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« On ne naît pas femme : on le devient », écrivait Simon de Beauvoir dans Le deuxième sexe, énonçant pour la première fois dans l’histoire l’idée que la féminité devait être comprise comme un produit social plutôt que comme un donné naturel (de Beauvoir, 1949 : 285). Cette idée, après avoir profondément marqué des générations de féministes, est aujourd’hui étayée par les études démontrant le rôle que joue la socialisation sur l’intégration des modèles féminins et masculins de comportement par les enfants (Witt, 1997 ; Leaper et Friedman, 2006). Or le genre, en tant que construction sociale, constitue un vecteur fort d’inégalités (Pateman 1983 ; Okin, 1989 ; Fraser, 1994). Même dans les pays industrialisés, les femmes sont désavantagées par rapport aux hommes tant dans le domaine de la santé que dans ceux de l’éducation, de l’économie et de la politique (World Economic Forum, 2013). Dans une perspective politique, en raison de ces inégalités, la question de savoir s’il serait légitime de tenter de réorienter ou même d’interrompre le processus social du « devenir femme » se pose donc.

Adoptant une perspective libérale, cet article se propose d’apporter une réponse partielle à cette question. La première partie abordera un phénomène qui exemplifie les disparités hommes/femmes, soit le cas des inégalités économiques constatées au Canada. En retraçant les causes de ces inégalités, il s’agira de montrer en quoi ces dernières sont liées à l’intégration du genre, ce qui nous permettra ensuite d’explorer les tensions entre la promotion de l’égalité entre les sexes et l’impératif libéral de respect des choix individuels. Des féministes ont, en effet, soutenu qu’il est impossible, à partir d’un cadre libéral, de rendre compte des inégalités relatives à l’intégration du genre et d’y remédier, puisque celles-ci déterminent les préférences orientant les choix individuels (Levey, 2005). Dans la deuxième partie, nous tenterons d’analyser la stratégie politique qui semble expliquer le succès des pays ayant réussi à se rapprocher le plus d’une véritable égalité entre les sexes : le quota de congé de paternité. Nous examinerons, dans la troisième partie, les différents arguments qui pourraient, à première vue, prévaloir sur l’implantation d’une telle mesure dans une société libérale dans leur forme la plus plausible et la plus forte. Considérant ces arguments un à un, nous nous attacherons, dans la dernière partie, à les réfuter afin de faire la preuve qu’il serait non seulement légitime et cohérent d’adopter le quota de congé de paternité dans un pays comme le Canada, mais qu’il s’agit aussi là d’une nécessité en raison du principe au fondement de la forme d’organisation politique et sociale propre au libéralisme.

Le problème : libre choix et genre

En 2014, un sondage publié par Statistique Canada révélait que, sur une période de vingt ans, le revenu moyen d’une femme disposant d’un diplôme de baccalauréat était de 442 000 $ (Frenette, 2014 : 6). Cette donnée statistique a fait couler beaucoup d’encre : ce montant totalise, en effet, 2000 $ de moins que le revenu moyen, sur vingt ans, d’un homme qui ne possède qu’un diplôme d’études secondaires (ibid. : 12). Cet écart entre les sexes s’agrandit encore lorsqu’on compare les hommes et les femmes possédant un niveau d’études équivalent : les femmes ne gagnent, en moyenne, que 60 % du salaire de leurs homologues masculins[2]. Il semble également que le fait d’avoir des enfants constitue un facteur important d’aggravation des inégalités économiques pour les femmes, surtout lorsqu’il s’agit de mères monoparentales (SCFQ, 2010 : 19). Comme le note le Secrétariat à la condition féminine du Québec (SCFQ) dans son rapport de 2010 : « [l]es écarts de revenu d’emploi entre les femmes et les hommes se creusent en présence d’enfants. En 2006, la proportion du revenu d’emploi des femmes gagnant un revenu, par rapport à celui des hommes, est de 81,7 % pour les personnes seules, de 80,5 % pour les couples sans enfant, de 62,3 % pour les couples avec enfant et de 68,7 % pour les familles monoparentales » (ibid. : 19). Agrégeant ces données, une étude du Parlement du Canada montrait qu’en 2008, le revenu moyen d’une femme n’équivalait qu’à 64,4 % du revenu moyen d’un homme (Cool, 2010). Les femmes souffriraient de surcroît, en plus grande proportion que les hommes, de précarité d’emploi et de pauvreté[3].

Plusieurs facteurs expliquent cette disparité. Cependant, la majeure partie de cet écart semble être due à des facteurs liés aux choix des femmes concernant leur carrière. S’il est peu probable que des facteurs tels que la discrimination à l’embauche et l’attribution des promotions en fonction du sexe aient complètement disparu, ceux-ci semblent toutefois, aujourd’hui, ne posséder qu’une importance marginale en tant que cause de l’écart salarial entre les sexes (Gunderson, 2006). Comme l’écrit l’économiste canadienne Morley Gunderson, les travailleuses auraient davantage tendance à faire leurs choix de carrière en fonction de facteurs tels que la flexibilité du temps de travail de même que la compatibilité avec la vie de famille (ibid. : 7). Elles sont donc nombreuses à choisir d’occuper un emploi à temps partiel. Selon le rapport de 2010 sur l’égalité entre les femmes et les hommes produit par le Secrétariat à la condition féminine du Québec, les femmes représentent les deux tiers (66,6 %) des employés à temps partiel. « Bien que les mères d’enfants de 12 ans et moins soient moins sujettes au travail à temps partiel qu’en 1996, en 2008, le taux de travail à temps partiel est cinq fois plus important chez elles que chez les pères », notent également les auteurs de l’étude (SCFQ, 2010 : 17). Par ailleurs, même si elles n’occupent pas un emploi à temps partiel, les femmes tendent à travailler, en moyenne, moins d’heures que les hommes, ce qui contribue aussi à expliquer l’écart salarial associé au sexe[4]. Finalement, à cause des interruptions de carrière liées à la prise de congés de maternité, les travailleuses auraient plus tendance que les hommes à connaître une certaine précarité d’emploi et des retards dans le cumul d’expériences professionnelles qui, à leur tour, causeraient des retards dans l’ascension des échelons salariaux. Il est à noter que, pour les hommes, la situation semble être inverse : le fait d’avoir des enfants serait un facteur favorisant un taux d’emploi légèrement plus haut comparativement à celui qui prévaut pour les travailleurs qui n’en ont pas[5].

Ce que ces statistiques démontrent, c’est que le rôle que les femmes tendent à prendre dans la sphère privée constitue aujourd’hui le facteur fondamental expliquant l’écart salarial entre les sexes au Canada. Puisque les rôles genrés traditionnels font des femmes les principales responsables du care[6], ces dernières auraient davantage tendance, comparativement aux hommes, à prévoir leur carrière – et même leurs études – en fonction de leurs responsabilités dans la sphère privée. Afin d’assurer le rôle social qui leur incombe, elles seraient nombreuses à opter pour un emploi à horaires flexibles ou à temps partiel et à mettre leurs objectifs de carrière de côté lorsqu’elles ont des enfants. Bref, comme l’explique en substance Gunderson (2006), les choix faits par les femmes menant à l’écart salarial constaté avec les hommes semblent tous liés, plus ou moins directement, à la division genrée du travail. Bien qu’elle tende à être démentie par les études empiriques[7], la croyance selon laquelle la femme est la mieux habilitée à prendre soin des enfants et à assumer les corvées ménagères demeure. Cette croyance ne vaut pas uniquement comme norme sociale : elle est également intégrée par les individus et structure leurs préférences et les options qu’ils considèrent comme praticables pour eux-mêmes (Okin, 1989).

Ce constat constitue un problème déroutant d’un point de vue libéral et féministe. Comme l’écrit Ann Levey (2005 : 127) : « This gendered division of labour is the result of choices by women that count as fully voluntary because they are an expression of preferences and commitments that reflect women’s understanding of their own good. » Ainsi, les choix des femmes en matière de carrière et d’accommodement famille/travail semblent être la conséquence de préférences reflétant leur conception de la vie bonne. Or, l’engagement principal du libéralisme, comme doctrine politique, consiste précisément à respecter les choix vus comme constitutifs de la conception de la vie bonne des individus. On pourrait, bien sûr, objecter que, dans la mesure où les décisions des femmes concernant leur carrière sont le produit de structures sociales et de normes genrées, celles-ci ne peuvent être vues comme des « choix » véritables. Néanmoins, s’il est vrai que le genre est produit des circonstances sociales, la majeure partie des conceptions du bien adoptées par les individus le sont aussi. Ce qui compte pour que ces préférences genrées soient considérées comme l’expression de la conception du bien des individus, explique Levey, c’est que ces dernières soient authentiques. S’il est vrai que c’est en vertu des normes genrées que les femmes perçoivent les options associées au care comme préférables, explique-t-elle, ces préférences n’en sont pas pour autant moins sincèrement soutenues par les individus[8]. En ce sens, puisque le genre peut être compris comme participant de certaines conceptions de la vie bonne, l’État libéral ne peut légitimement interférer dans les décisions qui créent des inégalités entre les hommes et les femmes. Selon cet argumentaire, le libéralisme serait impuissant à prendre en compte les inégalités liées à l’intégration du genre et menant à des phénomènes tels que l’écart salarial entre les hommes et les femmes et à y remédier. La question de savoir si des féministes telles que Levey (2005 : 140) ont raison de rejeter le libéralisme, puisqu’il semble incapable de garantir une véritable égalité entre les sexes, se pose donc avec une actualité brûlante. Est-ce à dire qu’il n’y aurait, vraiment, aucune mesure légitime qu’une société libérale puisse adopter et qui constituerait un remède efficace contre l’intégration des normes causant des phénomènes comme l’écart salarial entre hommes et femmes ? Pour répondre à cette question, nous nous attacherons, dans la prochaine section, à l’examen des stratégies les plus fructueuses pour réduire les disparités entre les sexes. L’identification des politiques qui contribuent le plus à favoriser une véritable égalité entre les sexes permettra, ensuite, de poser plus concrètement la question de la compatibilité de ce type de mesure avec un cadre libéral.

Champions du « Global Gender Gap Ranking » 

En 2013, les champions incontestés du Global Gender Gap Report étaient l’Islande, la Finlande, la Norvège et la Suède : quatre pays nordiques ayant presque réussi à effacer toute disparité entre les sexes, tant sur les plans économique, politique et scolaire que sur le plan de la santé (World Economic Forum, 2013 : 16). Le succès de ces quatre pays à réduire les écarts entre les sexes de près de 80 % semble être partiellement attribuable à la mise en place d’un puissant arsenal de politiques publiques visant à promouvoir une véritable égalité entre les sexes (ibid. : 20). Toutefois, ce qui semble avoir été véritablement déterminant dans l’atteinte d’une aussi grande parité entre les sexes est une mesure beaucoup plus novatrice – et controversée d’un point de vue libéral – que les traditionnelles mesures de discrimination positive et l’imposition de quotas visant à augmenter le nombre des femmes dans les postes de pouvoir. En effet, ce qui semble véritablement unique aux « fantastic four », ce sont leurs politiques avant-gardistes concernant les congés parentaux. Que l’on parle de l’Islande ou de la Norvège avec leurs 16 à 28 semaines de congé parental devant obligatoirement être divisées également entre les deux parents (politiques respectivement adoptées en 2000 et 1995), de la Finlande avec son « daddy’s month » adopté en 2003 et aujourd’hui étendu à neuf semaines (dont seulement trois peuvent être prises en même temps que la mère) ou de la Suède avec ses 60 jours réservés exclusivement au père de l’enfant, ces pays ont tous adopté des politiques de quotas de congés de paternité non transférables à la mère (ibid. : 20).

Les féministes ont longtemps défendu l’idée selon laquelle la clé de voûte des inégalités hommes/femmes était la division genrée du travail dans la sphère privée[9]. Elles ont tenté de montrer que la division des tâches au sein de la famille, loin de ne constituer qu’une affaire « privée », représente un facteur déterminant causant les disparités entre les genres constatées dans la sphère publique. Ce sont, en effet, les rôles genrés prescrivant aux femmes la responsabilité de la gestion de la maisonnée et du travail relevant du care qui causeraient les différences d’investissements entre les sexes sur le marché du travail qui, à leur tour, engendrent l’inégalité constatée entre les hommes et les femmes en matière de revenu. Susan Moller Okin (1989 : 170), par exemple, explique que les femmes tendent à construire leur vie en fonction de l’anticipation, prescrite par les normes genrées, du rôle de parent primaire qu’elles devront endosser : leurs choix de carrière sont effectués en fonction de ce rôle et des attentes sociales qu’il génère. Lorsqu’elles ont effectivement des enfants, le fait de se conformer à ce qui est attendu d’elles en tant que mères ralentit leur carrière par rapport à leurs homologues masculins et les rend économiquement vulnérables. Si leur union maritale se solde par une rupture, elles se retrouvent économiquement désavantagées par les années de congé de maternité et les années de travail à temps partiel. De surcroît, le fait d’assumer un rôle de parent primaire exigeant beaucoup de temps et d’énergie leur enlève la liberté de choisir un emploi bien rémunéré mais exigeant. « The construction of breadwinning and caregiving as separate roles, coded masculine and feminine respectively, is a principal undergirding of the current of the current gender order […] Achieving gender equity in a postindustrial welfare state, then, requires deconstructing gender », écrit aussi, en ce sens, Nancy Fraser (1994 : 612).

S’échelonnant sur plus d’une décennie, l’expérience des congés de paternité menée par les pays nordiques semble confirmer la véracité de cette idée. Christina Boll, Julian Leppin et Nora Reich observent que, dans ces pays (Sweden, Finland and Norway), « the introduction of parental leave was driven by labor market and gender equality considerations. It was intended to give mothers the opportunity to continue participating in the labor market in the long term, ensure their income during the leave period, and reduce gender differences in paid labor and childcare work. » (2014 : 133) Dès lors, c’est dans le but explicite de mettre un terme à la dichotomie genrée entre le care et le soutien financier de la famille que la politique du quota de congé de paternité a été instituée dans les pays scandinaves. En moins de deux décennies, elle semble avoir produit des résultats probants en ce qui a trait à l’égalité entre les sexes. Les études soulignent qu’en plus d’avoir des effets sur le partage des tâches liées aux soins de l’enfant (Hooks, 2006 ; 2010 ; Boll et al., 2014), le quota de congé de paternité aurait également des effets sur le partage des autres tâches ménagères (Dribe et Stanfors, 2009 ; Kotsadam et Finseraas, 2011). Ce phénomène s’explique probablement par le fait que ledit congé de paternité permettrait au nouveau père de développer les compétences nécessaires pour prendre soin de son enfant et reconnaître ses besoins. Cette hypothèse se trouve d’ailleurs confirmée par le fait que les effets égalisateurs du congé persisteraient bien après la fin du congé de paternité. Les pères ayant bénéficié du quota auraient plus tendance à prendre part aux soins de l’enfant, par la suite, et à adopter une division plus égalitaire des tâches ménagères (ibid.).

Pour les mères, cette mesure semble également bénéfique (Feldman et al., 2004). Accompagnée d’une augmentation du taux de participation sur le marché du travail et d’une augmentation du revenu moyen des femmes (Sundström et Stafford, 1992), elle mènerait, à long terme, à une réduction globale de la pauvreté chez les femmes âgées (Baroni, 2011). Cette mesure aurait également un impact sur les enfants. Comme le notent de multiples auteurs (entre autres Witt, 1997 ; Leaper et Friedman, 2006), les attitudes genrées sont, en effet, largement attribuables à la socialisation des enfants : il est, dès lors, intéressant de noter l’impact qu’une implication paternelle accrue peut avoir sur eux. Comme le suggèrent les résultats de l’étude produite par Andreas Kostadam et Henning Finseraas (2013 : 19), « the daddy quota equalizes the probability of doing household work between the genders ». Les adolescents nés après 1993, soit après l’implantation de la politique du quota de congé de paternité en Norvège, manifesteraient ainsi moins d’attitudes typiquement genrées concernant le partage des tâches ménagères. Les résultats sont particulièrement frappants dans le cas des jeunes filles qui, lorsqu’elles ont bénéficié du quota du père, auraient beaucoup moins tendance à assumer une proportion plus élevée des corvées ménagères que les garçons[10]. À terme, cette mesure pourrait donc grandement contribuer à démanteler la dichotomie traditionnelle liée au genre. Il semble, par conséquent, que l’implantation d’un quota de congé de parentalité réservé au père, parce qu’il contribue à subvertir les normes genrées traditionnelles, constitue un facteur déterminant dans la réduction de l’écart salarial entre les hommes et les femmes (Selmi, 2000).

Même si le résultat de ce partage non négociable du congé de parentalité entre la mère et le père constitue, comme ces recherches le suggèrent, un moyen puissant de promouvoir une véritable égalité entre les sexes, la question de la légitimité de son implantation, dans une perspective libérale, reste cependant à démontrer. Si le congé de paternité non transférable n’équivaut pas à forcer la main des pères – puisqu’ils ont toujours le choix de refuser de prendre le congé –, cette mesure peut toutefois être vue comme une stratégie agressive pour promouvoir l’égalité, stratégie qui pourrait aisément être perçue comme une forme de coercition illégitime puisqu’elle semble rajouter des coûts à l’option de suivre les modèles genrés traditionnels. Si le père choisit de ne pas prendre la partie du congé qui lui revient, la famille perd cette dernière, de même que les indemnités financières y étant rattachées (Brandth et Kvande, 2009 : 188).

À l’aune de cette critique, il semble pertinent de demander s’il ne serait pas suffisant de remplacer le traditionnel congé de maternité par un congé parental donnant aux parents le loisir d’en répartir le partage comme bon leur semble. Dans une perspective libérale, les individus devraient, après tout, pouvoir décider par eux-mêmes comment diviser leur propre congé parental et, avec un peu de chance, ils choisiraient de le diviser également. Toutefois, comme le démontrent des études sur l’impact des congés parentaux indifférenciés (soit les congés pouvant être partagés librement entre le père et la mère, sans égard pour leur sexe), loin d’encourager une division égale du congé entre les deux parents, ce type de mesure semble, au contraire, renforcer la dichotomie genrée entre le care et le travail rémunéré (Brandth et Kvande, 2009 ; Leira, 2010). Les femmes sont, en effet, beaucoup plus susceptibles que les hommes de prendre l’entièreté du congé parental. De plus, lorsque les pères prennent une part du congé, il s’agit généralement d’un pourcentage marginal que ces derniers tendent à prendre en même temps que leur conjointe (Fuwa et Cohen, 2007 ; Noonan, 2013). Au Canada, où des semaines de congé parental ont été ajoutées au congé de maternité en 1990 (et subséquemment rallongées en 2001), les statistiques montrent qu’un peu moins de 11 % des pères prennent une partie du congé qui leur revient (Marshall, 2008)[11].

Mais si le congé parental indéterminé ne peut être considéré comme substitut adéquat au quota de congé de paternité pour réduire les inégalités entre les hommes et les femmes, on peut néanmoins se demander s’il s’agit là d’une mesure qu’il serait légitime d’adopter dans une perspective libérale. En effet, comme le relèvent Boll, Leppin et Reich (2014 : 133), les pays ayant adopté le quota du père sont tous classés parmi les « États providence sociodémocratiques ». Si ce type de mesure est certainement cohérent avec un cadre social-démocrate, la question de savoir si une telle politique pourrait être justifiée dans une perspective proprement libérale est toutefois plus épineuse[12]. C’est de cette question dont traiteront les prochaines sections de cet article[13].

La politique du quota du père prend une forme différente dans chacun des quatre pays nordiques dont il est ici question (Leira, 2010). Dans le cadre de cet article, puisque nous considérons cette mesure en vue de son intérêt pour la transformation de la division genrée du travail, nous prendrons pour modèle le type de quota le plus cohérent avec cet objectif[14]. Suivant le modèle proposé par Anca Gheaus et Ingrid Robeyn (2011), la politique dont la légitimité sera testée ici supposera que chacun des parents bénéficiera de six mois de congé, la combinaison de ces deux congés totalisant douze mois[15]. Nous présupposerons aussi que l’attribution du congé se fera « par défaut » : les nouveaux parents se verront automatiquement attribués six mois de congé chacun. Si l’un des deux parents ne souhaite pas prendre sa partie de congé de parentalité, il lui incombera alors de faire les démarches nécessaires pour se retirer du programme[16]. Comme l’expliquent Gheaus et Robeyn (2011), faire de l’attribution du congé de parentalité l’option « par défaut » constituerait fort probablement un incitatif déterminant dans la prise effective du congé. Les recherches concernant la souscription au don d’organe en cas de décès, par exemple, démontrent que le fait de faire d’une option celle qui prévaut automatiquement, si aucune démarche n’est faite, augmente substantiellement le nombre de participants (Thaler et Sunstein, 2008 : 184-192).

Sphère privée et respect de la vie bonne : les arguments contre le quota du père

Le libéralisme se distingue des autres doctrines politiques en ce qu’il est d’abord et avant tout une doctrine individualiste : il présuppose l’être humain, dans sa singularité individuelle, comme unité de base du politique (Arblaster, 1984 : 7-13). Les arguments militant contre l’implantation d’un quota du congé de parentalité réservé au père sont liés à cet élément constitutif du libéralisme. Comme l’explique Anthony Arblaster, l’individualisme qui caractérise le libéralisme constitue une présupposition morale : l’individu est conçu comme étant indépendant de toute fin qui lui serait imposée de l’extérieur. Par conséquent, c’est à l’individu de déterminer lui-même ses buts et ses visées et l’État ne peut légitimement interférer dans cette détermination (ibid. : 16-21). Dans ce contexte, la raison d’être de la « société bien ordonnée » est de permettre, autant que faire se peut, la coexistence pacifique des modes de vie résultant de la libre détermination de la « vie bonne » individuelle (Rawls, 2003 : 30-34). Une mesure comme le quota du père serait donc illégitime puisqu’elle implique d’intervenir au sein de la famille, lieu privilégié de l’autodétermination individuelle. Nous nous proposons d’examiner cet argument dans cette section sous trois angles différents : les intérêts des parents, les intérêts de l’État (compris, ici, comme représentant les intérêts de la collectivité politique) et, finalement, les intérêts de l’enfant.

Du point de vue des intérêts des parents, dans la mesure où le quota de congé de paternité semble pénaliser certains choix de vie vus comme incompatibles avec l’égalité entre les sexes, on pourrait soutenir qu’un tel incitatif est beaucoup trop perfectionniste pour être considéré comme libéral[17]. Le perfectionnisme moral se caractérise, en effet, par l’idée qu’il existe certaines perfections humaines qui ne peuvent être actualisées que dans le contexte de certains modes de vie. Celles-ci constituent des biens qui possèdent une valeur intrinsèque et indépendante des jugements que les individus posent sur ceux-ci[18]. Dans une telle optique, peu importe si les individus valorisent ou non l’égalité entre les sexes et le partage égalitaire des tâches, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un « bien » qui possèderait une valeur en soi. Au niveau politique, le perfectionnisme vise donc la création d’institutions et d’incitatifs permettant l’actualisation de ce type de « perfections » chez tous les citoyens (Wall, 1998 : 8). Il serait donc cohérent, suivant cette position, de forcer, par le biais de politiques, une division paritaire du travail rémunéré et du travail du care entre les hommes et les femmes (si cette division est vue comme étant nécessaire afin de permettre l’actualisation de certaines perfections chez tous les citoyens), et cela même si aucun citoyen de ladite société ne la valorisait.

À l’inverse, si l’on adopte la perspective du libéralisme politique[19], il serait illégitime d’imposer l’égalité entre les sexes comme valeur substantielle (c’est-à-dire comme valeur présupposant l’actualisation de certaines perfections), à l’échelle de la société. Certes, dans un État libéral, la valeur politique d’égalité joue un rôle fondamental, mais elle doit être différenciée de son pendant substantiel. L’égalité, comme valeur politique, consiste en l’idée que tous les individus doivent être considérés comme égaux en termes de droits et d’opportunité de vivre une vie librement choisie, peu importe leur sexe[20]. En tant que valeur substantielle, l’égalité devient toutefois beaucoup plus exigeante puisqu’elle repose sur le postulat moral selon lequel les individus sont fondamentalement égaux et doivent être traités de la sorte dans toutes les sphères de leur existence (Schouten, 2013 : 373). L’égalité, dans sa forme substantielle, présuppose donc une certaine vision de la vie bonne. Alors que, comme valeur politique, elle est compatible avec la répartition genrée entre travail rémunéré et care, sa version substantielle résulte, au contraire, dans l’idée qu’une telle division du travail constitue une injustice fondamentale. Puisque tous les individus, les hommes autant que les femmes, sont foncièrement des égaux, rien ne peut justifier un partage inégalitaire des tâches : la vie bonne devant être adoptée par les individus est, par conséquent, celle qui suppose un partage égal du travail reproductif et du travail rémunéré entre les individus, quel que soit leur sexe.

Dans sa forme substantielle, l’égalité est donc une valeur incompatible avec les modes de la vie bonne impliquant un traitement différentiel des individus en fonction de leur sexe. Or, puisque la raison d’être de la société libérale est de permettre à tous de choisir librement leur propre version de la vie bonne et de vivre suivant leurs propres croyances et inclinations (Rawls, 1993 : 30-34), tenter d’imposer une valeur qui entre en contradiction avec les versions de la vie bonne genrées constituerait une incohérence fondamentale. En ce sens, puisque choisir comment élever ses enfants fait partie intégrante de la vision de la vie bonne des individus, certains libéraux tendent à considérer la famille hors du spectre légitime d’interventions étatiques[21]. Robert Nozick souligne que les enfants font partie intégrante de l’identité individuelle des citoyens (1989 : 28). Dans la même veine, Charles Fried (1976 : 152) affirme : « the right to form one’s child’s values, one’s child life plan and the right to lavish attention on the child are extensions of the basic right not to be interfered with ». William Galston (2002 : 102), pour sa part, rappelle que « the ability of parents to raise their children in a manner consistent with their deepest commitments is an essential element of expressive liberty ». Puisque les parents doivent pouvoir choisir comment éduquer leurs enfants de même que les valeurs qu’ils veulent leur transmettre, la famille doit être considérée comme un élément essentiel participant de la conception de la vie bonne des parents. Les modèles genrés transmis par les parents et les normes prescrivant les comportements à adopter si l’on est une femme ou un homme reflèteraient, à ce titre, les valeurs et les engagements profonds des parents. Or, le quota du père, en imposant qu’une part du congé soit destinée au père, pénalise ce type de vision de la vie bonne. Mettre en place une telle politique, dont le but avéré serait d’inciter la remise en cause de la dichotomie genrée entre travail reproductif et travail rémunéré, constituerait donc non seulement un manque de respect fondamental envers les individus, mais également une atteinte illégitime à leur droit de vivre selon leur propre conception du bien. Du point de vue des individus dont le mode de la vie bonne implique un rejet d’une telle valeur féministe et égalitarienne, une politique guidée par la valeur substantielle d’égalité ne pourrait être justifiée[22]. Afin de respecter la diversité des modes de la vie bonne, l’État libéral se doit de rester neutre quant aux différentes valeurs liées à la conception du bien individuel et de ne pas prendre parti en faisant la promotion de certaines au détriment des autres (Kymlicka, 1999 : ch. 6).

Le principe à la base du libéralisme, soit le fait de permettre à tous les individus de vivre selon leur propre vision de la vie bonne, implique donc la neutralité étatique, mais aussi la protection de la diversité au niveau sociétal[23]. Cette promotion du pluralisme social serait nécessaire pour deux raisons. Premièrement parce que, pour être cohérent avec l’idée selon laquelle il appartient à chaque individu de former sa propre conception de la vie bonne, l’État se doit de respecter et de promouvoir la diversité et le pluralisme qui en résultent. Deuxièmement, une telle diversité serait nécessaire parce que la société constitue le contexte de choix primaire à partir duquel les conceptions individuelles de la vie bonne sont définies et jaugées. La quête de la vie bonne que l’État libéral doit rendre possible pour tous présuppose, en effet, une matière sémiotique à partir de laquelle il est possible d’effectuer des choix et de se forger une conception authentique du bien. Mener une vie bonne implique donc, non seulement la possibilité d’avoir la liberté de déterminer sa propre conception du bien, mais aussi celle d’acquérir une certaine conscience des différentes conceptions de la vie bonne possibles. Or, c’est la société qui offre le contexte de choix qui permet de définir les options et les valeurs accessibles et qui fournit également le filtre au travers duquel il devient possible de jauger la « valeur des expériences rencontrées » (Kymlicka, 1999 : 125)[24]. L’État libéral aurait, dès lors, intérêt à protéger et à respecter la diversité sociale afin de permettre aux individus d’avoir le plus large éventail possible de choix.

Comme le mentionne Véronique Munoz-Dardé (1998 : 49), « the diversity of families makes it possible for the worth of different ways of life to be available as options, and hence creates the conditions necessary for pluralism ». La famille constitue, en effet, le milieu de socialisation primaire des individus. C’est au sein de leur famille que les futurs citoyens acquièrent les bases de ce qui constituera leur propre conception du bien. La diversité et la pluralité des formes familiales et des visions de la vie bonne qui les teintent sont, à cet égard, ce qui permet l’émergence de la diversité sociale. Le respect et la protection des droits des parents à déterminer librement la manière dont ils souhaitent élever leurs enfants, les valeurs et les modes de la vie bonne qu’ils souhaitent leur transmettre sont ainsi primordiaux pour maintenir le contexte de diversité sociale. Or, la politique du quota de congé de paternité, si elle atteint ses buts, mènerait, suivant cette lignée argumentative, à une certaine uniformisation de la culture sociétale. En tentant de forcer l’adoption de valeurs féministes et égalitariennes dans la manière d’élever les enfants, cette mesure serait donc aussi illégitime parce qu’elle conduirait à une certaine homogénéisation sociale allant à l’encontre des visées de l’État libéral.

Cet argument trouve son pendant lorsqu’on considère les intérêts des enfants visés par cette mesure. Il y a avantage, en effet, pour ces futurs citoyens de l’État libéral, à ne pas vivre au sein d’une société où les modes de la vie bonne sont uniformisés suivant une conception particulière du bien. En ce sens, parce que le quota du père homogénéiserait le mode d’éducation des enfants, cette mesure irait contre l’intérêt de ces derniers qui, comme futurs citoyens, auraient avantage à bénéficier de la plus large palette d’options possibles, y compris celle du partage genré des tâches.

Outre cette conséquence logique de l’argument du pluralisme social, cette mesure poserait également de graves problèmes pratiques qui, même si l’on refuse les arguments liés à l’autonomie individuelle exposés précédemment, pourraient tout de même remettre sa légitimité en cause. Puisque le quota du père force un partage égal du congé entre les parents, cette mesure implique de faire courir des risques substantiels aux enfants. Comme l’écrivent Harry Brighouse et Adam Swift (2014 : 17-22), les individus ne sont malheureusement pas tous également équipés pour faire face à leurs responsabilités de parents : certains ne possèdent tout simplement pas les compétences et les capacités nécessaires pour prendre adéquatement soin de leur enfant. Dès lors, on peut penser que le fait de doter les parents d’un congé indifférencié qu’ils peuvent choisir de partager comme ils le souhaitent constituerait le moyen le plus sûr de faire en sorte que les nouveau-nés reçoivent les meilleurs soins possible. Il semble effectivement logique de penser que le partage de ce congé se fera en fonction des compétences respectives des parents. Le fait d’imposer un partage égal du congé parental pourrait donc laisser les enfants, pendant une partie de leur vie pourtant cruciale pour leur bon développement psychoaffectif (Benson et Haith, 2009), aux mains d’un parent incompétent.

Mais si le parent non compétent préfère refuser la part du congé qui lui revient, le résultat n’est toutefois pas meilleur pour l’enfant. Suivant le modèle proposé dans la deuxième section de cet article, la famille n’aurait alors droit qu’à six des douze mois de congé. Or, dans la mesure où les études démontrent que, lors des premières années de vie, la prise en charge de l’enfant par ses parents est nécessaire pour le bon développement de ses capacités cognitives et affectives[25], il est probable qu’un congé écourté cause un tort fondamental à l’enfant, la capacité à vivre une vie librement choisie supposant de posséder, au moins à un stade minimal, ces capacités[26]. Dès lors, s’il s’avérait que le fait de n’avoir bénéficié des soins d’un parent que pendant six mois nuisait effectivement au bon développement des capacités de l’enfant, il semble qu’implanter un quota de congé de paternité soit problématique au regard des visées de l’État libéral.

Vers une réelle égalité des opportunités

Suivant les arguments élaborés dans la section précédente, le quota du père serait donc non seulement illégitime d’un point de vue libéral, mais également délétère du point de vue des intérêts des enfants victimes de cette mesure. Contre ces arguments, nous tenterons dans cette section de faire la démonstration qu’il serait non seulement cohérent et légitime d’implanter de tels congés, mais que ceux-ci devraient, dans une société libérale, être considérés comme des droits, au même titre que les congés de maternité.

Puisque le libéralisme requiert de laisser aux individus la plus grande liberté possible afin qu’ils soient en mesure de mener à bien la version de la vie bonne qui leur convient, la sphère privée tend, en effet, à se situer hors du spectre d’intervention de l’État libéral. Or, cela ne signifie pas pour autant, comme semblent le statuer Nozick (1989), Galston (2002) et Fried (1976), que la famille se situe de facto hors de portée de l’État. Comme l’explique Gina Schouten (2013), la délimitation de la sphère privée – et donc du spectre d’intervention légitime de l’État libéral – constitue, en elle-même, une question proprement normative. De nombreux auteurs (Fineman, 2004 ; Leckey, 2008 ; Herring, 2014) soulignent à cet effet que l’État libéral intervient d’ailleurs déjà au sein de la famille, sanctionnant légalement les formes d’organisations familiales considérées comme licites, règlementant les rapports parents/enfants et intervenant pour protéger les individus contre les abus[27]. Toutefois, dans la mesure où la famille constitue effectivement la sphère privilégiée de l’autodétermination individuelle, l’État libéral se doit de justifier ses interventions comme étant légitimes.

À ce sujet Schouten (2013) explique que pour qu’une intervention soit considérée comme légitime, l’État libéral doit démontrer deux choses. Premièrement, il doit établir que les raisons justifiant l’intervention ne reposent pas sur une valeur substantielle ou une conception « englobante » de la vie bonne. Les partisans de l’argument antiperfectionniste affirment que, dans la mesure où l’État libéral doit permettre la coexistence pacifique des différents modes de la vie bonne, il ne peut se permettre d’en favoriser certaines versions au détriment des autres. À ce titre, si la politique du quota de congé de paternité peut être justifiée dans une perspective libérale, elle doit l’être par le biais de valeurs proprement politiques, c’est-à-dire les valeurs qui « reflètent des principes de justice destinés à la structure de base » (Rawls, 2003 : 132). En d’autres termes, la justification du quota de congé de paternité ne peut pas reposer sur l’idée que l’égalité des hommes et des femmes constitue une perfection sociale ou une valeur intrinsèque. Deuxièmement, précise Schouten (2013 : 379), pour être légitime, l’intervention ou la mesure mise en place par l’État libéral doit enfreindre le moins possible la liberté individuelle[28]. S’il existe plusieurs mesures – justifiées par des raisons proprement politiques – ayant des effets similaires, l’État libéral aura le devoir de choisir celle qui interfère le moins avec les modes de vie bonne choisis par les individus. En somme, pour montrer que le quota du père est légitime, il faut prouver que c’est là une intervention justifiée par des valeurs proprement politiques, mais également qu’il s’agit de l’intervention la plus modérée qu’il soit possible d’adopter. L’objectif de cette section est de faire la démonstration que le quota du père répond effectivement à ces deux critères.

Pour faire cette démonstration, il est utile de comprendre pourquoi, lorsqu’un congé de parentalité indifférencié est donné, ce sont les femmes qui, majoritairement, en prennent la totalité. Les études à ce sujet sont nombreuses : une revue de la littérature permet de regrouper les facteurs expliquant ce phénomène en trois catégories. Le premier est, bien évidemment, l’adoption des normes et des croyances genrées par les individus. L’idée selon laquelle la mère est la mieux habilitée à s’occuper des enfants et des tâches ménagères, ainsi que les normes rendant la masculinité incompatible avec le care, expliqueraient donc, en partie, ce partage (Brandth et Kvande, 2009). Bien que ces idées tendent à changer avec le temps, force est de constater qu’elles sont, encore aujourd’hui, relativement répandues dans la population[29].

Cependant – et il s’agit là du deuxième facteur –, même si les parents ne partagent pas ces croyances sur ce partage genré du travail, il reste extrêmement difficile d’en déroger. Les normes sont en effet des phénomènes sociaux auxquels il est difficile de contrevenir sur la base d’une décision unilatérale. Acceptées à l’échelle d’une société, elles produisent des attentes et des pressions sur les individus, rendant coûteuse l’option d’y déroger. Les institutions régissant le marché du travail reconnaissent, aujourd’hui, la nécessité, tant pour la mère que pour l’enfant, d’accorder des congés de maternité ainsi qu’une certaine flexibilité d’emploi pour que la mère puisse veiller au bien-être de sa famille. Or, le fait de demander un congé de paternité ou de tels accommodements est beaucoup moins bien accepté de la part des hommes (Bielby et Baron 1986 ; Townsend, 2002 ; Feldman et al., 2004 ; Kugelberg 2006). À cause des modèles genrés encore présents dans la société, les employeurs tendent à voir d’un mauvais oeil ce type de demande, surtout lorsqu’il s’agit d’un emploi typiquement masculin (Bygren et Duvander, 2006). Lorsqu’un employeur apprend qu’un de ses employés attend un enfant, remarquent Magnus Bygren et Michael Gähler (2012 : 811), il tend à adopter un traitement radicalement différent suivant le sexe dudit employé. Alors que les femmes se voient confier moins de travail en vue de leurs futures responsabilités comme mères, le fait de devenir père constitue, au contraire, une motivation pouvant conduire l’employeur à confier plus de tâches à un employé de sexe masculin. La famille et l’entourage des individus constituent également une source importante de pression normative. En raison de l’idée selon laquelle veiller sur les enfants constitue la responsabilité primaire de la mère, les femmes prenant une part moins importante du congé de maternité risquent d’être jugées négativement par leurs pairs. Quant au père qui choisirait de prendre une part substantielle du congé, il est susceptible de rencontrer incompréhension et jugements négatifs de la part de son entourage (Bygren et Duvander, 2006 : 370). À ce titre, Bygren et Gähler (2012 : 811) écrivent : « Cultural images of being a parent are normative in the sense that shared beliefs and norms of what could be expected of men and women in this life stage constrain their own options as well as what society – including employers – expects of them. » Exposés à ces pressions normatives venant de l’entourage et du marché de l’emploi, les individus choisiraient donc de se conformer aux rôles genrés puisque ne pas le faire serait, suivant leur milieu, plus ou moins néfaste sur le plan social.  

Le dernier facteur expliquant le fait que ce soit les femmes qui, règle générale, prennent la majeure partie du congé de parentalité est d’ordre financier. Parce qu’elles semblent plus compatibles avec une éventuelle vie de famille où elles seront les garantes primaires des soins de l’enfant, les femmes tendent à choisir des carrières moins bien rémunérées que les hommes. Or, puisque, dans la majorité des pays, les compensations financières associées au congé parental n’équivalent pas à un salaire complet, l’option la plus viable économiquement pour le couple est que ce soit l’individu avec le salaire le moins important qui prenne le congé. Conséquemment, c’est la mère qui, le plus souvent, constitue le choix tout désigné (Sunström et Duvander, 2002). Comme le relève Ann Cudd (2006 : 148-152), une sorte de spécialisation s’opère donc au fil du temps au sein du couple : la mère acquiert des compétences dans le care tandis que son partenaire progresse sur le marché du travail. Ce « cercle vicieux », à son tour, contribue à renforcer les normes genrées liées à la division du travail et mène aux disparités économiques entre hommes et femmes constatées au début de cet article[30].

Ce sont donc les pressions normatives encourageant la conformité aux modèles genrés ainsi que les sacrifices économiques découlant de la prise du congé parental par le père qui expliquent, en majeure partie, le fait que les politiques de congés parentaux indifférenciés mènent à la reproduction des modèles genrés traditionnels. Si les normes prescrivant le type de comportement cohérent à adopter selon son identité sexuelle expliquent certainement une partie du phénomène, les théoriciens qui l’ont étudié s’entendent toutefois pour dire que la pression sociale qu’engendrent ces normes de même que les pénalités socioéconomiques associées au fait d’en déroger rendent difficile, même pour un père souhaitant partager équitablement le congé parental, de le faire. À cet égard, Anna Amilon conclut : « finding indicates that men and women alike might feel forced to follow the traditional gender pattern in parental leave sharing […] without actually intending to » (2009 : 638). L’imposition d’un quota du congé qui soit réservé au père semble, en se sens, être un moyen facile et peu coûteux en termes de liberté individuelle de contrecarrer ces pressions.

En contribuant aux changements des perceptions des modèles genrés tout en brisant le cercle vicieux maintenant les femmes dans une position où elles sont économiquement défavorisées par la maternité, cette mesure semble être à même d’instituer une véritable égalité des chances entre les sexes. D’une part, cette mesure ouvre un nouveau champ de possibilités pour les parents élevés avec des croyances fixes quant au bien-fondé des modèles genrés, sans pour autant les forcer à prendre effectivement cette option ou à souscrire entièrement au modèle égalitaire du partage entre le care et le travail rémunéré. Le père peut, en effet, choisir de ne pas prendre sa partie du congé qui lui revient ou de la prendre tout en cessant de s’investir dans le care une fois cette expérience terminée. D’autre part, en forçant l’avènement de changements sociaux au niveau du marché du travail et des normes sociales, cette mesure contribue à résorber les coûts économiques et sociaux associés à la transgression des modèles genrés traditionnels. Le choix de prendre la partie du congé parental qui leur revient, par conséquent, devient véritablement viable pour les pères qui souhaitent s’investir pleinement dans la prise en charge de leurs enfants. Le fait que leur partenaire assure la deuxième moitié du congé permet en outre aux femmes de retourner plus rapidement sur le marché du travail et d’éviter les inconvénients liés au fait de prendre un long congé de maternité. À terme, cette mesure pourrait donc grandement contribuer à briser le cercle vicieux qui mine les possibilités de carrière des femmes et conduit à l’écart salarial constaté entre les hommes et les femmes. Loin de saper la capacité des individus à mener une vie librement choisie, le quota du père conduit, au contraire, à garantir une plus grande liberté de choix pour les hommes autant que pour les femmes. Même en admettant que la division genrée du travail fasse partie intégrante de la conception de la vie bonne des individus, tel que le soutient Levey (2005), puisque cette mesure ne force pas les parents à déroger à leur conception des rôles genrés, mais leur ouvre plutôt une option de plus, il semble que le quota de congé de paternité contribue grandement à doter les parents de la liberté de choisir la version de la vie bonne qui leur convient.

Contrairement à ce que suppose l’objection antiperfectionniste, la mise en place de la politique du quota du père peut donc se justifier autrement que par l’appel à l’idée que l’égalité hommes/femmes constitue un bien intrinsèque. D’un point de vue libéral, c’est en vue de l’atteinte d’une véritable égalité des chances que cette politique serait justifiée[31]. Puisque la raison d’être du libéralisme est de permettre à tous de mener une vie librement choisie, l’État libéral se doit, en effet, d’assurer à tous les individus une certaine égalité d’opportunités et d’options. C’est, d’ailleurs, pour cette raison que John Rawls (2003 : 132) inclut « l’égalité équitable des chances » parmi les valeurs proprement politiques. Conscient que le partage genré des tâches constitue un obstacle substantiel à une véritable égalité des chances, il ajoute d’ailleurs que « des dispositions spéciales doivent être incluses dans le droit de la famille (et certainement aussi ailleurs) pour établir l’égalité des hommes et des femmes dans le partage du travail social, de manière à ce que la charge de donner naissance, d’élever et d’éduquer les enfants ne tombe pas plus lourdement sur les femmes, mettant ainsi en cause leur égalité équitable des chances » (ibid. : 29). C’est donc en vue de cette véritable « égalité équitable des chances » que la mesure proposée ici est justifiée.

Cette justification du quota de congé de paternité constitue une raison strictement politique militant en faveur de l’implantation de cette politique. Mais encore faut-il démontrer qu’il s’agit là de l’intervention la plus modérée permettant de doter les individus d’une véritable égalité des chances. On peut, en effet, penser que le fait d’inciter fortement une division égalitaire du congé de parentalité constitue une mesure quelque peu extrême pour en arriver à contrebalancer les obstacles sociaux forçant la division genrée entre le travail reproductif et le travail rémunéré. N’y aurait-il pas d’autres mesures, plus modestes, qui pourraient avoir des effets similaires ?

Il est évidemment difficile d’évaluer, par le biais d’études, l’impact de diverses mesures sur des phénomènes sociaux et culturels qui conduisent à bloquer, pour les individus, les options dérogeant aux modèles genrés traditionnels. Cependant, comme le démontrent les études recensées par Mary Noonan (2013) et Sara Beth-Estes (2011), à ce jour c’est véritablement le quota de congé de paternité non transférable et non combinable avec le congé de la mère qui, parmi toutes les autres mesures visant à offrir davantage d’options aux parents, a l’impact le plus déterminant. Si les garderies subventionnées aident effectivement les femmes à retourner plus rapidement sur le marché de l’emploi, cette mesure, en plus d’être néfaste pour les enfants placés trop tôt, ne réduit absolument pas les obstacles sociaux minant l’accès du père au care (Fuwa et Cohen, 2007 ; Noonan 2013). De même, la régulation des heures de travail et les programmes visant à assurer une flexibilité d’emploi aux parents semblent bénéficier aux femmes jusqu’à un certain point, mais ne semblent rien changer à la situation des pères (Noonan et al., 2007). Ces quelques études sont, bien sûr, insuffisantes pour apporter une réponse définitive à la question de savoir si le quota du père est véritablement l’unique politique permettant de doter les individus d’une réelle égalité des chances. Mais s’il s’agit effectivement de la seule mesure efficace en vue de cet objectif, comme les études citées tendent à le démontrer, il semble qu’adopter cette politique soit nécessaire afin de contrebalancer les obstacles sociaux forçant la division genrée entre le travail reproductif et le travail rémunéré.

Suivant cette lignée argumentative qui justifie l’implantation du quota du père en vue de permettre à tous les individus d’avoir un accès égal aux options leur permettant de former et de mener à bien leur conception de la vie bonne, cette mesure serait donc, de surcroît, justifiée du point de vue des intérêts de l’État. Loin de favoriser une homogénéisation du social, elle contribuerait, au contraire, à accroître les options ouvertes aux individus. Il semble bien, à l’opposé, que ce soient les pressions que les normes genrées tendent à exercer sur les individus ainsi que les coûts sociaux et économiques liés au fait d’en déroger qui conduisent à l’homogénéité des modèles familiaux que l’on constate actuellement. En contrebalançant les obstacles et en permettant aux individus de déroger aux normes genrées s’ils le souhaitent, cette mesure contribuerait à doter les individus d’une palette élargie d’options. À terme, en rendant socialement acceptable et véritablement praticable l’option pour un homme de rester au foyer ou pour une femme de garder sa carrière au premier plan en devenant mère, c’est vers une plus grande diversité sociale que mène cette mesure.  

Il s’agit, en outre, d’un argument qui vaut aussi pour les intérêts des enfants : en permettant la diversification des modèles parentaux genrés, on dote également les enfants ayant bénéficié de cette mesure d’une société offrant une plus grande palette de choix. S’il est vrai que c’est la famille qui offre le contexte de choix primaire au sein duquel les individus forment leur conception du bien, les enfants ont tout avantage à bénéficier de modèles parentaux moins homogènes. Comme les études sur l’impact du quota de congé de paternité tendent à le démontrer, le fait d’avoir des modèles parentaux moins traditionnellement genrés permet aux enfants de concevoir plus d’options en dehors de celles associées au genre (Cools et al., 2011 ; Kostadam et Finseraas, 2013). Même si les parents choisissent de suivre les modèles genrés traditionnels, on peut penser que cette mesure, parce qu’elle permet la diversification des modèles familiaux à l’échelle de la société, permettrait tout de même un élargissement des horizons et de la palette de choix des enfants qui grandissent dans une famille traditionnelle.

Finalement, en ce qui concerne le risque qu’un parent incompétent choisisse d’assumer sa part du congé, ce dernier serait grandement atténué par le fait que cette mesure ne concernerait que les parents « volontaires », soit ceux qui souhaitent prendre leur responsabilité comme parent[32]. Il semble, en effet, plausible que les individus souhaitant officiellement se déclarer comme parents soient prêts à prendre leurs responsabilités face à leur enfant. Même si, au départ, tout nouveau parent manque de compétences pour prendre en charge un enfant, cela ne signifie pas pour autant que cette incompétence provisoire soit irrémédiable. Il y a lieu de penser que c’est en prenant effectivement en charge les soins de l’enfant que l’on développe ces compétences pour ce type de tâches (Cudd, 2006). De plus, l’établissement d’un mois de transition entre le congé de la mère et celui du père ainsi que des formations dédiées aux soins de l’enfant pourraient également pallier l’éventuel manque de compétences de l’un des parents.

L’argument des torts que pourrait causer la mise en place de cette mesure aux enfants dont l’un des parents refuse de prendre son quota de congé constitue, à cet égard, l’argument le plus fort militant contre l’instauration du congé de paternité proposée ici. S’il s’avérait que le fait de ne rester aux soins exclusifs d’un parent que les six premiers mois de vie nuise effectivement au développement cognitif et affectif de l’enfant, cela constituerait un problème substantiel auquel il importe d’apporter une solution. Puisque, dans une perspective libérale, les intérêts de l’enfant doivent être considérés comme ayant autant d’importance et de poids normatif que l’intérêt des parents, il semble injuste de laisser le bien-être de ces futurs citoyens à la merci du bon vouloir de leurs parents.

Conclusion

Loin de constituer une mesure perfectionniste, le quota de congé de paternité serait justifié en regard du principe même fondant le libéralisme. Étant donné les obstacles majeurs niant l’accès des hommes au care, cette politique, parce qu’elle permet de rendre cette option véritablement praticable, constitue une nécessité du point de vue de la justice. Permettant l’avènement d’un plus grand pluralisme social, elle serait donc bénéfique pour tous les individus au sein de la société libérale puisqu’elle enrichirait la palette de choix qui leur permet d’opter pour la vie bonne qui leur convient. Seuls les torts que pourrait causer cette mesure aux enfants pourraient constituer un argument pertinent qu’il importe de considérer dans une perspective libérale. Cependant, loin d’impliquer le rejet du quota du père, cet argument pourrait, au contraire, mener à l’amendement de la proposition originelle au profit de l’ajout de plus de mois de congés pour les deux parents, augmentant ainsi la durée totale du temps de prise en charge de l’enfant par un parent, si l’autre refuse de prendre la part du congé lui revenant. Ainsi, même si elles ne peuvent être justifiées par l’appel à la valeur substantielle d’égalité homme/femme, il reste toutefois possible, dans une perspective libérale, de légitimer des politiques ayant pour effet de mitiger le processus social du « devenir femme » (de même, d’ailleurs, que celui du « devenir homme »). N’en déplaise à Ann Levey, le libéralisme offre encore une palette d’outils puissants pour lutter contre les inégalités relatives au genre.