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Les surréalistes ont longuement questionné leur pratique littéraire : la première fois en 1919 dans l’enquête « Pourquoi écrivez-vous? » publiée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault dans Littérature (Aragon etal., 1919), jusqu’en 1933, lorsqu’Aragon interroge à nouveau ses contemporains : « Pour qui écrivez-vous? » (Aragon, 1933 : 321). S’il a fallu attendre quatorze ans pour que la question de la réception et du destinataire soit formellement posée dans la littérature surréaliste, le théâtre, en tant qu’art de la scène et de la coprésence, contraint les dadaïstes et surréalistes en devenir à y penser de façon frontale dès 1919. C’est sur cette question de la communication, dans et par le théâtre, que nous souhaitons nous pencher ici. La relation que les surréalistes entretenaient avec le théâtre a longtemps été placée sous le signe d’une « double méprise[1] », alimentée à la fois par leurs déclarations parfois outrancières contre le modèle alors dominant du théâtre bourgeois et par leur mythification des comédiennes de théâtre. Ces discours ont eu pour effet l’occultation des productions – ou des expérimentations – dramatiques surréalistes, et, de manière plus préjudiciable au niveau de l’histoire du théâtre moderne, une réduction de la portée des réflexions sur la fonction du théâtre et du spectacle dans les avant-gardes naissantes. S’il vous plaît, pièce expérimentale écrite par Breton et Soupault en 1920, lève le voile sur un certain nombre de ces enjeux théâtraux, critiques et artistiques, ainsi que sur les limites du théâtre pris dans le projet de révolution des mentalités. La genèse de cette pièce peut aider à comprendre un aspect moins documenté de la position de Breton et de Soupault sur le théâtre. Elle révèle leur refus de s’engager plus avant dans la théorisation théâtrale et, spécifiquement, dans la question de l’incarnation scénique des principes dadaïstes et pré-surréalistes (ce que Roger Vitrac et Antonin Artaud font à partir de 1928, mais en marge du mouvement).

Dans Déjà jadis (1958), Georges Ribemont-Dessaignes témoigne de la difficulté à faire présenter ses pièces sur une scène de théâtre : malgré l’intérêt que lui porte Aurélien Lugné-Poe, qui a aimé Le serin muet[2], ce dernier refuse d’accueillir dans son théâtre les créations suivantes de l’auteur, car leur format et leur contenu ne sont pas exploitables. Zizi de Dada est refusé par le Théâtre de l’Oeuvre. Breton connaît le même sort. Dans la notice qui accompagne l’édition en Pléiade de S’il vous plaît, Marguerite Bonnet reproduit la réponse de Lugné-Poe à Breton à propos d’un projet de mise en scène de la pièce : « Oui – j’ai lu – mais trop d’acteurs! … + aucun n’apprendra pareil texte pour deux ou trois fois – Or cela impossible à jouer plus de quelques séances. – Voilà la vérité! + il y a beaucoup de talent! » (Lugné-Poe, cité dans Bonnet, 1988 : 1173; souligné dans le texte.) Cet état de fait est a posteriori intégré par les artistes mêmes, Soupault en tête. Selon lui, une pièce « surréaliste […] ne serait jamais “reçue” par aucun directeur de théâtre », ce à quoi il s’empresse d’ajouter : « Cette conviction nous permettait d’écrire en toute liberté » (Soupault, 1981 : 107-108). Le destin du théâtre dadaïste et surréaliste se joue hors du théâtre, par choix esthétique.

Mais cette revendication d’une liberté de créer absolue, de l’exemption pour les auteurs d’avant-garde de se plier à un quelconque code, doit être interrogée. De l’exercice de la liberté totale dans l’écriture dramatique à l’aspiration scénique, la position des surréalistes n’est pas toujours claire. Ou, pour reformuler leur critique, la limite des possibilités offertes par la scène et par la (petite) industrie théâtrale est une zone de recherche que les dadaïstes et pré-surréalistes affectionnent au début des années 1920.

Le commentaire de Soupault révèle un paradoxe propre à toute création théâtrale qui se voudrait révolutionnaire, c’est-à-dire en rupture avec les canons génériques en vigueur. Écrire en « toute liberté », certes, mais au théâtre, la liberté doit a priori s’exprimer dans une forme dramatique : un certain nombre d’« invariants », pour reprendre le terme du peintre André Lhote (1967), doivent être présents pour que la pièce soit reconnaissable en tant que telle. Cette structure codée et conventionnelle risque alors d’entrer en contradiction avec les prérogatives de Dada et des membres fondateurs de Littérature, et particulièrement avec celles de l’écriture automatique[3]. Ce sont alors aux invariants dramatiques tels qu’ils ont été identifiés et ciblés par Breton et Soupault qu’il s’agit en premier lieu de s’intéresser.

De fait, S’il vous plaît est un laboratoire théâtral riche et complexe. C’est l’une des premières pièces du répertoire dadaïste puis surréaliste, qui reste quantitativement plus pauvre que le répertoire littéraire ou pictural. Considérée à juste titre par la critique universitaire comme une réécriture du théâtre de boulevard, elle dépasse également ce cadre générique. Son destin scénique révèle lui aussi certains aspects mésestimés de sa théâtralité, ou des théâtralités qu’elle aurait pu réaliser. Seul l’acte deux est représenté le 27 mars 1920 au Théâtre de l’Oeuvre, avec les auteurs comme acteurs, assistés notamment de Paul et Gala Éluard et de Georges Ribemont-Dessaignes, tandis que les trois premiers actes sont publiés dans la foulée dans Littérature (n° 16, septembre-octobre 1920). La publication d’un quatrième acte en 1967 apporte un éclairage nouveau sur les enjeux artistiques, voire politiques de la pièce, mais aussi, et surtout, sur la portée de la réflexion de Breton et Soupault sur le théâtre. La relecture de l’ensemble de la pièce à l’aune de ce dernier acte révèle une critique acerbe et violente à l’encontre du théâtre qui lui est contemporain, du théâtre de boulevard. Cette relecture permet également de mettre au jour les limites propres au théâtre en tant qu’art de la scène pris dans le cadre d’une critique globale de la culture et de l’art, et les limites de la fonction du genre boulevardier comme moule formel et thématique dans lequel les avant-gardes modèlent une forme artistique critique.

S’il vous plaît ou l’image dialectique d’une pièce de boulevard

S’il vous plaît participe du théâtre de boulevard, un genre dont l’équilibre repose moins sur une unité de ton que sur une unité de structure. Une bonne pièce de boulevard est une pièce « bien faite » (expression attribuée à Eugène Scribe), régie par des lois qui ne sont pas toujours théoriquement formalisées, mais à travers lesquelles est garantie la « respectabilité esthétique propre à faire transiter une marchandise dont la futilité ne fait aucun doute » (Corvin, 1989 : 41). Breton n’affectionne pas le théâtre, et encore moins les pièces de boulevard; mais dans Nadja, il évoque avec intérêt l’atmosphère régnant dans certaines salles, dont celle du Théâtre Moderne, où il se délecte des « horreurs, dont les pires imaginées » (Breton, 1988a : 668), que constituent les pièces jouées par des acteurs au « jeu dérisoire » qui ne tiennent « qu’un compte très relatif de leur rôle » (ibid. : 663). En effet, le Théâtre Moderne n’était qu’un théâtre parisien de seconde zone qui s’est spécialisé, sans grand succès commercial, dans le spectacle de nu dans les années 1920 (Chauveau, 1999 : 391) – tout comme le Théâtre des Deux Masques également mentionné dans Nadja. Avec pareils exemples à l’esprit, l’expression « théâtre de boulevard » ne peut évoquer pour Breton qu’un art devenu sans créativité, tout entier inféodé à des exigences financières et non artistiques. La pièce de boulevard est alors réduite à un modèle dramatique figé conçu pour satisfaire un certain public venu se divertir à peu de frais. Elle présente une histoire de manière univoque et, du tissage des intrigues secondaires à la montée paroxystique des enjeux, l’accompagne jusqu’à un dénouement qui ne laisse subsister aucune zone d’ombre, n’oubliant rien ni personne dans la déflagration émotionnelle qu’elle cherche à produire chez ses spectateurs.

Jouant sur la reconnaissance et les attentes des spectateurs, Breton et Soupault installent leur pièce dans les décors stéréotypés du boulevard. S’il vous plaît peut être lu comme une typologie quasi exhaustive des espaces définitoires du genre, caractérisés par la dimension quotidienne et facilement reconnaissable qui lui est propre. Dina Mantchéva parle même de « lieux emblématiques de l’époque » (Mantchéva, 2014 : 88) pour décrire cette accumulation de décors qui font signe vers la scénographie habituelle de boulevard, mais aussi plus largement aux endroits à la mode représentés dans la culture. Le premier acte se situe dans le salon bourgeois de Valentine et François, un jeune couple dont les absences du mari ont favorisé la naissance d'une idylle entre sa femme et son meilleur ami, Paul. Au deuxième acte, pointant davantage vers le genre mineur du théâtre d’intrigue, la nouvelle action est située dans le bureau du détective Létoile, où celui-ci reçoit toutes sortes de clients et de collaborateurs. Le troisième acte prend pour prétexte dramatique une rencontre amoureuse et se déroule dans un bar, l’un des lieux favoris des comédies de moeurs de l’époque. Là, un homme, Maxime, aborde une femme qui se révèle être une prostituée appelée Gilda.

Dans cette enfilade d’espaces boulevardiers et quotidiens, les scènes ne se réalisent pas selon les codes du genre. Le langage poétique induit un écart entre les actions et les paroles. À l’inverse du quiproquo utilisé comme motif structurant par Eugène Scribe, par exemple, pour créer des moments de suspens et ménager des rebondissements qui tiennent le public en haleine, la libre association de répliques ainsi que les ruptures de sens à l’intérieur des répliques reprennent ce mode de composition de façon excessive et partiellement incorrecte (Cardwell, 1983 : 879). Le déroulement logique des scènes est alors saboté, et avec lui leur résolution rassurante et jouissive, garante de la pièce de boulevard « bien faite ». S’il vous plaît réalise le basculement d’un théâtre du plaisir bourgeois vers un théâtre bourgeois dialectique, et donc déceptif pour son spectateur habituel.

De la même manière, l’intrigue amoureuse, fil dramatique récurrent dans le boulevard, est détournée pour ne devenir ni sensationnelle (mélodrame), ni divertissante (vaudeville), ni édifiante (pièce à thèse). Le premier acte est structuré par la relation triangulaire qui unit les trois personnages : Valentine et Paul ne peuvent s’aimer librement tant que le mari ne part pas. Or, ce dernier s’en va à la fin de la deuxième scène, laissant le champ libre aux deux amants. Et contre toute attente, il s’agit d’un champ de bataille, et non d’un champ propice à la pastorale. Un échange assez long s’engage entre les deux amants après le départ du mari trompé, mais son contenu réel est difficile à identifier : s’agit-il d’une critique de la relation amoureuse? Ou bien des images de théâtre? Des images automatiques, obscures, s’introduisent dans une syntaxe parfaitement correcte. Les locuteurs sont clairement identifiés par un jeu simple de pronoms personnels (je, tu, me, te) et une forme de communication directe paraît unir les deux personnages. Le recours à une écriture dite « automatique » participe d’une critique profonde du théâtre et du principe de mimèsis. Le pouvoir de représenter attribué au langage, sa valeur de moyen de communication, sont de fait démentis, trahissant ce que Marianne Bouchardon identifie comme « une perte de confiance dans le langage, qui signe la faillite de la dialectique parole-action au fondement de la forme aristo-hégélienne du drame » (Bouchardon, 2005 : 39).

Dans ces échanges, plusieurs thèmes sont identifiables : la distance physique, la duplicité et son corollaire, à savoir les images trompeuses, mais aussi la souffrance ou des sensations physiques désagréables comme le froid. Les éléments positifs, comme l’amour ou les « jolis clairs de lune » (Breton et Soupault, 1988 : 115), sont méthodiquement associés à des verbes désignant des actions négatives ou privatives : souffrir, imposer, tomber, oublier. Le face-à-face entre les deux amants ne donne lieu ni à un déferlement de passion amoureuse, lyrique ou physique, ni à un affrontement agressif, chargé d’une quelconque culpabilité conjugale ou amicale. Évidé de toute passion, l’échange débouche finalement sur un discours sur l’ennui, et plus particulièrement sur l’ennui de Valentine : « Ce qui vient après vaut-il d’être vécu? Le grand feu de bois qui nous éclaire et qui chante fait tomber de nous comme une écorce des ombres sans volonté. L’amour ne me fait pas peur. Il n’existe peut-être que le désir et je suis enfin la plus forte », dit-elle (ibid. : 116). Coup fatal porté à la poétique du théâtre de boulevard, c’est le désir comme source de bonheur (l’amour) qui est évacué au profit d’une conception du désir davantage conforme au « culte du mal » (Benjamin, 2000 : 127) qui constitue l’une des sources du surréalisme.

Si le plaisir reste le thème structurant dans l’acte trois et aboutit à une révélation graveleuse – Gilda avoue avoir la petite vérole – qui excède la bienséance du théâtre de boulevard, un véritable coup de grâce avait déjà été porté à l’idée selon laquelle le bonheur pouvait être atteint par la satisfaction du désir à l’acte un. Le thème de l’émancipation des femmes est traité à contre-courant de la ligne progressiste de certains auteurs de boulevard, comme Henry Bataille. L’acte qui se clôt sur la mort de Valentine résout de façon violente et irrémédiable une tension amoureuse sinon inexistante, au moins dissymétrique. Au lieu d’un acte émancipateur et libérateur qu’aurait pu être la rupture pour Valentine, la scène se résorbe dans un geste théâtral mais « nondramatique » (Cohen, 2014), car il substitue une pure image de théâtre à la résolution du noeud de l’intrigue. Cette clôture met en échec la dialectique parole-action aristo-hégélienne du drame, telle que l’histoire du théâtre occidental l’a façonnée. La seule action capable de saboter ce genre théâtral est le meurtre de Valentine par Paul, à la fin du premier acte :

Valentine. – […] Tu ne peux rien, en cet instant, contre un seul de mes gestes, regarde. (Elle met les deux mains derrière la tête, légèrement renversée à droite, les yeux fermés. On voit descendre à droite une masse de cheveux.) Que fais-tu de moi?

Paul dépose sa cigarette dans un cendrier. Bruit d’auto qui s’arrête devant l’hôtel. Paul tire un revolver, vise à peine. Valentine tombe sans un cri. On entend plusieurs coups de sonnette précipités. Très calme, Paul range le revolver et rallume la cigarette éteinte

(Breton et Soupault, 1988 : 116).

Comme le souligne Dina Mantchéva, cette action surprend, au regard des règles du théâtre de boulevard : le spectateur s’attend plutôt à ce que la violence explose entre le mari et l’amant, et que ce soit le mari trompé qui se débarrasse de son rival dans un crime passionnel. Or, cette première attente est déçue par la chronologie même des actions : le meurtre est provoqué par le retour de François, mais avant que celui-ci ne revienne en scène. Apparemment commis par un personnage calme et non sous le coup de la passion, ce crime crée un dénouement qui rend impossible une scène de confrontation avec le mari cocufié, ou toute scène de dupe dans laquelle la vérité lui serait cachée tant bien que mal.

À force de résolutions qui déçoivent l’horizon d’attente, la pièce change de destinataire et la représentation théâtrale change de fonction. Quelque chose de la critique du théâtre par les pré-surréalistes se joue de manière dialectique dans ce dépassement du code du boulevard. De la même façon que Dada et le surréalisme renversent la pratique de la photographie pour l’ouvrir « au destin d’anti-discipline » (Poivert, 2006 : 8), il semble que Breton et Soupault explorent avec S’il vous plaît quelque chose qui serait de l’ordre de l’anti-théâtre : une forme dans laquelle les règles dramatiques du boulevard sont réduites à des images dépourvues de presque toute temporalité, des images de théâtre arrêtées – et donc à la limite de cet art. Cet arrêt du temps, qui est le propre du surréalisme selon Walter Benjamin, produit ce qu’il appelle une « optique dialectique » :

Il ne nous avance à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes; au contraire, nous ne pénétrons le mystère que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grâce à une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et l’impénétrable comme quotidien

(Benjamin, 2000 : 131).

Cette optique dialectique est constitutivement compatible avec le théâtre puisque celui-ci repose sur le connu et la surprise, qu’il se sert de l’un pour rendre incertaine l’autre, et inversement. Utiliser le modèle du boulevard comme cheval de Troie dans le domaine théâtral relève alors d’un choix logique pour les pré-surréalistes qui cherchent à déstabiliser le spectateur et qui reprennent le principe esthétique de la palinodie[4]. Michel Corvin, récupérant une citation de Colette selon laquelle « [i]l n’y a peut-être, au théâtre, comme ailleurs, que deux sortes de plaisir : le choc de l’imprévu et le sûr agrément du connu », révèle la dialectique propre à la dramaturgie de boulevard : « les deux plaisirs n’en font qu’un, […] le connu y est inscrit dans l’imprévu même, […] on ne revient pas au boulevard connaître, mais reconnaître » (Corvin, 1989 : 44).

Le fonctionnement même des images dialectiques, qui reposent sur la distance du spectateur avec la scène représentée, contrarie le plaisir né de la réalisation immédiate de la représentation. Ainsi, le deuxième acte participe-t-il de la même versatilité de la scène de boulevard, mais cette fois au profit d’une critique sociale. Le détective Létoile reçoit une Dame dans son bureau. Elle vient commissionner une enquête sur son mari pour obtenir la preuve de son infidélité et ainsi le divorce. Il s’agit moins ici d’une vengeance de la femme outragée que d’un sacrifice pour assurer le bonheur de son mari. « Il faut que je me sépare de mon mari. Je lui ferai don de son indépendance », déclare-t-elle, un « mouchoir à la main », comme l’indique la didascalie de jeu pour accentuer le pathos de la scène sacrificielle (Breton et Soupault, 1988 : 121). La déclaration de la femme apparaît, dans un premier temps, régressive du point de vue social, puisqu’elle montre une femme renoncer à sa position sociale pour une rivale que son mari aime alors qu’« [i] l ne le sait pas encore lui-même » (idem). À travers ces arguments illogiques, quelque chose qui évoque « l’ironisme d’affirmation » (Duchamp, 1994 : 46) de Marcel Duchamp transparaît : la raison pour laquelle la femme quitte son mari est qu’il est « loyalement » (Breton et Soupault, 1988 : 121) amoureux d’une autre. C’est à partir de cette application ironique de la logique que le cadre social bourgeois du théâtre de boulevard est sapé dans la scène. D’abord récalcitrant à accepter le travail qu’on lui propose, Létoile finit par céder, mais pour des raisons diamétralement opposées à celles invoquées par la femme. Selon lui, le divorce apportera au mari malheur et regrets : « Tout ce qui est aujourd’hui le pli d’un rideau, la lumière dans ce même coin, est donc définitivement mort pour lui. Il ne lui reste plus qu’un souvenir qui le poursuivra comme une chauve-souris… », conclut-il finalement (ibid. : 122). Palinodie ironique de Létoile, puisqu’immédiatement après, la Dame regrette son geste, ce qui donne une nouvelle scène à placer sous le signe du « culte du mal » :

La Dame, qui donne des signes d’inquiétude depuis un moment. – Écoutez, monsieur, je vais réfléchir, je vais voir.

Létoile, sec. – Je ne vous le conseille pas. Réfléchir, c’est toujours revenir sur ses pas

(idem).

Létoile lui conseille alors de « [s]igner quelques pièces uniquement » : l’homonymie entre les documents administratifs et l’unité logique théâtrale de la pièce ne peut que retenir notre attention. En fait, c’est le dispositif dramaturgique de l’acte entier qui permet cette lecture. Tout au long de l’acte, les conversations de Létoile sont prises en note par sa secrétaire. Et quand elle ne le fait pas, Létoile prend son téléphone pour dicter des messages à d’autres personnes. La parole, dans cet acte, est toujours enregistrée, transcrite : les scènes produisent leurs propres scripts. La pièce s’écrit sur scène, à la puissance seconde, elle génère ses propres copies, fictionnelles.

Dans ce contexte, la question du statut de S’il vous plaît est à poser. S’il s’agit bien d’une pièce à part entière, c’est aussi l’un des très nombreux éléments qui forment la soirée Dada du Théâtre de l’Oeuvre, soirée d’expérimentation. Les enjeux qui président à son écriture dépassent sûrement le simple exercice de style de la parodie critique d’un certain théâtre de boulevard.

L’implosion du modèle de communication du théâtre de boulevard

Dans Dada à Paris, Michel Sanouillet décrit S’il vous plaît comme une « collection de saynètes bien faites selon les meilleures règles dramatiques, mais manquant de cohérence interne » (Sanouillet, 1993 : 172). Ce faisant, il soulève un paradoxe dramaturgique qu’il laisse irrésolu : comment le dramatique peut-il se passer de logique interne, quand ce sont les règles dramatiques qui garantissent la logique de la pièce – sa cohérence, l’enchaînement et la résolution finale, le tout dans et par l’échange dialogué? Car l’écriture théâtrale[5] de Breton et Soupault n’est pas simplement réductible à un manque de cohérence interne; elle remet également en cause la dialectique parole-action, et donc le principe de la mimèsis. Plus qu’une critique formelle imposée à la forme dramatique, la composition de S’il vous plaît produit une expérience théâtrale particulière, qui ne peut être réduite simplement à l’expérience qui serait celle d’une simple pièce de boulevard mal agencée, car elle modifie en profondeur les images produites et leur réception. Pour évaluer l’étendue de cette modification de la forme dramatique du boulevard par les surréalistes, on peut par exemple la confronter à la définition donnée par Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre : « Dramaturgiquement, la pièce de boulevard est l’aboutissement de la pièce bien faite, du mélodrame et du drame bourgeois, lesquels ont en commun une structure dramatique très serrée et bien ficelée où les conflits sont toujours finalement résolus sans surprise » (1996 : 366; souligné dans le texte). Un rappel des trois premières règles constitutives du drame moderne selon Peter Szondi est également éclairant quant au degré et à la nature de l’implication attendue du spectateur dans le genre dramatique :

Le drame est absolu. Pour qu’il puisse être un pur système de relations, c’est-à-dire pour être dramatique, il faut avant tout qu’il soit détaché de tout ce qui lui est extérieur […]. L’auteur dramatique [doit rester] absent du drame [et enfin,] [l]e drame présente le même caractère absolu par rapport au spectateur

(Szondi, 2006 : 14-15).

Le drame, et plus généralement le genre dramatique, induit une certaine clôture formelle et une clarté de message qui lui confère sa qualité « absolue », selon Peter Szondi. Bien entendu, cette définition n’a pas valeur universelle, et des nuances mériteraient d’être apportées. Cependant, elle nous renseigne sur la fonction centrale de l’auteur en tant qu’il est clairement désigné comme garant du sens de son oeuvre. Or, l’essence même de l’écriture automatique répond à un impératif esthétique inverse, puisque celle-ci est censée produire un texte « sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée » (Breton, 1963 : 36-37). Dans pareil texte, le hasard objectif est utilisé comme procédé d’intégration du lecteur dans le processus de création du sens de l’oeuvre : « l’expression individuelle immédiate et l’expérience personnelle immédiate sont au centre de la technique aléatoire[,] ce qui mène à l’ouverture voulue de l’art » (Siepe, 2000 : 29). Il n’y a pas un sens, mais des sens potentiels dont la formulation dépend de la subjectivité du récepteur – qu’il s’agisse de son expérience, de son humeur ou de ses connaissances préalables.

Une libération de l’acte interprétatif d’une telle envergure semble difficilement compatible avec les règles esthétiques contraignantes du théâtre de boulevard. Contrairement aux surréalistes dont, d’après Soupault, la liberté de création théâtrale est totale, l’auteur de boulevard doit respecter des codes bien établis, sinon c’est le fonctionnement même de la représentation de ce théâtre qui s’effondre. Pour le dire autrement, l’écart esthétique (Jauss, 1990) permis à l’auteur dramatique de boulevard est ténu. Celui opéré par les surréalistes n’est pas simplement stylistique, il est aussi, et surtout, d’ordre esthétique et politique : Breton et Soupault réintroduisent du politique, du social et du psychanalytique dans une forme conventionnellement hermétique à certains types de questions. En effet, « [l]e boulevard, c’est l’agit-prop discrète des gens en place » (Pavis, 1996 : 367), et la réussite de toute pièce de ce genre repose sur sa capacité à offrir une image conforme aux valeurs bourgeoises. Or, la comédie surréaliste S’il vous plaît entreprend une véritable critique sociale et culturelle, et plus précisément une critique du lien entre une classe sociale dominante et sa politique culturelle symbolique et réelle. La didascalie initiale situe le premier acte dans un univers bourgeois qu’il s’agit, tout au long de la pièce, de mettre en pièces, littéralement. « Un salon à 5 heures du soir » (Breton et Soupault, 1988 : 109) recèle des accents qui évoquent déjà le Paul Valéry que Breton cite dans le Manifeste du surréalisme pour illustrer sa diatribe contre le réalisme perçu comme « hostile à tout essor intellectuel et moral » :

Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans, de l’insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution. Une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures

(Breton, 1988b : 313-314).

En d’autres termes, cette didascalie initiale est programmatique de la critique contre le goût bourgeois et le théâtre de boulevard qui anime la rédaction de S’il vous plaît. Nous allons maintenant analyser les moyens dramaturgiques employés pour réaliser cette critique au théâtre.

Un théâtre spéculaire : S’il vous plaît, une injonction trompeuse faite au spectateur

S’il vous plaît recèle un certain nombre de clés qui permettent de mieux comprendre le processus théâtral de transformation d’un divertissement bourgeois en une pièce critique[6]. Si Patrice Pavis qualifie le théâtre de boulevard de « surface brillante de la vie sociale » (1996 : 367), Breton et Soupault transforment la pièce et l’espace du théâtre en un miroir géant tourné vers le spectateur. En effet, l’image de la surface brillante inonde leur texte dramatique :

Paul, surprenant dans la glace un de ses propres jeux de physionomie. – C’est très justement qu’on a comparé certains regards à l’éclair : ils font apparaître les mêmes branches brisées, les mêmes jeunes filles blondes appuyées à des meubles noirs… Tu es plus belle qu’elles

(Breton et Soupault, 1988 : 110).

Paul incarne, d’une certaine façon, l’autosatisfaction du bourgeois et sa superficialité dans tout ce qu’elle possède de plus ridicule. La scène du miroir évoque Narcisse voyant son reflet plus qu’elle n’est l’occasion d’une réelle plongée dans l’intériorité du personnage. Dans le deuxième acte, d’autres images de l’illumination rendue profane et bouffonne sont utilisées. De façon ironique, la lumière est associée à la liberté : « La liberté est belle comme le soleil, mais il ne vous appartient pas d’arracher votre mari à ses habitudes », dit Létoile (ibid. : 122). Inversement, l’obscurité est liée à la souffrance et au passé : « Il ne lui reste plus qu’un souvenir qui le poursuivra comme une chauve-souris » (idem).

Ces énoncés éclairent, au sens propre comme au figuré, la relation conjugale qui unit la Dame et son mari, mais peuvent aussi être compris comme une métaphore du théâtre. Dans le boulevard, la scène inondée de lumière (activité) et la salle plongée dans l’obscurité (passivité) est un cliché utilisé pour révéler le contraire. Le quatrième mur n’existe pas dans le boulevard, où sont privilégiés des « thèmes “aguicheurs” qui ne remettent jamais en cause la complicité fondamentale qui lie l’auteur, la mise en scène et le public » (Pavis, 1996 : 366). Cette complicité est portée par des acteurs-amphitryons qui cherchent constamment l’aval et la reconnaissance du public, au point d’en délaisser leurs rôles par moment. S’il vous plaît met en scène dès 1920 la question de cette relation spectateur-acteur avant qu’elle ne soit développée comme motif récurrent dans Nadja en 1928. Deux passages permettent d’explorer l’amplitude des questionnements dramaturgiques de Breton et Soupault et d’approfondir certaines explications données pour justifier leur abandon du théâtre. Ces deux scènes ont à voir avec la mort et les limites de la représentation théâtrale : il s’agit de la mort de Valentine au premier acte, et de la mort d’un des comédiens au quatrième acte.

Une dramaturgie du coup de feu

À la fin du premier acte, Valentine meurt, abattue par Paul. Cette action précipite la fin de l’acte en sapant la possibilité d’une résolution dramatique propre à un certain registre de boulevard. C’est un détail qui a son importance : l’action telle qu’elle est mise en scène marque une rupture dans l’esthétique théâtrale et le jeu. Aucun coup de feu n’est tiré. Faute de didascalie mentionnant un son précis pour cette action, l’acte est simplement suggéré par deux actions mimées : le geste à l’origine de l’action – « Paul tire un revolver » – et un geste à l’autre bout du canon – « Valentine tombe sans un bruit » (Breton et Soupault, 1988 : 116). L’action trahit les attentes du spectateur et les conventions du théâtre, notamment en raison de la formule même utilisée par Breton et Soupault : « tirer un revolver » ne veut pas dire « tirer avec un revolver »; l’ajout ou le retrait d’une préposition modifie la nature de l’action, mais aussi la nature de l’action scénique.

Le changement de registre d’image scénique est significatif du traitement critique auquel les deux auteurs soumettent le théâtre de boulevard. Le mime du coup de feu n’est aucunement motivé par un souci de bienséance ou de convention, mais il renseigne néanmoins sur le goût[7] de l’époque pour ce divertissement. Replacée dans le cadre de la représentation, cette privation de détonation trahit un jeu pervers des dramaturges vis-à-vis du spectateur : une détonation mise en scène excite le spectateur, parce que le bruit violent le fait généralement sursauter, mais son annonce (par le geste) et sa privation soudaine (Valentine s’écroule sans bruit) contrarient ses attentes et créent une tension nerveuse qui n’est pas relâchée immédiatement après. Dans la pièce, l’action de Paul – qu’elle soit bruitée ou non – est arbitraire, dans la mesure où aucun élément dans son échange avec Valentine ou dans le reste de l’acte ne permet de l’expliquer, et donc frustrante pour le public. Le coup de feu se produit sans raison et il ne peut être motivé par le seul hasard objectif cher à Breton, de la même manière que les cheveux de Valentine qui tombent en cascade d’un côté de sa tête sont autant de stoppages-étalon[8] dont la forme et le mouvement exact ne peuvent être décidés. L’analogie que nous proposons ici à cette oeuvre fondatrice de Marcel Duchamp n’est pas arbitraire et, étant donné sa date de création (1913), il est permis de penser que Breton partage l’avis de Duchamp et tente d’ôter toute morale au théâtre par l’introduction du hasard objectif. Une dramaturgie surréaliste du coup de feu, utilisé comme catalyseur à la fois du hasard objectif et de la surprise, se dessine d’ailleurs en filigrane, et on pourrait la faire remonter à la menace de Jacques Vaché lors de la représentation des Mamelles de Tirésias en 1916, et la faire continuer au moins jusqu’au Second manifeste du surréalisme[9].

Ces deux actions, le balancé de cheveux et le coup de feu mimé, participent de la même poétique dialectique dont le sens échoit au spectateur. Plus que jamais, Breton et Soupault jouent avec l’idée selon laquelle « [c]e sont les REGARDEURS qui font les tableaux » (Duchamp, 1959 : 173; en majuscules dans le texte) et les pièces. Or, dans ce cas précis, que l’action puisse être expliquée ou non – la gravité attire les cheveux de Valentine vers le sol, Paul tue sa maîtresse pour la faire taire –, le fonctionnement du théâtre (son hic et nunc, pourrait-on dire) est saboté, l’immédiateté des émotions qu’il est censé provoquer chez le spectateur est perdue dans cette distance dialectique défective dans le théâtre de boulevard, et critique dans le cadre du théâtre surréaliste en devenir.

Le laboratoire théâtral du quatrième acte

La relation du spectateur de boulevard à la pièce est interrogée sous un angle différent au quatrième acte. L’action est située dans un décor de rue, lieu pseudo-réaliste et assez indéfini car malléable à l’envi, et elle se déplace vers la salle où se trouvent les spectateurs. Plus qu’une fiction dramatique, c’est le théâtre pris comme la réunion entre ces deux espaces qui est alors mis en scène : « Acte IV, Scène 1. La salle plongée dans une demi-obscurité, le rideau se lève sur une porte cochère. / Deux personnages insignifiants, une canne à la main, s’arrêtent devant la porte » (Breton et Soupault, 1988 : 132). Le lien avec le théâtre de boulevard est toujours présent, mais selon une modalité différente, car ce n’est plus la fiction dramatique qui est le réceptacle et le miroir déformant des codes du théâtre de boulevard, mais ce sont les réactions des spectateurs telles que Breton et Soupault les ont entendues lors de la représentation du 27 mars 1920 (Aragon, 1968 : 8). On peut y lire leur déception et leur incompréhension : « Je ne comprends rien, c’est idiot », ou « Si au moins c’était drôle » (Breton et Soupault, 1988 : 133). Si cela est vrai, le terme même de fiction devient alors problématique. Il y aurait, dans S’il vous plaît, d’un côté les fictions scéniques propres à chacun des trois premiers actes, prises dans leur hétérogénéité et leur hermétisme constitutif, et d’un autre côté la trace de la représentation qui s’est déroulée et qui est reproduite comme témoignage du goût bourgeois.

En ce sens, le quatrième acte met en scène un éclatement des frontières du théâtre : les répliques des spectateurs sont écrites, mais elles ne participent pas du même statut mimétique que les paroles d’un Létoile ou d’une Valentine. Les spectateurs échangent ensemble sur leur expérience et leur sidération devant la brièveté de l’acte, ainsi que sur la pauvreté du propos dramatique – que la pauvreté de l’image théâtrale ne parvient pas plus à rendre intéressante. Il semble que le lecteur actuel soit devant un matériau trouble qui fait signe vers des formes de théâtres non littéraires comme les sketches. Deux possibilités s’offrent à nous pour les penser : soit ces formes acquièrent un statut littéraire et leur publication leur confère une valeur sacrée, celle du dialogue de théâtre, mais alors elles perdent la valeur expressive expiatoire qu’elles avaient en mars 1920 quand les spectateurs les ont prononcées; soit elles possèdent le statut de trace et sont à comprendre comme le « script » de la représentation telle que les auteurs attendent qu’elle se réalise. Elles ont alors essentiellement une valeur informative sur les conditions de réception et sur les goûts de la bourgeoisie. En tous les cas, ce quatrième acte postule et prouve qu’un retournement réel du théâtre est possible : la salle n’est plus seulement le récepteur passif, et les acteurs ne sont plus les émetteurs actifs. La forme du théâtre de boulevard est bel et bien sabotable et sabotée.

Mais s’arrêter à cette analyse, c’est omettre un élément fondamental de la dramaturgie de S’il vous plaît. Deux versions du quatrième acte existent. Ainsi, Aragon livre-t-il dans « L’homme coupé en deux » la teneur de cet acte alternatif dans l’atmosphère de surenchère qui régnait alors en 1920 parmi les membres de Dada Paris : « Il n’y avait pas de quatrième acte à proprement parler. Le rideau se lèverait sur les auteurs qui, publiquement, écriraient leurs noms sur des papiers pliés, jetteraient ceux-ci dans un chapeau, et y tireraient au sort qui des deux sur l’instant allait se loger une balle de revolver dans la tête » (Aragon, 1968 : 8). Si le modus operandi rappelle celui décrit par Tristan Tzara pour composer un poème dadaïste[10], son application à la vie réelle signale un tournant dans la conception de l’engagement de Breton et de Soupault dans leur entreprise de rénovation de la pensée et de la culture. Plus qu’un retournement des codes génériques d’une forme de théâtre, on assiste avec ce script à une mise en pratique – restée au niveau de projet non réalisé – de l’implication de l’art dans la vie et de la vie dans l’art, telle que le hasard objectif est censé la produire.

[P]hilosophiquement, le hasard objectif (qui n’est rien d’autre que le lieu géométrique de ces coïncidences) me paraissait constituer le noeud de ce qui était pour moi le problème des problèmes. Il s’agissait de l’élucidation des rapports qui existent entre la « nécessité naturelle » et la « nécessité humaine », corrélativement entre la nécessité et la liberté

(Breton, 1999 : 515; souligné dans le texte).

Dans la mort sur scène de l’un des deux auteurs, Breton et Soupault font enfin coïncider la « nécessité naturelle » et la « nécessité humaine », mais au prix d’un acte irréversible. Or, la réversibilité est le propre du théâtre, qui agit par le corps de l’acteur, mais toujours dans la limite d’actes et d’actions réversibles et non définitifs.

Quel théâtre surréaliste est-il possible de faire?

Ainsi, la comédie S’il vous plaît occupe-t-elle une place particulière dans le corpus théâtral d’avant-garde. Si Breton et Soupault réalisent dans et par l’écriture théâtrale – théâtrale et non dramatique, puisqu’elle se réalise au prix du drame – une critique du théâtre de boulevard en tant que divertissement bourgeois, leur champ d’expérimentation excède cette première strate. La révélation d’Aragon permet de remettre en perspective leur intérêt pour le théâtre et leur fascination pour le hasard objectif dans un contexte plus large qui est celui des limites mêmes des moyens d’action des avant-gardes. La mort aléatoire, voulue ou tout du moins pensée par les deux acolytes, révèle la violence de leur attaque contre l’art et tous ses hérauts sacrés : l’oeuvre, l’auteur et l’acteur. Breton et Soupault sont à la fois les auteurs de S’il vous plaît, ses interprètes et ses fossoyeurs – ses fossoyeurs car ses piteux interprètes, à en croire Man Ray, selon qui Breton est « un très mauvais acteur » (cité dans Virmaux, 1988 : 160).

Bien qu’il s’agisse d’une option alternative jamais réalisée, cette version du quatrième acte informe également la décision progressive des surréalistes de se détacher du théâtre et de le condamner, dans le Second manifeste du surréalisme, pour l’entreprise économique aliénante qu’il est. Cette alternative et les procédés esthétiques sur lesquels elle repose, comme le sabotage de la dialectique parole-action propre au drame aristo-hégélien et la création d’une théâtralité fonctionnant comme une « optique dialectique », sont autant de moyens pour remettre en question l’identité du véritable auteur du théâtre. Ce mode de composition surréaliste avant la lettre permet d’atteindre aussi bien l’auteur, le spectateur et l’oeuvre comme manifestation d’un ensemble de codes génériques et moraux. C’est tout le dispositif théâtral qui est ainsi attaqué, disséqué, recomposé et tourné en dérision. Dans ce vaste projet critique, le suicide sur scène apparaît comme un équivalent radical de la retraite à Harar d’Arthur Rimbaud ou du mutisme de Marcel Duchamp, mais sa non-réalisation est aussi l’aveu d’un double échec : celui du suicide comme mode de communication critique et révolutionnaire, mais aussi et surtout celui du théâtre comme medium capable d’incarner avec assez de force et d’intransigeance une critique des modèles culturels en vigueur.