluent et s’adaptent aux changements de comportement des acteurs du commerce international qui, eux-mêmes, découlent de la généralisation de la norme technique. L’internormativité s’exprime donc ici par le changement de choix et de stratégie des acteurs économiques, auquel les normes privées tentent de réagir avec pragmatisme. Apparaît alors le deuxième phénomène d’internormativité, par réaction (partie 2), sans doute plus impalpable pour le juriste, mais néanmoins avéré dans le domaine des ventes maritimes, d’une manière d’autant plus intéressante qu’il touche principalement des normes juridiques de source privée ;

  • enfin, la jurisprudence arbitrale et étatique, procède à une consécration (partie 3) et à une reconnaissance des normes juridiques privées, lesquelles constituent en soi le résultat d’une internormativité par réaction. Non sans céder à une forme de panjurisme étatique, nous devons constater que la consécration par l’ordre étatique s’avère donc réelle mais indirecte et qu’elle emprunte, pour ce faire, les mécanismes classiques du droit international privé.

L’internormativité s’exprime en effet de deux manières puisque des normes juridiques sécrétées par des sources privées et non étatiques, comme les conditions internationales de vente (CIV) ou « incoterms » (international commercial terms) ou encore les contrats types[9], sont in fine parfaitement reconnues et sanctionnées par les organes juridictionnels étatiques ou arbitraux. Si les incoterms constituent des sources non étatiques et s’imposent comme la codification d’usages professionnels faite par la CCI, on ne saurait dès lors les ravaler au rang de droit souple (soft law) car leur formulation, synthétique dans son vecteur d’expression[10], s’avère fort précise quant à leur contenu normatif[11]. En définitive, la norme juridique étatique classique occupe une place très résiduelle quand il s’agit de réglementer le commerce international par voie maritime. De ce point de vue, le contrat de vente international offre une nouvelle illustration tout à la fois du nécessaire dépassement du pluralisme ainsi que de la représentation hiérarchisée de l’ordre juridique[12], mais aussi de l’exactitude de l’idée selon laquelle le critère de la normativité réside dans la reconnaissance : « une norme oblige au respect l’individu qui la reconnaît en tant que norme[13] ». De même, si l’on considère que la norme se distingue par son aptitude à influencer le corps social[14], le contrat de vente maritime international constitue là encore un remarquable champ de vérification de la pertinence d’une telle approche et d’analyse des liens d’essor mutuel et réciproque qu’entretiennent les phénomènes d’internormativité.

1 Le phénomène d’appropriation par l’ordre juridique de contenus normatifs extérieurs

L’appropriation par l’ordre juridique d’une norme extérieure, édictée ou produite par un autre ordre normatif constitue la première forme d’internormativité, classique et élémentaire. Déjà constatée et analysée dans d’autres domaines[15], cette forme de circulation d’une norme entre plusieurs systèmes normatifs différents et a priori hermétiques[16] trouve une illustration significative dans le domaine de la vente maritime. Avec le développement de ce que la pratique et la doctrine nomment la « conteneurisation », la première des deux formes d’internormativité (1.1) se réalise en ce domaine par la réception par l’ordre juridique d’une norme technique (1.2).

1.1 Un rappel des deux formes d’internormativité

Dans un contexte de pluralisme normatif, entendu à la fois comme une pluralité entre les différents ordres normatifs[17] mais aussi de multiplicité et de diversité au sein de l’ordre juridique, l’internormativité constitue assurément un phénomène complexe, et des travaux importants ont mis en évidence la coexistence de deux phénomènes d’internormativité singulièrement distincts. Avant d’analyser plus avant les deux phénomènes mentionnés, il convient de brièvement en rappeler la teneur.

En employant le terme « internormativité », le doyen Jean Carbonnier[18] décrivait principalement le phénomène de transfert ou de circulation d’une norme depuis un ordre normatif vers un autre[19]. Les modalités du transfert, qui demeurent diverses à l’heure actuelle, ont depuis été systématisées[20]. Ainsi, une norme technique peut être reprise dans l’ordre juridique par simple réception législative. Inversement, l’ordre juridique, par la force de la sanction qui le caractérise, peut imposer l’une de ses normes à un autre ordre normatif, professionnel par exemple[21].

À côté de cette première forme, classique, d’internormativité, une seconde, plus dynamique, a été mise en évidence. Elle consiste en un phénomène psychosociologique qui réside en une logique des contacts, des rapports d’interaction et d’influence entre les différents systèmes normatifs[22].

L’étude des normes qui régissent le contrat de vente maritime international démontre que les deux phénomènes d’internormativité sont à l’oeuvre en ce domaine. Dans la première dynamique, plutôt classique, l’ordre juridique étatique reçoit purement et simplement un contenu normatif sécrété dans un autre ordre normatif, en l’occurrence la norme technique.

1.2 La réception de la norme technique par l’ordre juridique : l’exemple de la conteneurisation

La vente maritime internationale offre un exemple saisissant du premier phénomène d’internormativité, à savoir le passage d’une norme d’un ordre normatif à un autre. La norme technique influe en ce domaine très directement sur la norme juridique qui a procédé à une réception directe du contenu normatif élaboré dans l’ordre technique. Il nous faut rappeler, pour saisir l’ampleur du phénomène, quelques données chiffrées qui démontrent que, de nos jours, le commerce maritime connaît un profond phénomène dit de « conteneurisation[23] ». Celui-ci désigne le constat selon lequel une part majoritaire[24] et sans cesse croissante des marchandises solides transportées par voie maritime circule sur les mers et océans dans un contenant aux dimensions spécifiques : le conteneur, que la pratique nomme « équivalent vingt pieds ou EVP[25] ». Le succès du conteneur provient précisément de la standardisation et, par voie de conséquence, de la normalisation de ses dimensions.

D’un point de vue technique et historique, le conteneur comme objet du commerce international a été inventé au xxe siècle, durant les années 50, par un transporteur américain[26] qui estimait que le transport de marchandises en vrac se révélait trop long. Cette technique s’est développée ensuite largement durant la guerre du Vietnam pour des transports effectués depuis les États-Unis vers ce pays. La taille des conteneurs a fait l’objet en 1967 d’une norme technique de certification ISO[27]. Là s’opère la première création d’une norme, dans l’ordre technique.

Le contenu de cette norme technique s’avère simple à formuler[28], du moins dans ses grandes lignes. La fameuse norme ISO de 1967 prescrit en effet qu’un conteneur mesure 8 pieds de large sur 8 pieds de haut. Ensuite, la longueur peut varier, et il existe des conteneurs de 10, 20 ou 40 pieds. La longueur généralement prise en considération reste 20 pieds, au point que la pratique emploie aujourd’hui l’expression précédemment indiquée (EVP) pour mesurer la capacité de charge d’un navire. En ce sens, l’EVP tend à concurrencer actuellement le tonnage des navires. Par ailleurs, pour remplir les critères de certification, un conteneur doit comporter aux angles ce que l’on nomme des « pièces de préhension » qui permettent aux grues de le saisir facilement pour le faire passer d’un mode de transport à l’autre[29].

De nos jours, les acteurs du commerce international demeurent libres de vendre puis de transporter une marchandise dans un contenant de taille différente. Pour autant, des malles et autres caisses peuvent engendrer alors un transport plus coûteux. De ce point de vue, la norme technique rejaillit indirectement sur le prix dans le contrat et les stratégies juridiques des acteurs économiques du secteur, puisque l’irrespect de ladite norme technique fait naître une prestation supplémentaire payée par le vendeur ou le transporteur.

Économiquement, il s’avère possible de mesurer ce phénomène de « conteneurisation », car il existe des données chiffrées très précises qui permettent d’évaluer la part prise par les conteneurs dans le commerce international[30]. Depuis un demi-siècle, la norme technique a entraîné des conséquences matérielles directes, en modifiant les structures et la physionomie des grues ou des quais dans les ports, et en permettant une optimisation du remplissage des navires. D’un point de vue économique et technique, ce constat, qui n’est guère surprenant, constitue une nouvelle illustration du rôle du progrès technique dans la croissance de l’économie[31].

De manière plus étonnante, mais fort intéressante pour le juriste, la norme technique et la certification ont entraîné une modification des normes juridiques qui régissent habituellement le contrat de vente maritime et qui, déjà, se distinguaient par leur caractère largement non étatique[32]. L’essor de la norme technique a fait apparaître des mécanismes d’articulation entre ces différentes normes[33]. Étant donné que la prise en considération plutôt servile de la norme technique par la norme juridique se manifeste dans un domaine économiquement central, le juriste dispose ici d’un champ d’observation particulièrement fertile, loin de l’anecdote. En ce sens, le contrat de vente maritime internationale représente un terrain d’expérimentation significatif.

La reprise de la norme technique correspond à un phénomène relativement simple, mais néanmoins saisissant, de réception dans l’ordre juridique d’une règle initialement créée dans un système normatif technique, et ce, pour d’évidentes raisons de commodité du transport de la marchandise[34].

La première incidence de cette standardisation technique est apparue dès 1972, avec la signature sous l’égide de l’Organisation maritime internationale[35] d’une convention relative à la sécurité des conteneurs. Un bien meuble normalisé par une norme technique ISO devient ainsi l’objet d’une convention internationale multilatérale. Cette dernière a pour vocation de régler notamment la question de savoir qui doit assurer la charge de l’entretien du conteneur. Dans cette perspective, l’influence de la norme technique sur la norme juridique s’avère significative puisque les dimensions fixées initialement dans les normes ISO font l’objet d’une reprise pure et simple et, par là même, d’une consécration juridique. Le passage de la norme technique vers la norme juridique se révèle d’autant plus remarquable qu’il s’opère au profit d’une convention négociée et adoptée sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, échelon particulièrement élevé dans la hiérarchie des normes juridiques. Une véritable reprise du contenu normatif issu du processus technique de certification s’opère car, pour recevoir la qualification juridique de conteneur, la « caisse de transport » doit mesurer 8 pieds de large, 8 pieds de haut et 10, 20 ou 40 pieds de long. Elle doit aussi comporter des pièces de préhension à chaque angle pour des raisons liées à la facilité du grutage, comme nous l’avons précédemment indiqué. L’uniformisation et l’interchangeabilité, critères classiques de définition de la normalisation[36], se trouvent donc au coeur de la définition du conteneur.

Après cette réception dans une convention internationale, le contenu de la norme, initialement technique, a ensuite fait l’objet d’une reprise dans la législation interne. En droit français, la réception et la reprise de la norme technique normalisant les dimensions du conteneur s’opéreront à l’occasion de l’entrée en vigueur du Décret no 77-1043 du 9 sept. 1977 portant publication de la convention internationale sur la sécurité des conteneurs[37].

Désormais, des normes juridiques classiques, comme un décret ou une convention internationale, retiennent la qualification de « conteneur » au sujet des boîtes de transport d’une dimension calculée en EVP, dotées de pièces de préhension, reprenant ainsi à l’identique le contenu d’une norme initialement technique. Un tel phénomène de reprise s’explique bien évidemment par la technicité du domaine que la norme juridique a vocation à régir. Il soulève toutefois une importante question de légitimité même du contenu de la règle qui, à proprement parler, se trouve intégrée dans la norme juridique sans nécessairement suivre un processus de façonnement classique de la règle de droit. Le phénomène, au demeurant habituel dans les domaines techniques[38], se révèle d’autant plus caractéristique qu’il se réalise in fine dans une norme de rang réglementaire et non pas législatif, évinçant les processus parlementaires et délibératifs qui permettent habituellement d’exercer un véritable contrôle démocratique[39]. Au demeurant, à la différence de certaines normes produites par des autorités administratives indépendantes et reprises purement et simplement par des actes des pouvoirs exécutif ou législatif, la normalisation des conteneurs a été initialement fixée par un bureau de certification qui, à proprement parler, ne constitue pas une émanation d’un État. Le propos peut sans doute être relativisé, compte tenu de la présence de certains représentants étatiques au sein de l’ISO, mais il n’en demeure pas moins que la normalisation initiale des tailles de conteneurs répondait à des préoccupations de commodité pratique et ne provenait pas d’une volonté étatique, contrairement à ce qui commande la constitution d’une autorité administrative indépendante.

2 Le phénomène de réaction de l’ordre juridique aux changements de comportement des acteurs

L’essor de la norme technique n’a pas seulement provoqué un phénomène d’internormativité objective, dans lequel un contenu normatif créé dans un ordre normatif est repris par l’ordre juridique. De manière plus indirecte, mais sans doute plus significative, la création de la norme technique a engendré des réactions des acteurs économiques et des changements de comportement dans le domaine du commerce international. Bien connue sous le nom de « conteneurisation », cette situation ne devrait a priori concerner le droit que de façon indirecte. Tel n’est pas le cas dès lors que l’ordre juridique a précisément pour objet de régir des activités économiques et sociales parmi lesquelles le commerce par voie de mer constitue le principal vecteur de la mondialisation des échanges de biens. Autrement dit, la norme technique a permis l’essor de cette fameuse conteneurisation qui, elle-même, appelle une réaction des normes juridiques en ce domaine. Apparaît alors la deuxième modalité de l’internormativité qui ne s’opère plus simplement par une reprise par l’ordre juridique d’un contenu normatif créé hors ses murs. L’internormativité a lieu ici par réaction, en adaptant des normes juridiques qui se caractérisent déjà en ce domaine par une très faible emprise de l’échelon étatique.

Les normes dont l’évolution exprime cette internormativité par réaction ne sont pas, pour l’essentiel à tout le moins, des normes étatiques : elles proviennent plutôt de sources privées. Dans les sections à venir, nous analyserons de ce point de vue la réaction des incoterms. Ce choix se justifie d’un point de vue méthodologique par la place centrale de ces normes privées dans la réglementation du contrat de vente maritime internationale, objet de notre étude. Une brève présentation (2.1) des sources privées que constituent les incoterms s’impose donc avant d’analyser la réaction des auteurs de ces normes devant les changements de comportement des acteurs du commerce international (2.2.), eux-mêmes causés par l’essor de la norme technique.

2.1 Les normes non-étatiques touchées : les incoterms

En matière de vente maritime internationale, l’internormativité dite « subjective » comporte une réalité concrète. Le phénomène s’inscrit dans un contexte de diversité des normes juridiques applicables. Au demeurant, la diversité normative ne constitue pas, en elle-même, un constat surprenant. En revanche, elle revêt, en ce domaine, un caractère paradoxal (2.1.1), car les normes applicables en matière de ventes maritimes se sont développées soit à l’échelon supraétatique, soit au sein de sources privées, au détriment de la loi étatique classique. Tout bien considéré, aux deux extrémités de la hiérarchie des sources (normes privées reconnues par les juridictions étatiques ou arbitrales et convention internationale de droit uniforme) se dessine le même phénomène d’évolution du contenu normatif (2.1.2).

2.1.1 Le constat paradoxal de diversité des normes

Alors que le droit maritime a, durant plus de deux siècles, fait l’objet d’une nationalisation de ses sources[40], l’échelon supraétatique occupe désormais une place centrale, notamment en matière de vente. En effet, en ce qui concerne cet échelon, le contrat de vente maritime internationale représente l’un des principaux champs d’application de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980[41] qui consacre un droit uniforme de la vente. Rédigé sous l’égide de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), ce texte, aussi appelé « Convention de Vienne », se caractérise par son objet particulièrement ambitieux puisqu’il ne se contente pas de consacrer des règles de conflit de lois communes entre les États parties, mais qu’il crée des règles substantielles relatives à la formation et aux effets du contrat de vente internationale de marchandises[42]. Dans plusieurs États parties à la Convention de Vienne, dont la France[43], ce texte de droit uniforme constitue désormais le droit commun de la vente internationale de marchandises, sauf à ce que les parties procèdent à son exclusion explicite[44] ou implicite[45].

À côté de cette convention de droit matériel uniforme, il existe également une convention internationale créant des règles de conflit de lois communes aux États parties, de physionomie classique. La Convention sur la loi applicable aux ventes à caractère international d’objets mobiliers corporels de 1955 (ou « Convention de La Haye ») permet de désigner la loi applicable[46] lorsque la Convention de Vienne ne l’est pas soit parce que la question litigieuse échappe à son champ matériel, soit parce que les parties l’ont volontairement évincée. À cela s’ajoute une autre source de règles de conflit de lois, car les questions qui ne sont pas réglées par la Convention de La Haye peuvent relever du champ d’application du Règlement no 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (« Règlement Rome I »)[47]. Par voie de conséquence, le champ d’application des normes étatiques internes, de physionomie classique, se révèle particulièrement restreint et finalement subsidiaire.

Il est communément admis que l’objet même de la vente maritime s’avère propice au développement des usages. Historiquement, le constat se vérifie aisément puisque les premières compilations connues d’usages professionnels sous forme de recueils remontent au xiie siècle[48]. L’importance du phénomène de codification des usages se manifeste, au demeurant, au travers de l’existence d’autres compilations d’usages propres à une zone maritime spécifique, comme la Méditerranée occidentale au xive siècle[49], ou à un type de relation juridique, telle l’assurance maritime au xvie siècle[50]. Même si l’on peine aujourd’hui à déterminer avec précision l’organe ou le rédacteur qui a procédé il y a plusieurs siècles à ces compilations[51], il apparaît nettement qu’elles n’émanent pas directement d’initiatives royales. Ces codifications concernent des coutumes maritimes (Rôles d’Oléron pour l’Atlantique[52] et Consulat de la Mer pour la Méditerranée). En France, il faut en effet attendre l’édiction de la célèbre ordonnance dite de Colbert en 1681 pour qu’une codification étatique moderne et complète intervienne dans le domaine maritime avec une portée normative considérable[53]. Le regard historique porté sur les premiers recueils d’usages maritimes met en lumière un paradoxe normatif qui perdure à l’heure actuelle. L’importance des réglementations privées tranche ainsi avec l’intérêt étatique pour le commerce par voie de mer.

Dans le domaine de la vente maritime internationale, les incoterms et les contrats types[54], normes non étatiques, jouent un rôle déterminant[55]. Créés par la pratique en matière de vente maritime, les incoterms concernent désormais toutes les ventes internationales, indépendamment du mode de transport de la marchandise choisi[56]. En ce sens, il ne saurait être question de confondre les incoterms avec des normes professionnelles, en raison de leur généralité, dès lors que l’ensemble des acteurs du commerce international a vocation à les utiliser[57]. Les incoterms résultent d’une volonté de codification et d’unité interprétative mise en oeuvre par la CCI dès 1920. Celle-ci voulait alors codifier les usages en vigueur dans le commerce international par voie maritime afin de réduire, voire de supprimer, les divergences d’interprétation souvent constatées entre les différents ports du monde. En 1936, la démarche de codification aboutit à la première publication d’une liste d’incoterms. Depuis, ces fameux usages codifiés par la CCI font l’objet de modifications et d’adaptations régulières en vue, en particulier, de les faire correspondre aux évolutions techniques du transport international. La dernière codification privée faite par la CCI[58] date de 2010. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2011[59].

En ce qui concerne les sources du droit, les codifications des incoterms effectuées par la CCI ont eu pour finalité de faire perdre aux multiples usages jusque-là en vigueur leur nature spontanée[60] et en ont fait des normes délibérées. Il s’avère significatif, de ce point de vue, de constater que les différentes versions des incoterms ont été l’objet de savants commentaires doctrinaux[61] singulièrement analogues à ceux qui sont habituellement rédigés au sujet des normes juridiques étatiques (lois, règlements) ou supraétatiques. Pour autant, le caractère privé de leur source ne laisse guère de doute. En témoigne d’ailleurs la nécessité d’accoler en principe au terme « incoterm » le signe ®.

Le rapprochement d’un incoterm et d’une norme juridique étatique classique s’arrête sans doute ici et ne se vérifie plus s’agissant de l’énoncé même de la norme. L’expression d’un incoterm s’avère en effet volontairement ramassée et condensée, pour faciliter son accessibilité et évincer les éventuels doutes quant aux interprétations susceptibles de naître. Pour ces raisons, un incoterm se trouve techniquement formulé par l’entremise d’un acronyme de trois lettres ayant pour fonction de fixer un régime précis au transfert des risques, selon l’incoterm choisi. À cet acronyme[62] s’ajoutent le nom du port et le millésime de la version de la codification retenue. Si le contrat de vente, voire le document de transport, comporte la mention « FAS — Marseille 2010 », les parties au contrat, mais également le transporteur, savent que les risques seront juridiquement transférés à l’acheteur quand la marchandise aura été déposée le long du navire sur un quai du port de Marseille (Free Alongside Ship ou FAS). Ensuite, l’acheteur supporte les risques matériels d’avarie, de perte du conteneur et assume surtout les risques juridiques et financiers (fiscalité à l’import) du dédouanement dans le pays de destination. Certains incoterms organisent des ventes dites « au départ » ou « à l’expédition » ou encore « à l’embarquement », lesquelles se distinguent par une livraison intervenant juridiquement avant le transport de la marchandise. L’acheteur supporte alors les risques du transport. D’autres incoterms, quant à eux, font peser le risque sur le vendeur, en organisant des ventes dites « à l’arrivée », aussi nommées « à destination » ou « au débarquement », dans lesquelles la livraison juridique de la marchandise intervient après le transport principal. En dépit de cette formulation simple de leurs énoncés, les incoterms constituent donc des normes au sens fonctionnel du terme, dès lors qu’ils servent à décrire et à prescrire un comportement[63].

2.1.2 Des tentatives d’explication

Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister sur le rôle central joué par la volonté dans les contrats internationaux en général[64] et dans le contrat de vente internationale en particulier. Par l’objet même des relations économiques que le contrat international a vocation à régir, ce dernier constitue le parangon de l’acte juridique pour lequel la liberté contractuelle doit remplir un rôle déterminant, en particulier dans le contexte d’une clause d’electio juris. Ainsi est-il traditionnellement enseigné que la faculté offerte aux parties de choisir la loi applicable permet de désigner une loi qui, techniquement, s’avère la mieux à même de régler les difficultés concrètes qui pourraient naître lors de l’exécution de l’acte. De manière tout aussi classique, l’exemple de la soumission des contrats d’assurance maritime à la loi britannique est régulièrement utilisé. Dans un ordre d’idées voisin, la soumission du contrat international à ce que les internationalistes nomment la « loi d’autonomie », c’est-à-dire la loi déterminée par la rencontre de la volonté des parties, se trouve régulièrement présentée comme une garantie de neutralité. Afin de faciliter leurs négociations, les parties au contrat peuvent s’entendre pour soumettre leurs rapports contractuels à la loi d’un État tiers, évitant ainsi les doutes et les suspicions quant à une éventuelle faveur de la loi nationale de telle ou telle partie, voire plus simplement pour que les deux bénéficient d’un même degré de connaissance de la loi choisie. Ces justifications demeurent fort connues et constituent la base théorique et pratique du constat précédemment dressé d’importance de la loi d’autonomie.

La loi dont il est question dans les présentations historiques du rôle de la volonté des contractants dans le commerce international demeure une loi étatique, soit une loi au sens restrictif du terme. Ainsi, par une clause d’electio juris, le vendeur italien et l’acheteur français pourraient choisir de soumettre leur contrat à la loi suisse, par recherche d’une prétendue neutralité substantielle du droit élu. Progressivement, sont apparues trois questions, également classiques, en droit international privé :

  • Premièrement, les parties peuvent-elles soumettre le contrat à une norme juridique non étatique ? Il s’agit alors de considérer le choix d’une règle de droit davantage que le choix d’une loi au sens étroit du terme ;

  • Deuxièmement, les parties peuvent-elles soumettre le même contrat à plusieurs lois ? Se pose la question de savoir, par exemple, si les règles de formation du contrat pourraient être fixées par la loi d’un État et celles qui sont relatives à l’inexécution à la loi d’un autre État ? La doctrine internationaliste emploie habituellement les termes « dépeçage » ou « morcellement » du contrat pour désigner ce type de choix de lois[65] ;

  • Troisièmement, et de manière plus audacieuse, les parties peuvent-elles abstraire leur contrat de l’emprise de toute norme juridique ? Apparaît alors l’hypothèse, désormais classique en droit des contrats internationaux, dite du « contrat sans loi[66] ».

La troisième interrogation peut d’emblée être écartée dans les présents développements liés à des constats issus de la pratique contractuelle, en raison de son caractère plus théorique que véritablement opératoire. L’hypothèse du contrat sans loi ne saurait en effet se confondre avec l’absence de choix qui, elle, constitue une réalité pratique relativement habituelle. Le contrat sans loi s’apparente davantage à une exclusion volontaire de toute norme juridique, ce qui comporte évidemment un facteur d’insécurité dont les acteurs du commerce international sont généralement peu friands.

En ce qui concerne les deux premières interrogations, il est généralement admis, d’une part, que les parties à un contrat international peuvent soumettre leur contrat à une norme non étatique, tels que les principes Unidroit[67] ou la lex mercatoria. D’autre part, le dépeçage[68] ou morcellement du contrat constitue également une solution tout à fait classique en droit international privé, admise tant qu’elle ne porte pas atteinte à la cohérence globale du contrat.

Ces deux solutions classiques (possibilités de soumission du contrat à une norme non étatique ou de dépeçage du contrat) s’imposent comme les deux postulats théoriques expliquant l’essor de la diversité des normes. La vente maritime expose par définition la marchandise vendue à des risques, liés à la modalité de transport par voie de mer. Si l’on songe intuitivement à la perte de la chose transportée à la suite d’une avarie, d’un naufrage ou d’une tempête, il convient d’ajouter les situations fréquentes de dommage survenu durant les opérations de grutage ou encore de détérioration de marchandises périssables à cause des retards dans la livraison. Les acteurs du commerce maritime s’efforcent donc d’apporter des réponses à ces risques non seulement en créant leurs propres normes, réputées mieux répondre aux préoccupations pratiques propres à telle marchandise, voire à tel port, mais également en réduisant les incertitudes juridiques causées par la diversité des normes étatiques. Dans cette dernière perspective, le phénomène de la frontière, inhérent au droit international privé, invite à produire idéalement des normes matérielles communes, neutralisant ainsi le conflit de lois ou, à tout le moins, à coordonner les différents systèmes juridiques grâce à des règles de conflit de lois.

Il faut donc comprendre ici que la nature et l’objet du contrat de vente maritime internationale ne pouvaient qu’entraîner le constat de faiblesse et de subsidiarité des normes étatiques précédemment décrit, en dépit de l’affirmation classique du règne en ce domaine de la loi d’autonomie et de la volonté des parties. Plus exactement, l’importance de la volonté des parties les a amenées à se tourner vers leurs propres normes et vers celles qui paraissaient les plus à même de neutraliser le conflit de lois, dans un évident souci de sécurité juridique et de stabilité des transactions. À cette recherche de sécurité juridique s’ajoute le fait que la recherche de protection des ordres juridiques nationaux, finalité que le droit international privé s’efforce de concilier avec l’objectif de coordination des systèmes, s’impose dans ce cas avec moins d’évidence que pour des domaines liés au statut personnel ou au statut réel immobilier, par exemple.

2.2 L’évolution des normes diverses

La standardisation de la dimension des conteneurs, conséquence directe de la normalisation opérée par une norme ISO propre au transport[69] a suscité des incidences techniques concernant les dimensions des navires et la structuration des ports par exemple, mais on a aussi noté de manière générale un accroissement constant du commerce conteneurisé. Pour leur part, les acteurs du commerce international se sont rapidement adaptés à ces évolutions techniques, ce qui témoigne au demeurant de l’efficacité de la norme technique, laquelle avait précisément pour objet de faciliter et d’accélérer les échanges. Le comportement des acteurs économiques, destinataires et récepteurs de la norme, a lui-même changé, entraînant dans son sillage une évolution des normes juridiques privées en quête de pragmatisme et de réactivité.

Apparaît ici une seconde forme d’internormativité, sans doute plus impalpable que la première parce qu’elle est plus sociologique, démontrant au passage l’exactitude de l’affirmation selon laquelle « le pluralisme est un enfant naturel de la sociologie[70] ». Les réactions des agents économiques, qui se saisissent de ce que la norme technique modifie, apparaissent dans les changements de modalités des modes de transport et de chargement des marchandises objet du contrat.

Au fil des codifications élaborées par la CCI, le nombre d’incoterms a évolué, de 8 en 1953 à 13 en 2010, en passant par des étapes intermédiaires comme 14 incoterms en 1980 et 11 en 2000. Le nombre de normes privées ne constitue pas, au demeurant, le signe le plus significatif d’évolution. En revanche, il s’avère très intéressant de se pencher sur le contenu même de la norme juridique privée, car il révèle les incidences de la standardisation sur le comportement des acteurs du commerce maritime international.

Deux exemples permettent de constater cette réaction, par les nouvelles versions des incoterms, aux changements de comportement professionnel et économique des acteurs du commerce international.

Le premier exemple est lié au grutage et à ses incidences juridiques. Avant l’invention du conteneur, les risques de chute de marchandises durant l’opération de grutage étaient nombreux. Pour déterminer la partie au contrat de vente supportant le risque du chargement par grue, le droit des ventes maritimes a fait jouer pendant longtemps un rôle central au bastingage, c’est-à-dire au parapet qui entoure le pont d’un navire. La pratique maritime qualifie ce type de chargement par grue de chargement « vertical », pour une évidente raison sémantique.

Ainsi, pour les ventes Franco de port (Free On Board ou FOB), le transfert des risques s’opère lorsque la marchandise est déposée à bord du navire. Autrement dit, le vendeur supporte les risques d’une détérioration ou perte de la chose au moment du passage du bastingage.

Inversement, pour les ventes Franco le long du navire (FAS), le transfert des risques s’effectue lorsque la marchandise est déposée précisément sur le quai le long du navire. L’acheteur supporte alors les risques pouvant affecter la marchandise à l’occasion de son chargement à bord.

Centrale dans les premières codifications des incoterms, cette dernière norme a progressivement décliné, reflétant ainsi une évolution des pratiques des agents du commerce international qui développent des chargements qualifiés d’« horizontaux ». Dans ce type de chargement, le grutage et le passage du bastingage ne jouent plus un rôle essentiel puisque, pour simplifier, un camion dépose directement le conteneur à bord de navires qui s’ouvrent directement sur le quai. Par définition, les risques d’une détérioration de la chose au moment du grutage et du passage du bastingage déclinent. Dans la version 2010 des incoterms Franco de port (FOB), Coûts et fret (CFR) et Coûts, assurance, frais (CIF), la livraison de la marchandise s’effectue désormais à bord, en même temps que le transfert des risques[71]. Une telle codification résulte directement du changement de comportement des acteurs du commerce international et elle demeurait très attendue dès la codification de 1999[72].

Le second exemple, quant à lui, concerne l’essor des transports dits « multimodaux ». Là encore, la commodité recherchée par la norme technique et la conteneurisation a entraîné des réactions et changements de comportement des acteurs du commerce international, par le développement des transports multimodaux qui reposent sur le passage du même conteneur d’un mode de transport à un autre[73], ainsi que par l’importance croissante accordée à la notion de terminal, dont l’utilité ne cesse de se développer.

Les dernières codifications des incoterms tiennent compte de ces modifications des pratiques professionnelles en accordant moins de place au bastingage et, par voie de conséquence, aux normes qui donnent au franchissement du bord du navire un rôle déterminant. Ainsi, en 1967 seuls deux incoterms « tous modes de transports » existaient. Des incoterms de ce type et ceux « rendus » correspondent davantage à la physionomie actuelle du transport de marchandises, et à son caractère multimodal, dans laquelle les stratégies économiques et juridiques des acteurs du secteur consistent de plus en plus à proposer des prestations globales en assumant un risque accru plus longtemps, ce qui explique la création de normes tenant compte désormais de l’importance du terminal de livraison. Une seule entreprise prend alors en charge l’ensemble des modalités de transport, depuis l’usine du vendeur jusqu’aux locaux de l’acheteur, en assumant les tâches de dédouanement par exemple. La notion de terminal devenant essentielle, les incoterms Rendu au lieu de destination (DAP), Rendu au terminal (DAT) et Rendu droits acquittés (DDP)[74] occupent une place centrale dans la plus récente codification des incoterms.

Les incoterms illustrent donc l’un des avantages souvent invoqué au soutien de la norme privée, à savoir son caractère malléable et facilement adaptable. Il est vrai que les différentes codifications des incoterms traduisent de manière aisée cette aptitude de la norme privée à correspondre promptement et exactement à la situation du rapport social qu’elle est censée influencer. Le processus d’édiction de la norme participe bien évidemment à ce mouvement. Il convient toutefois de rappeler également que cette effectivité de la norme privée n’est possible que par sa reconnaissance par les acteurs du secteur économique visé, d’une part[75], et par sa sanction par les juridictions étatiques[76] ou arbitrales, d’autre part. Les codifications des incoterms faites par la CCI, ainsi que les commentaires doctrinaux et pratiques qui les ont accompagnées, participent à cette forme d’adaptation par un suivisme pragmatique aux évolutions techniques et professionnelles.

À l’autre extrémité de la hiérarchie des normes, si l’on considère que l’évolution propre à chaque norme reflète les mutations techniques et économiques du rapport social qu’elles ont vocation à régir, le devenir de la Convention de Vienne s’avère intéressant. L’Organisation des Nations Unies fournit en effet de larges efforts, par l’intermédiaire de la CNUDCI, pour faire ratifier cette convention par de nouveaux États, acteurs majeurs du commerce international qui n’ont pas encore signé ce texte. Parallèlement, la mise en oeuvre de la Convention de Vienne par 85 États signataires offre progressivement un corpus interprétatif qui contribue à la mise en place d’une norme en voie de mondialisation. En un sens, l’évolution du texte, en ce qui concerne aussi bien les ratifications successives que son contenu matériel, reflète la mondialisation des échanges économiques.

Il résulte de ce double phénomène d’adaptation de la norme juridique privée et de renforcement du droit uniforme que le droit étatique, source très classique, occupe désormais une place tout à fait résiduelle, ce qui invite à apprécier les méthodes d’articulation des normes. Les principales évolutions juridiques constatées se font dans un contexte de production normative privée, et se pose dès lors la question de leur consécration par l’ordre juridique étatique.

3 Le phénomène de consécration par le droit étatique des phénomènes d’internormativité

Au-delà du constat d’existence d’un phénomène d’internormativité concrète, même s’il est conséquent et se produit dans un domaine économiquement déterminant, le droit de la vente maritime internationale constitue un champ d’analyse des méthodes d’articulation des différentes normes entre elles. L’effectivité de ces méthodes intervient, de manière originale, entre la norme juridique et la norme technique mais aussi, de manière plus classique, entre les normes juridiques elles-mêmes. S’opère ainsi une véritable consécration des incidences normatives des phénomènes d’internormativité précédemment mis en évidence dans le droit étatique.

3.1 La consécration par une articulation entre la norme juridique et la norme technique

La modalité d’articulation entre la norme technique et la norme juridique que nous avons précédemment nommée « reprise » dans un ordre d’un contenu normatif dégagé dans un autre constitue une modalité qu’il serait commode de qualifier de « directe ». La règle initialement contenue dans la norme technique se trouve en effet purement et simplement reprise dans la norme juridique. C’est la manifestation la plus classique d’une internormativité dite objective[77]. La consécration juridique du contenu normatif créé hors les murs de l’ordre juridique se révèle alors patente et ces fameuses enceintes paraissent en réalité dotées de portes dont la fonction est d’accueillir ces normes qui, en raison de leur vocation à régir un domaine technique, se développent ailleurs. De ce point de vue, la normalisation des conteneurs paraît symptomatique.

Plus fréquemment encore, la norme technique se manifeste de manière indirecte et, par voie de conséquence, plus subtile. La norme juridique ne se contente plus de subir l’essor de la norme technique en procédant à une reprise pure et simple de son contenu, mais elle s’efforce de régir de nouvelles modalités de transport rendues possibles par la standardisation et la normalisation technique. Le phénomène se vérifie à la fois dans un constat d’obsolescence et d’adaptation de la norme juridique, mais également dans le pragmatisme dont elle fait parfois preuve.

L’évolution technique entraîne un phénomène, plus indirect, d’obsolescence de la norme juridique et, par suite, une modification régulière de cette dernière. Le propos se vérifie en particulier pour les normes non étatiques que constituent les incoterms et les contrats types. Se manifeste ainsi un phénomène de suivisme de la production normative de la CCI pour s’adapter aux évolutions techniques et économiques du secteur maritime. Dans cette perspective, le droit interne paraît plus en retrait. Par exemple, avant la codification[78] opérée en 2010, la loi interne française ne contenait que les termes Franco à bord (FAB) et Coûts, assurance, fret (CAF) (voir la Loi no 69-8 du 3 janvier 1969 relative à l’armement et aux ventes maritimes), alors que les statistiques du commerce extérieur français sont analysées selon une base reposant sur ces deux types de vente[79].

Le pragmatisme de la norme juridique se vérifie au travers des différentes codifications du droit souple constatées au sein de la production normative de la CCI. Le caractère non étatique de cette source favorise sans doute une adaptation rapide, mais son principal atout réside assurément dans son oeuvre d’uniformisation à l’échelon mondial. Par ces codifications, la norme juridique ne se contente plus de reprendre passivement le contenu d’une règle initialement créée par un ensemble normatif technique. Tenant compte de l’essor des nouvelles modalités de transport et de la volonté des acteurs sur le marché du transport maritime et de la vente internationale d’établir des distinctions, la norme juridique tente alors de reprendre la main. L’exemple le plus caractéristique concerne les ventes à l’arrivée qui, avant la normalisation des conteneurs, demeuraient marginales. Dans ce type de vente, la livraison de la marchandise s’opère à destination, c’est-à-dire que le risque du transport revient au vendeur. Si la marchandise périt durant le transport, seul le vendeur en assume les conséquences. Inversement, dans une vente au départ, le transfert des risques est supporté par l’acheteur. Initialement, dans la version datant de 1953, les incoterms organisaient une vente à l’arrivée. Après la codification, sans doute excessive, de cinq incoterms régissant une vente à destination en 1999, l’actuelle version se limite certes à trois incoterms, mais qui se caractérisent par une réglementation particulièrement détaillée des prestations dont se charge le vendeur, permettant le transport multimodal.

3.2 Une consécration par une articulation entre la norme étatique et la norme privée

En dépit de leur importance dans le droit du commerce international, les incoterms ne réglementent pas l’ensemble des situations juridiques qu’une vente maritime internationale est susceptible de faire naître. Ils se bornent en effet à déterminer la question, certes fondamentale, du transfert des risques, tout en demeurant silencieux au sujet de la capacité à contracter ou encore des remèdes à l’inexécution. L’articulation entre normes juridiques de source étatique ou européenne, d’un côté, et norme privée, de l’autre, s’opère selon la technique classique du dépeçage. Procédant à une segmentation de l’instrumentum, le dépeçage consiste à appliquer plusieurs normes à des parties matériellement distinctes du contrat[80]. Parfois même, pour certaines portions, il s’avère nécessaire de recourir à la désignation d’une norme étatique, par le truchement d’une règle de conflit de lois.

Concrètement, dans l’hypothèse où les parties à une vente maritime se borneraient à viser un incoterm pour régler la question du transfert des risques, la Convention de Vienne détermine des règles matérielles organisant les remèdes à l’inexécution contractuelle. Bien que cette convention contienne des règles matérielles[81], ces dernières ne sont pas complètes, pas plus qu’elles ne concernent, par exemple, les questions de capacité à contracter ou de forme des actes. En vue de déterminer la loi applicable pour trancher une question de capacité à contracter, il convient de mettre en oeuvre la Convention de La Haye du 15 juin 1955 sur la loi applicable aux ventes à caractère international d’objets mobiliers corporels. Cependant, même le recours à ce texte ne permet pas de résoudre toutes les difficultés et la loi applicable devra être désignée par le truchement du Règlement Rome I[82]. Là encore, passant au travers des filtres que constituent ces multiples textes, le droit interne pourra s’appliquer s’agissant de la question des lois de police et de sûreté.

Dans une situation ordinaire, comme celle qui vient d’être décrite, les diverses situations juridiques apparues à l’occasion de la conclusion du contrat seront soumises non seulement à une norme privée, l’incoterm choisi, mais aussi à une convention de droit matériel (Convention de Vienne), à une convention internationale retenant une règle de conflit (Convention de La Haye) et à un règlement européen déterminant lui aussi des règles de conflit (Règlement Rome I). Encore convient-il de préciser la méthode d’articulation de ces différentes normes entre elles.

L’articulation horizontale des normes n’est possible en matière de vente internationale de marchandises qu’en raison d’une stricte détermination de leurs champs respectifs. L’aptitude de la norme juridique privée (incoterm®) à organiser le transfert des risques n’est rendue possible que par le rôle accordé, tant par les textes et la jurisprudence que la doctrine, à la volonté. En ce domaine en effet, conformément au principe classique de solution en droit international privé des contrats, le contrat est soumis à la loi choisie par les parties[83]. Dans cette perspective, la Convention de Vienne, qui constitue le droit commun applicable en matière de vente internationale de marchandises, ne trouve à s’appliquer que sous réserve de son exclusion par les parties. En l’occurrence, la mention d’un incoterm aboutit à une substitution de la norme privée à la Convention de Vienne[84]. La norme juridique privée ne saurait donc être seulement réduite à une vague émanation du droit souple, laquelle se distinguerait par l’absence de sanction et son caractère flou[85]. Rien de tel en matière d’incoterm. En l’occurrence, la norme de source privée accède à la sanction étatique par un phénomène de pleine assimilation et de consécration prétorienne[86]. Ainsi, la Cour de cassation a pu casser un arrêt d’appel, au visa des anciens articles 1134 et 1165 du Code civil français, pour ne pas avoir constaté la commune intention des parties de soumettre leur contrat de vente à l’incoterm Port payé jusqu’à (CPT). Le constat ne manque pas d’intérêt dès lors que cette source privée dépend en grande partie, comme nous l’avons déjà indiqué, de la norme technique. Nous observons ainsi que c’est par la reconnaissance étatique, en l’occurrence la sanction jurisprudentielle, que la codification privée acquiert une véritable effectivité, laquelle suppose une substitution de l’incoterm, dans le champ matériellement limité qui est le sien (transfert des risques), au contenu de la Convention de Vienne.

Dans cette perspective, la détermination du champ matériel des différentes normes juridiques de source « classique » (droit national, Règlement Rome I, Convention de Vienne) se réalise selon une technique bien plus classique de détermination par chacun de ces textes de leur propre champ matériel. Par exemple, les questions d’état et de capacité des personnes n’entrent pas dans le champ de la Convention de Vienne ; elles ne font pas non plus l’objet d’une disposition de la Convention de La Haye. La vocation subsidiaire du Règlement Rome I n’apporte pas davantage de solution puisque, là encore, cette question se trouve exclue du champ matériel du texte européen. Pour le droit français s’applique alors l’article 3 du Code civil.

Conclusion

L’observation du droit de la vente maritime internationale dévoile l’existence d’un véritable phénomène d’internormativité concrète, interne à l’ordre juridique puisque des normes non étatiques (les incoterms) peuvent aisément être substituées à un droit national ou à une convention internationale, mais aussi et surtout entre systèmes normatifs. La norme technique et la certification ISO jouent un rôle déterminant en imposant un véritable modèle aux normes juridiques. Déjà largement connu dans d’autres domaines, le phénomène méritait d’être présenté, car il concerne ici un secteur économique central dans le contexte de la mondialisation des échanges de marchandises. Plus original en revanche, le phénomène d’internormativité par réaction aux changements de comportement des acteurs du commerce international devant la norme technique s’effectue dans une perspective plus indirecte et en touchant des normes juridiques privées.

A priori situé à une place plus subsidiaire, l’ordre juridique étatique tisse cependant des liens avec les deux phénomènes d’internormativité que nous avons mis en évidence. Au demeurant, la prise en considération de ces différentes normes, foisonnantes en ce domaine, s’opère selon deux méthodes d’articulation bien connues : la détermination par la norme de son propre champ d’application ; et la reconnaissance, par la pratique et par les juridictions, de la norme technique et de la norme privée. En ce sens, l’internormativité concrète révèle dans ce domaine une sorte de conscience par l’ordre juridique de ses propres limites à appréhender des questions particulièrement techniques. Les liens entre les phénomènes d’internormativité paraissent dès lors pluriels. Plutôt unilatéral lorsqu’il est question de la circulation et de la reprise du contenu normatif technique, le phénomène s’avère davantage subtil et se diffuse dans plusieurs directions lorsque la norme juridique privée, essentielle en ce domaine, se trouve consacrée dans l’ordre juridique interne.