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Introduction

Dans son Traité du libre arbitre, Augustin attribue explicitement la cause du mal à une perversion de la volonté dans une formule restée célèbre : « inproba voluntas malorum omnium causa est[1] ». Cependant, il s’est également fait l’apologiste de ce que les interprètes ont baptisé la théorie de la privation[2]. On peut lire dans les Confessions que « le mal n’est que la privation du bien, à la limite du pur néant[3] ». Ces deux déclarations ne sont pas contradictoires, mais comme Augustin semble traiter ici de deux différents éléments, un « mal » et une « cause du mal », il nous faut comprendre la distinction entre l’un et l’autre. La confusion entre les catégories ontologique et psychologique, qu’Augustin cherche soigneusement à clarifier, entraîne parfois des absurdités qui semblent justifier les critiques les plus pertinentes de la théorie de la privation[4]. Or, il faut faire bien attention de comprendre ce qu’Augustin entend par ses différentes utilisations du terme « mal ». Règle générale, le problème avec les théories de la privation est qu’elles ne fournissent pas une réponse suffisamment convaincante quant à l’activité et au pouvoir du mal à causer des effets bien réels ; activité et pouvoir pour lesquels l’expérience réclame une explication rationnelle[5]. Si le mal est véritablement une absence du bien, à savoir, si le mal n’est fondamentalement rien, alors pourquoi en faisons-nous l’expérience sous différentes formes, tant humaine que naturelle ? Parce que la théorie de la privation ne suffit pas à elle seule à rendre compte du mal, soutient le penseur. La conception augustinienne du mal comme absence d’être dans les Confessions a été particulièrement commentée, mais elle ne constitue qu’une partie du tableau. Je voudrais souligner quatre moments dans l’explication augustinienne du mal, chacun éclairant un type de mal, mais aucun ne permettant à lui seul de rendre compte du problème. Pris ensemble, avec leurs différences respectives à l’esprit, j’espère montrer que la réponse d’Augustin à la question du mal est beaucoup plus sophistiquée et exhaustive qu’on ne voudrait souvent l’admettre lorsqu’on se limite uniquement à la théorie de la privation.

En décrivant le mal comme étant une privation, la position d’Augustin est entièrement ontologique. Le mal, compris ainsi, est le résultat inéluctable d’une hiérarchie d’êtres créés s’étendant de Dieu, à son zénith, aux biens les plus inférieurs et au néant, à son nadir. C’est ici que certains commentateurs ont trouvé ce qu’ils croient être des faiblesses dans cette conception — et leur mécontentement est compréhensible. La privation à elle seule n’offre pas une explication satisfaisante de l’expérience des maux que nous faisons dans le monde. Ce serait un peu comme prétendre que, puisque nous comprenons que le froid est une absence de chaleur, nous pourrions dès lors expliquer pourquoi certaines personnes préfèrent vivre au Yukon plutôt qu’en Floride. Des explications supplémentaires sont dès lors requises.

La prochaine étape implique pour Augustin la théorie d’un mal parasitaire, que les commentateurs ne distinguent pas, bien souvent, de la théorie de la privation même si elles sont bien différentes. Bien qu’Augustin ne soutienne pas une théorie du mal parasitaire au même titre que Proclus, qui, lui, se réclame d’une interprétation plus aristotélicienne de la substance que ce qu’on ne retrouve chez un Augustin davantage platonicien, celui-ci décrit néanmoins le mal comme étant un parasite et se déplace donc au-delà de la nécessité hiérarchique de la privation vers une explication plus active du mal. Les biens inférieurs sont moindres que Dieu et en ce sens ils souffrent non seulement de privation de bien et d’être, ils sont également corruptibles ; ils ne sont pas simplement statiques. Cette corruption des biens inférieurs est un autre aspect du mal au-delà de la simple privation.

La troisième étape dépasse l’ontologique vers le psychologique. Augustin soutient que le mal « réel » n’est pas privation ni même fondamentalement ontologique, mais plutôt, qu’il est une fonction de la volonté. Le mal est une disposition pervertie de la volonté qui : a) préfère les biens inférieurs aux biens supérieurs ; b) désire plus que le nécessaire ; et, c) pervertit l’ordre naturel des choses. Par surcroît, les volontés tordues des créatures rationnelles et libres sont un mal entraînant de mauvaises actions qui, sans être elles-mêmes des substances, n’en entraînent pas moins des effets concrets et délétères. Ainsi, le mal dans le domaine psychologique aboutit au mal dans le domaine pratique.

Finalement, les maux qui ne sont pas causés par des volontés rationnelles ne sont pas réels, mais bien plutôt attribuables à un conflit d’intérêts entre les processus naturels du monde et les désirs humains. Si cette position ne saurait satisfaire la victime confrontée à un désastre naturel, etc., la position d’Augustin reste cohérente et jouit, sur ce point, d’un soutien indéniable dans l’histoire de la philosophie[6]. Examinons maintenant en détails ces quatre moments de la pensée augustinienne, indispensables, j’ajouterais, à toute étude rigoureuse de sa position sur le mal.

I. La théorie de la privation

Il est bien connu que le platonisme a permis à Augustin de surmonter les deux principaux obstacles qui se dressaient sur le chemin de sa conversion : son incapacité à concevoir Dieu comme substance spirituelle ou intelligible et le problème du mal[7]. Concernant celui-là, Augustin écrit : « […] en voulant me faire une conception de mon Dieu, je ne savais concevoir qu’une masse corporelle, car il n’existait rien, me semblait-il, qui ne fût ainsi[8] ». Quant à celui-ci : « Par suite, en effet, je croyais que le mal lui aussi est une sorte de substance du même ordre, qui a sa propre masse sombre et informe, soit épaisse […] j’établissais face à face deux masses, toutes deux infinies, mais la mauvaise plus étroitement, la bonne plus largement[9] ». Ces deux problèmes sont essentiellement reliés et sont tous deux résolus, selon Augustin, par l’ontologie platonicienne[10].

Augustin admet la difficulté qu’il a à saisir le problème du mal dans les Confessions. En effet, l’expérience de la réalité du mal nous confronte à l’énigme suivante : soit un Dieu omniscient, omnipotent et bienveillant a créé le mal, soit le mal est éternel, actif et opposé à la bonté de Dieu. Plus tôt dans sa vie, afin d’éviter la conclusion que Dieu avait créé le mal, Augustin s’était rangé du côté des Manichéens, mais il s’était avec le temps distancié de leur doctrine[11]. Cette dernière est semblable à la position du médio-platonisme en ce que le manichéisme tient le mal pour un principe premier opposé au bien[12]. Cette notion est restée problématique pour l’ensemble de l’école médio-platonicienne et de nombreuses solutions ont été mises de l’avant[13]. Soit l’Un génère la matière du mal, ce qui est contestable puisque le mal ne devrait pas surgir de ce qui est bien, soit il y a deux principes premiers, le bien et le mal, ce qui est également douteux parce que les platoniciens croyaient normalement que toute multiplicité trouvait nécessairement sa source dans une unité qui la précédait. Augustin, parmi les chrétiens, et Jamblique, parmi les néo-platoniciens de Rome, rejettent tous deux la notion d’un mal ontologique et avancent, en opposition à Plotin, que la matière n’est pas le mal.

Si l’on retient l’idée d’un Dieu bienveillant et tout-puissant, la question de l’origine du mal pose tout un défi. Augustin rapporte la position de son ami Nebridius afin de révéler la contradiction inhérente à l’idée manichéenne que le mal puisse exister comme un principe opposé à une telle déité :

Qu’aurait pu te faire je ne sais quelle race de ténèbres que, du côté de la masse ennemie, ils ont coutume de t’opposer, si tu n’avais pas voulu combattre contre elle ? Car si on répondait qu’elle aurait pu te faire quelque mal, tu pourrais, toi, subir la violence et la corruption. Mais si on disait qu’elle n’aurait pu te faire aucun mal, on n’apporterait plus alors aucune raison de combattre […][14].

Cet argument de Nebridius avait apparemment confondu Augustin par sa simplicité et son évidence dès qu’il l’eut entendu, ce qui l’aida à dépasser le manichéisme. Le monde physique, affirme Augustin, ne peut pas être mal parce qu’il a été créé par Dieu. À ses yeux, il faut repenser le mal puisque l’autre option serait de reconsidérer les qualités de Dieu lui-même, ce qu’il n’était pas prêt à risquer. Les platoniciens, soutient-il, ont donc vu juste en concevant Dieu comme substance intelligible ; toutefois, ils croient à tort que le mal est à la fois la matière et le monde physique[15]. Augustin doit donc expliquer comment ce qui apparaît comme mal est, en fait, bien. Le principe qui le guide dans son Traité de la foi, de l’espérance et de la charité est le suivant :

Ainsi donc quoique le mal en tant que mal ne soit pas un bien, néanmoins le fait qu’il n’existe pas seulement du bien mais également du mal est un bien. Car, si ce n’était pas un bien qu’il existât aussi du mal, jamais il ne serait permis par la bonté du Tout-Puissant, auquel, sans nul doute, autant que de faire ce qu’il veut, il est non moins facile de ne point permettre ce qu’il ne veut pas. Faute de le croire, on compromet le premier mot du symbole, où nous professons notre foi en Dieu le Père tout-puissant[16].

Une fois le dualisme corporel du manichéisme réfuté, Augustin se dégage du pessimisme cosmique qui faisait de la matière un principe du mal en opposition à Dieu. Il expose les erreurs des manichéens qui doivent conclure selon leur propre logique que, même si Dieu n’a pas créé ex nihilo et que la matière de laquelle Il crée le monde est « mal », ou Dieu est impuissant à éradiquer ce mal avant sa création — et il n’est donc pas omnipotent —, ou il ignore la présence du mal — auquel cas il ne serait pas omniscient —, ou il ne se fait aucun souci concernant les effets de ce mal sur sa propre création — ce qui ferait de lui un être malveillant[17]. Augustin apprend des platoniciens que le mal, de la perspective de Dieu, n’existe pas :

Pour toi, il n’y a absolument aucun mal ; non seulement pour toi mais il n’y en a pas non plus pour l’ensemble de ta création, parce qu’il n’y a rien au-dehors qui puisse faire irruption pour la corruption de l’ordre que tu lui as imposé. Mais, dans les parties de la création, il y a certains éléments qui, par rapport à certains autres, ne conviennent pas, et pour cela sont estimés mauvais. Ces mêmes éléments conviennent à d’autres et sont bons, et en eux-mêmes ils sont bons[18].

Augustin dit explicitement ici que la nature est intrinsèquement bonne. Si le monde physique est inférieur au monde intelligible, la perfection de la création n’est atteinte que dans son ensemble, en incluant à la fois le monde inférieur et le monde supérieur. L’ajout du monde physique exprime la plénitude de la bonté de Dieu et sa perfection, ce qu’Augustin a compris après avoir considéré la totalité dans son ensemble[19]. Dans le Traité du libre arbitre, il confirme que « l’abondance et la grandeur de la bonté de Dieu ont mis à notre disposition non seulement de grands biens, mais aussi des moyens et des petits. Sa bonté doit être louée davantage pour les grands biens que pour les moyens, et davantage pour les moyens que pour les petits ; mais pour tous davantage que s’il ne les avait tous donnés[20] ».

Augustin assimile le bien à l’Être ici et dans la mesure où le monde physique est, il s’ensuit qu’il doit être bon et non pas mauvais : « […] tout ce qui se corrompt est privé d’un bien. Mais si on prive une chose de tout bien, elle ne sera plus du tout. […] Donc, si on la prive de tout bien, elle ne sera plus rien. Donc, aussi longtemps qu’elle est, elle est bonne[21] ». Il résume sa conception de la nature de la création dans le contexte de la Genèse :

[…] et le mal, dont je cherchais l’origine, n’est pas une substance, parce que, s’il était une substance, il serait bon. En effet, ou bien il serait une substance incorruptible, c’est-à-dire un grand bien ; ou bien il serait une substance corruptible, qui, si elle n’était bonne, ne pourrait se corrompre. Ainsi donc, j’ai vu, et il m’est clairement apparu, que tu as fait toutes choses, bonnes, et qu’il n’est absolument aucune substance que tu n’aies faite. Et puisque tu n’as pas fait toutes choses égales, si toutes elles sont, c’est qu’une à une elles sont bonnes, et toutes ensemble très bonnes, car notre Dieu a fait toutes choses très bonnes.

Gen. I ; Eccl. XXXIX, 21[22]

L’effort de réévaluation de la création en tant que bonne, auquel se prête Augustin, l’amène à conclure qu’on n’a pas à échapper au monde, comme on l’attribue communément à Plotin. Comme le déclare Lamb :

[…] la découverte que fait Augustin de la différence entre le sensible et l’intelligible n’était pas, après s’être converti du manichéisme, un rejet du monde physique et sensible. L’univers matériel, qui inclut les êtres humains en tant qu’unité de corps et d’âme, reste une création, bonne, de Dieu. Les activités de l’intelligence humaine, lorsque bien ordonnées vers la vérité, le bien, et la sainteté, permettent aux sens et à l’imagination de s’épanouir d’une façon raisonnable. L’ascension vers la vérité intelligible et la bonté de Dieu n’implique pas l’abandon de la création bonne de Dieu[23].

L’évêque d’Hippone critique la pensée d’Origène, également, qui considère la création et l’incarnation comme étant une punition :

Mais les âmes, dit-on, sans être des parties de Dieu, certes, et faites par lui, ont péché en se séparant du Créateur ; et, par diverses étapes, sont descendues des cieux jusqu’aux régions terrestres, méritant selon la diversité de leurs fautes d’être comme liées à des corps différents : voilà ce qu’est le monde, et la cause de sa création n’est pas la production d’oeuvres bonnes, mais la répression d’actes mauvais[24].

À l’intérieur de la hiérarchie de la création, les biens inférieurs sont le résultat nécessaire de la création de Dieu et ont leur propre place. Comme le souligne Evans : « […] pour Augustin il n’y a pas de “mal naturel” (puisque cela équivaudrait à un mal créé par Dieu ou à un pouvoir manichéen étranger et égal au bien — de loin l’option la plus acceptable pour les penseurs du cinquième siècle)[25] ». Si quoi que ce soit, autre que Dieu, existera, ce doit nécessairement être un moindre bien que Dieu. S’il n’y avait pas de biens inférieurs, il n’y aurait pas de création et Augustin défend qu’il vaut mieux que Dieu crée qu’il ne crée pas. Il écrit : « […] les choses supérieures sont sans doute meilleures que les inférieures, mais toutes ensemble sont meilleures que les supérieures seules, un jugement plus sain me le faisait penser[26] ». Si on en venait à exclure l’idée d’une privation du bien, il faudrait alors également exclure l’idée d’un Dieu qui crée.

Selon Augustin, l’incarnation est l’exemple suprême de la bonté de la création. Il croit que la pire erreur de Porphyre a été de rejeter la foi chrétienne, de rejeter, surtout, l’incarnation du logos. Si Porphyre a ainsi refusé le Christ, c’est parce qu’il méprisait la chair, selon Augustin[27]. Or, que le logos se fasse chair, prouve que la matière n’est pas un mal : « Aussi le bon et véritable Médiateur a-t-il montré que le mal, c’est le péché, non la substance ou la nature de la chair. Il a donc pu prendre cette chair et avec elle une âme humaine, et la conserver sans péché […][28] ». L’homme n’est pas mauvais parce qu’il est incarné. Il ne peut y avoir de mal dans l’incarnation et dans cette descente de l’âme dans le corps humain puisque le Christ lui-même est sans péché tout en ayant eu une âme et un corps humains. L’orgueil des platoniciens a été de croire que la matière est le mal et un fardeau à surmonter[29]. Cette perception négative de la matière appartient davantage à Plotin qu’à Porphyre, ce dernier ayant commencé à intégrer le corps dans sa conception de l’individu humain plus substantiellement que Plotin, tel que précédemment relevé. Mais Augustin déclare dans la Cité de Dieu que Porphyre n’avait pas su reconnaître que le Noûs platonicien est « identique au Christ[30] ». L’incarnation du Christ est le cadeau ultime de la grâce divine, une grâce que les platoniciens n’ont pas su reconnaître, déplore Augustin[31]. Encore une fois, il y voit une autre manifestation de l’orgueil platonicien, comme le remarque avec justesse Feichtinger[32].

Les Confessions défendent également la doctrine de l’incarnation contre l’orgueil des platoniciens. Dieu a voulu qu’Augustin prenne conscience de Son essence par la pensée platonicienne afin de lui inculquer l’importance de la grâce et de l’humilité : « Et d’abord tu voulais me montrer comme tu résistes aux superbes mais donnes la grâce aux humbles, et avec quelle grande miséricorde tu as indiqué aux hommes la voie de l’humilité, par le fait que ton Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes. C’est pourquoi tu m’as procuré, par l’entremise d’un homme gonflé d’un orgueil monstrueux, certains livres platoniciens traduits du grec en latin[33] ».

Il importe de remarquer comment ce passage souligne d’abord la nécessité, et de l’humilité et du « Verbe s’est fait chair » tout à la fois, puisque les « platoniciens », du moins selon Augustin, négligent ces deux éléments essentiels. Il affirme qu’il s’est procuré ces livres d’un homme imbu d’orgueil afin qu’il puisse voir comment Dieu résiste aux superbes et donne grâce aux humbles, et avec quelle miséricorde il indique à l’humanité la voie de l’humilité confiante que le Verbe s’est fait chair et qu’il a vécu parmi les hommes[34]. C’est l’orgueil des platoniciens, accompagné de leur refus d’accepter la nature incarnée du Christ, qui les empêchent de tisser une relation intacte avec Dieu.

On remarquera aussi qu’Augustin n’a pas explicitement défini son platonisme comme étant une étape de son développement intellectuel[35]. Il semble plutôt que sa rencontre avec cette école de pensée l’ait aidé à surmonter l’obstacle le plus sérieux à sa conversion à mesure qu’il acceptait le christianisme et devenait chrétien. Ce qu’Augustin retient du christianisme est la solution à un problème, une solution qui s’accordait avec ses tendances et ses croyances chrétiennes du moment tout en les éclairant. Il tire donc la réponse du platonisme sans pour autant délaisser sa position à l’intérieur de la communauté chrétienne pour se définir platonicien, comme il l’avait fait avec le manichéisme. C’est pourquoi Augustin explique ce qu’il a appris du platonisme en citant l’Évangile de Jean ; il lit dès le départ le platonisme d’un point de vue chrétien et travaille déjà à l’intérieur d’un cadre chrétien. Dans les Confessions, la réception de la doctrine platonicienne est introduite et placée à l’intérieur de l’orgueil platonicien, à savoir : 1) leur conclusion erronée que la matière est le mal, et 2) leur rejet du véritable médiateur qui suppose l’incarnation.

II. La théorie du mal comme parasite

L’absence de bonté et d’être à travers la hiérarchie de la création ne peut être considérée mal que dans un certain sens. La notion platonicienne d’une hiérarchie d’êtres s’étendant du premier principe jusqu’au néant est toujours présente chez Augustin, même si elle est incorporée dans sa doctrine de la création. On peut dire que dans cette dernière, il y a une place pour toute chose et toute chose a sa place. Toutefois, comme les biens inférieurs sont vulnérables au changement, ils ne restent pas à leur place. Pour le dire autrement, les biens inférieurs peuvent s’éloigner de leur nature donnée et devenir corrompus.

Selon Fran O’Rourke, quoique Jamblique ait été le premier à suggérer une théorie du mal parasitaire, notamment en employant le terme « parhupostasis », c’est, cependant, Proclus qui en est le véritable premier défenseur, alors que, dans son ouvrage De l’existence du mal [36], il expose les détails de cette théorie ; et ce, dans le contexte d’une réfutation de la théodicée de Plotin. À propos de la bonté de la création, il défend un verdict semblable à celui d’Augustin[37]. Toute chose produit de la bonté puisque, selon Proclus, la production est bonne par nécessité[38]. Or, comme les effets sont moindres que leurs causes, après un certain temps, quand les émanations de l’Un descendent vers le bas de la hiérarchie, il y a des êtres qui sont susceptibles de se laisser corrompre, selon ce qu’il nomme le « principe de dégradation[39] ». Les biens inférieurs sont vulnérables au mal dans la mesure où leur relation au bien passe par une médiation quelconque.

La position de Proclus sur le mal marque un retour vers la doctrine aristotélicienne des substances qui place l’opposition platonicienne entre être et non-être à l’intérieur du substrat matériel de la matière. Pour Aristote, les substances requièrent non pas deux mais trois choses : le substrat matériel (potentialité), la forme (actualité) et l’absence de forme (privation)[40]. La matière aristotélicienne doit être dépourvue de toute qualité en soi puisqu’elle doit avoir le potentiel de devenir toute chose. Par conséquent, la matière n’a pas d’essence déterminée et de cette façon ne peut être ni bonne ni mauvaise. Selon Proclus, « le mal ne peut appartenir à la matière en tant qu’accident, car d’elle-même, la matière est sans qualité et sans forme. La matière est un substrat et non pas à l’intérieur d’un substrat ; elle n’est pas une chose à l’intérieur d’une autre[41]. » Proclus soulève d’ailleurs la contradiction qui sous-tend l’argument selon lequel la matière serait entièrement mauvaise[42]. Si la matière est le mal, il faut dès lors choisir entre deux options : ou l’on fait du bien la cause du mal, ou l’on pose deux principes d’êtres[43].

La réponse de Proclus à ce problème ressemble à ce que proposait déjà Jamblique : contredire Plotin et réfuter la prémisse selon laquelle la matière, c’est le mal. Les maux sont le résultat de la privation de forme ou de ce qui empêche des choses particulières d’atteindre leur propre nature en tendant plutôt vers leur contraire. Comme la matière désire la forme sans l’opposer, elle ne représente pas le mal. Il ne faut pas confondre privation et matière : celle-là est une absence d’ordre, la fuite de la forme qui se produit à l’intérieur de la matière. Proclus l’explique dans un passage qui nous révèle son appréciation de la création comme bonne : « […] si donc la matière désire et conçoit ce qui génère et même, comme le dit Platon, le nourrit, le mal ne peut en sortir puisque la matière est la mère des êtres qu’elle enfante[44] ». Comme Jamblique, Proclus soutient que la matière joue un rôle crucial et incontournable dans le dévoilement du bien à travers le cosmos ; nous sommes ainsi bien loin d’un principe du mal s’opposant à ce même bien.

La privation n’a pas de pouvoir actif, soutient Proclus, et ne peut être tenue responsable des effets du mal. Pour la même raison qu’un principe contraire à l’Un transcendant l’être ne peut exister, la privation ne peut être un principe du mal en opposition au Bien. La privation est privation d’une qualité quelconque ou d’une quantité de mesure. Une privation absolue ne pourrait avoir aucune existence ou relation à quoi que ce soit qu’elle ne saurait priver de quantité ou de qualité. Elle n’agit pas, et comme Proclus ne veut pas nier la réalité du mal qui produit des effets négatifs réels, il ne peut l’identifier à la privation. Comme il l’affirme : « […] l’activité est une forme et un pouvoir alors que la privation est sans forme et faible, non pas pouvoir mais absence de pouvoir. On ne peut dès lors l’identifier au mal[45] ». Comme Augustin, il semble confronté à une impasse et doit maintenant rendre compte du mal sans lui donner le statut d’un principe d’opposition, sans non plus l’attribuer à la matière ou à la privation.

Le mal, nous venons de le voir, n’existe pas comme principe indépendant du bien. Les maux, par contre, existent. Proclus explique ceci en affirmant que les maux sont parasitaires sur les biens ou les êtres. Tout doit nécessairement avoir une relation à l’Être afin d’exister. Si Proclus souhaite défendre l’idée que les maux existent, ces derniers doivent participer de l’être d’une façon ou d’une autre et ils doivent, dans une certaine mesure, être bons. Dans un passage rappelant la Genèse, Proclus écrit que « tout ce qui tire son existence de la cause première relève du bien. Donc le tout est bon. Et la lumière du bien, qui est incidemment la lumière du coeur, est dans les dieux alors que les autres lumières découlent de celle-ci, ainsi que leur pouvoir et toutes les parties de ce pouvoir[46] ». Jamblique le disait déjà : il n’y a rien dans le cosmos qui soit privé de bien ; ou comme nous prévient Augustin, celui qui fuit Dieu ne jouit que de la liberté de l’esclave[47]. Même si Proclus ne seconde pas les stoïciens qui prétendent que le mal n’a pas d’existence réelle, ce qui est évident pour quiconque voit la nécessité d’une régression ad infinitum des causes et des effets, il est d’accord pour dire que de la perspective divine, rien n’est mal. De la perspective des dieux, le mal est non existant. En opposition aux stoïciens, donc, Proclus avance que pour les êtres finis particuliers, les maux existent en réalité et pas seulement en apparence, suivant l’incapacité de percevoir la perfection de la totalité.

Les causes du mal sont donc multiples et ne peuvent exister que de façon parasitaire sur l’Être et le bien, suivant l’auteur. Les maux, une fois qu’ils s’emparent d’éléments particuliers et finis, dont les formes peuvent tendre vers leur contraire, usurpent le pouvoir de ces êtres. Cette usurpation explique l’activité et la réalité des maux causant un désordre non naturel ; les maux requièrent l’être et le bien pour leur propre réalité[48]. Comme le soutient Proclus, « la forme et la nature du mal sont une sorte de défaut, une absence de détermination et une privation ; leur mode d’existence (hupostasis) est donc une sorte d’existence parasitaire (parupostasis)[49] ». Opsomer verra dans ce type d’existence une sorte d’« effet secondaire » de causes et d’êtres réels[50].

Toute vie est pouvoir et une fois que le mal s’est établi dans un pouvoir autre, le mal — qui est contraire au bien — utilise celui-ci pour le combattre. Plus puissant est ce pouvoir, poursuit Proclus, plus puissantes seront les actions et les oeuvres du mal ; et vice-versa[51].

C’est pour cette raison qu’il soutient que le mal dans l’âme est plus dangereux encore que le mal dans le corps, puisque les âmes sont plus puissantes que les corps[52]. D’une façon étrange et inattendue, étant donné la hiérarchie platonicienne de l’Être, en raison de la nature parasitaire du mal, plus le bien est grand, plus le potentiel du mal est élevé. Si dans l’optique de la théorie de la privation le mal augmente à mesure qu’on s’éloigne du bien, Proclus suggère plutôt que le potentiel du mal augmente lorsqu’on s’en approche puisque le pouvoir et l’être qui peuvent être usurpés sont plus importants. Pour Proclus, le mal n’est ni une privation complète, ni contraire au bien, mais plutôt « sous-contraire » (subcontrario) au mal[53]. Comme l’observe Opsomer, « la privation conçue en termes d’absence de force et d’être ne pourra jamais donner le mal, puisque les maux ne sont pas seulement contraires à l’être, mais contraires au bien (ou plutôt, contraires à un certain bien comme seuls les maux relatifs existent)[54] ».

L’argument augustinien défendant une théorie du mal parasitaire n’est pas aussi bien développé que chez Proclus, mais il semble croire que c’est la privation du bien et de l’être dans les biens inférieurs qui entraîne leur corruption. Dans son Traité de la foi, de l’espérance et de la charité, Augustin explique le changement par lequel les opposés finissent par se retrouver en une seule substance. Il invoque ici une mesure, une forme ou une nature, qui n’est pas une substance, mais qui lui serait inhérente. Non seulement les choses créées sont-elles privées d’une mesure de bien, mais plus encore le bien qu’elles possèdent peut diminuer : « Or la diminution du bien est un mal, quoique, pour tant qu’il diminue, il en reste nécessairement, si c’est encore un être, quelque peu qui le fait être[55] ». Tout type de privation doit être présent dans quelque chose qui est. Augustin ajoute :

On aboutit donc à ce résultat surprenant que, tout être en tant que tel étant bon, en disant qu’un être vicieux est un être mauvais on semble dire, en somme, que ce qui est bon est mauvais et qu’il n’y a de mauvais que ce qui est bon. Car tout être est bon et il n’y aurait pas de chose mauvaise si cette chose mauvaise elle-même n’était pas un être. Le mal ne peut donc être qu’une sorte de bien. Conclusion absurde en apparence, mais qui n’en est pas moins imposée sans réplique par la logique de ce raisonnement[56].

Le mal, en ce sens, est un dépérissement de la nature appropriée d’une chose donnée. L’humain est un bien corruptible par nature et s’éloigne du bien lorsque son corps vieillit et dépérit. La perte d’un bien relatif est un type différent de mal que la simple privation qui existe par nécessité dans la hiérarchie de l’être. Par exemple : « Pour un corps vivant, les maladies et les blessures ne sont rien d’autre que le fait d’être privé de la santé. En effet, lorsqu’on applique un traitement à ces maux, [à] savoir maladies et blessures, ce n’est pas pour les chasser de là et les transporter ailleurs, mais pour les faire disparaître complètement[57] ».

Jonathan Yates nous dit qu’« Augustin est tout à fait conscient que le mal ou, plus précisément, des choses partiellement mauvaises existent. Mais l’intuition plus fondamentale de ce dernier, c’est que le mal ne peut exister qu’en se greffant et s’incrustant dans autre chose. Comme tout vulgaire parasite, le mal, selon lui, ne peut subsister que lorsqu’il trouvera un hôte originellement bon mais dont la nature aura déjà été corrompue[58] ». Cress note également de quelle façon cette théorie du mal parasitaire fournit un compte rendu plus rigoureux du mal que la théorie de la privation à elle seule[59].

Un bon nombre de passages pourraient être cités afin d’illustrer le fait qu’Augustin développe bel et bien une certaine théorie du mal comme parasite ; par exemple celui-ci, issu de son Traité de la foi, de l’espérance et de la charité :

Deux concepts opposés [le bien et le mal] qui sont même à tel point solidaires que, sans un bien qui servit au mal de sujet, le mal n’aurait absolument pas pu être. Car ce n’est pas seulement pour subsister mais pour se produire qu’il faut à la corruption quelque chose à corrompre. Et s’il n’était pas bon, cet objet ne se corromprait pas, puisque la corruption n’est pas autre chose que la destruction du bien[60].

Le point est subtil, mais ici, comme on peut l’observer également chez Proclus, et suivant en cela Aristote, le mal n’est pas une substance en tant que telle, mais bien plutôt, dans une substance. Il demeure en elle (la substance qui est bonne), gît en elle, y vit, comme un virus, la dévorant comme de l’intérieur. Un autre passage du Traité de la foi, de l’espérance et de la charité suggère cette idée du mal comme étant une espèce de virus : « Si la corruption l’anéantit [le bien particulier], elle-même ne durera pas, faute d’un être qui lui permette de subsister[61] ». Dans ces textes est suggérée l’idée selon laquelle le mal existe, vit et demeure au sein d’un hôte, tel un parasite. Le mal (même comme privation) doit exister au sein d’une substance. De plus, selon la théorie parasitaire du mal, plus le mal corrompt ontologiquement l’être, moins le premier aura de pouvoir sur le second ; et ce, dans la mesure où le mal a besoin d’une substance sur laquelle il peut agir. Plus le mal gruge, plus il s’attaque à la substance elle-même, et plus il met en péril, du même coup, sa propre existence et sa propre puissance[62]. Lorsque l’hôte meurt, le parasite meurt aussi.

Or, pour avoir un effet, ou un impact sur la substance, le parasite n’a pas du tout besoin de corrompre ontologiquement la substance en question. De plus, la théorie parasitaire du mal semble avoir un avantage explicatif comparativement à la théorie strictement privative du mal, dans la mesure où la première théorie est en mesure de rendre compte de certains maux qui demeurent inexpliqués pour la seconde. L’exemple du diable est tout à fait parlant, en ce sens. Le parasite ne cherche pas à corrompre ontologiquement son hôte puisque ceci ne serait qu’une manière de fragiliser et menacer sa propre existence et sa propre activité. La corruption dont il est question ici est bien plutôt morale, une corruption de l’âme qui maintient, malgré tout, le statut ontologique de l’être particulier ; le mal laisse intacte la constitution angélique de l’hôte afin de pouvoir usurper son pouvoir au profit et au nom d’une cause destructrice. Ainsi, il est possible de voir, comme le note O’Rourke, que toute privation se produit dans une substance ; mais également — et ceci est crucial puisque c’est un avantage explicatif que nous offre la théorie parasitaire du mal : la privation n’est pas une indication de la faiblesse ontologique de la substance-hôtesse en question. Sur ce point, les théories parasitique et privative du mal sont en fait incompatibles : la nuance que nous offre la théorie parasitaire, une nuance quant à l’activité du mal, n’est pas que plus il y a de mal, moins d’être il y a, comme le suggère la théorie privative ; bien plutôt, plus il y a d’être (donc, plus il y a de bien), plus noire et menaçante est l’ombre du mal !

Dans un extrait tout à fait révélateur de son De natura boni, Augustin écrit :

Mais il peut se faire qu’une nature supérieurement ordonnée par un mode et une forme naturelle soit meilleure, même corrompue, qu’une autre nature non corrompue mais qui a été intérieurement ordonnée par un mode et une forme naturelle de moindre valeur[63].

C’est donc dire que même le démon corrompu demeure ontologiquement supérieur à l’humain qui demeurerait, lui, intouché par la corruption. Pensons, par exemple, à Bélial, un ange déchu, dont l’âme corrompue par la perversion de sa volonté brûle et martyrise son corps éthéré et ontologiquement supérieur, et à saint Alphonse de Liguori, dont l’âme sainte habitait un corps corrompu qui, si on se fie à son iconographie, était affligé par les sursauts douloureux de la polyarthrite rhumatoïde, et ce, pour plus de quarante ans. Tout comme une âme démoniaque corrompue peut habiter un corps angélique immaculé, une âme humaine saine peut très bien, également, animer un corps humain corrompu. L’état du corps n’est donc pas lié à la pureté de l’âme. Ainsi, le mal du démon, sa perversion intérieure, ne se manifeste pas physiquement, et donc, le démon peut faire toute sorte de choses démoniaques. L’âme du démon, s’il en venait à occuper le corps de saint Alphonse, serait en fait incapable d’accomplir une fraction de ce que lui permet de faire son corps angélique incorruptible.

Qu’il soit privatif ou parasitaire, le mal, selon ces doctrines, est, analysé par l’entremise de catégories ontologiques. Que le corps humain, auquel il manque déjà une quantité d’être et de bien, puisse devenir malade ou infirme, cela peut très bien être compris comme étant une sorte de mal, comme étant une forme d’écart par rapport au bien qui lui est propre. De plus, même si le corps humain ne souffrait d’aucun mal physique, un être pourrait très bien se détourner du bien en direction du mal ; détournement qui peut être expliqué en usant du vocabulaire, décrit plus haut, de l’hôte et du parasite. Mais ce parasite, qu’est-il exactement ? Qu’est-ce qui se tourne vers le mal et qu’est-ce qui détourne les pouvoirs du corps ? Pour identifier le mal « réel » et « diabolique », Augustin doit se déplacer de l’ontologie vers la psychologie, des substances physiques vers la volonté.

III. La volonté désordonnée comme cause du mal

Jusqu’à présent, nous avons examiné le mal sous une lumière ontologique qui conçoit la privation et le changement comme des maux, mais qui semble incapable de faire face au mal directement. En bout de ligne, pour Augustin, le mal « réel », qui pourrait expliquer l’activité diabolique, est le résultat d’un choix du libre arbitre. Comme l’affirme Hankey :

Pour nous en convaincre, Augustin doit croire que l’âme est supérieure au corps et aux choses corporelles en général. Dans cette supériorité de l’âme reposent son activité et sa liberté par rapport aux corps, à la fois le sien mais aussi celui du monde extérieur. Qui plus est, avant de placer la cause du mal dans la volonté, il lui faut la sortir du corps. Et plus encore, pour faire du corps un objet de la volonté, il lui faut trouver et son bien, et le bien de sa cause[64].

Dans le tout premier livre des Confessions, Augustin se penche sur l’enfant dans le contexte de la création[65]. Fidèle à sa conception de la nature, il commence par décrire la perfection et la bonté de la création. Augustin affirme que tous les besoins de la vie sont présents dans la création, une création dans laquelle l’homme se retrouve par le simple don de la nature ; les humains ne doivent pas travailler pour se mériter ces besoins et ne font donc rien pour se les mériter : « Mais voilà donc accueilli par les consolations du lait humain ; et ce n’est pas ma mère ou mes nourrices qui s’emplissaient les seins, mais toi qui me donnais par elles l’aliment de l’enfance, selon tes dispositions et les richesses entreposées au plus profond des choses[66] ».

Les besoins de la vie ont une limite naturelle. Le bien ici est un moyen terme entre les extrêmes du trop-peu et l’excès, les deux étant destructeurs. Il y a une relation mutuellement bénéfique entre l’enfant et la mère : l’enfant a besoin du lait et la mère a besoin de le lui donner. Cette relation n’est pas consciente, mais imbriquée dans la nature elle-même. Ces cadeaux viennent de Dieu en passant par le monde physique. Pour Augustin, ce n’est pas seulement l’esprit ou l’âme qui sont à l’image de Dieu, mais également l’ordre naturel : « C’est ce que depuis m’a dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs[67] ». L’humain est une unité de corps et d’âme d’une façon qui n’encourage pas l’un à détruire l’autre. Rist explique d’ailleurs la chose suivante :

Si l’unique relation entre l’âme et le corps peut être comparée à la relation entre les deux natures dans le Christ, la persona ne doit pas être seulement intégrable, mais l’âme doit être heureuse d’aimer le corps et d’en prendre soin. Augustin est devenu presque aussi hostile au réductionnisme « spirituel » qu’il ne l’était au réductionnisme « matériel » suivant sa conversion[68].

L’incarnation n’est pas une erreur pour Augustin. Plutôt, elle est une caractéristique essentielle de l’ordre naturel lui-même. La venue du Christ dans le monde en tant qu’être humain à part entière montre que le divin est présent en lui et à l’être humain comme incarné.

Le mal réel, à savoir, le mal qui cause de terribles effets, entre dans cette création non pas substantiellement ou corporellement ou matériellement, mais par le désir humain. Augustin affirme que tout ce qui est essentiel à la survie et à l’épanouissement de l’être humain est présent dans la nature. En un sens, nous vivons déjà dans une « situation de paradis ». Cependant, presque immédiatement, le désir humain devient désordonné. Même l’enfant a des désirs que l’ordre naturel ne peut comprendre, qui s’avèrent nuisibles aux autres et à soi-même, et qui, pourrait-on soutenir aujourd’hui, sont dommageables pour la création et l’ordre naturel en soi. Cela dit, le désir n’est pas nécessairement un péché. Les humains ont besoin de certaines choses pour survivre et ce désir n’est pas un mal, nous apprend Augustin. Le péché émerge lorsque ces désirs deviennent excessifs et déréglés. L’auteur en donne la preuve en reprenant l’exemple du poupon jaloux qui, après s’être nourri à satiété du lait de sa mère, envie à son frère le même lait pourtant indispensable à sa survie[69]. Ce n’est donc pas le corps qui cause le péché et le mal, mais la volonté : « Ainsi, c’est la faiblesse des membres enfantins qui est innocente, non pas l’âme des enfants[70] ».

On retrouve des remarques semblables concernant les limites naturelles et les désirs désordonnés dans le Traité du libre arbitre. On peut y lire :

Garde-toi, en effet, de penser qu’on ait pu rien dire de plus vrai que cette parole : La racine de tous les maux est l’avarice, c’est-à-dire le fait de vouloir plus qu’il ne suffit. Or la mesure de ce qui suffit est ce que réclame chaque nature, en son espèce, pour sa conservation. L’avarice, en effet, appelée en grec philargurian, ne se dit pas seulement à propos de l’argent ou de la monnaie, dont elle a plutôt tiré son nom — car les pièces de monnaie chez les anciens étaient faites le plus souvent en argent ou en alliage d’argent — ; mais elle doit s’entendre de tout ce qui est désiré sans mesure, dans tous les cas absolument où l’on veut plus qu’il ne suffit. Cette avarice est la cupidité : or la cupidité est la volonté déréglée ; donc la volonté déréglée est la cause de tous les maux[71].

Ainsi, quand la volonté préfère les biens inférieurs aux biens supérieurs ou quand elle les désire avec excès, estimant le bien à en tirer plus élevé qu’il ne l’est vraiment, l’être humain devient mauvais. Comme il est écrit dans le Traité de la foi, de l’espérance et de la charité, « la cause […] de nos maux est la défaillance par rapport au bien immuable d’une volonté qui n’est [par elle-même qu’]un bien susceptible de changement […][72] ». Le mal qui surgit ici n’est pas simplement une privation du bien. La bonté de la nature, qui inclut toutes choses créées avec leur différent degré d’être, est encore une fois affirmée. C’est donc la relation de la volonté aux biens inférieurs qui peut devenir mauvaise. Ce mal n’est pas naturel et ne peut émerger que de créatures rationnelles dotées d’un libre arbitre.

Cette position fait écho au sermon sur la montagne où le Christ intériorise les commandements externes des écritures hébraïques. Le péché n’est pas seulement dans l’acte physique de l’adultère, mais dans l’intention qui nourrit le geste, péché en soi même avant que l’acte ne soit consommé : « Vous avez entendu qu’il a été dit : “Ne commets pas d’adultère”. Mais moi je vous déclare : tout homme qui regarde la femme d’un autre pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son coeur[73] ». Dieu ne place pas le péché dans l’homme, déclare Augustin ; c’est plutôt l’homme qui se détourne de Dieu dans un désir coupable, ce qui en dernier ressort doit être une possibilité nécessaire en tant que condition préalable à l’authentique liberté. Utilisant le même exemple dans le Traité du libre arbitre, Augustin avance :

Peut-être donc est-ce la passion qui est le mal dans l’adultère. Mais toi, tandis que tu cherches le mal à l’extérieur, dans le fait lui-même qui peut déjà être constaté, tu te trouves dans une impasse. Un exemple pour te faire comprendre que c’est la passion qui est le mal dans de l’adultère : un homme qui n’a pas trouvé le moyen de coucher avec la femme d’autrui, mais dont on sait pertinemment, d’une façon ou d’une autre, qu’il le désire et qu’il le ferait si la possibilité lui en était donnée, cet homme n’est pas moins coupable que s’il était pris en flagrant délit[74].

Après avoir déduit du platonisme un mal comme privation, Augustin défend maintenant un mal actif découlant d’une perversion de la volonté. C’est la volonté humaine qui empoisonne la matière, le monde physique n’étant pas mauvais en soi. Il écrit dans la Cité de Dieu : « C’est en secret qu’ils ont commencé d’être mauvais pour tomber ensuite dans la désobéissance ouverte. Car on n’en vient pas à l’acte mauvais sans qu’une volonté mauvaise n’ait précédé. Or quel a pu être le commencement de la volonté mauvaise sinon l’orgueil ? Le commencement, en effet, de tout péché est l’orgueil [75] ». Tout mal commence dans la volonté et tout péché dans l’orgueil. Cette faute est souvent discutée dans les Confessions en référence au désir de l’homme de dépasser la loi de Dieu. Cette exaltation injustifiée, par laquelle nous cherchons à nous élever au-delà des lois rationnelles, voire même au-delà de la nature, est ultimement destructrice et constitue un obstacle à notre salut. C’est l’humain qui transforme la perfection de la création en des fins égoïstes et perverties. Ainsi, dans le jardin d’Éden, ce n’est pas l’arbre du fruit de la connaissance qui est mal, mais l’action, sinon l’intention, par laquelle la nature est subordonnée à des fins viciées. Nous lisons :

L’oeuvre mauvaise, c’est-à-dire la désobéissance qui leur a fait prendre l’aliment défendu, n’aurait pas été accomplie, si déjà ils n’avaient été mauvais. Car ce mauvais fruit ne pouvait provenir que d’un arbre mauvais. Et ce qui a rendu l’arbre mauvais, c’est un acte contraire à la nature, car sans le vice de la volonté, opposé à la nature, il ne le serait pas devenu[76].

La nature en soi, sans référence à la fin vers laquelle l’orientent la volonté humaine et son action, est nécessairement bonne. Cela est une fois de plus confirmé dans la Cité de Dieu : « Car une malice qui vicie suppose sans nul doute une nature auparavant non viciée. Or si le vice est contre nature, il ne peut que nuire à la nature[77] ». Le Traité du libre arbitre, quant à lui, nous apprend que : « Des vertus, personne ne mésuse ; mais des autres biens, moyens et petits, chacun peut faire bon ou mauvais usage […][78] ». Le mal n’est pas une substance et aucune substance n’est mauvaise puisque toutes choses sont créées par Dieu à partir du néant. Plutôt, le mal est « une perversion de la volonté qui se détourne de la plus haute substance, Dieu[79] ».

N’empêche, malgré le mal réel qui découle de la perversion de la volonté, que les humains aient un libre arbitre demeure une bonne chose. Pour le dire autrement, une création dans laquelle on retrouve des êtres rationnels pourvus d’un libre arbitre est meilleure qu’une création sans de tels êtres, même si le mal est souvent la conséquence de ce pouvoir :

C’est donc par volonté que l’on pèche. Et puisqu’il n’est pas douteux que l’on pèche, je ne vois pas qu’on puisse douter non plus que les âmes possèdent le libre arbitre de leur volonté. Dieu a jugé qu’il serait plus parfait pour ses serviteurs de le servir de bon coeur. Or, ce serait absolument impossible s’ils le servaient, non par volonté, mais par contrainte[80].

Non seulement la perversion de la volonté est-elle la cause du mal réel au-delà de la privation du bien, mais plus encore, c’est la volonté qui permet à l’être humain de faire le bien[81]. Dans les Rétractations, Augustin confirme que « tous les biens viennent de Dieu, les grands, les moyens et les moindres ; parmi les biens moyens, se trouve le libre arbitre de la volonté, parce que nous pouvons nous en servir mal ; pourtant il est tel que sans lui nous ne pouvons faire le bien[82] ». Il condamne donc ceux qui plaident pour un monde sans libre arbitre afin d’éviter le mal, comme si l’innocence pouvait avoir un quelconque mérite avant qu’on n’ait eu la possibilité de nuire[83].

Le mal n’est ni une substance, ni simplement une privation ontologique ; il est également ce pouvoir de l’âme de se détourner de Dieu. Par conséquent, « c’est le péché même qui est mal, et non pas la substance dont l’amour est péché[84] ». Augustin ajoute : « Aussi, comme la passion est, non pas naturelle à l’âme, mais contre nature, qu’elle se ramène au péché et au châtiment du péché, l’on comprend qu’il n’est pas de nature, ou de substance ou d’essence (si ces mots sont meilleurs) qui soit un mal[85] ».

IV. L’action pratique et le conflit d’intérêts

Nous retrouvons une autre sorte de mal chez Augustin qui n’est ni ontologique ni psychologique, même si elle procède de ce dernier ordre. Comme l’avance un commentateur, dans la volonté des êtres rationnels s’étant détournés du bien, il y a un pouvoir et une substance qui font du « rien » du mal un « quelque chose[86] ». Même s’il n’est pas tout à fait juste de prétendre que la volonté est une substance, ce que semble nier Augustin, il est néanmoins vrai que c’est une substance corporelle, toute détournée soit-elle par la volonté viciée, qui exécute l’acte mauvais. La démonologie augustinienne illustre bien la distinction entre ontologie, psychologie et l’action en relation au mal. Tout au long de la Cité de Dieu, Augustin ne doute jamais de la réalité des démons, pas plus que de la supériorité de leur corps et de leur intellect sur ceux des humains. Le démon est une créature rationnelle dotée d’un libre arbitre. Si les démons ont une part d’être et de bien inférieure à Dieu, puisqu’ils occupent un ordre médian au sein de la hiérarchie, ils possèdent une part d’être et de bien, ontologiquement parlant, supérieure aux humains[87]. Augustin déclare que le démon « lui-même d’ailleurs est mauvais, non pas comme ange, mais parce qu’il s’est volontairement perverti[88] ».

Quand un tel être, une telle puissance se détourne de Dieu, la destruction qu’elle peut engendrer dépasse largement celle pouvant être causée par l’humain. Tout comme la force d’un homme dépasse celle d’un petit enfant, il en va de même pour sa capacité à nuire. Notons encore ici qu’il y a une privation de force dans l’enfant quand on le compare à l’adulte. Mais la simple privation ne rend pas compte de l’action mauvaise. Dans de tels cas, plus l’être est grand, plus grande est sa capacité d’agir, pour le meilleur ou pour le pire. C’est la volonté, toutefois, qui détermine la nature morale de ces actions. Contre ceux qui, comme Calder, voudraient faire des désirs, de la souffrance et des sentiments des êtres ou des attributs que l’on possède, Augustin déclare plutôt qu’« agir et subir, ce n’est pas de la substance. Par conséquent, la substance n’est pas un mal. L’eau, par exemple, n’est pas un mal, ni l’animal qui vit dans l’air : ce sont des substances ; mais une chute volontaire dans l’eau et l’asphyxie que subit le noyé, voilà le mal[89] ». L’action n’est pas une substance et sa qualité morale ne peut donc être évaluée en fonction d’un critère ontologique de privation ou d’être ou de bonté. Bien sûr, la théorie de la privation ne s’applique pas ici. La qualité morale d’une action est déterminée, selon Augustin, par la volonté dont procède l’action.

Finalement, il y a des maux qui semblent tout simplement tels en raison d’un conflit d’intérêts[90]. Augustin songe ici à des choses comme « les dragons et tous les abîmes, le feu, la grêle, la neige, la glace, les souffles de la tempête » en l’absence desquels le monde semblerait meilleur[91]. Il nous prévient toutefois que les apologistes d’un tel espoir « portent sur les choses une appréciation totalement injuste : incapables de voir et la réalité et la grandeur du bien suprême, ils veulent que tout soit semblable à ce qu’ils pensent être le bien suprême[92] ». Pris individuellement, ces événements qui ne sont pas le résultat d’un choix libre et rationnel de la volonté apparaissent comme des maux. Mais Augustin maintient que parmi la totalité de l’être, toute chose doit être perçue comme étant très bonne[93]. Il est peu rassurant pour ceux qui ont souffert des pires intempéries de se faire dire que dans la totalité des choses, nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Mais peut-être que la conclusion avancée par le philosophe est, après tout, réconfortante. C’est un élément de la pensée stoïcienne qui est resté chez Augustin, selon lequel après avoir compris la nature de la hiérarchie de l’être dans sa totalité, il ne souhaitait plus une amélioration des choses particulières[94]. D’autres ont également défendu cette thèse, comme en témoigne ce passage dans l’Éthique de Spinoza :

[…] si toutes choses s’entre-suivent par la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d’où viennent tant d’imperfections dans l’univers ? par exemple, ces choses qui se corrompent jusqu’à l’infection, cette laideur nauséabonde de certains objets, le désordre, le mal, le péché, etc. Tout cela, dis-je, est aisé à réfuter ; car la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et les choses n’en sont ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs des hommes ou pour leur déplaire, pour être utiles à la nature humaine ou pour lui être nuisibles. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas créé tous les hommes de façon à ce qu’ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je n’ai pas autre chose à leur répondre sinon que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection, jusqu’au plus inférieur ; ou, pour parler plus proprement, que les lois de sa nature ont été assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu’un entendement infini peut concevoir […][95].

Conclusion

Si nous ne tenons compte que de l’ontologie du mal, il n’est pas surprenant de constater que la théorie de la privation s’est attirée tant d’attaques. Laissée à elle-seule, cette interprétation ne rend pas entièrement compte de l’expérience que nous faisons du mal. Une fois démontré que le mal n’est pas une substance, le problème ne disparaît pas pour autant. Il est plutôt amplifié : si la cause substantielle se révèle n’être qu’un mythe, ses effets restent bien présents et bien réels. Or, une compréhension globale de la conception augustinienne du mal, qui permettrait de satisfaire aux demandes que l’expérience place sur notre raison, doit tenir compte de la psychologie et de l’action pratique puisque c’est à partir de cette réflexion qu’il est possible de répondre efficacement aux critiques du philosophe. Il faut également rappeler cette prémisse radicale d’Augustin — la bonté fondamentale de la nature, de la création — qu’il défendra sans relâche malgré les assauts de la réalité du mal :

Pas davantage les péchés de telle âme et ses châtiments ne réussissent à enlaidir l’univers. S’il est pur de tout péché et soumis à Dieu, l’être raisonnable règne sur tous les autres, qui lui sont soumis. S’il a péché, il prend la place qui convient à son état, si bien que, sous l’action de Dieu créateur et ordonnateur de l’univers, tout reste beau. Bref, il est trois faits qui maintiennent la beauté de la création au-dessus de tout reproche : la condamnation des pécheurs, l’épreuve des justes, la perfection des bienheureux[96].