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Introduction

Au Canada, lorsqu’une personne est soupçonnée d’avoir commis une infraction, elle est mise en accusation par le procureur de la Couronne, puis reconnue coupable ou non coupable à l’issue d’un procès. Cependant, en tout temps durant les procédures, la personne accusée a la possibilité de plaider coupable aux accusations portées contre elle, évitant par là même le recours à un procès. Dans la pratique, le plaidoyer de culpabilité fait souvent suite à une entente entre l’avocat de la défense et le procureur de la Couronne (Fischer, 2003 ; Gravel, 1991). Les négociations entre les deux parties peuvent avoir lieu à différentes étapes du processus judiciaire et porter sur différents points (sentence, chefs d’accusation, détention provisoire, etc.). Dans les faits, elles vont souvent se conclure par une suggestion commune de sentence au juge qui entérinera l’entente s’il ne trouve pas la proposition manifestement déraisonnable (Piccinato, 2004). Il n’existe pas de mécanisme structuré et réglementé de ces négociations (Verdun-Jones et Tijerino, 2002), bien qu’elles soient très fréquentes. On estime qu’entre 80 % et 90 % des causes criminelles se règlent par un plaidoyer de culpabilité de l’accusé qui évite la tenue d’un procès (Fischer, 2003 ; Noreau, 2000).

La pratique des négociations de plaidoyer de culpabilité est assez controversée dans l’opinion publique : au Canada, au début des années 1990, 70 % des citoyens désapprouvaient cette pratique (Cohen et Doob, 1989) et aucun changement dans ces pratiques ne laisse anticiper que l’appréciation de l’opinion publique sur cette question se soit améliorée. Des études plus récentes en Israël ont démontré que l’exclusion des principaux acteurs (accusé et victime) des procédures (Herzog, 2003), ainsi que le caractère secret de la pratique des négociations qui se déroulent à huis clos, remettaient en cause la transparence du système judiciaire (Herzog, 2003 ; Piccinato, 2004). Enfin, les négociations des plaidoyers de culpabilité renvoient dans l’imaginaire populaire à une idée de marchandage, ou de justice négociée, qui semble incompatible avec les principes d’équité et de droit énoncés dans la Charte canadienne des droits et libertés (Piccinato, 2004)

En dépit de ces critiques, la pratique des négociations entraîne largement l’approbation du milieu judiciaire puisqu’elle serait un gage de l’efficacité de la justice (Gravel, 1991), permettant un traitement plus rapide des affaires, ainsi qu’une certitude dans leur issue. Plaider coupable permettrait aussi d’éviter les coûts d’un procès pour tout le monde : coût financier pour la société et pour l’accusé, coût moral pour la victime (expérience souvent douloureuse et traumatisante), (Piccinato, 2004) et pour l’accusé.

Malgré la fréquence de cette pratique et ses critiques, les recherches sur le sujet sont plutôt rares au Québec. Seules deux études se sont intéressées aux pratiques professionnelles des avocats lors des discussions sur le plaidoyer de culpabilité (Gravel, 1991 ; Poirier, 1987) ; et une étude a comparé la pratique au Canada et aux États-Unis (Nasheiri, 1998), mais toutes datent de plus de 15 ans.

Les facteurs qui influencent les négociations de plaidoyer

Aux États-Unis, on trouve un plus grand nombre d’études s’intéressant à la pratique des négociations de plaidoyers de culpabilité. De manière générale, ces recherches ont surtout cherché à déterminer les éléments qui pouvaient influencer ou expliquer les négociations ainsi que la décision de plaider coupable. On trouve plusieurs types d’éléments d’influence : les caractéristiques des causes ou des accusés et les considérations professionnelles.

Les caractéristiques des causes ou des accusés

Tout d’abord, la décision de plaider coupable ou les négociations des plaidoyers de culpabilité peuvent être influencées par le contexte de la cause criminelle, plus précisément par des caractéristiques de la cause criminelle ou de l’accusé.

La plupart des recherches s’accordent pour dire que la force de la preuve est un élément déterminant dans la décision d’entamer des négociations ou de plaider coupable, car elle permet d’estimer les probabilités de condamnation en cas de procès (Kramer, Wolbransky et Heilbrun, 2007).

Frenzel et Ball (2007) montrent ensuite que la classe et le type d’infraction sont généralement les meilleurs prédicteurs de la décision de plaider coupable : il y a plus de plaidoyers de culpabilité pour les infractions les plus graves, ainsi que pour celles contre la drogue et la propriété. Au Québec, Gravel (1991) compare les affaires d’homicides et les affaires mineures et montre que si les négociations se déroulent différemment dans les deux cas, le type de crime n’empêche pas de négocier. Dans les affaires d’homicides, les discussions porteront davantage sur la requalification ou sur la modification des chefs d’accusation pour contourner d’éventuelles peines minimales, mais il n’y aurait pas de crime pour lequel il serait plus ou moins avantageux de négocier. En revanche, la présence de circonstances aggravantes peut rendre les négociations plus difficiles pour les avocats de la défense parce que les procureurs sont moins enclins à faire des compromis.

Plusieurs auteurs proposent aussi qu’un nombre élevé de chefs d’accusation va inciter les accusés à plaider coupable (Gravel, 1991 ; Hartanagel, 1975). Selon Gravel (1991), le nombre de chefs d’accusation a également un impact sur le déroulement des négociations, qui porteront surtout sur le retrait de certains chefs, qu’il s’agisse d’affaires mineures ou graves, et peu sur les autres éléments (comme la sentence par exemple). Les chefs d’accusation peuvent être portés contre la personne de l’accusé mais aussi contre des tiers. Ericson et Baraneck (1982) évoquent des plaidoyers de culpabilité consentis par des accusés en échange de retrait d’accusations factuelles (complicité par exemple) portées contre des amis ou des membres de leur famille (conjointe, fratrie).

Bradley-Engen, Engen, Shields, Damphousse et Smith (2012) ont étudié l’impact du temps avant que l’accusé ne plaide coupable sur la durée de la sentence reçue. Leurs résultats montrent qu’il existe un trial penalty, soit une pénalité liée au temps d’utilisation des procédures. La sentence sera plus élevée pour punir l’utilisation des ressources du système judiciaire. À l’inverse, les personnes qui plaident coupable rapidement et qui permettent d’économiser ces ressources en seront récompensées par une offre plus intéressante, souvent une sentence plus clémente. Ces résultats suggèrent donc que le temps écoulé avant le plaidoyer de culpabilité peut avoir un effet sur le déroulement et sur le résultat des négociations.

Enfin, Gravel (1991) évoque la couverture médiatique du dossier comme élément pouvant bloquer toute possibilité de négociation de la part du procureur. Lorsqu’une affaire est médiatisée ou lorsqu’un accusé est connu, les procureurs ont tendance à refuser de négocier pour se protéger des critiques de la part du public. Les procureurs interviewés dans l’étude de Grosman (1971) en Ontario refusent de négocier lorsqu’une affaire est médiatisée pour ne pas discréditer le système judiciaire ni miner la confiance du public en l’institution.

Finalement, certains éléments liés à l’accusé peuvent aussi avoir des conséquences sur les négociations. Les antécédents criminels de l’accusé (Frenzel et Ball, 2007), son intention de plaider coupable (Tor, Gazal-Ayal et Garcia, 2010), ses remords (Bordens et Bassett, 1985), son manque de ressources financières pour aller en procès (Poirier, 1987) ou son éventuelle détention provisoire (Bibas, 2004) sont autant d’éléments qui peuvent avoir une influence sur la décision de plaider coupable.

Les considérations professionnelles

D’autres recherches ont mis l’accent sur les considérations plus professionnelles ou sociales des différents acteurs impliqués dans les négociations. Ces recherches s’intéressent surtout aux considérations professionnelles qui influencent les négociations ou le plaidoyer de culpabilité. C’est dans une perspective plus critique que des chercheurs ont dénoncé le fait que les liens ou la nécessité de maintenir de bonnes relations entre les professionnels de la justice, les qualités de plaideur, la réputation sentencielle du juge, les stéréotypes entretenus sur l’accusé, un grand nombre de dossiers à gérer et les intérêts professionnels des avocats (par ex. : désir de tester ses capacités en procès ou l’importance d’établir une réputation professionnelle), pouvaient porter préjudice aux accusés en limitant leur pouvoir de négociation (Bibas, 2004 ; Gravel, 1991 ; Hessick et Saujani, 2001 ; Hollander-Blumoff, 1997 ; Nasheiri, 1998 ; Poirier, 1987). Ces études indiquent souvent que les considérations professionnelles ou organisationnelles ont une incidence plus importante que les caractéristiques des causes (par ex. : la gravité du crime, les antécédents, etc.) sur les négociations ou sur la décision de plaider coupable.

Certaines recherches ont établi des distinctions dans les pratiques, notamment en fonction du type de pratique de l’avocat (pratique privée ou aide juridique) ou de l’expérience (Bibas, 2004 ; Hollander-Blumoff, 1997 ; Poirier, 1987), mais la plupart du temps, l’effet de ces considérations est peu nuancé (dichotomie très marquée entre l’aide juridique et la pratique privée). Dans la tradition de la sociologie du droit, d’autres auteurs se sont intéressés au groupe professionnel des avocats ainsi qu’à leur pratique plus générale (hors négociations) (Karpik, 1995) ou aux relations entre l’avocat et son client (Milburn, 2002). Ils mettent de l’avant l’homogénéité qui existe au sein du même sous-groupe, qui partage les mêmes valeurs et pratiques.

Finalement, de rares recherches se sont penchées sur les interactions entre les différents acteurs impliqués dans les négociations. À l’instar de la théorie de la coalition des juristes de Becker (1975), les études expliquent que les relations entre les professionnels de justice sont empreintes de coopération et de solidarité, car tous contribuent au bon fonctionnement de l’appareil pénal (Becker, 1975 ; Sudnow, 1965). Cependant, les rapports entre les avocats de la défense et les procureurs de la Couronne ne sont pas pour autant exempts de confrontation (Becker, 1975) en raison de leurs positions respectives au sein de l’appareil judiciaire (Noreau, 2000). La défense d’intérêts opposés va mettre en place un rapport de force qui va contrôler les interactions entre les avocats et les procureurs. Le déroulement des négociations dépendra alors de ce rapport de force. Ces études ont surtout décrit les relations entre les deux groupes d’avocats de manière générale, si bien qu’on connaît très peu de chose sur la manière dont ces relations sont négociées et renégociées à travers le temps, sur les causes et les acteurs impliqués.

Cadre théorique

La théorie de l’acteur stratégique de Crozier et Friedberg (1977) suppose que les actions collectives sont régies par des interactions entre les acteurs, et que ces interactions sont elles-mêmes fondées sur des relations de pouvoir entre eux. Le pouvoir est défini par le contrôle qu’un acteur détient sur ce qui est une incertitude pour son interlocuteur (ou les autres acteurs avec qui il est en relation) : chaque acteur a alors intérêt à maintenir le doute pour négocier à son avantage, tout en essayant de lever l’incertitude liée au pouvoir que son interlocuteur exerce sur lui. La rationalité des acteurs est donc limitée par l’incertitude et l’action stratégique de leurs partenaires. Ainsi, selon la théorie de l’action stratégique (Crozier et Friedberg, 1977), le conflit est une situation normale dans les organisations, stabilisées par les jeux de pouvoir qui instaurent une interdépendance entre les acteurs. Ces relations permettent à l’organisation de s’autoréguler.

Cette théorie s’adapte bien aux négociations des plaidoyers de culpabilité. En effet, les relations entre les avocats de la défense et les procureurs de la Couronne lors des négociations des plaidoyers de culpabilité sont fondées sur un rapport de force (le conflit), qui varie selon plusieurs éléments et qui sera en faveur ou défaveur de l’un et l’autre des deux acteurs (le contrôle). Comme les avocats et les procureurs travaillent ensemble au quotidien, ces rapports de force permettent de stabiliser leurs relations en instaurant une interdépendance entre eux car ils s’affrontent sur différents dossiers. Cela dit, les interactions entre les acteurs judiciaires se déroulent rarement de la même manière, ce qui crée l’incertitude si importante dans les stratégies de négociations des acteurs. Notre article se place dans ce cadre théorique de l’acteur stratégique (Crozier et Friedberg, 1977) qui suppose que les actions individuelles au sein d’une organisation (ici la justice) sont fondées sur des relations de pouvoir, et que le conflit qui en résulte contribue au fonctionnement normal de l’institution.

Problématique

Encore aujourd’hui, la pratique des négociations des plaidoyers de culpabilité, bien que très courante, reste peu documentée. La plupart des études sur la question sont américaines et les seules recherches québécoises, bien qu’elles aient permis de mettre en lumière certains enjeux des pratiques de négociation (comme le traitement inégal des causes ou encore la prépondérance des facteurs subjectifs sur le rationnel juridique), datent de plus de vingt ans (Gravel, 1991 ; Poirier, 1987). Or, des changements importants dans la loi (par exemple l’ajout de nombreuses peines minimales obligatoires qui peuvent théoriquement limiter les négociations) ou dans les pratiques pénales (par exemple la hausse du recours à la détention provisoire, reconnue comme un élément déterminant de la décision de plaider coupable) sont susceptibles d’avoir modifié les pratiques de négociation ces dernières années.

De plus, les études s’intéressent souvent à une partie de la pratique (négociations pour les affaires mineures ou pour les affaires de meurtre [Gravel, 1991]), dressent de grandes tendances dans la pratique des avocats (Hollander-Blumoff, 1997 ; Poirier, 1987) ou leurs interactions avec les procureurs (Becker, 1975 ; Noreau, 2000), mais nous apprennent finalement peu de chose sur la manière dont le rapport de force entre les interlocuteurs va être appréhendé par les avocats et comment il va évoluer selon le contexte ou la cause. Or, comprendre le rapport de force nous paraît essentiel pour expliquer les pratiques des avocats dans ce contexte des négociations.

Finalement, si d’autres recherches ont cherché à comprendre quels éléments d’une cause pouvaient influencer la décision d’un accusé de plaider coupable ou non (Bordens et Bassett, 1985 ; Frenzel et Ball, 2007), peu se sont intéressées à leur incidence sur les rapports de force entre les avocats. De plus, l’impact est souvent mesuré de manière quantitative, si bien qu’on ne comprend pas toujours comment ces éléments peuvent influencer les négociations.

L’objectif général de cet article est de comprendre les interactions entre les acteurs impliqués et leurs stratégies lors des négociations des plaidoyers de culpabilité. Plus spécifiquement, il s’agira d’expliquer comment les caractéristiques des causes sont utilisées par les avocats de la défense dans leurs rapports de force avec les procureurs durant les négociations. Plutôt que de supposer que ces caractéristiques ont le même effet pour tous les acteurs judiciaires, nous proposons de saisir comment ces éléments peuvent avoir une incidence différente sur les rapports de force entre l’avocat et le procureur selon les circonstances. Le cadre théorique de l’acteur stratégique sera utilisé pour comprendre comment le pouvoir se négocie entre ces deux groupes d’acteurs et comment l’incertitude est une clé essentielle de ces négociations.

Méthodologie

L’entretien semi-directif

Compte tenu de l’objet d’étude qui porte sur les pratiques professionnelles des avocats, leurs expériences, leurs points de vue et leurs représentations, une méthodologie qualitative utilisant des entretiens semi-directifs a été privilégiée. Les avocats étaient tout d’abord invités à décrire comment se déroulaient pour eux les négociations entourant les plaidoyers de culpabilité (consigne de départ). Des questions de relance étaient ensuite réparties en quatre thèmes abordant : 1) la description des pratiques de négociation ; 2) les éléments pris en compte lors des négociations ; 3) l’intérêt des pratiques de négociation ; et 4) les enjeux entourant les pratiques de négociation. L’entrevue se terminait par des questions visant à remplir une fiche signalétique comportant plusieurs informations sur les répondants susceptibles d’approfondir notre analyse : âge, expérience, type de pratique (publique ou privée), volume de pratique (nombre de dossiers par semaine), pourcentage de causes se soldant par un plaidoyer de culpabilité.

Le présent article porte principalement sur la partie des entrevues qui abordait les éléments pris en compte lors des négociations. Les avocats étaient d’abord invités à déterminer les éléments qui les incitaient à entreprendre des négociations avec les procureurs de la Couronne ou à recommander à leur client de plaider coupable. Cette question générale permettait aux participants de s’exprimer spontanément, choisissant ainsi les éléments qu’ils considéraient les plus déterminants. Des questions de relance étaient ensuite posées pour vérifier comment les avocats considéraient les différents éléments présents dans la littérature scientifique comme ayant un impact sur les négociations[2]. Ces questions de relance ont permis d’avoir un discours plus varié sur chacune des caractéristiques. Elles ont par exemple permis de constater que, si certaines caractéristiques étaient centrales pour une partie des avocats, elles n’avaient pour d’autres aucun impact sur leurs rapports de force. Le fait de questionner systématiquement les avocats sur chaque élément permettait de comprendre pourquoi, contrairement à leurs collègues ou à la littérature scientifique, ces avocats n’accordaient pas d’importance à certaines caractéristiques des causes ou de l’accusé.

Une fois transcrites, les entrevues ont été analysées par une thématisation en continu, qui consiste en une identification des thèmes représentatifs du contenu au fur et à mesure de la lecture du compte rendu intégral (Paillé et Mucchielli, 2012). Différentes catégories d’analyse ont été construites et hiérarchisées à partir des unités de sens ciblées dans les entrevues, à l’aide d’un arbre thématique. Le présent article repose sur une analyse verticale de la section sur les éléments pris en compte lors des négociations au sein d’une même entrevue, ainsi que sur une analyse transversale des différentes catégories relatives aux caractéristiques des causes pouvant avoir un impact sur les négociations ou le plaidoyer de culpabilité entre les différentes entrevues des avocats.

L’échantillon

Douze avocats ont été rencontrés, entre septembre 2012 et mai 2013, pour des entrevues semi-structurées. Les avocats ont participé de manière volontaire à l’étude après avoir été informés du projet de recherche par un courriel informatif envoyé aléatoirement (par tirage au sort) à 60 membres de l’Association des avocats de la défense de Montréal et de l’aide juridique. Les entrevues ont eu lieu dans leurs bureaux, en dehors de leurs heures de travail et ont duré entre une heure trente et deux heures trente.

Le Tableau 1 présente le profil des avocats rencontrés. L’échantillon est composé de cinq hommes et sept femmes. Quatre sont avocats à l’aide juridique et huit sont avocats de pratique privée. Un peu plus de la moitié d’entre eux (sept sur douze) sont plutôt de jeunes avocats, âgés de 26 à 34 ans, et ont deux à sept ans d’expérience professionnelle, tandis que l’autre partie des répondants (cinq sur douze) sont plus âgés, de 39 à 63 ans, et plus expérimentés (de 15 à 37 années d’expérience professionnelle). Leur volume de pratique est assez variable, d’un à cinquante dossiers par semaine. Tous estiment négocier au moins la moitié de leurs dossiers, six avocats concluent 80 % à 100 % de leurs affaires pénales annuelles par un plaidoyer de culpabilité.

Tableau 1

Profil des répondants

Profil des répondants

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Résultats

Avant d’aborder les éléments évoqués par les avocats de la défense pouvant influencer les rapports de force lors des négociations, nous présenterons leur vision de ces rapports de force.

La vision des rapports de force

Les relations entre les avocats et les procureurs durant les négociations sont fondées sur des rapports de force, voire un conflit d’intérêts. Le rapport de force va pencher à l’avantage d’un des deux acteurs en fonction du contrôle détenu par l’un et qui crée une incertitude chez son interlocuteur.

Le rapport de force inhérent à la situation des négociations est perçu différemment par les avocats de la défense. Certains considèrent que le procureur dispose du pouvoir discrétionnaire de poursuivre ou non une personne et de choisir les chefs d’accusation, et se sentent alors en position de faiblesse, de désavantage face à lui. Selon eux, le procureur détient un plus grand contrôle sur la négociation en raison de ce pouvoir supplémentaire dont ne dispose pas l’avocat, alors désavantagé dans ce conflit qui ne se joue pas à armes égales.

Je pense qu’ils ont un pouvoir de force supplémentaire sur nous (…) ;

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Le procureur a un grand pouvoir dans la négociation (…).

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Mais, à l’inverse, d’autres avocats ne se sentiront pas défavorisés dans le rapport de force. Si le procureur a le pouvoir de poursuivre, les avocats ont le pouvoir de négocier et vont utiliser des stratégies ou les éléments de la cause pour déstabiliser leur interlocuteur et détenir plus de contrôle sur l’échange. Ainsi, les rapports entre avocats et procureurs ne seraient pas si déséquilibrés.

Alors moi, je vais arriver (…) je donne les points importants, je propose, c’est oui ou non ? (…) Je propose puis si on le prend pas, c’est rare que je baisse.

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En plus de ces conceptions différentes, d’autres éléments viendront aussi influencer ce jeu de pouvoir et de contrôle entre l’avocat et le procureur.

Les caractéristiques des causes

Les entrevues avec les avocats ont permis de déterminer onze caractéristiques des causes qui peuvent avoir une influence sur le déroulement des négociations, donc sur le rapport de force. L’effet de certains de ces éléments provoque un consensus au sein des avocats rencontrés, c’est-à-dire qu’ils vont clairement créer un pouvoir de contrôle pour l’une ou l’autre des parties à la négociation. Par exemple, tous les avocats ont expliqué que la force de la preuve, la présence d’antécédents criminels chez l’accusé et sa détention en attente du procès étaient des éléments qui limitaient leur capacité à bien négocier, et qui avantageaient le procureur dans les rapports de force. Cependant, d’autres éléments ne provoquent pas de consensus entre les avocats sur la manière dont ils influenceront les rapports de force. Ce sont des éléments qui peuvent être contrôlés par l’une ou l’autre partie à la négociation, ce qui crée alors une incertitude quant à leur déroulement. Il s’agit de la gravité et du type de crime, du nombre de chefs d’accusation, du temps écoulé depuis le début des procédures et de la médiatisation de la cause.

La gravité et le type de crime

Près de la moitié des avocats rencontrés (cinq sur douze) confirment les résultats de Gravel (1991) : l’effectivité des négociations reste intacte, la gravité et le type de crime n’ont pas d’incidence sur le fait de tenir des négociations. Selon eux, tout peut se négocier et tout est négociable.

J’pense que c’est ouvert dans tous les crimes même un dossier de meurtre…

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Par contre, les négociations n’auront pas le même objet : elles porteront sur la sentence pour les crimes moins graves et sur une requalification des faits (modification des chefs d’accusation) dans le cas de crimes plus graves.

Il y a toujours façon de négocier, […] en modifiant les chefs, [en plaidant coupable] à d’autres chefs moindres […], il y a toujours intérêt à négocier.

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Selon eux, la gravité et le type de crime ne les empêchent pas de négocier ni de maintenir un pouvoir efficace face à leur interlocuteur : ils adapteront juste leur stratégie, mais n’auront pas pour autant moins de contrôle du rapport de force.

Cependant, pour le reste des avocats interrogés (sept avocats), la gravité et le type de crime ne sont pas sans effet sur l’efficacité des négociations. Au contraire, ils évoquent qu’il est toujours plus difficile de négocier une sentence clémente lorsque le crime est grave, car les procureurs sont moins enclins aux concessions, notamment en raison de la pression de l’opinion publique ou de la peur de devoir rendre des comptes.

Des crimes qui vont être […] plus graves vont être beaucoup plus difficiles à négocier avec les procureurs de la Couronne. […] ils vont se mettre eux-mêmes des limitations par rapport à des accusations qui sont très graves, par rapport à […] l’image que ça va envoyer aussi à la société.

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Le type de crime peut aussi avoir un effet par la présence de peines minimales : leur présence pourrait entraver l’efficacité des négociations, en paralysant toute possibilité de discussion, ainsi que le pouvoir discrétionnaire du juge dans la détermination de la peine.

D’ailleurs avec la nouvelle loi C-10, on va perdre un peu de ce pouvoir de négociation là avec les peines minimales, (…) c’est dramatique.

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Plusieurs des avocats rencontrés estimaient que les nouvelles peines minimales introduites en 2012 par la Loi sur la sécurité des rues et des communautés[3] auront un impact important sur leur pouvoir de négociation et leur pratique parce qu’elles diminuent leur marge de manoeuvre, les lient davantage aux décisions du procureur et les forcent, en cas d’échec des négociations, à aller en procès (plutôt que de laisser le juge décider de la sentence à la suite des plaidoiries de la Couronne et de la défense, comme c’était le cas dans le passé).

Le nombre de chefs d’accusation

L’ensemble des avocats pratiquant à la Cour du Québec[4] évoque une pratique problématique de la part de la plupart des procureurs, soit l’overcharging[5], qu’on pourrait traduire par la suraccusation. Cette pratique consiste en l’ajout et la superposition de chefs d’accusation souvent répétitifs, ou qui ne sont pas toujours appuyés sur des faits. La suraccusation peut être portée sur la personne de l’accusé, mais aussi sur ses proches (accusation du conjoint par exemple). Selon les avocats, il s’agit d’une technique utilisée par les procureurs pour avoir un pouvoir de négociation plus important (par ex. : abandon des accusations contre la conjointe en échange d’un plaidoyer de culpabilité de l’accusé) et s’assurer d’une condamnation à l’issue des procédures. La suraccusation n’aura cependant pas toujours le même effet sur les négociations.

Pour cinq avocats, cette pratique est problématique car elle affaiblit considérablement leur pouvoir lors des négociations, qui ne porteront que sur la réduction des chefs d’accusation (nombre volontairement exagéré), et il sera ensuite plus difficile d’obtenir des concessions supplémentaires de la part du procureur, notamment en ce qui concerne la sentence. La suraccusation peut aussi avoir pour effet d’effrayer l’accusé qui finira par accepter une offre pas forcément très avantageuse. Ainsi, la suraccusation va avoir un impact important sur les rapports de force, en permettant au procureur d’avoir plus de contrôle sur les négociations.

C’est sûr que le gars […] qui reçoit ses accusations avec 49 chefs d’accusation, il a l’impression qu’il ne s’en sortira pas de toute façon. Si jamais on peut lui en enlever quelques-uns, […] il a l’impression d’avoir gagné quelque chose

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Mais pour les autres avocats, la suraccusation n’a pas vraiment d’impact et n’affaiblit pas leur pouvoir de négociation. Il s’agit d’une technique d’intimidation exercée par le procureur sur l’accusé pour lui soutirer un plaidoyer de culpabilité à des conditions moins avantageuses pour lui, sans que le procureur ait besoin de faire trop de concessions. Les avocats avancent que si les chefs d’accusation sont ajoutés arbitrairement par le procureur, sans être à l’épreuve des faits, ou si les chefs sont répétitifs (exemple d’accusations de vol et recel), il est alors plus facile pour les avocats de les contester ou de menacer le procureur d’un procès (dans lequel les probabilités de condamnation seraient plus faibles).

Si les chefs n’ont pas lieu d’être et s’ils sont rajoutés puis ils sont répétitifs, ça se voit. […] Chaque avocat a fait une formation juridique donc ça a une limite.

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Selon eux, l’équilibre des forces reste identique lors des négociations, malgré la pratique de la suraccusation : les avocats ne négocieront pas moins efficacement et ne se sentiront pas défavorisés.

Le temps écoulé depuis le début des procédures

D’après les avocats rencontrés, le temps écoulé peut être à la fois une faiblesse ou une arme lors des négociations.

Pour près de la moitié des avocats interrogés (cinq sur douze), il existe effectivement une pénalité liée au temps d’utilisation des procédures.

Il y a la taxe d’amusement, si on va en procès […] la sentence va être plus élevée parce qu’on a utilisé les ressources du système de justice.

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Dans ce cas, ils expliquent utiliser le fait que l’accusé a plaidé coupable rapidement comme stratégie de négociation. D’abord, parce qu’ils peuvent mettre en valeur le fait que la personne a su éviter une utilisation inutile des ressources du système judiciaire et a permis une économie de temps au procureur et au juge.

C’est certain que le poursuivant va être plus ouvert à une sentence clémente, même les juges vont le souligner dans leur décision, vont dire : « L’accusé plaide coupable à la première opportunité. »

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Ensuite, parce qu’un plaidoyer de culpabilité rapide témoigne d’une reconnaissance plus sincère de ses torts, ce qui constitue un facteur atténuant important.

Si on plaide coupable le plus tôt possible, c’est un signe qu’on reconnaît nos fautes. […], je pense qu’on devient de plus en plus fermé au fur et à mesure que les procédures [avancent]…

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Finalement, un plaidoyer de culpabilité rapide peut aussi éviter d’empirer la situation de l’accusé. Un avocat explique qu’il essaie de négocier rapidement, justement pour éviter le rajout de nouveaux chefs d’accusation (révélés par l’enquête par exemple) qui auraient pour effet d’augmenter la sentence risquée par l’accusé.

Pour éviter d’être défavorisés par le temps qui passe, les avocats cherchent à utiliser la rapidité pour prendre le contrôle des négociations.

Cependant, le temps qui passe ne va pas systématiquement désavantager les avocats dans leurs rapports de force. Pour quatre autres avocats, le moment des négociations ou du plaidoyer de culpabilité n’a pas vraiment d’importance puisque tout dépend des circonstances : il est possible de plaider coupable le matin du procès sans en être pénalisé.

Parfois, le matin du procès, on va avoir le meilleur deal qu’on ne pourra jamais avoir malgré la présence de tous les témoins parce que le procureur de la Couronne, pour X raison, c’est un dossier qu’il aimerait régler (…) c’est sûr que le timing c’est important mais on peut avoir des bons deals au début comme à la fin. Ça dépend toujours du dossier.

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Selon ces avocats, il y a des dossiers pour lesquels on ne peut pas plaider coupable trop tôt, parce qu’ils sont trop complexes, que toutes les informations ne sont pas encore réunies ou encore parce qu’il faut laisser du temps à l’accusé pour qu’il reconnaisse les faits.

Quand j’ai des accusations sérieuses, en général c’est normal, ça prend plus de temps parce qu’il faut quand même, pour moi, c’est quand même un élément qui est important quand l’accusé accepte, reconnaît sa responsabilité. Ce n’est pas tout de plaider coupable.

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Enfin, deux derniers avocats avouent étirer des dossiers dans le temps comme stratégie de négociation. Selon eux, le temps qui passe permet à l’émotion et à la pression de retomber, de relativiser la gravité des faits, d’en oublier quelques-uns aussi, et de permettre à l’accusé d’entamer des démarches de réhabilitation. Mais surtout, le temps qui passe fait peser la menace d’un procès sur le procureur, qui sera ensuite, selon ces avocats, plus enclin aux négociations et aux concessions.

Il faut que tu laisses croire à la Couronne […] que tu t’en vas faire le procès. Si tu dis, je vais plaider coupable, tu n’auras pas une bonne sentence. Si tu lui dis tout de suite, tu n’auras pas… Il faut qu’elle ait peur de travailler au moins.

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Cette citation montre bien comment l’incertitude peut être utilisée comme une stratégie de négociation par l’avocat : faire planer le doute dans l’esprit du procureur pour lui soutirer ensuite plus de concessions. Cependant, pour que cette stratégie soit efficace, il faut que l’avocat soit crédible : qu’il ne règle pas toutes ses affaires par des négociations et qu’il aille parfois en procès.

Ainsi, dépendamment de la manière dont il sera perçu et utilisé, le temps écoulé depuis le début des procédures n’aura pas d’effet sur les rapports de force, ou au contraire, permettra à l’avocat d’exercer plus de contrôle face au procureur.

La médiatisation de la cause

Selon les avocats, la médiatisation d’une cause peut à la fois les défavoriser et les favoriser dans les négociations. Tout d’abord, la médiatisation d’une cause peut nuire aux rapports de force. Premièrement, parce que la pression des médias et de l’opinion publique pousse le procureur à rendre des comptes en cas de sentence jugée « bonbon » et ces derniers ne veulent pas en être personnellement tenus responsables. Deuxièmement, parce que le juge est aussi soumis à la même pression et que les avocats sont moins crédibles lorsqu’ils évoquent la possibilité d’aller en procès.

À partir du moment où c’est médiatisé, je dis au client : « Si le juge a à rendre une sentence, tu vas te faire claquer au nom de l’exemplarité. » Alors on va prendre un deal plus gros.

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Cependant, d’autres avocats racontent des expériences positives de causes médiatisées. Parfois, selon la cause, sa visibilité peut susciter la sympathie du public et encourager alors le procureur à plus de concessions (toujours par crainte de la réprobation publique). Dans ces cas-là, c’est l’avocat de la défense qui peut utiliser la médiatisation de l’affaire comme une arme. Dans les deux causes en question, l’accusé était victimisé et médiatisé comme tel.

Moi j’ai eu juste un dossier médiatisé, puis grâce à la médiatisation, j’ai pu remettre mon client en liberté (…). Tout le monde savait c’était quoi son histoire à ce petit gars-là puis l’a pris en pitié.

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Ici aussi, dépendamment des circonstances et de leur utilisation, la médiatisation va jouer différemment sur les rapports de force et donc sur le déroulement des négociations.

Discussion

L’analyse de ces différentes caractéristiques est particulièrement riche puisqu’elle permet de mettre en évidence les nuances qui peuvent exister dans les rapports de force selon certains éléments de la cause, mais montre aussi que ces caractéristiques sont perçues et utilisées différemment selon les avocats. De cette façon, les négociations se dérouleront différemment selon les caractéristiques des causes et des accusés, mais aussi selon les pratiques des avocats et leur utilisation de ces éléments. Divers éléments peuvent expliquer les différences observées dans les pratiques des avocats. L’expérience professionnelle, par exemple, semble expliquer les diverses réactions des avocats relativement à une suraccusation du procureur puisque les avocats plus expérimentés se disaient moins intimidés par cette pratique. En revanche, la manière d’utiliser le temps écoulé depuis le début des procédures semble plutôt liée au volume de travail des avocats : ceux qui négocient plus rapidement sont ceux qui ont le plus grand nombre de dossiers à traiter (pour une analyse plus détaillée des différences de pratiques, voir Euvrard, 2014). Bien que le type de pratique (privée ou publique) puisse parfois expliquer certaines différences (les avocats de l’aide juridique sont moins sensibles au temps écoulé depuis le début des procédures que ceux de pratique privée par exemple), la dichotomie pratique privée et aide juridique n’est pas aussi prononcée que ce qui était suggéré dans la littérature scientifique (Poirier, 1987), car leurs pratiques se recoupent souvent.

Les distinctions qu’on observe mettent l’accent sur le fait que le groupe des avocats n’est pas toujours homogène (comme l’indiquait Karpik, 1995) : les stratégies, pratiques et conceptions sont propres à chacun. Selon les causes, certains avocats seront plus combatifs, plus expérimentés, tandis que d’autres seront plus réservés, plus stratégiques (Euvrard, 2014). Ainsi, la capacité de l’avocat à faire planer l’incertitude auprès du procureur dépendra de ses stratégies, mais aussi de ses pratiques antérieures. Par exemple, un avocat qui règle toutes ses causes par un plaidoyer de culpabilité pourra difficilement faire peser la menace d’un procès sur le procureur, car il ne sera pas crédible. Le pouvoir de l’avocat sera aussi lié à sa capacité à ne pas se laisser intimider par la certitude amenée par le procureur (comme la résistance aux suraccusations).

Les résultats indiquent aussi qu’en plus des caractéristiques des causes, la vision de l’avocat du rapport de force qu’il entretient avec le procureur va venir teinter toute sa pratique : il ne réagira pas de la même manière s’il se sent dans une position de faiblesse inhérente à son statut, ou s’il pense au contraire pouvoir contrôler la situation. Ces perceptions du rapport de force peuvent bien sûr dépendre des causes et des pratiques des avocats, mais également de leurs relations avec leurs interlocuteurs.

Cette étude se plaçait dans le cadre théorique de l’acteur stratégique de Crozier et Friedberg (1977) qui suppose que les interactions entre les acteurs d’une même organisation sont fondées sur des relations de pouvoir, elles-mêmes définies par le contrôle d’une partie et l’incertitude de l’autre. Ce cadre s’applique aux négociations des plaidoyers de culpabilité, qui sont fondées sur un rapport de force entre l’avocat et le procureur, à la recherche d’un équilibre entre consensus et défense d’intérêts opposés. Dans la théorie de l’acteur stratégique, un acteur a du pouvoir lorsqu’il contrôle l’incertitude chez son interlocuteur, mais l’article apporte quelques nuances dans la pratique des négociations. En effet, l’analyse des propos des avocats révèle que le procureur aura du contrôle sur son interlocuteur (l’avocat) lorsqu’il disposera d’une certitude (certitude d’une condamnation en raison d’une preuve forte ou certitude de la peine en raison de l’existence de peine minimale) ; tandis que l’avocat détiendra du contrôle et du pouvoir lorsqu’il sera en mesure de créer l’incertitude chez le procureur.

L’analyse de l’incidence des caractéristiques des causes sur les rapports de force montre qu’il existe différents profils de dossiers. Il existe par exemple des situations ayant beaucoup de certitude (par exemple, une preuve forte) qui vont assurer plus de pouvoir au procureur et qui se situeront plutôt en haut de la fourchette des sentences, ou à l’inverse, des situations où l’incertitude est très forte, qui vont alors avantager l’avocat et se situer plutôt en bas de la fourchette des sentences. Dans ces deux cas de figure, le rapport de force penchera nettement en faveur de l’une des parties, et son adversaire n’aura pas le choix de faire des concessions, car il ne détiendra pas de contrôle sur la situation. Ces cas sont assez similaires au modèle de négociation consensuelle présenté par Nardulli, Flemming et Eisenstein (1985) qui suggère que les acteurs judiciaires qui travaillent ensemble dans un esprit de coopération partagent les mêmes conceptions sur ce qui est acceptable et juste, et s’entendent donc sur les « tarifs » justes des causes, sans confrontation entre eux. Mais, entre ces deux extrêmes, de la certitude ou de l’incertitude, il existe une zone assez large où il faudra assurer un équilibre, où l’on ne sait pas nécessairement à quel endroit de la fourchette des sentences l’on va se situer. Cette situation correspond au modèle conflictuel des négociations de Nardulli et al. (1985), qui, lui, indique un affrontement entre les acteurs, où chacun essaie d’obtenir le meilleur résultat possible et essaie de soutirer le maximum de concessions à son adversaire. Dans cette situation, le pouvoir et le contrôle peuvent aller de l’une à l’autre des parties, et chacune peut « perdre ou gagner ». C’est dans cette zone-là, dans ce modèle, que tous les éléments présentés plus haut vont avoir une incidence. L’incertitude qui résulte de cette méconnaissance des stratégies et des adversaires de négociation va permettre une stabilisation des relations entre les acteurs. Nardulli et al. (1985) ont établi que ces deux modèles (consensuel et conflictuel) coexistaient dans la pratique. Il semble aussi à la lumière de nos résultats que ces modèles se retrouvent tous les deux dans la pratique des négociations, selon les caractéristiques des causes qui sont traitées.

Une autre conclusion importante de l’article est que pour bien comprendre les rapports de force entre les avocats, il faut étudier la combinaison de différents facteurs, soit les avocats, leurs pratiques et les caractéristiques de la cause en question. En effet, l’article montre comment chaque acteur ajustera ses stratégies en fonction des circonstances, des opportunités. Par exemple, un avocat pourra menacer le procureur d’un procès (et être crédible) seulement si la preuve dans la cause n’est pas trop forte, si sa pratique le lui permet (s’il lui arrive de faire des procès, et pas seulement une pratique à volume et des plaidoyers) et s’il pense que le procureur sera intimidé par cette menace (certains procureurs pourraient aimer aller en procès par exemple). Ainsi, bien qu’il existe des règles formelles qui font consensus entre les avocats et les procureurs (par exemple une preuve forte ou des antécédents criminels chez l’accusé affaibliront le pouvoir de négociation de l’avocat qui devra nécessairement faire plus de concessions), il existe aussi des pratiques et des conceptions qui diffèrent entre les avocats (utilisation différente des éléments de la cause selon les avocats et vision différente des rapports de force). Cela implique qu’un même avocat pourrait se retrouver avantagé ou désavantagé relativement au même procureur selon la cause défendue, mais aussi que deux avocats, dans une cause semblable, ne percevraient pas leur rapport de force de la même manière et n’utiliseraient pas les mêmes stratégies. L’article s’est intéressé aux stratégies des avocats de la défense, mais pour arriver à bien cerner les rapports de force entre les deux parties, il serait opportun de se pencher sur le point de vue des procureurs pour comprendre comment ils perçoivent ces rapports de force et comment ils travaillent à les faire basculer à leur avantage.

Conclusion

En conclusion, notre recherche suggère que les rapports de force seront toujours différents, dépendamment des caractéristiques des causes et de l’avocat défendeur, ce qui pourrait remettre en question l’idée d’un traitement égal aux accusés. L’on a souvent reproché aux négociations de créer des disparités entre les sentences négociées et non négociées (Cohen et Doob, 1990), mais il pourrait exister aussi une disparité au sein même des négociations, car les rapports de force entre les avocats et les procureurs dépendent bien souvent de la combinaison de différents éléments. Dépendamment des négociateurs, de leurs qualités et de leurs relations, dépendamment des éléments de la cause et de l’accusé, mais aussi dépendamment de ce qui va inciter un accusé et son avocat à plaider coupable, les résultats des négociations seront différents, et cela ouvre la porte à une disparité possible entre les peines négociées.