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On peut dire aujourd’hui du théâtre de Paul Claudel, et sans grand risque d’être contredit, que c’est un théâtre de répertoire, en ce qu’il fait partie des classiques français qui sont joués régulièrement sur toutes les scènes, des plus prestigieuses et des plus institutionnelles aux plus confidentielles et aux plus avant-gardistes. C’est un patrimoine dramatique et un patrimoine théâtral. J’aimerais examiner comment ce théâtre s’est constitué en répertoire, je dirais « à quel prix » il s’est établi tel, dans la mesure où il semble que le malaise et le malentendu conjoints semblent avoir paradoxalement contribué à régler les problèmes et questions posés par cette oeuvre, en la répertoriant, précisément, dans une tradition conservatrice qui, en quelque sorte, réglait son cas. Je ne pense pas que le théâtre de répertoire s’oppose frontalement au théâtre de création, de façon générale, puisque le travail d’interprétation peut, de mille manières, et nous en avons mille exemples, rendre les classiques extrêmement novateurs. Mais je pense en revanche que, dans le cas du théâtre de Paul Claudel, le répertorier a contribué à créer une mémoire collective largement grevée d’amnésie, ou plutôt, en amont de l’amnésie qui suppose la constitution première d’une mémoire fidèle, d’emblée grevée d’aveuglement et de surdité, quant à sa nature, et surtout quant à ses enjeux. Cela ferait de ce théâtre un paradoxal répertoire, car dépourvu de mémoire… S’il est, donc, le lieu d’une mémoire immédiatement défectueuse, il reste, à mon sens, à dire en quoi il est un lieu privilégié de création, notamment dans le domaine de la dramaturgie, mais aussi, comme en conséquence immédiate, pour la scène théâtrale. Car si l’oeuvre dramatique de Paul Claudel a sa place légitime parmi les classiques, elle n’a pourtant rien, elle, de « classique ».

Dans un texte à l’usage des acteurs, intitulé « Mes idées sur la manière générale de jouer mes drames », Paul Claudel exprime un souci pragmatique du jeu scénique, qui touche au travail de l’interprétation sensible d’un rôle, de sa composition, de la diction et de la gestuelle. Quant à sa conception du théâtre, ce sont ses drames qui nous permettent de connaître le mieux ses positions. L’analyse dramaturgique permet de la mettre au jour. La question de sa réception publique et critique prend, dans son histoire herméneutique, une place déterminante pour sa catégorisation en répertoire. Lorsque, à quatre-vingt-trois ans, il répond à Jean Amrouche sur la façon dont son oeuvre a été reçue, Paul Claudel explique spontanément, avec une grande lucidité, une part importante du premier devenir « en creux » de son oeuvre. Il s’agit, dans les Mémoires improvisés, de la fin du 23e entretien, et d’une bonne partie de l’entretien suivant[1].

Paul Claudel, en y définissant son public comme « un appel à l’écho », un « extérieur » tel qu’il « donne l’impression d’une résistance, d’un ressort, d’une conscience que [l’on a] de [sa] propre oeuvre », envisage le public face à l’oeuvre, et l’écrivain dans ce rapport se borne à jouer le rôle d’un intermédiaire. Jean Amrouche recentre alors le débat sur le lien de Paul Claudel, l’écrivain, avec son public. Et d’emblée, Claudel se montre très net : son public est à proprement parler inexistant. Ses amis et admirateurs gardent le silence sur son oeuvre. Alors Paul Claudel, sollicité par Jean Amrouche, dit ce qui, à son avis, peut expliquer « ce trop long silence » :

P. C. – Eh ben [sic], il y a de tout. Je crois que l’impression générale, c’est que c’était quelque chose de tellement nouveau, de tellement étranger à la plupart des préoccupations actuelles, que les gens étaient embarrassés d’en parler, et craignaient de dire des choses, des bêtises, en d’autres termes. Je crois qu’il y avait beaucoup d’intimidation dans leur fait. C’était un aérolithe qui tombait du ciel et qu’on ne savait pas où prendre. Les gens étaient de bonne foi à mon égard, je crois, animés de bonnes intentions, mais réellement ils ne savaient que faire avec cette espèce d’éléphant blanc qui leur tombait de je ne sais où. Et c’est un peu encore ce qui se produit maintenant avec mes livres sur l’exégèse biblique. On se rend compte qu’il y a quelque chose là-dedans, mais les gens sont intimidés. Il y a eu tellement d’erreurs dans la critique qu’ils se disent : qu’est-ce que c’est que ça, qu’est-ce que c’est que cet aérolithe qui tombe du ciel, par où faut-il le prendre? Alors, ils sont intimidés. Alors il fallait des gens courageux, sans respect humain, pour oser s’y prêter

Claudel, 1969 : 213

La première mise en scène d’une pièce de Paul Claudel a lieu en 1912 (Lugné-Poe monte au Théâtre de l’Œuvre, qu’il dirige, L’annonce faite à Marie) : l’auteur n’est plus un jeune homme, il a quarante-quatre ans. Son premier drame, Tête d’or, date de 1890; il l’a donc rédigé à vingt-deux ans et vingt-deux ans séparent la rédaction de son premier drame de la première mise en scène réalisée de l’une de ses oeuvres. Entre-temps, il a composé La ville, L’échange, L’annonce faite à Marie, Partage de midi, et traduit la trilogie d’Eschyle, pour laquelle il a composé un drame satyrique, Protée, pour ne rien dire de ses recueils poétiques… ni de son travail de réécriture pour l’ensemble de cette production dramatique. Il travaille donc, en effet, dans la solitude et le silence généralisés. Certes, on peut toujours alléguer que ses premières publications paraissent sans nom d’auteur, que Paul Claudel redoute d’être saisi par une néfaste vanité d’écrivain (à laquelle il conçoit qu’il risque par conséquent d’être confronté). On peut rappeler, quand même, que depuis le début, il reçoit des manifestations très gratifiantes de lecteurs confidentiels mais choisis, parmi les écrivains les plus remarquables de son époque, dont Mallarmé (la lettre qu’il reçoit de Maeterlinck à propos de Tête d’or est significative de l’effet que son texte produit, et qui allègue, d’emblée, le génie qui l’habite). De telles lettres existent, et lui sont bien sûr directement adressées; mais elles ne constituent pas, à proprement parler, une parole publique. D’une part, à partir de la mise en scène de Lugné-Poe, en 1912, Paul Claudel fait face pour la première fois à un public « réel », ouvert, non confidentiel, et se trouve pris, soit dans des arguties qui ne rendent pas justice à son travail dramatique, soit dans un discours de louanges émanant, pour l’essentiel, du public constitué par les tenants du catholicisme. D’autre part, Paul Claudel étend la période du silence subi jusqu’au Soulier de satin, le réputé drame qu'il qualifie lui-même de testamentaire (1924) à valeur donc fortement conclusive. Et comme il s’exprime à ce sujet en 1951, son constat vaut pour l’ensemble de son oeuvre : dramatique, poétique, exégétique.

On s’occupe donc publiquement de lui à partir de 1912, de manière insuffisante, pense-t-il. Passons sur Pierre Lasserre et Paul Souday. On peut bien penser que si Paul Claudel reçoit le soutien des catholiques, c’est qu’il l’a bien cherché, et qu’il est finalement le premier et principal responsable de l’amalgame tenace qui s’est élaboré très vite entre le prosélytisme personnel auquel il se livre de manière continue et opiniâtre, et sa production dramatique, qui lui donne une visibilité et une audibilité dont sa foi ne peut que profiter. Très sollicité sur le terrain de la religion, Paul Claudel répond toujours de bonne grâce, et ne saurait démentir cette piste de lecture qu’il a tant contribué à cautionner. L’avantage de ce que je considère ici, finalement, comme un grave malentendu, c’est que Paul Claudel y a trouvé, sinon le public, du moins, un public – mais constitue-t-il pour autant cet « extérieur » dont il parle devant Jean Amrouche? Et c’est par cette voie que le théâtre de Paul Claudel s’est trouvé progressivement intégré au répertoire, de même qu’il est devenu une figure de proue des écrivains dits « catholiques ». Mais ce faisant, Claudel n’a pas trouvé « son » public, car l’auteur prend de telles libertés avec le catholicisme, auquel il donne les dimensions d’une poétique personnelle, qu’il tend à redéfinir la religion au point qu’elle excède ses propres canons – et combien davantage la doxa qui s’y attache[2]. Il lui manque surtout un autre « extérieur », qui vise bien moins le catholicisme[3], que sa conception spécifique du théâtre et de la dramaturgie. C’est dire qu’il se place sur un terrain propre à l’art, à distance de toute notion de théologie. Par conséquent, une grande part de la critique claudélienne, qui s’est sentie tenue de ne jamais s’échapper du postulat religieux que Claudel affirme certes avec d’autant plus de puissance qu’il anticipe la totalité de sa création poétique, n’a jamais pris avec le sérieux qui s’imposait pourtant le travail proposé par Claudel pour (re)définir le théâtre et la théâtralité. C’est pourtant là aussi une question première, qui est tout aussi préalable que la question religieuse à toute constitution de son oeuvre.

Claudel bâtisseur de théâtre

Paul Claudel naît dramaturge en pleine période de théâtre symboliste, et ce mouvement ne pose pas d’autre question que l’entière et radicale redéfinition du théâtre, restaurant le verbe poétique sur la scène théâtrale, mettant en cause tout effet de mimèsis, et pour cela dénonçant la moindre présence du décor, dénonçant la présence même de l’acteur sur scène. Les pétitions de principe qui se multiplient alors peuvent bien paraître puériles à force de se révéler irréalistes, mais il demeure la radicalité des discours qui, elle, doit être prise au sérieux. Lugné-Poe lui-même est partie prenante de ce nouveau théâtre. Mais c’est aussi le cas de Paul Claudel. Le dramaturge prend au sérieux la crise du symbole et y travaille depuis son premier drame (Tête d’or), il prend aussi au sérieux cette nécessité de repenser le théâtre de fond en comble. Or, mêler le catholicisme à cette entreprise revient à dresser devant elle un écran très opaque (source d’aveuglement) et très épais (source de surdité). Aussi indiscutable que soit la foi catholique de Paul Claudel, le dramaturge a toujours su trouver en lui des chemins libres et inédits, que sa foi ne pouvait brider en aucune manière, d’autant plus qu’à sa façon, elle servait son projet. Paul Claudel, jusqu’au Soulier de satin, s’est appliqué à mettre en oeuvre ses idées novatrices sur le théâtre, et toutes les petites pièces qui ont suivi ont été pour lui le moyen de forcer le trait, presque de caricaturer, les propositions définitionnelles de son projet. Il semble en effet que l’aspect novateur de son théâtre soit longtemps resté lettre morte, comme son oeuvre n’a suscité, pendant une période conséquente, que le silence.

C’est la raison pour laquelle l’intervention d’un Antoine Vitez dans l’histoire herméneutique de cette oeuvre ne pouvait qu’éclairer les termes d’un tel débat. Avant même de mettre en scène Le soulier de satin, en 1987, il fait travailler les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris sur des scènes de son oeuvre. Nous en avons des traces vidéo, et il est significatif que la leçon qui concerne un travail sur L’échange s’intitule : « L’échange ou comment faire de Claudel un auteur laïque? » (Koleva, 2006 : leçon 10) Antoine Vitez, marxiste et agnostique, prend délibérément le parti de ne pas considérer la catholicité de Paul Claudel comme une donnée préalable, et défend la primauté de son point de vue d’homme de théâtre, ce qui lui permet de diriger l’interprétation des élèves depuis une position critique à l’égard des personnages claudéliens, et surtout, en l’occurrence, à l’égard de Marthe. Il en résulte, non pas un sacrilège iconoclaste envers Paul Claudel, mais un accroissement de la théâtralité du personnage, dont la présence scénique s’enrichit d’un point de vue disons perpendiculaire à son discours : il demande en effet que le jeu de l’actrice ne soit pas empreint de lyrisme, bien que le texte le soit tout entier, mais qu’il reste aussi concret que possible. En conséquence, le lyrisme du texte se fait d’autant plus entendre qu’il n’est en rien illustré par l’interprétation scénique. Ce faisant, Antoine Vitez ne donne pas l’occasion au spectateur de s’immerger dans ce discours, mais celle de le recevoir dans une distance critique qui permet de mieux voir et de mieux entendre Marthe… Concrètement, il évite ainsi que l’interprétation du rôle ne verse dans un lyrisme déclamatoire qui rendrait confuse la compréhension du texte : il lui donne une vigueur dépourvue de sentimentalité qui permet bien, comme on dit au théâtre, d’entendre le texte. La démonstration me paraît très probante et aurait probablement été cautionnée par Paul Claudel lui-même : on sait qu’il recommandait dans la diction de ses textes dramatiques de ne pas appuyer sur les voyelles, mais sur les consonnes, afin d’éviter précisément la déclamation bêlante, et de rendre ainsi à la langue sa pleine ou sa « mâle » (Claudel, 1982 : 150) puissance d’expression et d’expressivité. C’est bien là l’un des écueils majeurs de l’interprétation de son oeuvre pour un acteur, et l’on peut constater que la pure immersion à laquelle se livrait d’abord l’élève empêchait littéralement la compréhension : le lyrisme verbal s’y trouvait alors l’unique principe du jeu, et ne trouvait d’appui sur aucune raison dramaturgique nette. C’est aussi l’occasion de pointer la distinction entre la poétique du texte (lyrique) et son caractère dramatique (un texte dont la littérarité reste dépendante de la scène). Le parti pris d’Antoine Vitez sert à fournir cette nécessaire « extériorité » que Paul Claudel évoquait pour définir le public. Ménager cette distance, c’est ouvrir un espace au dialogue, c’est permettre l’expression d’un écho, c’est construire une altérité, c’est proposer enfin une réception digne de ce nom, hors de toute vindicte (que produisent les vaines polémiques)[4], mais aussi hors de toute adhésion (inutile et improductive).

Ceci est d’autant plus vrai, et important, pour l’oeuvre dramatique de Paul Claudel que celle-ci s’attache particulièrement, et avec constance, à définir un spectateur qui soit, ou plutôt, qui devienne pleinement tel : un spectateur qui atteigne la possibilité, ou la capacité, de voir et d’entendre. Cet enjeu est fortement thématisé dès Tête d’or[5], où par exemple dans la IIe partie, le personnage éponyme, avec toute la force dont il est capable, enjoint le peuple qui se trouve face à lui d’entendre, de l’écouter et de l’entendre, procès constituant l’un des quelques motifs lancinants dans ce drame inaugural, et particulièrement en son centre (la IIe partie) :

Tête d’or : Hommes qui êtes ici, entendez!
Écoutez-moi, ô vous qui, par les oreilles et le trou percé à travers l’os de la tête, entendez!
Jusqu’ici, ô herbe! vous n’avez entendu que votre propre rumeur.
Écoutez l’ordre, et la parole qui dispose! entendez, intelligence!
Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait!

Claudel, 1973 : II, 125

En revanche, si un procès critique du voir est bien présent dans ce premier drame, il est agrégé à la notion de catastrophe : toute visibilité, gagnée sur toute sorte de nuit, ou obscurité, est celle de l’horreur, de l’épouvante (du régicide, par exemple, de la mort, plus généralement). C’est donc commencer par dire que voir n’est pas un acte dépourvu de danger, et qu’à ce titre, non seulement il ne va pas de soi, mais qu’il se révèle très problématique. On comprend aussi que voir et entendre se conjuguent dans la dramaturgie claudélienne pour aménager les conditions d’une compréhension idéale, pour restituer un plein entendement à l’esprit du spectateur que Claudel rend ainsi responsable de la constitution du sens, tandis qu’il revient au dramaturge d’aménager les modalités de cette compréhension. Quelques éléments d’analyse peuvent le montrer, car si écouter est un leitmotiv propre à la IIe partie – qui met en oeuvre l’ordre du dire –, un autre leitmotiv, celui de voir, se déploie dans la IIIe partie, cette fois dans l’ordre du spectacle. Or la vue se révèle trompeuse. Le regard permet de saisir l’étendue de la conquête à accomplir. De nouveau, il semble d’abord que la scène de l’action soit ailleurs que sous nos yeux, puisque nous aurons à considérer une position d’arrière-garde, précisément à l’écart de la bataille. En matière d’action, nous n’aurons, de la sorte, sans doute rien à voir. Pour le signifier nettement, l’auteur organise, dans le dialogue, une triple occurrence de la vision selon une récurrence serrée. C’est tout d’abord un simple échange de répliques : « Le Maître-des-Commandements : Qu’est-ce que tu vois, Cassius? – Cassius : Je ne vois rien. – Voici que le brouillard se lève » (Claudel, 1973 : III, 166). L’empêchement premier est ensuite corrigé, mais les objets maintenant discernés ne peuvent que renouveler le sens du « rien » inaugural, car ce qui s’offre alors au regard est un lieu de mort, un charnier : « des ossements d’hommes et d’animaux » (Claudel, 1973 : III, 167). Ainsi est motivée la reprise de la première question, dont le texte vient de nous signifier la réponse par deux fois, une réponse qui n’est pas seulement la même puisqu’elle s’ouvre simultanément au jeu de la variation (rien, d’abord; un lieu de mort, ensuite). Voyons si la troisième occurrence renvoie à son tour au « rien » inaugural dans l’échange présent des répliques :

Le Maître-des-Commandements : Que vois-tu, Cassius?
Cassius : L’Espace!
Le Maître des Commandements : Regarde au Nord, que vois-tu?
Cassius : Je vois l’étendue de la Terre!
Le Maître-des-Commandements : Tourne-toi vers l’Est saint!
Cassius : La terre est comme un tapis étendu! Et au loin il y a un brouillard obscur.
Le Maître-des-Commandements : Regarde, ô Roi, et prends, car tout cela est à toi.
Et la terre est à toi, comme un champ dont on a mesuré l’étendue.
Regarde! Là-bas s’étend la mer plate et fermée, miroir rond

Claudel, 1973 : III, 167-168

La Princesse, inaugurant cette troisième partie, précède immédiatement cet échange, et indique que la visibilité est néfaste : « Malheureuse! que désiré-je le soleil, alors qu’il s’en va me découvrir à tous! » (Claudel, 1973 : III, 166) Simultanément, nous quittons la Princesse crucifiée pour rejoindre le poste d’arrière-garde et, de nouveau : « Le Porte-Étendard : Que vois-tu? – L’Acolyte : Rien. La montagne me dérobe la vue de ce côté » (Claudel, 1973 : III, 180).

Ces quelques occurrences sont d’autant plus intéressantes que, placées en début de partie, pour la plupart, elles ont valeur programmatique. Le constat d’absence de visibilité se lit, grâce à la Princesse, comme une protection. Avec elle, être l’objet du regard d’autrui, c’est immédiatement en être la victime. Le « Rien » que voit d’abord Cassius, par deux fois, devient d’abord un charnier, ensuite l’Espace, le monde, la Terre. Ainsi l’univers est-il désigné comme un lieu de mort, mais aussi comme un objet de possession établissant un lien étroit entre voir et avoir, lien favorisé par la proximité phonique entre l’ordre du théâtre et l’ordre de la conquête. Surtout, ce que le regard est capable de saisir est ici logiquement frappé de destruction. C’est pourquoi le soleil, qui offre une pleine visibilité, devient à l’occasion du combat ce Moloch dévastateur dont Tête d’or et son armée ne pourront triompher, contrairement à leur ennemi, finalement vaincu. Tout voir équivaut à la résorption spectaculaire dans le néant du rien – de la mort pure et simple : où la question du sens perd tout lieu d’être, parce que toute visibilité relève de la pure apparence, de toute forme trompeuse.

En matière d’action, il semble donc que voir soit la contrepartie, l’envers absolu, d’écouter, et que tout ce qui participe du spectacle contrecarre ce qui est de l’ordre de la langue, du dire, acte unique et véritable dans l’ordre de l’être. C’est pourquoi enfin cette dernière partie, dominée par le voir catastrophique, fait de la mort de Tête d’or son action principale : elle occupe cinquante pages sur quatre-vingts.

C’est aussi au nom de cette logique dramatique que la femme est en général maltraitée dans Tête d’or : elle devient, en raison de sa beauté, un objet de désir s’adressant au regard, porteuse donc de destruction et de mort. Ainsi s’éclaire notamment le désarroi de Cébès, conscient de ne voir, et donc de ne saisir, que l’apparence du monde : « Pourquoi mes yeux ont-ils été doués de la faculté de voir, et mes mains de doigts comme si elles voyaient! » (Claudel, 1973 : II, 97) C’est que, depuis le début, et avant même de reconnaître Simon Agnel, il a reconnu la femme morte, dont il parle ensuite de façon révélatrice : « Tu m’as ravi mes yeux! tu as emporté mon espérance et ma joie! / Tu m’as pris cette femme et tu me l’as tuée! » (Claudel, 1973 : I, 35) C’est alors à Simon de rendre à Cébès une compréhension du monde qui l’entoure, et il commence en effet par éduquer ses sens en l’incitant à prêter attention à la rumeur du monde naturel, à entendre et à sentir sa pulsation, pour lui redonner le contact avec la vie, et la force vitale.

Voir et entendre (ou écouter) sont ainsi littéralement mis en scène, ou représentés par une langue pleinement poétique, c’est-à-dire qui se donne l’action comme enjeu essentiel. Tête d’or incarne et prononce à la fois un tel enjeu, en se présentant, comme on l’a vu : « Je suis […] l’énergie de la parole qui fait » (Claudel, 1973 : II, 125). Il a certes une ambition de conquérant qui n’a aucune limite, mais c’est parce qu’il prétend imposer au monde l’articulation verbale de la pensée, lui donner sens, et être l’acteur de cette fondation primordiale et essentielle. La conquête de l’espace et des peuples n’a pas d’autre moteur, mais ce projet, à dimension divine, le place dans une position qui n’est pas seulement de héros ou de surhomme, mais de sauveur : « Je vous ai tous sauvés! » (Claudel, 1973 : II, 133)

Se déploie peu à peu, dans la dramaturgie, une mise en oeuvre dialogique originale, imposant ses délais, ses limites, affichant son incomplétude, et surtout, capable de construire sa propre complétude de loin en loin par un réseau très étendu qui s’établit à une autre échelle, parce que telle réplique est enfin susceptible de passer de bouche en bouche, d’un personnage à un autre, y compris d’une partie à une autre. C’est ainsi, par exemple, que les termes de reconnaissance utilisés par Cébès à l’égard de Simon sont repris exactement par le Centurion devant le Roi[6]. De la sorte, un dialogue en puissance se développe entre des personnages qui ne se rencontrent jamais, un dialogue qui s’ancre dans la dramaturgie plutôt que dans l’action dramatique. Les destinataires de la dramaturgie, faut-il le préciser, ce sont les lecteurs ou les spectateurs, soudain responsables à leur tour de cette construction inédite du sens. Si l’action dramatique incite les personnages à agir par les modalités de la langue mises en oeuvre, la dramaturgie les incite donc tout autant à l’action : le sens du drame dépend en quelque sorte de leur capacité d’intelligence[7] à l’égard du texte, alors qu’il s’agit autant de lire entre les lignes que de reconnaître les pans de construction que l’auteur soumet à notre propre travail. Ce drame exige donc notre activité d’interprète, ce qui fait de nous autant d’acteurs du texte. Ce traitement particulier que Claudel réserve aux lecteurs se développe dans la suite de son oeuvre, alors qu’il leur donne une place marquée, active – sans jamais imposer de doxa tyrannique –, une plus grande liberté de reconstruction forçant une prise en charge de l’élaboration du sens dramatique.

C’est pourquoi nous pouvons dire que Claudel active le caractère poétique de la langue en le posant comme enjeu dramatique crucial, et ce faisant, qu’il met puissamment en marche les actions fondatrices du théâtre, non seulement voir et écouter, qui relèvent plus du domaine du spectateur théâtral, silencieux, assistant à la représentation (on pourrait presque dire assistant de la représentation), mais aussi parler, qui relève de la scène, selon le précepte classique de l’abbé d’Aubignac qui formula un jour qu’au théâtre, parler, c’est agir.

Un second exemple intéressant à signaler est celui de L’annonce faite à Marie, où s’orchestre un miracle – la résurrection d’un enfant. Violaine, amoureuse de Jacques, mais jalousée par sa propre soeur Mara, se trouve frappée par la lèpre. Elle s’exile donc du domaine familial, mais se trouve rejointe, huit ans plus tard, par Mara, qui a entre-temps épousé Jacques et mis au monde une petite fille nommée Aubaine. Celle-ci meurt brutalement sans explication : Mara vient demander à Violaine de la ressusciter, en cette nuit de Noël, qui célèbre donc liturgiquement la naissance du divin enfant, mais aussi le couronnement du roi, unifiant ainsi tout pouvoir dans une France jusqu’alors divisée. Pendant cette scène de l’acte III, on se rend compte que Violaine est devenue aveugle, mais qu’elle entend, pendant la lecture de la liturgie qu’elle impose à Mara, des voix que Mara elle-même n’entend pas. L’enfant, au terme de cette scène, revit et rouvre les yeux, qui ne sont plus noirs comme ceux de Mara, mais bleus comme ceux de Violaine – comme si la maternité, qui est aussi un processus de création, s’était accomplie en se déplaçant d’un personnage sourd à un personnage entendant, faisant de la sourde une aveugle et de celle qui entend une (clair)voyante – et garantit ainsi une forme supérieure de connaissance – qui, chez Claudel, a à voir avec la co-naissance. Violaine assure ainsi la visibilité de l’invisible, l’audition de l’inaudible, tandis que les personnages masculins (Anne Vercors, Pierre de Craon et Jacques Hury), forts de cette leçon inaugurée par Violaine, closent le mystère en spectateurs enfin prêts à voir et à entendre. À Paul Claudel revient l’expression de l’ineffable – qui est essentiellement, dans son oeuvre, l’amour. C’est la raison pour laquelle le catholicisme teinte sa poétique dramatique ainsi que tout l’imaginaire qui fonde l’esprit et la culture des hommes, qu’il s’agisse par exemple de philosophie ou de mythologie et, dans tous les cas, des conditions et des modalités de représentation que l’homme a pu se fournir à lui-même. C’est aussi pourquoi Paul Claudel a pris au sérieux la question de la représentation à laquelle le théâtre réfléchit souvent. Le fait qu’il convoque sur sa scène, au chapitre de la pure technique, par exemple, le cinéma, ne fait que cautionner sa recherche fondamentale de renouvellement profond des conditions de la représentation théâtrale. Et le fait, enfin, qu’il ne déploie l’appareil allégorique, au chapitre de sa poétique dramatique, que pour en montrer les insuffisances et les définitives apories, participe tout autant de ce chantier de redéfinition généralisée du théâtre.

C’est donc dans ce sens que le théâtre de Claudel, certes très légitimement en bonne place dans notre répertoire théâtral, devrait, d’une part, se montrer davantage rétif à l’attribution hâtive de certaines qualifications et, d’autre part, trouver sa pleine légitimité sur l’unique terrain de la création théâtrale. Car Paul Claudel n’oublie rien : de la diction du vers, qu’il redéfinit en « haleine intelligible », à l’élaboration de ses personnages conçus pour mener une action dramatique qui est uniquement la représentation d’une Idée agissante, fondatrice de ce que nous sommes, jusque dans nos plus intimes tensions, et selon un temps et un espace dramatiques discrètement, mais infiniment complexes, répondant au principe structurant non plus de la linéarité, ou de la circularité, mais de la superposition – une superposition qui mériterait également d’être prouvée par l’analyse. Ce sont ces innovations dramatiques et dramaturgiques qu’il s’agit d’examiner, d’étudier, de comprendre, afin de mettre au jour le caractère profondément novateur d’un tel théâtre qui exige tant de son critique, puisque faute de son travail, son plein sens n’adviendrait pas. Certes la liturgie, telle que la messe en fournit la représentation mystérieuse en donnant forme sacrée aux symboles divins, et à laquelle tant de jeunes symbolistes furent sensibles, fournit une partie du modèle de représentation propre à cette oeuvre. Mais le catéchisme n’est convoqué, et au mieux, que pour sa naïve imagerie, en lointain écho aux mystères médiévaux qui constituaient les scènes bibliques en livre d’images. Pour autant, il s’agit d’un modèle de représentation, et le propos de Claudel, dans son théâtre, et au sujet du théâtre, ne concerne en rien son prosélytisme. Comment expliquer, sinon, qu’un Valère Novarina, par exemple, dans son travail sur la langue, se réclame de Claudel[8]?

On voit donc comment le répertoire claudélien ne relève en rien d’une survie, car il s’agit ici de commencer par énoncer les conditions de son exercice et de son identité : cet effort premier de définition fait, en effet, défaut. Il n’est ni indifférent ni anodin que le théâtre de Claudel soit dans un état continu de processus de création, et qu’il maintienne ce paradoxe, par lequel son statut de répertoire coexiste avec son impossibilité à risquer l’ensevelissement. Il devrait plutôt être indéfiniment exhumé d’un passé qui ne lui a guère donné d’autre place que celle du silence : depuis le début, il fonde le principe de ses créations sur celui de la renaissance du théâtre même. En matière de théâtre de répertoire, sa simple catégorisation par la qualification de catholique est en soi peu dramatique; et elle n’est pas même employée dans un sens second qui signalerait son bon aloi – dans ce sens, justement le théâtre de Claudel a souvent été accueilli, lors de la création scénique, comme « pas très catholique ». C’est pourtant conformément à cette qualification qu’il est conservé, autrement dit rangé, quoique dérangeant, rendu immobile, comme momifié. La scène en revanche lui donne sa pleine dimension vitale, créatrice, mais aussi historique, construisant ainsi sa mémoire. Or, parmi les metteurs en scène qui ont grandement contribué à sa diffusion par la représentation de cette oeuvre, en inscrivant sa création renouvelée dans l’histoire du théâtre, nous trouvons deux athées notoires : Jean-Louis Barrault et Antoine Vitez. Sur le terrain de la critique, nous devons encore aujourd’hui dire le caractère novateur de sa dramaturgie, de sa dramaticité, et de sa théâtralité. Seule sa dimension poétique a fait l’objet d’études et de travaux conséquents. C’est bien le terrain poétique qui permet de faire le lien entre passé et présent, entre mémoire et création, et qui permet de développer des stratégies d’appropriation du passé. La première solution, remarquons-le pour finir, est proposée par l’auteur lui-même, avec Tête d’or : elle consiste à faire de la poétique de la langue un enjeu dramatique. Le répertoire claudélien nous offre donc sa propre mémoire à construire par son invitation à reconstruire l’art du théâtre.