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La Constitution canadienne, à l’opposé de plusieurs constitutions de l’Europe continentale, n’est pas formée d’un document fondateur, adopté en grande pompe lors d’un moment symbolique de l’histoire de l’État canadien. Elle est plutôt le fruit d’un long processus d’adaptation et d’évolution qui mène aujourd’hui à une constitution qui n’est ni complètement écrite ni complètement coutumière. Dire d’elle qu’elle est mixte[1] n’est cependant pas suffisamment évocateur quant à sa réelle composition et à son contenu. Alors que l’on trouve habituellement dans un système mixte une constitution écrite et des règles coutumières, celles-ci pouvant parfois s’opposer à la constitution et d’autres fois la compléter[2], la Constitution canadienne, elle, se révèle beaucoup plus hétéroclite et composite. Pour reprendre les propos du professeur Allan C. Hutchinson, la Constitution canadienne est un « baffling mish-mash of texts, customs, conventions, ideals, and cases[3] ». En effet, « Canada’s constitution is neither fully written nor fully unwritten ; it is neither fully domestic nor fully foreign ; and […] it is neither fully unilingual nor fully bilingual[4] ».

Il importe de distinguer la constitution formelle de la constitution matérielle du Canada. À cet égard, nous nous en remettons à la définition de la constitution formelle des professeurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet lorsqu’ils écrivent : « Une partie de la constitution, mais une partie relativement petite, peut difficilement être modifiée. Il s’agit des dispositions qui, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982, sont soumises à une procédure de modification plus complexe que l’adoption d’une loi ordinaire, fédérale ou provinciale[5]. » Selon cette définition, la constitution formelle est donc celle qui, pour être modifiée, doit passer par le processus de révision complexe des articles 38, 41 et 43 de la Loi constitutionnelle de 1982.

La Constitution elle-même est pour le moins confuse quand vient le temps de définir avec précision ses contours. L’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 illustre bien la maladresse et le malaise du pouvoir constituant à expliquer et à décrire ce qu’est la Constitution canadienne. On y lit que la Constitution du Canada « comprend » une liste de textes législatifs et de décrets qui figurent dans une annexe de la même loi. S’il avait été évident de circonscrire plus précisément et habilement le contenu de la Constitution canadienne, le constituant aurait certainement été en mesure de faire un meilleur travail à cet effet[6].

Il n’y a jamais eu de refonte[7] ou de toilettage[8] de la Constitution canadienne. Plusieurs de ses dispositions tombées en désuétude sont encore en vigueur, alors que d’autres ont été abrogées, laissant ainsi des espaces béants dans les textes constitutionnels. Encore plus important, on n’a jamais cru bon de rassembler sous un seul et même document supralégislatif l’ensemble des règles qui gouvernent le fonctionnement de l’État canadien, de ses institutions et de son peuple.

De ce contenu à géométrie variable de la Constitution canadienne résulte un autre problème intrinsèquement lié à la nature de ses textes : ceux-ci sont incomplets[9]. En effet, non seulement il est encore très difficile de savoir avec précision ce qui fait partie de la Constitution du Canada, mais on sait également que de ce contenu connu de la Constitution émanent plusieurs cavités, des « vides » que le droit constitutionnel canadien tarde à combler.

Ces deux caractéristiques de la Constitution canadienne — la difficulté de circonscrire son contenu et le fait qu’elle est incomplète — sont une résultante directe de sa nature même. Celle-ci s’est formée dans le temps, au rythme de l’évolution de l’État canadien et de ses relations avec l’Empire britannique, afin de passer du statut de lois édictées pour un dominion à celui-ci de constitution d’un État indépendant.

Aujourd’hui, à l’aube du 150e anniversaire de la fédération canadienne et du même coup de la naissance de sa constitution[10], il est intéressant de constater que la loi fondamentale du pays est encore largement inachevée. Le processus constituant étant complètement bloqué depuis les échecs successifs de l’Accord constitutionnel du lac Meech[11], puis de l’Accord constitutionnel de Charlottetown[12], l’évolution de la Constitution passe maintenant surtout par la jurisprudence constitutionnelle[13]. Cette évolution matérielle n’est cependant en rien une solution aux problèmes des silences dans les textes formels de la Constitution. Dans la présente étude, nous nous intéresserons précisément à ce phénomène du silence qui fait partie de la Constitution canadienne et qui, selon nous, témoigne de son inachèvement.

1 Le silence en droit constitutionnel canadien, entre omission et évitement

La Constitution canadienne est parsemée d’espaces béants qui laissent son lecteur dans l’obscurité la plus totale quant à certaines des caractéristiques les plus fondamentales de l’État. Pour être en mesure de définir ces silences ou vides textuels, nous étudierons d’abord plus généralement ce qu’est un silence constitutionnel, de quelle manière il peut se manifester et ce qu’il peut nous apprendre sur la Constitution d’un État (1.1). Ensuite, nous aborderons quelques silences majeurs de la Constitution canadienne et leur importance significative dans la fédération (1.2).

1.1 Le silence constitutionnel et ses différentes manifestations

Le silence d’un texte constitutionnel peut prendre diverses formes. De manière plus générale, on peut classer les différents silences en deux grandes catégories, lesquelles ne sont pas étanches. Ainsi, le silence peut tantôt se manifester par un vide complet ou partiel du texte constitutionnel sur une question fondamentale, tantôt par un malaise du pouvoir constituant, que ce soit à expliquer une réalité telle qu’elle est ou à mettre le texte constitutionnel à jour.

1.1.1 Le silence par omission : les « vides » constitutionnels

Dans sa forme la plus explicite, le silence se manifeste par l’absence complète de mention relative à un élément important de l’État pour lequel une constitution est édictée. C’était le cas de la formule d’amendement constitutionnel au Canada avant le rapatriement de 1982. À cet effet, la professeure Eugénie Brouillet emploie aussi l’expression « silence constitutionnel » : « Rien dans le texte constitutionnel de 1867 n’était prévu quant à la façon dont celui-ci pouvait être modifié, et ce, bien sûr, en raison du statut colonial des entités fédérées et du Dominion né de leur union à l’époque de la naissance de la fédération canadienne. La Cour suprême faisait donc face dans ce renvoi [Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution] à un silence complet du texte constitutionnel[14]. »

Dans le cas de la formule d’amendement, il est acquis qu’une constitution doit contenir ce genre de mécanisme, notamment pour protéger la valeur supralégislative de son texte. Dans un même ordre d’idées, une constitution qui ne contiendrait pas d’instrument de protection des droits et libertés de la personne serait également silencieuse quant à un aspect significatif. Cependant, les silences qui se manifestent par des omissions du texte constitutionnel, sans être moins importants, sont parfois moins explicites. En effet, ces omissions concernent parfois des questions n’ayant pas été envisagées tellement elles étaient évidentes ou encore hypothétiques. Le « vide » constitutionnel qui en résulte n’en demeure pas moins problématique et camoufle alors à l’occasion un malaise du pouvoir constituant.

1.1.2 Le silence par évitement : l’« hypocrisie » constitutionnelle

Contrairement aux silences qui se caractérisent par un vide, un silence constitutionnel peut aussi se révéler lorsque les dispositions expresses du texte constitutionnel ne rendent pas justement compte d’une réalité fondamentale de l’État. On passe dans ce cas d’une omission qui résulte d’un choix plus ou moins tacite à une forme d’aveuglement volontaire. Le pouvoir constituant fait alors fi du réel institutionnel. C’est ainsi le décalage important entre le texte constitutionnel et la réalité qui met en exergue le silence. Ce silence évoque un certain malaise ou encore un tabou à réformer la Constitution de manière qu’elle reflète réellement l’état des choses.

Dans son ouvrage The Silence of Constitutions. Gaps, « Abeyances » and Political Temperament in the Maintenance of Government paru en 1989, Michael Foley aborde d’une certaine manière ce genre de silence, ces « unwritten dimension in constitutions that is separate in scale and nature to the standard notion of “unwritten” conventions[15] ». Il leur attribue le nom de constitutional abeyances et précise ceci les concernant : « In contrast to conventions which are determinable and amendable to description, “constitutional abeyances” represent a form of tacit and instinctive agreement to condone, and even cultivate, constitutional ambiguity as an acceptable strategy for resolving conflict[16]. » Il ajoute : « Abeyances refer to those constitutional gaps which remain vacuous for positive and constructive purposes[17]. »

Pour Michael Foley, les constitutional abeyances auxquelles il fait référence servent surtout au maintien des systèmes qui les entretiennent. Reprenant cette théorie, Gordon Digiacomo affirme : « Through various forms of evasion and obfuscation, the unsettled questions, “the gaps and fissures” are kept in a state of irresolution. And by remaining obscure, they are able to accommodate conflicting interpretations[18]. » Ces constitutional abeyances sont alors nécessaires à l’ordre constitutionnel de l’État où ils existent[19]. Michael Foley les perçoit donc de manière positive[20] puisqu’ils représentent un système par lequel « any constitution ultimately survives or perishes[21] ».

Précisément sur ce qu’est un constitutional abeyance, Michael Foley écrit : « [Abeyances] may include contradictions, tensions, anomalies, and inequities[22]. » C’est sur ce point que les constitutionnal abeyances peuvent être utiles à l’étude des silences constitutionnels[23]. Ainsi, on peut en comprendre qu’un abeyance est un vide constitutionnel, qui n’est pas comblé par la coutume ou par une convention constitutionnelle, mais qui sert plutôt à dissimuler un sujet controversé qu’il convient d’éviter. L’abeyance existe dès lors qu’un flou persiste à propos d’un enjeu constitutionnel d’une grande importance.

Dans son ouvrage, Michael Foley étudie deux cas bien précis se déroulant aux États-Unis et au Royaume-Uni. Reprenant la théorie de Michael Foley sur les constitutional abeyances, David M. Thomas l’applique au cas canadien en général dans son ouvrage paru en 1997 : Whistling Past the Graveyard. Constitutional Abeyances, Quebec, and the Future of Canada. Il identifie une liste de constitutional abeyances que contient la Constitution canadienne. Parmi ceux-ci, on trouve notamment « the future of constitutional relationship with the United Kingdom ; […] whether or not provinces were equal ; the future process of constitutional amendment ; […] the locus of sovereign powers ; […] the special status of Quebec ; the right of secession ; constitutional equality between the center and constituent units ; […] the protection of rights[24] ». L’auteur ajoute à la suite de cette énumération d’abeyances que « [m]ost, if not all, have comeback to haunt us[25] ». Selon lui, l’abeyance le plus important de tout l’ordre constitutionnel canadien concerne « the status and recognition of Quebec as something other than a province[26] ». Il reproduit enfin cette définition du terme abeyance : « A state of suspension, temporary non-existence or inactivity : dormant or latent condition liable to be at any time revived[27]. »

Ainsi, les constitutional abeyances sont des enjeux constitutionnels qui peuvent se matérialiser en tension, en injustice, en négation ou en contradiction, par exemple, et qui sont laissés en suspens parce qu’ils sont souvent trop explosifs pour la stabilité d’un ordre constitutionnel. Le concept de constitutional abeyances traduit bien ce phénomène de silence qui résulte non pas d’une simple omission, mais bien d’un véritable malaise politique, d’un « tabou » constitutionnel duquel résultent des « hypocrisies » constitutionnelles[28]. C’est ce que nous examinerons maintenant de manière plus appliquée à travers l’étude du silence entretenu dans les textes constitutionnels canadiens.

1.2 Le silence des textes constitutionnels canadiens

La Constitution canadienne, bien qu’elle se compose d’une longue liste de textes, est tout de même rapidement réduite à certaines dispositions d’une importance plus significative, celles-ci se concentrant principalement dans deux lois. En effet, la Loi constitutionnelle de 1867 et la Loi constitutionnelle de 1982 sont généralement reconnues comme les pièces maîtresses de la Constitution du Canada. Dans ces deux lois se trouvent notamment le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, la section portant sur les institutions de la fédération canadienne, le partage des compétences, la Charte canadienne des droits et libertés, la procédure de modification constitutionnelle et les dispositions sur la protection des minorités. A contrario, c’est également dans ces deux lois que se manifestent les principaux silences de la Constitution, silences qui ne sont pas comblés par les autres textes à valeur constitutionnelle.

Nous étudierons ici quelques-uns des silences de la Constitution du Canada qui sont particulièrement évocateurs de son état d’inachèvement. Ces quelques exemples de silences, qui ne constituent aucunement une liste exhaustive, permettront de démontrer non seulement que le silence est omniprésent dans les textes constitutionnels canadiens, mais également que l’importance de celui-ci ne saurait être sous-estimée puisqu’elle est substantielle.

1.2.1 L’omniprésence du silence dans les textes constitutionnels canadiens

La Constitution canadienne comporte une multitude de silences qui concernent des enjeux d’une importance significative. Là où le mutisme des textes se révèle le plus flagrant est probablement en ce qui a trait aux questions démotiques dans l’État canadien et au rapport de force entre les détenteurs de la souveraineté au Canada.

1.2.1.1 Le mutisme de la Constitution concernant les questions démotiques du Canada

Plusieurs enjeux liés aux questions démotiques de l’État canadien sont passés sous silence dans ses textes constitutionnels. Notons, par exemple, l’absence de mention du peuple qui est à la fois source et destinataire de la Constitution. La Cour suprême du Canada affirme : « La Constitution d’un pays est l’expression de la volonté du peuple d’être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement[29]. » C’est là l’essence même du principe démocratique[30]. En ce sens, il est habituel qu’une constitution énonce, dans son préambule ou encore dans les premières dispositions de son texte, le peuple qui en est la source et le destinataire.

Au Canada, le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, qui fait office de préambule général de la Constitution, ne mentionne aucunement le peuple pour lequel la loi est édictée. En fait, le préambule donne l’impression de l’existence d’un dominion créé par les élites politiques des colonies de l’Amérique du Nord britannique pour le bien-être économique de l’Empire[31]. L’entité destinataire et source du pouvoir semble alors être soit les provinces canadiennes, soit le Royaume-Uni, mais certainement pas le peuple de l’État à naître[32].

La Constitution du Canada est aussi partiellement muette au sujet de la composition plurinationale du pays. En effet, le Canada est un État segmenté dans lequel cohabitent notamment une nation majoritaire anglophone, une nation minoritaire francophone, ainsi que l’ensemble des peuples autochtones du Canada[33]. En ce qui concerne la question de la reconnaissance autochtone, les articles 25, 35 et 35.1[34] de la Loi constitutionnelle de 1982 sont venus affirmer l’existence et la présence de ces peuples au Canada. C’est notamment l’arrêt Calder et al. c. Procureur général de la Colombie Britannique en 1973[35] qui a pavé la voie à cette reconnaissance nationale officielle des peuples autochtones.

La situation est différente dans le cas de la spécificité québécoise, que les textes de la Constitution canadienne ne reconnaissent pas[36]. Toutefois, dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6[37], le plus haut tribunal du pays affirme que le Québec forme une société distincte à l’intérieur du Canada[38]. Constituant une évolution certaine de la jurisprudence constitutionnelle canadienne[39], ce renvoi pourrait avoir, au Québec, un effet analogue à l’arrêt Calder pour les autochtones et mener ultimement à une révision formelle de la Constitution en vue d’y reconnaître la spécificité québécoise. Entre temps, cet arrêt n’a toutefois pas mis fin au silence partiel des textes constitutionnels canadiens relativement à la nature plurinationale du Canada.

Le bilinguisme non achevé des textes constitutionnels constitue aussi un silence de la Constitution qui se rattache à la pluralité démotique de l’État canadien. En effet, l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit la traduction en français de toutes les parties de la Constitution qui ne sont disponibles qu’en anglais. De plus, les articles 56 et 57 de la même loi prévoient que les versions françaises déjà existantes et officiellement adoptées « ont également force de loi[40] ». Cette égalité entre les versions françaises (déjà en vigueur et à venir) et anglaises devait formaliser le bilinguisme constitutionnel au Canada[41].

Cependant, le bilinguisme constitutionnel tarde à se concrétiser[42], surtout en raison de la procédure d’adoption des versions françaises. En effet, il est prévu que ces versions soient adoptées « conformément à la procédure applicable […] à la modification des dispositions constitutionnelles qu’elle contient[43] », soit la procédure de l’unanimité pour une partie importance de celles-ci[44]. Cette lourde exigence explique l’incapacité actuelle de formaliser le bilinguisme constitutionnel au Canada et consacre l’inégalité des deux langues officielles.

La Constitution canadienne traite ainsi bien maladroitement des questions démotiques au sein de la fédération. Elle néglige de nommer le peuple duquel elle émerge et pour lequel elle est édictée, elle ne reconnaît que partiellement le caractère plurinational du Canada et une majorité de ses textes n’a valeur officielle qu’en anglais.

1.2.1.2 Le mutisme de la Constitution concernant les rapports de force au Canada

La Constitution est également largement silencieuse en ce qui a trait aux rapports de force concrets entre les différents détenteurs de la souveraineté au Canada. À cet effet, la place qu’occupe la monarchie dans les textes constitutionnels canadiens est un exemple probant. Le Canada est une monarchie constitutionnelle, statut qui lui est conféré par le fait que son chef d’État est un souverain auquel des pouvoirs sont attribués et restreints par une constitution écrite[45]. Un nombre impressionnant de pouvoirs sont attribués par la Constitution canadienne à la reine du Canada et à ses représentants. Les articles 9 à 16 de la Loi constitutionnelle de 1867 en font état : dissolution des assemblées législatives, déclarations de guerre et relations extérieures n’en sont que quelques exemples[46]. Il y a cependant une distorsion absolue entre le texte constitutionnel canadien et la pratique. En effet, « [p]ar convention constitutionnelle, les pouvoirs d’exception du souverain […] ont tous été transférés aux gouvernements[47] ».

C’est donc à l’aide de conventions non écrites, qui contredisent le texte constitutionnel[48], que les pouvoirs du monarque et de ses représentants ont été restreints au Canada. Jacques-Yvan Morin et José Woerhling affirment : « En fait, les conventions constitutionnelles mettent le système en accord avec les principes démocratiques, en édictant au gouverneur général la façon d’utiliser certains de ses pouvoirs et en lui commandant d’exercer les autres selon l’avis et sur l’initiative du Cabinet ou de certains de ses membres[49]. »

Malgré l’existence de ces conventions constitutionnelles, force est de constater le caractère obsolète des dispositions de la Constitution canadienne relatives au pouvoir monarchique dans une démocratie comme le Canada : « Le manque de concordance entre les règles écrites et la réalité constitutionnelle y est particulièrement frappant [aux articles 9 à 16 de la Loi constitutionnelle de 1867], dans la mesure où le texte porte entièrement sur les titulaires formels du pouvoir — la Reine et le gouverneur général — et ne mentionne même pas les titulaires réels — le Cabinet et le Premier ministre[50]. » Cette réalité témoigne du silence de la Constitution portant sur le réel rôle du chef de l’État canadien[51] et de son rapport de force avec le chef du gouvernement[52].

De ce silence en découle directement un autre, celui sur le régime parlementaire dans l’État canadien. En effet, autant le fédéral que les dix provinces ont un régime parlementaire dont le mode de fonctionnement n’est indiqué à aucun endroit dans les textes constitutionnels canadiens, leur particularisme étant plutôt attribuable « au contexte colonial de leur origine[53] ». La Loi constitutionnelle de 1867 n’aborde que très sommairement le Parlement, pour indiquer qu’il est « composé de la Reine, d’une chambre haute appelée le Sénat, et de la Chambre des Communes[54] », et pour permettre aux chambres de légiférer pour s’accorder des privilèges, des immunités et des pouvoirs[55].

Ainsi, les modalités de fonctionnement du régime parlementaire canadien ne se trouvent nulle part consignées dans les textes constitutionnels : « La Loi constitutionnelle de 1867 ne précise pas la nature des rapports que devront entretenir entre eux ces organes [la reine, le Sénat et la Chambre des communes]. Mais, dans son préambule, elle dit emprunter les principes du droit constitutionnel anglais en ce qui a trait au fonctionnement des institutions[56]. » Ce sont alors les « conventions constitutionnelles [qui] ont un rôle important à jouer dans le travail du Parlement et des parlementaires[57] ». Parmi ces conventions non écrites, on compte notamment celles qui portent sur « le choix du premier ministre par le gouverneur général, l’adresse en réponse au discours du Trône et les questions de confiance[58] ». En somme, le système parlementaire canadien fonctionne selon une liste de règles conventionnelles, ce qui participe au silence constitutionnel concernant les rapports de force à l’intérieur de l’État canadien.

Un autre silence transcende l’ordre constitutionnel canadien et les rapports de force dans celui-ci : le silence entourant la pleine souveraineté des provinces dans leur champ de compétence. En effet, certains mécanismes ont pour effet d’atténuer le caractère fédératif du Canada. Nous en retiendrons trois : le pouvoir de réserve et le pouvoir de désaveu, prévus par les articles 55 à 57 et 90 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que le pouvoir fédéral de dépenser, sur lequel le texte constitutionnel est muet[59].

Concrètement, le pouvoir de réserve et le pouvoir de désaveu permettent à des fonctionnaires fédéraux (le gouverneur général et le lieutenant-gouverneur[60]) nommés par le gouvernement du Canada soit de désavouer une loi provinciale, soit de réserver leur approbation à une autorité hors de la province[61]. Selon Jacques-Yvan Morin et José Woerhling, « [l]es pouvoirs de réserve et de désaveu relatifs aux lois provinciales semblent avoir été inscrits dans la Loi constitutionnelle de 1867 moins pour permettre aux autorités impériales d’exercer un contrôle de nature coloniale sur la législation provinciale que pour assurer une certaine suprématie des autorités fédérales sur les provinces[62] ». Cela est complètement contraire à l’esprit du fédéralisme[63].

Le pouvoir fédéral de dépenser souffre du même déficit en ce qui concerne le fédéralisme. Ce pouvoir permet au gouvernement central d’investir des sommes importantes dans des champs de compétence provinciale, tout en exigeant des bénéficiaires de ces sommes que ceux-ci se conforment à certaines exigences, qu’il peut définir lui-même. Selon Henri Brun, le pouvoir fédéral de dépenser est un « mécanisme formel qui contribue le plus concrètement à la perversion du fédéralisme canadien, qui contribue à le rendre de moins en moins conforme à ce qu’il devait être[64] ».

Un régime fédéral se fonde notamment sur la division de la fonction législative entre deux paliers de gouvernements souverains dans leurs champs de compétence[65]. Or, les pouvoirs de désaveu et de réserve ont pour effet de soumettre à l’approbation des autorités fédérales des lois provinciales adoptées en vertu de leurs compétences. Le pouvoir fédéral de dépenser, de son côté, permet l’ingérence du gouvernement central dans des champs de compétence provinciale. De tels mécanismes tendent à bouleverser les rapports de force au Canada en maintenant le silence concernant l’égalité entre les provinces et le pouvoir central[66].

Le silence de la Constitution au sujet des réels rapports de force au Canada est donc omniprésent dans les textes constitutionnels. Que ce soit par la difficulté de définir avec précision la place qu’y occupe le chef de l’État ou le fonctionnement de son régime parlementaire, par le refus d’y abroger les pouvoirs de désaveu et de réserve ou encore par l’inexistence complète de référence au pouvoir fédéral de dépenser, force est de constater que le texte constitutionnel rend improprement compte de la réalité institutionnelle canadienne.

1.2.2 Le silence comme démonstration de « vides » et d’« hypocrisies » substantiels

La Constitution canadienne renferme, comme nous venons de le montrer, de nombreux silences. Cette situation laisse parfois son lecteur dans le doute quant à la structure réelle du Canada. Ces silences se traduisent à certains endroits par des vides tellement évidents de la part du pouvoir constituant qu’il est difficile de ne pas y voir une concrétisation directe d’une constitutional abeyance. Le refus obstiné du constituant de reconnaître la spécificité québécoise[67], l’absence de référence au peuple du Canada ou encore au fonctionnement de son système parlementaire et le mutisme de la Constitution sur le pouvoir fédéral de dépenser en sont des exemples.

Ces silences se manifestant par un vide complet des textes constitutionnels ne sont pas de simples omissions. Ils se révèlent beaucoup trop importants pour l’être. Nous avons plutôt là le résultat du choix lucide, de la part des autorités constituantes, d’esquiver certaines questions plus délicates. Ces vides par omission constituent forcément des constitutional abeyances au Canada tellement ils participent à un récit tronqué de la réalité politico-institutionnelle de l’État.

À d’autres reprises, les textes constitutionnels canadiens se prononcent sur une question donnée, mais ils traduisent par écrit une réalité qui est complètement différente et opposée. Il en résulte une fois encore un amalgame de constitutional abeyances. C’est le cas des dispositions sur le rôle réel du chef de l’État canadien, du bilinguisme des textes constitutionnels et de la survie des pouvoirs de désaveu et de réserve. Ces trois cas sont des exemples de dispositions en vigueur ayant pleinement valeur constitutionnelle, mais qui se trouvent en directe contradiction avec la réalité institutionnelle canadienne. Les conventions non écrites peuvent parfois contribuer à atténuer ces problèmes, mais les textes continuent de perpétrer ces « hypocrisies » constitutionnelles. Cela donne lieu une fois de plus à une présence grandissante des abeyances dans l’ordre constitutionnel canadien.

Le silence qui transcende les textes constitutionnels canadiens n’est donc pas ordinaire ni banal. Deux motifs appuient cette affirmation. Le premier est qu’à différentes reprises plusieurs de ces silences ont fait l’objet de négociations constitutionnelles ou encore de travaux demandés par les autorités politiques, sans toutefois mener à une modification formelle de la Constitution en vue de mettre fin au silence en question. En effet, la reconnaissance de la spécificité québécoise, l’encadrement du pouvoir fédéral de dépenser et l’abolition des pouvoirs de désaveu et de réserve ont tous été des sujets de négociations constitutionnelles au Canada[68]. Or, malgré cela, ces « hypocrisies » constitutionnelles durent encore aujourd’hui. Dans le cas du bilinguisme des textes, un comité de rédaction constitutionnelle a été formé en 1984 et un rapport contenant ces lois traduites a été déposé en 1990[69] : pourtant, les versions françaises de textes constitutionnels n’ont toujours pas été adoptées à ce jour, comme l’a d’ailleurs déjà rappelé la Cour suprême[70].

L’attention accordée à ces différents enjeux illustre bien leur importance significative. Ces exemples de silences témoignent de l’inachèvement de la Constitution, situation qui perdure surtout en raison de la rigidité de la procédure de révision constitutionnelle. En effet, il a été noté que l’impossibilité de formaliser le bilinguisme constitutionnel canadien est un exemple supplémentaire de l’échec de la formule d’amendement de la même Constitution : « There seems to be a generally accepted view that this is an unfortunate failing of our constitutional makeup, just one of the many constitutional dysfunctions with which we Canadians have become familiar. It is a symptom of a greater affliction : the seeming impossibility of making any multilateral amendment to our Constitution[71]. » Plus globalement, nous croyons que cette affirmation s’applique à la quasi-totalité des abeyances de la Constitution du Canada. Leur présence en si grand nombre est largement attribuable à la difficulté de procéder à une modification formelle de la Constitution canadienne[72].

Un autre motif pour lequel il est approprié d’affirmer le caractère substantiel des silences de la Constitution canadienne concerne les matières sur lesquelles portent ces silences, celles-ci étant des plus fondamentales. En effet, le peuple, le fédéralisme, le chef de l’État, le système parlementaire, la composition nationale et le bilinguisme constitutionnels, pour ne nommer que ces éléments[73], sont au centre des préoccupations constitutionnelles au Canada. En ce sens, les silences mentionnés précédemment ne peuvent raisonnablement pas être de simples omissions de la part des autorités constituantes. Trop considérables pour cela, ils représentent bien des hypocrisies constitutionnelles qui s’apparentent aisément à des constitutional abeyances.

Il ressort de notre analyse que les nombreux silences de la Constitution canadienne forment un assortiment volontaire et conscient d’abeyances. En témoigne le nombre important de conventions constitutionnelles qui viennent contredire la lettre des textes. Alors que certaines de ces « hypocrisies » remontent à l’origine du Canada, d’autres ont vu le jour au cours de l’évolution historique de la fédération. C’est aujourd’hui l’incapacité d’accomplir les actes nécessaires pour rompre avec le silence qui atteste l’inachèvement de la Constitution canadienne. Ces éléments seront tous à l’étude dans la seconde partie de notre démonstration.

2 Les sources du silence et les conséquences de son maintien

Nous avons voulu illustrer, dans la première partie de notre étude, que la Constitution canadienne regorge de différents silences ayant une importance considérable. Nous avons d’abord pris soin d’élaborer notre conception du silence en expliquant que celui-ci peut prendre d’autres formes qu’un simple vide du texte constitutionnel. À l’aide du concept de constitutional abeyances, nous avons pu mettre en évidence que certains silences prennent parfois la forme de débats inachevés et négligés, de tensions entre les élites politiques et des questions restées en suspens. À la suite de cette explication, nous avons identifié quelques silences d’une grande ampleur que renferme la Constitution canadienne, en prenant soin de préciser que cette courte liste n’est pas exhaustive. Nous avons expliqué en quoi ces quelques silences sont substantiels puisqu’ils portent sur des enjeux absolument fondamentaux de la réalité institutionnelle canadienne. Maintenant, nous chercherons d’abord à remonter à l’origine des silences de la Constitution canadienne (2.1) pour ensuite procéder à une analyse de leurs conséquences (2.2).

2.1 Remonter à la source du silence : la Confédération canadienne

La Loi constitutionnelle de 1867, d’abord l’expression du souhait des élites politiques de certaines colonies de l’Amérique du Nord britannique de s’unir sous la Couronne du Royaume-Uni, est devenue une des pièces maîtresses de la Constitution du Canada. Cette loi, et plus précisément son préambule, ainsi que le contexte de son adoption sont en grande partie responsables des différents silences dont la Constitution est aujourd’hui ponctuée. Ils en sont même à l’origine.

2.1.1 Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867

Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 s’avère essentiel lorsque vient le temps d’analyser l’état d’inachèvement de la Constitution canadienne. En effet, l’alinéa 1 in fine du préambule parle du « désir de contracter une Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance (Dominion) sous la couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni[74] ». La Constitution britannique étant elle-même composée de lois ordinaires et de principes non écrits[75], cette mention dans le préambule avait pour effet d’ancrer les mêmes principes non écrits dans l’ordre constitutionnel canadien[76]. Cela étant, « la partie du préambule de l’A.A.N.B. déclarant que la constitution canadienne est semblable en principe à celle du Royaume-Uni possède une portée constitutionnelle très importante[77] ».

Cette portée se répercute sur la jurisprudence de la Cour suprême. En effet, « les tribunaux ont conclu de ce passage du préambule que les principes non écrits du régime constitutionnel britannique — conventions et règles de common law — font partie de la Constitution du Canada[78] ». Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, la Cour suprême écrit que le préambule « invite les tribunaux à transformer ces principes [non écrits] en prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel[79] ». Un peu plus loin dans le même exposé, la Cour suprême donne un exemple de l’influence que peut avoir cette mention : « L’indépendance de la magistrature est une norme non écrite, reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. En fait, c’est dans le préambule, qui constitue le portail de l’édifice constitutionnel, que se trouve la véritable source de notre engagement envers ce principe fondamental[80]. »

L’importance du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ne fait nul doute à la suite de la lecture de cet extrait. La Cour suprême qualifie le préambule de « portail de l’édifice constitutionnel » d’où elle tire son engagement envers un « principe fondamental » et « non écrit ».

Le préambule se révèle donc la principale source du silence qui est intrinsèquement lié à la Constitution du Canada. La Loi constitutionnelle de 1867 étant ambiguë sur la créature qui émergerait de sa création, elle demeurait relativement ouverte quant à l’évolution future du Canada. En effet, les Pères de la Confédération ont cherché à perpétuer les modes de gouvernance déjà en place au Canada et hérités du Royaume-Uni, mais en modifiant certaines règles du jeu, notamment par l’implantation du fédéralisme. Ainsi, la Loi constitutionnelle de 1867 était l’expression d’une grande partie de ces nouvelles règles, et pour tout ce qui n’y était pas mentionné, les tribunaux devaient s’en remettre aux principes de la Constitution britannique en vertu du préambule. Cette interprétation est appuyée par Jacques-Yvan Morin et José Woehrling :

La Loi constitutionnelle de 1867 est remarquable autant par ses lacunes que par son contenu. Incomplète à plusieurs égards, […] la Constitution est [notamment] muette sur certaines règles essentielles concernant les rapports entre la Couronne, le Cabinet et les assemblées parlementaires. Cela s’explique par l’existence de conventions constitutionnelles non écrites qui s’ajoutent au texte de la Constitution pour le compléter, le préciser ou même le contredire. En 1867, les rédacteurs de la Constitution n’ont pas jugé nécessaire d’y inscrire les conventions déjà applicables dans les anciennes colonies, comme celles par exemple qui portaient sur le principe de la responsabilité ministérielle (ou « gouvernement responsable »). Cependant, il était évident que ces conventions continueraient de s’appliquer, comme cela ressort du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 où il est affirmé que la Constitution du Canada est « semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni »[81].

Le préambule est donc non seulement la source principale du silence de la Constitution canadienne, mais il en est aussi la raison d’être. En effet, il rend possible le « vide » constitutionnel, il l’institutionnalise et le régularise en faisant de lui une composante indispensable de la Constitution canadienne. Il s’agit donc d’un silence volontaire, conscient, silence qui devait servir à répondre aux incertitudes laissées par l’inconnu né du fait qu’il était impossible de savoir quel chemin prendrait l’évolution du Canada. La nature même du Canada n’étant pas parfaitement définie, les Pères de la Confédération ont préféré laisser certains espaces béants qui pourraient être comblés avec le temps.

2.1.2 La difficulté à saisir la nature réelle du Canada

La difficulté à saisir la nature réelle du Canada, comme explication du silence constitutionnel, peut être étudiée sous deux angles différents et complémentaires : celui de la souveraineté dans l’État canadien et celui de la souveraineté même de l’État.

En ce qui concerne la souveraineté dans l’État, il est difficile de définir avec précision qui la détient au moment de la création du Canada. Cette impossibilité trouve écho notamment dans les problèmes de sémantique à décrire le Canada, de la confusion entre les définitions de confédération, de fédération et de dominion. S’il est acquis que l’incohérence dans l’emploi des termes « fédération » et « confédération » peut résulter d’une simple confusion entre ceux-ci à l’époque[82], l’emploi simultané dans le préambule des termes « Union Fédérale » et « Dominion » laisse perplexe sur la nature réelle du Canada. En effet, l’ensemble des compétences législatives est alors distribué entre les deux ordres de gouvernement au Canada par la partie VI de la Loi constitutionnelle de 1867, mais le Royaume-Uni peut continuer de légiférer pour le Canada[83]. On assiste donc à une situation où le pouvoir législatif est réellement réparti à trois niveaux différents, soit le provincial, le fédéral et l’impérial.

Cela crée une situation où le Canada de 1867 est en quelque sorte perdu entre deux modèles. Il n’est ni complètement une entité faisant partie d’un empire, ni complètement un État indépendant. C’est à propos de ce modèle sui generis que la Constitution du Canada, du moins à l’époque, demeure silencieuse. Voilà aussi ce qui explique la nécessité d’une constitution ouverte et franchement incomplète qu’il faudra rapiécer à l’aide des principes de la Constitution du Royaume-Uni. Au moment de l’édiction de la Loi constitutionnelle de 1867, cette dernière n’est pas encore une constitution formelle et le Canada n’est pas encore un État. Le silence de cette loi en témoigne.

L’évolution du Canada a par la suite remédié à cette situation d’incertitude quant à la nature réelle de l’État tout au long du processus d’acquisition de souveraineté de l’État. En effet, le Canada est devenu un pays indépendant à part entière à travers une longue mutation continue et a acquis son indépendance par filiation, c’est-à-dire qu’elle lui a été consentie par l’État dont il est issu[84]. Il reste cependant difficile de déterminer le moment exact de l’indépendance du Canada, sa souveraineté matérielle lui ayant été conférée en 1931 avec le Statut de Westminster, mais formellement acquise seulement en 1982 lors du rapatriement du pouvoir constituant[85]. Cette difficulté à indiquer le moment précis de l’indépendance canadienne est, une fois encore, équivoque quant à sa nature imprécise. Puisque le Canada est devenu un État par filiation juridique, il convient d’examiner les deux étapes majeures pendant lesquelles il a acquis sa souveraineté pour être mieux en mesure de comprendre la présence à l’heure actuelle des silences de sa constitution.

D’abord, le Canada est devenu un État indépendant avec le Statut de Westminster de 1931[86]. À cette occasion, il a été convenu entre les dominions de l’Empire britannique et les autorités impériales que les futures lois du Parlement britannique ne s’appliqueraient aux dominions que si ceux-ci en avaient fait la demande et que la loi ferait alors mention de cette demande. C’est l’article 4 de ce statut qui prévoit cette nouvelle règle : « Les lois adoptées par le Parlement du Royaume-Uni après l’entrée en vigueur de la présente loi ne font partie du droit d’un dominion que s’il est expressément déclaré dans ces lois que le dominion a demandé leur édiction et y a consenti[87]. » Le Parlement britannique perdait alors son pouvoir législatif sur le Canada, à l’exception des occasions où la demande émanait expressément de lui. Cela réglait à l’époque, du moins partiellement, le cas de la procédure d’amendement constitutionnel[88]. Le Statut de Westminster a aussi eu pour effet de procéder à la divisibilité effective de la Couronne :

D’une Couronne indivisible, le Commonwealth a évolué vers une union personnelle de charges fondées sur des règles distinctes, mais harmonisées. Cette divisibilité s’est cristallisée lors des conférences impériales des années 1920 ayant mené à la Déclaration de Balfour de 1926. Le Statut de Westminster de 1931 a ensuite formalisé juridiquement cette indépendance. D’une seule Couronne pour tout l’Empire, on scinda celle-ci en une multitude de charges distinctes de celle du Royaume-Uni[89].

La divisibilité effective de la Couronne a permis au Canada de devenir un État indépendant en faisant du monarque britannique non plus systématiquement le roi du Canada, mais bien une même personne à qui l’on attribue simultanément ces deux charges différentes à l’aide de deux ensembles de règles de successions royales bien distinctes. Ainsi, le Canada a ses règles propres de désignation de son chef d’État[90].

Le Statut de Westminster, bien qu’il ait en quelque sorte réglé partiellement le silence constitutionnel concernant la formule d’amendement de la Constitution canadienne[91], n’a pas vraiment eu pour effet de combler les différents silences de la Constitution. Il a davantage contribué à accorder matériellement au Canada sa souveraineté. De son côté, la Loi constitutionnelle de 1982 a eu des conséquences plus significatives relativement au silence constitutionnel.

À l’occasion du rapatriement de 1982, une quantité très importante de matières sont traitées par les autorités constituantes : droits et libertés de la personne, procédure de modification constitutionnelle, bilinguisme des textes constitutionnels, identification des textes formant la Constitution formelle et reconnaissance de la place des peuples autochtones dans la fédération sont au nombre des sujets alors constitutionnalisés. Si le Statut de Westminster avait été très significatif concernant la souveraineté canadienne, mais peu au sujet des silences de sa constitution, c’est le contraire pour la Loi constitutionnelle de 1982, grâce à laquelle le Canada s’affranchit complètement du Royaume-Uni. Cependant, une conséquence directe de cette nouvelle loi et de sa procédure de révision très rigide est que les silences qui ont été ignorés en 1982 sont maintenant ancrés plus solidement que jamais dans la structure constitutionnelle canadienne.

La Loi constitutionnelle de 1982 a donc été à la fois un remède à certains problèmes et un facteur cristallisant à l’égard de certains autres. Les silences que cette loi a formalisés dans l’ordre constitutionnel canadien produisent de nos jours des conséquences : elles feront l’objet de la dernière partie de notre étude.

2.2 Connaître les conséquences du silence : certains problèmes relatifs au mutisme des textes constitutionnels

Les « vides » constitutionnels dont nous avons traité jusqu’ici ont aujourd’hui des conséquences parfois majeures sur le fonctionnement de la fédération canadienne et sur ses institutions. Parmi ces conséquences, nous examinerons successivement les paradoxes constitutionnels, le dysfonctionnement des institutions et la distorsion entre les textes et la réalité, tous des problèmes engendrés par le silence, la désuétude de certaines dispositions constitutionnelles, les problèmes d’unité entre les peuples fondateurs et la substitution du pouvoir constituant par le pouvoir judiciaire.

2.2.1 Les paradoxes constitutionnels, le dysfonctionnement des institutions et la distorsion entre les textes et la réalité

Une des principales conséquences directes causées par les silences de la Constitution canadienne est bien la présence de certains « paradoxes » constitutionnels. Par exemple, le fait que la Loi constitutionnelle de 1982 a mis en place une procédure de modification constitutionnelle qui empêcherait à l’heure actuelle l’adoption d’une loi semblable à l’aide de la même technique utilisée pour la mettre en place en 1981. En effet, alors qu’à ce moment le Québec a formellement manifesté son désaccord quant à l’adoption de la nouvelle loi, procéder à une modification de la Constitution de cette ampleur nécessiterait aujourd’hui l’unanimité des provinces canadiennes et des chambres du Parlement canadien[92]. L’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 d’une manière qui est maintenant prohibée par la même loi est une forme de contradiction de l’ordre constitutionnel canadien.

De même, le bilinguisme à deux poids deux mesures en représente une autre. En effet, en vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, toutes les lois fédérales et les lois du Québec doivent être adoptées en anglais et en français. La Loi de 1870 sur le Manitoba prévoit la même obligation pour cette province dans son article 23[93], de même que le Nouveau-Brunswick qui inclut aussi le bilinguisme législatif[94], sans compter la décision à venir de la Cour suprême sur le statut du français dans certaines législatures dans l’Ouest canadien[95]. Ainsi, les lois ordinaires dans une partie importante du Canada doivent être bilingues, alors que la Constitution, de laquelle découle majoritairement cette obligation de bilinguisme, est encore largement unilingue anglophone. Tout cela, malgré un article qui mentionne qu’elle devra être traduite dans les meilleurs délais.

Une autre conséquence des silences se matérialise en un dysfonctionnement des institutions de la fédération, ainsi qu’en certaines formes de distorsion entre les textes constitutionnels et leur concrétisation dans la réalité. Le pouvoir de nomination octroyé à la reine et à ses représentants en est un bon exemple. Alors que la nomination du gouverneur général du Canada est assurée par le monarque britannique[96], la nomination des lieutenants-gouverneurs des provinces[97], des juges[98] et des sénateurs[99] revient au gouverneur général. Or, ce dernier, «  en vertu des conventions constitutionnelles, agit de l’initiative et sur l’avis du premier ministre du Canada[100] ». Ainsi, le pouvoir de nomination prévu par la Constitution devient un levier politique monumental concentré entre les mains du premier ministre plutôt que d’être un mécanisme apolitique et non partisan permettant la sélection des meilleurs candidats susceptibles d’occuper ces hautes fonctions. Cela participe donc à la politisation des institutions et à leur dysfonctionnement. La « démocratisation » de ce processus, à travers le transfert du pouvoir de nomination dans les mains d’un élu, a certainement ses avantages, mais également ses effets pervers que le silence constitutionnel protège, notamment en octroyant une quantité impressionnante de pouvoirs au titulaire d’une fonction que la Loi constitutionnelle de 1867 ne mentionne même pas.

Cela fait dire aux professeurs Jacques-Yvan Morin et José Woerhling : « Si l’on s’en tenait aux seules dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867, il faudrait conclure que le Canada est gouverné par un autocrate disposant de pouvoirs considérables, nommé par un Souverain étranger et n’ayant aucun compte à rendre au peuple ou à ses représentants[101]. » Le silence constitutionnel par rapport à la charge réelle de la monarchie au Canada a donc pour effet d’encourager un certain dysfonctionnement des institutions en politisant plusieurs pouvoirs de nomination placés entre les mains du gouverneur général. La même situation crée aussi un déphasage entre le texte constitutionnel et la réalité.

2.2.2 La désuétude de certaines dispositions constitutionnelles

Alors que certaines dispositions constitutionnelles décrivent parfois mal la réalité, d’autres sont tout simplement désuètes, c’est-à-dire qu’elles ne trouvent plus application de nos jours. Parmi celles-ci se trouvent notamment des dispositions désuètes parce qu’elles sont périmées. Par exemple, l’article 49 de la Loi constitutionnelle de 1982 annonce la tenue d’une conférence constitutionnelle portant sur la formule d’amendement de la Constitution : « Dans les quinze ans suivant l’entrée en vigueur de la présente partie, le premier ministre du Canada convoque une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même, en vue du réexamen des dispositions de cette partie[102]. » Cette conférence a eu lieu en 1996 et « le premier ministre du Canada a indiqué qu’il considérait avoir rempli l’obligation prévue à l’article 49[103] ». Or, cette disposition figure aujourd’hui encore dans la Constitution, bien qu’elle soit devenue obsolète et ne produise plus d’effet. Aucun mécanisme ne permet de la retirer des textes constitutionnels, outre la formule d’amendement elle-même. Cet article étant situé dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982, il serait nécessaire d’obtenir l’unanimité des provinces et du fédéral pour le retirer.

Un autre exemple de disposition désuète est celui des articles qui énoncent des réalités qui étaient vraies au moment où elles sont entrées en vigueur, mais qui ont évolué depuis, si bien que ces articles sont devenus parfaitement caducs. L’article 5 de la Loi constitutionnelle de 1867 en est une illustration : « Le Canada sera divisé en quatre provinces, dénommées : Ontario, Québec, Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick[104]. » Il est particulièrement intéressant de mettre cet article en relation avec l’article 22 de la même loi qui porte sur la composition du Sénat et dans lequel on énumère les quatre régions du Canada, lesquelles se composent de neuf provinces, ce qui exclut donc Terre-Neuve-et-Labrador. Ces deux dispositions, bien qu’elles soient fausses et se contredisent, sont encore en vigueur et se trouvent dans la même loi. On remarque donc, à travers le texte constitutionnel, l’évolution de la formation du Canada, mais on observe également à quel point ces dispositions sont dépassées. L’article 146 de la Loi constitutionnelle de 1867 permettait expressément l’admission de nouvelles colonies au sein du Canada, mais ne prévoyait pas la manière de mettre à jour le texte de la loi pour qu’il fasse montre de cette évolution. D’ailleurs, le texte même de la partie XI de cette loi, qui porte sur l’admission des nouvelles colonies, est lui aussi tombé en désuétude de nos jours et ainsi ne pourra plus avoir aucun effet dans l’avenir.

La situation s’avère identique dans le cas des articles 71 et suivants de la Loi constitutionnelle de 1867 qui portent sur le Conseil législatif de la province du Québec, Conseil aboli depuis 1968 et par une simple loi de l’Assemblée législative du Québec[105]. Toujours en vigueur, ces dispositions n’ont plus aucun effet depuis que le Québec a aboli le Conseil législatif en vertu de sa compétence de modifier la constitution de sa province, compétence tirée à l’époque de l’article 92 (1) — article maintenant abrogé et remplacé par l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, même si le Québec avait la compétence pour agir seul en cette matière, il n’existe actuellement aucun mécanisme pour retirer ces dispositions relatives au Conseil législatif de la Loi constitutionnelle de 1867, mis à part la formule d’amendement.

Un dernier exemple de désuétude de certaines dispositions des textes constitutionnels canadiens concerne les différentes mentions faites dans la Loi constitutionnelle de 1867 à la « couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande[106] » ou encore au « parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande[107] ». Pour ce qui est de la « couronne », l’avènement du Statut de Westminster a permis de procéder à la division effective de la charge du monarque, si bien que cette charge devrait aujourd’hui porter le titre de « couronne du Canada ». Cependant, de manière plus générale, se référer « à la couronne ou au parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande » est un anachronisme certain des textes constitutionnels canadiens puisque l’Irlande n’est plus une possession britannique, mais une république indépendante. La mention de la « couronne du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande » fait donc référence à une charge qui n’existe plus et qui a plutôt évolué en une série de charges différentes.

À ce problème de la désuétude s’ajoute enfin celui des articles abrogés dans les textes constitutionnels. En effet, ces derniers sont parsemés de vides physiques et de mentions relatives à des dispositions abrogées. On constate également parfois que des parties complètes ont été abrogées. Par exemple, les parties IV et IV.1 de la Loi constitutionnelle de 1982, portant sur les conférences constitutionnelles, ont toutes les deux été abrogées. L’abrogation de dispositions n’ayant plus application en droit constitutionnel n’a certainement rien de négatif : au contraire, elle contribue à rendre compte plus justement de la situation en proposant un texte plus clair. Cependant, le mauvais mélange crée par les nombreuses dispositions abrogées qui suivent toutes ces dispositions désuètes, mais encore en vigueur, entraîne une situation d’autant plus désorganisée. Si certaines dispositions sont désuètes et ont été abrogées, pourquoi n’est-ce pas le cas des autres dispositions également tombées en désuétude ? Y a-t-il une raison pour laquelle, dans l’ensemble des dispositions désuètes, le pouvoir constituant décide de n’abroger qu’une partie de celles-ci ? Existe-t-il une hiérarchisation des dispositions désuètes ? Le cas des pouvoirs de désaveu et de réserve est, à cet égard, intéressant. Bien que la Cour suprême les ait déclarés désuets à plus d’une reprise[108], le fait qu’ils figurent toujours dans le texte de la Constitution autorise un certain questionnement.

2.2.3 Les problèmes d’unité entre les peuples fondateurs

Le silence des textes constitutionnels quant à la spécificité québécoise a lui aussi des conséquences pratiques au Canada, la plus importante de celles-ci étant probablement les nombreux problèmes d’unité nationale. La Constitution canadienne reconnaît aujourd’hui une certaine dualité, fondée sur la langue, la religion et le système juridique, outre qu’elle admet expressément la présence des peuples autochtones au Canada[109] et qu’elle fait la promotion du multiculturalisme[110]. Or, malgré toutes ces ouvertures, la Constitution canadienne ne concède pas expressément que le Québec forme, au sein du Canada, une société distincte. Le problème d’unité s’en trouve donc accentué.

Ce problème transcende les relations entre les peuples fondateurs du Canada et a eu, par le passé, plusieurs répercussions importantes, comme la tenue de deux référendums sur la souveraineté du Québec, l’impossibilité de procéder à une révision de la Constitution à laquelle consentiraient ces deux peuples fondateurs[111] et de nombreux affrontements devant la Cour suprême directement liés à la nature plurinationale et consociative de la fédération canadienne[112]. Ces différents problèmes ont formalisé l’absence complète de discussions constitutionnelles à l’heure actuelle entre le Québec et le reste du Canada[113].

Ces trois problèmes majeurs d’unité nationale n’évoluent évidemment pas en vase clos. Ainsi, l’échec du référendum de 1980 a probablement affaibli le Québec lors des négociations constitutionnelles de 1981, tout comme les échecs successifs des accords constitutionnels du lac Meech et de Charlottetown ont fait monter le nationalisme québécois à l’aube du référendum de 1995. Ce dernier et son dénouement ont vraisemblablement influé sur la décision de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec.

Néanmoins, l’impasse constitutionnelle actuelle accentue le silence et le malaise entre les peuples fondateurs. En témoigne, par exemple, l’impossibilité de procéder à l’adoption des versions françaises des lois constitutionnelles du Canada en dépit de l’obligation à cet effet prévue dans la Loi constitutionnelle de 1982. Notons également l’incapacité des autorités québécoises et fédérales à s’entendre lors de la campagne référendaire de 1995 sur les modalités d’accession du Québec à la souveraineté, le tout menant à un renvoi de la question devant la Cour suprême, auditions auxquelles le Québec a refusé de participer[114].

L’inaptitude des peuples fondateurs à négocier entre eux accroît les problèmes d’unité au Canada[115] et maintient le rapport de force du fédéral en contribuant à la négation du caractère distinct du Québec. Elle mène également à des solutions non pas négociées entre peuples fondateurs, mais parfois imposées par une instance judiciaire dominée par la nation majoritaire anglophone du Canada. C’est également là une autre conséquence des nombreux silences qui ponctuent les textes constitutionnels canadiens : ceux-ci invitent et même forcent les tribunaux à interpréter la Constitution, parfois à l’encontre de la volonté implicite du constituant.

2.2.4 La substitution du pouvoir constituant par le pouvoir judiciaire

La dernière conséquence des silences constitutionnels que nous étudierons ci-dessous est la plus directe : les vides constitutionnels requièrent l’interprétation des tribunaux pour être comblés et participent alors à un certain remplacement du pouvoir constituant par le pouvoir judiciaire. Le pouvoir politique réel glisse donc lentement des mains des élus, incapables et non désireux d’ouvrir la Constitution, vers les mains des juges dont la légitimité démocratique n’est pas acquise.

Par exemple, devant un vide constitutionnel sur ce sujet, la Cour suprême a été appelée à déterminer le degré nécessaire de consentement provincial pour procéder au rapatriement du pouvoir constituant. C’est aussi dans ces circonstances qu’elle a déterminé si le Québec détenait un droit de veto conventionnel dans la procédure de révision avant 1982 ou encore selon quelles modalités le Québec pouvait faire sécession du reste du Canada.

Dans des circonstances semblables, le pouvoir judiciaire est appelé non seulement à interpréter la Constitution, mais également à en dégager certains principes qui doivent guider son interprétation, principes qui s’ajoutent au contenu non écrit de la Constitution canadienne. À propos de la pertinence et de l’opportunité de ceux-ci, le professeur Henri Brun écrit d’ailleurs que ce sont des principes que la Cour suprême infère de très loin[116]. Celle-ci précise également ce rôle d’interprète des silences constitutionnels quand elle affirme que la structure constitutionnelle du Canada, notamment le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, « invite les tribunaux à transformer ces principes [non écrits] en prémisses d’une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel[117] ».

Ainsi, la Cour suprême, dans sa jurisprudence, est appelée à interpréter des parties de la Constitution aussi fondamentales que son préambule, auquel elle a accordé une grande importance[118], le partage des compétences, pour lui donner une interprétation favorisant le fédéralisme coopératif[119], ou la formule d’amendement constitutionnel, pour préciser à certains égards quel est le contenu protégé de quelques-unes de ces dispositions[120]. Dans l’ensemble de ces décisions, la Cour suprême interprète le texte constitutionnel canadien pour être en mesure de mieux connaître son contenu et d’indiquer ses portions qui sont silencieuses. Quand elle agit ainsi, elle se substitue au pouvoir constituant, lequel a laissé plusieurs vides dans les textes constitutionnels.

Alors que plusieurs interprétations de la Cour suprême nécessitent des explications plus longues et étoffées pour permettre de trancher certains débats en particulier, d’autres pourraient être plus simples et limitées à l’interprétation stricte du texte en place. Or, dans ces derniers cas, la Cour suprême va tout de même parfois plus loin et procède alors à une réelle substitution du pouvoir constituant, sans pour autant en avoir eu le mandat. C’est le cas de la reconnaissance de la spécificité québécoise dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6 en 2014. Dans cette décision, la Cour suprême a volontairement décidé de pousser son raisonnement jusqu’à reconnaître la spécificité du Québec, se substituant ainsi de manière effective au pouvoir constituant, alors qu’elle n’en avait ni le mandat ni le besoin de le faire pour rendre le même jugement. La substitution dont il est ici question a été possible en raison de la place importante que le silence laisse à l’interprétation judiciaire dans l’ordre constitutionnel canadien.

Conclusion

Dans notre recherche, nous nous sommes penché sur le silence constitutionnel au Canada en tant qu’expression d’une constitution encore inachevée. Nous avons, dans un premier temps, explicité en quoi consiste le silence en droit constitutionnel, puis exposé différents silences particulièrement percutants de l’ordre constitutionnel canadien, tout en expliquant leur nature substantielle. Nous avons ensuite examiné les sources de ces silences, le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que le processus d’acquisition de la souveraineté canadienne ayant une importance prépondérante à cet égard. Enfin, les conséquences de ces vides constitutionnels ont été étudiées.

Il ressort de l’ensemble de notre démonstration que l’existence de silences constitutionnels était prévue et désirée lors de la création de la Constitution canadienne en 1867 et que cette situation s’est perpétuée dans le temps en raison de l’évolution lente et ponctuée de différentes étapes marquantes vers l’acquisition de la pleine souveraineté canadienne. Le silence est aujourd’hui plus que jamais inhérent à l’ordre constitutionnel canadien. Il a été cimenté par la procédure de révision constitutionnelle implantée en 1982, de même que par la réticence des élites politiques canadiennes à la mettre en branle. Il en résulte que la Constitution canadienne est de nos jours largement inachevée, autant dans la forme que dans le fond. La dispersion de toutes ses sources constitutionnelles, parfois modernes parfois désuètes, son caractère inadapté à la réalité politique contemporaine et ses multiples vides nuisent de nombreuses manières aux différentes composantes de la société canadienne.

Une constitution se doit d’être en constant changement, de manière cohérente avec l’analogie de l’arbre vivant développée par le Conseil privé[121], afin de suivre l’évolution de la société pour laquelle elle est édictée. Nous croyons que la Constitution formelle du Canada est actuellement trop statique, qu’elle a cessé de croître hors de la simple portée des tribunaux et que c’est cela qui témoigne de son inachèvement. La résolution de cette problématique n’est pas chose facile, mais elle passe nécessairement par la procédure de révision de la Constitution soit par son utilisation plus fréquente, soit par un assouplissement de celle-ci[122].

Le Canada n’aura probablement jamais de constitution réunie en un seul document dans lequel on trouverait un portrait à jour de l’état de ses institutions les plus fondamentales. Sa constitution actuelle, composite et diffuse, fait partie de sa culture constitutionnelle, de ses traditions et des fondements de sa société[123]. Cependant, entre la situation actuelle et la refonte complète des textes constitutionnels canadiens en une seule loi, nous croyons qu’une solution mitoyenne est non seulement possible mais souhaitable.