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À la suite des attentats de novembre 2015 en France, et plus encore après ceux du mois de janvier suivant, beaucoup se sont demandé : Que faire ? Avec son essai Situation de la France, Pierre Manent offre bien une réponse à cette question, mais son propos est beaucoup plus large : il tente de démontrer que bien qu’anodine en apparence, la question elle-même pose problème. Et ce problème se pose aux Français, aux Européens et plus généralement aux Occidentaux, trois ensembles auxquels renvoie simultanément le pronom « nous », récurrent au cours de l’ouvrage.

Situation de la France débute en posant les termes du problème politique qui, pour l’auteur, requiert la réponse la plus urgente : le rapport entre la nation française et ses citoyens musulmans. Avant toute réponse définitive, les premiers chapitres accomplissent un exercice terminologique et conceptuel préliminaire, car, habitués à quelques siècles de laïcité comme règle de l’association politique, « nous ne savons plus guère comment parler de la religion comme fait social et politique » (p. 17). Pour les nations occidentales, la religion est affaire privée et ne peut être un motif d’action politique légitime. Or cette séparation ne s’est jamais concrétisée chez les peuples musulmans, l’idée étant même de plus en plus écartée depuis 1979 et la révolution iranienne. On a ainsi d’un côté l’Europe chrétienne qui a trouvé sa forme politique dans l’État-nation et qui adopte le discours des droits de l’homme et, de l’autre, le monde musulman qui parle le langage de la loi religieuse ou des moeurs et dont le vivre-ensemble n’a pu encore être ancré dans une forme politique stable. Deux façons différentes de s’associer, donc, et qui doivent trouver un principe de cohabitation.

C’est par rapport à cette possibilité de cohabitation que Manent en vient à formuler une des thèses principales de l’essai : la laïcité à la française est un échec. Il va de soi pour le philosophe que la « laïcité effective », entendue comme principe de gouvernement qui sépare le religieux et le politique, a été salutaire pour l’Europe. Mais c’est à une laïcité « imaginaire » que les Français sont confrontés aujourd’hui, une laïcité qui veut « faire disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle » (p. 42). Un objectif néfaste selon l’auteur, puisqu’en plus de l’impossibilité de son actualisation totale, celui-ci contribue à séparer davantage l’État de la société et par conséquent à éloigner les ressources morales nécessaires au premier pour la réalisation d’actions communes significatives et ambitieuses. De plus, note ensuite Manent, cet affaiblissement de l’État est aggravé par l’effacement progressif des frontières politiques, processus qui renforce la légitimité des frontières religieuses, principalement de l’Islam, qui se présente comme un « tout significatif », dont la force est de surcroît bien palpable dans un territoire donné : la France. Devant la force de l’un et la faiblesse de l’autre, l’auteur conclut que le régime politique français n’a d’autre choix que de céder.

Le régime français de laïcité doit céder, et ce, afin de répondre à trois éléments qui font pression sur l’Europe : le niveau élevé d’immigration musulmane, l’influence croissante des pays du Golfe sur cette population, ainsi que le terrorisme islamique. Dès lors, devant une situation qui n’a pas été proprement voulue par l’Europe, c’est une disposition défensive que la France devra adopter. Manent insiste sur ce point à plusieurs reprises. Dans cet esprit, les neuvième et dixième chapitres de Situation de la France émettent les propositions qui ont plus particulièrement engagé une polémique dans l’Hexagone. Elles peuvent se résumer ainsi. La seule politique possible, affirme-t-il, est le compromis entre « les rêveries d’une diversité heureuse » et les « velléités mal refoulées d’un ‘retour’ des immigrants ‘chez eux’ » (p. 71). D’une part, la France renonce à « moderniser » les moeurs des musulmans et leur fait une place concrète au sein des institutions sociales. D’autre part, elle énonce clairement des interdits afin de préserver certains traits fondamentaux de son régime. Parmi les possibilités, deux de ces traits sont formulés dans l’ouvrage : l’interdiction de la polygamie et l’interdiction du voile intégral.

La philosophie politique derrière ces propositions pratiques est principalement exposée aux chapitres douze et treize qui constituent le coeur de l’ouvrage. Manent veut d’abord rappeler la nature de l’action politique. Celle-ci concerne les choses qui dépendent d’un « nous » particulier, qui sont possibles à réaliser ici et maintenant. Les thèses savantes ou les débats théoriques – comme celui du « véritable islam » – ne sont que d’un maigre secours pour la délibération. L’action doit compter avec l’incertitude inhérente aux choses humaines, mais trouve dans la référence à une histoire passée particulière un sens qui guide et motive. Un autre lieu principal de cette philosophie politique est la « forme de vie commune », qui incarne le dosage de deux composantes de la communauté humaine qui se nourrissent l’une l’autre, la conscience de soi et l’auto-gouvernement, soit les moeurs et la liberté. Or, selon l’auteur, la forme politique la plus favorable à la combinaison des deux – et la plus accessible aux Occidentaux – est toujours l’État-nation. Mais pour retrouver ce « principe d’unité » (p. 94), il faudra abandonner non pas les droits individuels en tant que tels, mais une compréhension « de plus en plus étroite et unilatérale » (p. 128) de ceux-ci dont font preuve aujourd’hui les démocraties libérales. D’autres principes d’action doivent alors se greffer aux droits de l’homme et les derniers chapitres de Situation de la France en abordent principalement deux. D’abord, la force médiatrice du gouvernement représentatif, qui pourrait être réveillée par une volonté nouvelle d’action commune avec les citoyens musulmans, puisqu’elle impliquerait commandement et négociation. Puis, un retour du concept d’Alliance, qui n’est ni une notion simplement rationnelle ni un dogme religieux, mais « une certaine manière de comprendre l’action humaine dans le monde et dans le Tout » (p. 171). Et il reviendrait notamment aux chrétiens de redonner « sens et crédit » à ce concept, s’appliquant toutefois à tous, en raison de l’incertitude et de la finitude de l’action humaine.

Sans notes ni références, le dernier ouvrage de Pierre Manent prend résolument la forme de l’essai, voire du pamphlet de tradition politique française, qui s’adresse à un public large. Or c’est également une véritable science politique qui nous est présentée à travers l’analyse de la situation actuelle de la France. Plus précisément, une science de l’action politique, concernée par la réponse à la question « Que faire ? ». Cette science semble puiser principalement à deux sources, l’une ancienne et l’autre moderne, soit Aristote et Machiavel. On retrouve le premier dans cette fine compréhension de la relation entre les dispositions de l’agent et des raisons qui déterminent son action, dans cette nécessité pour la raison pratique de s’adapter aux situations particulières et de bien délibérer, sans programme fixe ni idéologie. Le second apparaît dans cette insistance de l’auteur sur les possibilités présentes d’action, sur les conditions réelles des protagonistes, bref sur la verità effettuale, la vérité effective. Notons que Machiavel est d’ailleurs cité deux fois dans l’ouvrage, dans le premier ainsi que le dernier chapitres.

Plus spécifiquement, la science politique de Manent réunit trois éléments principaux, que nous retrouvons entremêlés dans Situation de la France, mais qui furent traités successivement dans La Raison des nations (2006, Gallimard), seul autre essai du philosophe. Ces éléments sont la démocratie, la nation et la religion. La compréhension de ce triptyque et de son application concrète dans l’ouvrage qui nous occupe est d’ailleurs facilitée par la lecture de l’essai qui le précède de neuf ans et dans lequel nous trouvons notamment une introduction intitulée « Situation ».

La base argumentative de Situation de la France est cohérente et solide. Cependant, quelques difficultés se présentent au cours des développements. D’abord, ne sont pas bien circonscrits les éléments qui accusent l’urgence de la situation. Le terrorisme, l’état de l’Union européenne et une « islamisation par défaut » (p. 124) peuvent certainement être des facteurs demandant des mesures rapides, mais ceux-ci auraient gagné à être développés afin d’ancrer l’appel à l’action de l’auteur dans une situation plus communément éprouvée. Finalement, Pierre Manent suggère certains « accommodements raisonnables » pour les citoyens musulmans qui, notons-le, vont plus loin que ce qui est généralement proposé au Québec depuis 2007. L’entorse au principe de laïcité, qui est sous-jacente, peut certes constituer une reconnaissance de la réalité, mais il n’est pas certain que cela puisse contribuer à la participation politique des citoyens musulmans. Cela dit, les propositions de Situation de la France font preuve d’une audace bienvenue, et ce, dans la recherche même du juste milieu, ce qui ne peut que contribuer à une meilleure délibération politique en France.