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La guerre est la défaite du symbole. Jetant pêle-mêle affiliations, ligatures et attaches, disséminant les corps et les signifiants, défilant les tissus organiques du sujet et de la communauté quand elle prétend les assembler, elle délace ce qui avait été colligé par le mythe et tramé par le socius, tirant la « fibre » patriotique pour détisser le vivre-ensemble dans la mort sans visage du soldat inconnu. Que les va-t-en-guerre brandissent les emblèmes rapiécés de la nation, de la race ou du culte n’y change rien : dans la violence pyrogène, crématoire, la fiction se consume en une auto-référentialité littéralement forcenée, re-bouclant le sens sur lui-même à force de tautologies meurtrières et d’itérations creuses, et l’unanimité furieuse ou enlisée n’y est qu’épuisement symbolique dans la plaine rase où se confondent les partisans à l’heure-zéro des civilisations. Dès lors, le « poète de guerre », cet artiste des tranchées articulant le désuni et façonnant l’abject, ne peut être qu’obscène : pour avoir perdu son lieu propre, il s’égare sur une terre rendue « inhabitable » par la ruine de la mesure, sa poiêsis étrangement incongrue dans un chaos stérile de toute étoile dansante.

Que David Gascoyne soit rattaché à un courant « apocalyptique », inauguré par Yeats et prolongé par Dylan Thomas, l’inscrit dans cette obscénité, dans ce monstrueux dévoilement de l’horreur et, parfois, des ressorts même de la violence, de ses rouages occultes. Pour avoir vu la guerre à distance, il dit non pas l’enlisement boueux des poètes-conscrits de la Première Guerre mais sa mise en perspective, entre-tissant philosophies de l’existence chrétienne (Kierkegaard) ou agnostique (Heidegger), alchimie (Boehme) et psychanalyse (Jung). Dans sa poésie qu’il décrit comme « métapsychologique », le symbole est conçu sous un double éclairage : l’invariant du mythe en son acception jungienne et l’idée de processus, voire de dialectique, toujours à l’oeuvre (fût-ce en sous-main) chez un poète nourri de romantisme allemand. De là une définition plurielle qui n’hésite pas à énoncer ses propres contradictions :

Le symbole peut avoir la simplicité d’une pierre polie, des contours définis et une signification sans équivoque ; de même, il peut être d’une complexité dédaléenne et assujetti, même dans les confins d’une identité singulière, à de constantes métamorphoses.[1]

Alors que la première partie de cette (in-)définition s’inscrit dans une filiation platonicienne où le nom, comme le symbole, est un instrument apte à désigner une réalité d’essence immuable, la seconde affirme qu’un symbole peut être contradictoire, pluriel et même insaisissable, comme le montre la suite du propos :

Le symbole a une objectivité subjective. On peut le décrire comme reflet, précipité, cristallisation, image-talisman, et ainsi de suite, selon la disposition de son créateur ou de son observateur, mais il échappe à toute définition finale.

Ironiquement, cette définition par défaut va à l’encontre des positions platoniciennes observées plus haut, puisque Gascoyne semble épouser les thèses que combat Socrate :

Donc, si toutes choses ne sont pas pareilles à la fois et toujours pour tout le monde, et si d’autre part chacune n’est pas propre à chacun, il est clair que les choses ont en elles-mêmes une essence fixe, qu’elles ne sont ni relatives à nous, ni dépendantes de nous, qu’elles ne sont point tirées dans tous les sens au gré de notre imagination, mais qu’elles existent par elles-mêmes selon l’essence qui leur est naturelle. […] Il faut donc nommer les choses comme il est naturel de nommer et d’être nommé, et avec le moyen convenable, et non pas comme il nous plaît, si nous voulons être d’accord avec nos conclusions.

Platon, 1967 : 396-397

Dans ses équivoques, la lecture gascoynienne du symbole résume l’ambiguïté qui s’attache au terme. C’est l’une des pierres d’achoppement de toute réflexion sur le symbole : animé d’une puissance de métamorphose liée à sa part métaphorique, il n’en présuppose pas moins une relation d’identité qui tend à constituer un monde stable et homogène (Suhamy, 1994 : 223-35). À ce titre, il est le pivot d’un double mouvement de descente de l’idéel vers l’empirique et de remontée de l’empirique vers l’idéel. Le premier mouvement, caractéristique d’une pensée qui prend sa source chez Platon et se poursuit dans le néoplatonisme et la psychanalyse jungienne, part d’une conception qui postule des universaux et une forme d’invariance ; le second, qui naît avec la modernité kantienne, fait du symbole un instrument de la pensée intuitive, partant de son ancrage sensible pour en dégager la valeur plurivoque. Lorsque Gascoyne y perçoit une valeur univoque, il le tire dans la direction de l’invariant, ce qui risque aussi de l’appauvrir : le danger d’une telle lecture est d’aboutir à une pensée tautologique, non déterminée historiquement, non investie culturellement, qui ne verra dans le symbole que ce qu’on lui a déjà attribué de toute éternité. Par la suite, Gascoyne tire au contraire le symbole dans la direction du motif, au risque cette fois d’une parcellisation en lectures individuelles dont ne se dégagerait aucun savoir commun.

Ce double mouvement, et donc ce double risque, est illustré dans la poésie de l’auteur, qui emprunte à l’alchimie des symboles parés d’une valeur archétypale pour en défaire la configuration. Voyant se profiler la guerre, Gascoyne tente de bâtir un monde homogène en vue de tirer sens du chaos qui approche, parcourant pour cela différents champs épistémiques. Parce qu’elle convoque des figures décrivant l’union des contraires, l’alchimie lui permet de tenir un discours sur la symbolicité même ; or, les ambiguïtés lisibles dans sa propre définition se répercutent dans sa poésie, qui devient le lieu d’une défiguration plutôt que d’une reconfiguration. Par conséquent, sa poésie d’inspiration alchimique, initialement censée articuler le chaos en monde, dira au contraire le défilage des liens symboliques.

« Venus Androgyne » : défaite d’un symbole alchimique

L’alchimie était avant tout pour les surréalistes une tradition souterraine en butte à la rationalité logico-scientifique, branche d’une histoire littéraire occulte. Pour André Breton, elle dévidait un fil généalogique reliant les surréalistes à Boehme ou à Swedenborg par l’intermédiaire de Blake, Nerval, Rimbaud ou Novalis, filiation ou fiction commune en marge de l’histoire littéraire et philosophique reconnue[2]. Principal artisan de l’introduction du surréalisme en Angleterre, Gascoyne voit en l’alchimie une méthode susceptible de se prolonger aussi bien dans la psychanalyse que dans la mystique, et dessinant quelque chose comme une communauté de l’ombre.

Tel que je me le représente aujourd’hui, écrit-il, le Mouvement surréaliste, au xxe siècle, n’aura été qu’une tentative instinctive pour retrouver la fonction sociale et historique qu’assumaient au Moyen Âge et au début de la Renaissance, les alchimistes.[3]

Le travail de l’alchimiste dans la préparation du Grand Oeuvre est pour lui non pas la métaphore exclusive d’une autre démarche, qu’elle soit métaphysique, philosophique ou psychanalytique, mais un dénominateur commun, si bien qu’en dernière instance les figures qui paraissent en relever font l’objet d’un travail de désappropriation qui les arrache à leur origine. Si Gascoyne y puise diverses figures, c’est pour leur ajouter d’autres éléments issus de domaines aussi variés que le travail de l’artiste ou de l’écrivain, le rapport à l’Histoire, la Passion du Christ, la cure psychanalytique ou la tragédie grecque, sans que ces collusions forment de nouvelles significations stables[4]. Elles font apparaître des motifs changeants, des agencements nomades qui ne sauraient se résumer dans une métaphysique pourvoyeuse de relations univoques entre un symbole et sa traduction.

À tenter d’interpréter les images de l’androgyne, du sphinx rouge, de la perle, des langues jumelles ou de la fleur noire à la lumière de la tradition hermétique, on en viendrait à postuler un code qui assignerait à chacune de ces figures une signification sans équivoque. Or, rien n’indique la présence d’un tel code à l’origine de ces poèmes, ni dans le journal de l’auteur, ni dans ses entretiens, et sa réponse à la question « C’est Jung qui vous a conduit à l’alchimie ? » montre un intérêt d’écrivain plus que de théoricien :

Il m’a aidé. Encore un exemple de ce que Jung appelle la synchronicité. À une certaine époque, je me suis mis à lire beaucoup de livres sur la magie, comme Rimbaud. Ce n’est pas Rimbaud qui m’y a poussé, mais je me suis dit que le poète doit avoir un fonds, un stock d’images, de symboles. Je me suis mis à lire un tas de livres sur l’alchimie pour trouver du matériau.[5]

Le « fonds » en question est avant tout d’ordre esthétique : l’alchimie représente à ses yeux un réservoir d’images et non de significations, une géographie plus qu’une philosophie[6]. Par ailleurs, le symbolisme pour Gascoyne ne se limite pas à l’illustration de principes mis au jour par l’alchimie, mais recèle une part d’indécidable, voire d’arbitraire. Dès lors, il serait vain de prétendre élucider la signification précise des images empruntées à l’alchimie, d’autant que les poèmes où elles figurent se caractérisent par une esthétique de l’ambiguïté, de l’équivoque, de la duplicité. Ainsi, dans « Venus Androgyne »[7] :

With gaze impaired by heavy haze of sense

And sleep-dust, see: the blasphemy of flesh !

The breast is female, groin and fist are male,

But the red sphinx is hidden underneath the

Weed-rank hair: muscle and grain

Of man inextricably twined

With woman’s beauty.

————

Stand up, thorn

Of double anguish born, and pierce

The gentle athlete flank, that fierce pain

May merge like honey with the spirit’s blood,

Purging desire: with agony atone

For such abhorrent heresy of seed,

And weld twin contradictions in a single fire ![8]

1994 : 96

Le symbole, lieu rhétorique où serait « jeté ensemble » le disparate, semble proposer une représentation de lui-même dans la figure de l’androgyne, « méta-symbole » par excellence car figurant le processus même de la symbolisation en son sens étymologique. L’androgyne dit la synthèse des contraires, la coincidentia oppositorum de l’alchimie : essence singulière et complexe, multiforme, cette figure conjugue le plotinien dans son unicité adamantine et l’héraclitéen par ses métamorphoses, d’une clarté presque objectale et pourtant dépendante de l’esprit qui la conçoit quant à son identité. Par-delà le parallélisme entre les signifiants « male » et « female » ou « man » et « woman », on observe une structure en miroir : non seulement le nombre d’accents se distribue de manière symétrique autour de la césure centrale (ce que souligne l’aspect visuel du poème, soit quatre pentamètres, deux tétramètres et un dimètre, puis un dimètre, deux tétramètres et quatre pentamètres), mais les signifiants se répondent de part et d’autre de cette coupure, que ce soit par opposition, par redondance, par identité structurelle ou par ressemblance phonétique (« impaired » / « weld », « haze » / « fire », « blasphemy » / « heresy », « see » / « seed », « red » / « blood », « muscle » / « athlete », « twined » / « double »). Cette redondance esthétique, que vient compléter la redondance sémantique de « twin contradictions », s’accompagne d’un jeu sur la polysémie, comme en témoignent les signifiants « sense », « sphinx », « grain »[9], « spirit » ou l’expression « the blasphemy of flesh ».

Si l’alchimie paraît fournir un ensemble d’images qui aurait alimenté le poème à travers le motif du sphinx rouge ou les opérations de fusion et de purgation (cette dernière pouvant se comprendre de manière littérale, comme élimination des impuretés et des scories, ou figurée, comme rédemption), toute lecture de ce poème comme description d’une opération alchimique serait vouée à l’échec en raison des multiples ambiguïtés qu’il recèle. L’impératif qui le conclut ne se réalise pas dans le cadre du poème, qui multiplie les contradictions au lieu de les unir dans une quelconque « flamme unique » idéale, et le lecteur est renvoyé au premier vers du poème, son « regard » (« gaze ») mis en déroute par cette « vapeur de sens » (« a heavy haze of sense ») que diffuse le texte. Par sa structure, le poème effectue une opération inverse de celle qu’il décrit : le premier vers se clive en deux possibilités de lecture, selon que l’on prendra les signifiants « gaze » et « sense » dans leur acception littérale ou figurée, et de ce clivage initial découle une série d’incertitudes (ainsi, dans le deuxième vers, faut-il entendre par « the blasphemy of flesh » que toute chair est blasphématoire, ou bien que la créature hermaphrodite représente une hérésie ?) qui produisent cette vapeur de sens et inquiètent la lecture.

En définitive, le thème de la coincidentia oppositorum est subverti pour exprimer non plus la fusion harmonieuse des contraires, mais l’effacement des différences, le mélange, l’impureté, la prolifération des doubles. Si le thème de la coexistence des contraires suppose un maintien de l’identité dans la réunion, c’est bien plutôt un effondrement des frontières entre masculin et féminin qui s’énonce dans ce texte. Alors que le troisième vers opère un marquage symbolique par un acte de nomination (« The breast is female, groin and fist are male »), la suite du texte met en scène un entrelacement abject (« inextricably twined »), une profusion impure qui met en déroute la taxinomie sur laquelle se fonde tout un code de différences (« Weed-rank hair »). L’impératif « see » souligne l’obscénité de ce processus par lequel la fonction de condensation du signe s’effondre, entraînant toute représentation dans le vertige de sa défaillance. Par cette atteinte à la différence des sexes, à la séparation et à l’intégrité, c’est toute identité symbolique qui se trouve défaite. L’écriture, rituel censé relever l’impureté dans une économie d’exclusion et absorber l’abjection dans le langage comme système d’abomination, se fait au contraire l’écho d’une pulsionnalité débordante et attire la dichotomie, dispositif privilégié des systèmes de tabous, dans une danse de mort où se côtoient l’horreur et la jouissance.

Dissemblance, discordance

Le symbolisme alchimique de la poésie gascoynienne s’apparente en fait à la « métaphore vive » telle que l’analyse Paul Ricoeur : le but de la démarche n’est pas de créer un symbole qui puisse rendre compte d’une expérience en dissipant toute équivoque[10], ni même d’établir une relation de substitution entre deux termes, mais de faire jouer des rapports de ressemblance et de dissemblance. La métaphoricité ne repose pas sur des figures de substitution, elle est plutôt expérience (et non description d’une expérience) tensionnelle où se confrontent, dans le moment iconique, le sens et l’image, l’expérience et la pensée, le connu et l’inconnu, où la tension entre le métaphorique et le littéral garantit une pluralité d’interprétations[11]. Pour Gascoyne, la métaphoricité inhérente au symbolisme alchimique ne se définit pas par la conformité de l’énoncé à une chose préexistante : le référent se constitue au fil de l’activité scripturale, si bien que métaphore et symbole sont le lieu d’une re-description, d’un nouveau paradigme pour lequel les critères de vérité ou de fausseté n’ont aucune pertinence. L’élaboration du paradigme délaisse les critères d’adéquation et de correspondance à la vérité des choses pour se définir en termes esthétiques, herméneutiques et rhétoriques. En conséquence, la métaphoricité symbolique, telle que définie par les rapports du semblable et du dissemblable, ne renvoie ni à l’eidos platonicien, ni à l’Idee hégélienne. Gascoyne entend le symbole comme Ricoeur entend la métaphore : moment iconique pris dans un jeu entre figuration et défiguration.

Les deux poèmes qui suivent « Venus Androgyne » proposent différents modèles pour exprimer l’échec de la fusion harmonieuse des contraires. Dans « Amor Fati », qui semble exalter l’union des amants, c’est une irréductible discordance qui apparaît à la lecture.

Beloved enemy, preparer of my death,

When there’s no longer any garment left

To lessen the clenched impact of our limbs,

When there is mutual drought in our swift breath

And twin tongues struggle for the brim

Of swollen flood – an aching undertow

Sucking us inward – when the blood’s

Lust has attained its whitest glow

And the convulsion comes in quickening gusts,

Speaking is fatal: Do not break

That vacuum out of which our silence speaks

Of its sad speechless fury to the star

Whose glitter scars

The heavy heaven under which we lie

And injure one another O incurably![12]

1994 : 97

Tout le texte est régi par un dispositif fondé sur l’évitement de la rime et donc sur le report de l’harmonie (« limbs » / « brim », « flood » [situé en milieu de vers] / « blood’s », « lust » [en début de vers] / « gusts », « star » / « scars »). Le /s/ final, marque du pluriel ou de l’appartenance, empêche la rime d’advenir : la fusion que décrit le texte est minée par un dispositif phonétique où les indices de la pluralité et de la possession ruinent la coïncidence des opposés, dont le but est précisément de maintenir le pluriel dans l’unique, l’entr’appartenance dans la corrélation. C’est toute une mystique de l’union des contraires qui se trouve ainsi pervertie par l’agencement phonétique du poème, où le sexuel, métaphore privilégiée de l’extase mystique, se traduit phonétiquement sous l’aspect d’une impossible coïncidence. Les seules rimes du poème énoncent la latence de la mort dans le souffle des amants (« death » et « breath ») et, dans les deux derniers vers, la discordance est portée à son paroxysme avec l’écart phonétique séparant la proposition « we lie » de l’adverbe « incurably ».

Dans « The Fault », en revanche, la rime est bien présente au début du poème, mais avec des intervalles si courts que le texte donne l’idée d’un halètement plutôt que d’une forme harmonieuse.

To live, and to respire

And to aspire, to feel the fire

Urge upward through the mortal part and gain

Through burnt-out veins still higher!

But who has lived an hour

In the condemned condition of our blood

And not known how a wound like a black flower,

Exquisite and irreparable, can break

Apart in the immortal in us, or not felt

An intimation of the fault: to be alive![13]

1994 : 98

Cette rime se retrouve au vers 4 (« still higher ») au terme d’une séquence plus longue, d’où une impression d’harmonie aussitôt contredite par la concessive amorcée au vers 5 (« But who has lived an hour »[14]). La rime est cependant reprise aux vers 5 et 7 (hour/flower), mais l’exclamation finale (« to be alive ! ») renvoie d’un point de vue sémantique à la première proposition du poème (« To live ») pour mettre en évidence l’écart phonétique séparant « to be alive » de « To live »[15]. De la sorte, l’apparent bouclage du texte dans une forme close est un leurre destiné à souligner la « faille » qui donne son titre au poème. Ce titre, « The Fault », se trouve donc investi d’une valeur programmatique qui définit l’agencement phonétique du texte pour l’inscrire dans une esthétique de l’espacement et de l’impossible ajustement, non de la correspondance idéale.

L’indétermination symbolique

La décomposition de l’homogénéité symbolique dans le jeu textuel se prolonge dans des paysages marqués par la désymbolisation. Cette dynamique est inspirée par l’imminence de la guerre, lisible dans la fragmentation des signes susceptibles de garantir l’unité de la culture européenne. Son arrivée se fait avènement, « heure-zéro » où l’occultation se transmue en révélation et le regard affrontant le Nada[16] gagne lucidité en traversant l’éclipse. L’indétermination symbolique se manifeste dans quatre lieux emblématiques : l’Europe ensevelie sous la neige, le parc « anhistorique », la gravière et le lit du soldat blessé.

Le poème « Snow in Europe » livre le cadre spatial et temporel de la désymbolisation, un cadre paradoxal puisqu’il ne délimite rien stricto sensu, disant plutôt l’effacement des repères et, partant, l’impossibilité de tout marquage symbolique.

Out of their slumber Europeans spun

Dense dreams: appeasement, miracle, glimpsed flash

Of a new golden era; but could not restrain

The vertical white weight that fell last night

And made their continent a blank.

————

Hush, says the sameness of the snow,

The Ural and the Jura now rejoin

The furthest Arctic’s desolation. All is one;

Sheer monotone: plain, mountain; country, town:

Contours and boundaries no longer show.

————

The warring flags hang colourless a while;

Now midnight’s icy zero feigns a truce

Between the signs and seasons, and fades out

All shots and cries. But when the great thaw comes,

How red shall be the melting snow, how loud the drums![17]

1994 : 125

À l’instar de celle qui tombe sur l’Irlande à la fin de la nouvelle de Joyce, « The Dead », la neige qui recouvre l’Europe efface les traçages identitaires et, par là même, tout ce qui « fait signe ». Dans la neige niveleuse, figure mortuaire, se lit par métaphore le retour des forces psychiques à un état où toute énergie serait annulée. Les landes étales de l’Europe voient s’effacer non seulement les tracés naturels entre plaine et montagne, mais aussi toute distinction culturelle entre ville et campagne, si bien que la rivalité symétrique entre les futurs belligérants atteint son plus haut point d’indifférenciation avant même la déclaration des hostilités. La guerre dévoile avant de survenir sa force de brouillage identitaire : emblèmes, drapeaux et symboles se confondent, leur fonction définitoire annulée dans la mise au repos de toute signifiance. Le dégel annoncé à la fin du poème entraîne avec lui la grande débâcle de la contagion violente, le mal nécessaire qui doit permettre la restauration des tracés et de l’efficace symbolique après l’interruption du régime signifiant (« But when the great thaw comes, / How red shall be the melting snow, how loud the drums ! »).

Un lieu émerge toutefois de cette uniformité – l’enclos décrit dans « An Autumn Park » (1994 : 127) –, mais il n’affirme en fin de compte que son altérité absolue, étrangère au système de différenciations relatives qui fonde le langage et le socius. Le parc est une trouée dans l’Histoire, une échappée verticale qui tient de la mystique, non d’un balisage dans le temps et l’espace, et ne permet nullement de restaurer la différence dans le siècle, étant qualifié par les adjectifs « unhistoric » et « unworldly » (étranger à l’histoire et au monde). Le « portail hérissé de piques » qui le délimite, son « intégrité végétale », sa définition nécessairement apophatique (« unhistoric », « indifference », « unworldly », « without words », « unsocial », « negates », « non-human ») le désignent comme hortus conclusus édénique aux marges du monde. S’y entraperçoit dans un éclat de soleil rompant la monotonie des brumes l’imminence de la gloire au coeur du contingent, reléguée toutefois dans un hors-temps et un hors-lieu tant que la logique d’indifférenciation n’est pas parvenue à son exaspération violente. Parce qu’il ne fait l’objet d’aucune incarnation et donc d’aucune sécularisation, le parc est un lieu qui ne symbolise rien, pas même l’innocence perdue. Il est espacement du langage, mise en espace et retrait de ce qui fonderait une différence.

La gravière jonchée de restes, de rebuts, des déchets de ce monde, signale aussi les marges de l’énonciation. Paysage « quelconque » (« nondescript terrain »), la gravière décrite dans « The Gravel-Pit Field » (1994 : 137-139) se dérobe au marquage symbolique, dévoilant la situation d’équivalence rase où disparaît le monde comme système de représentations différenciées. Une issue est cependant suggérée avec l’émergence d’une volonté de puissance interprétative à même de transformer les scories en traces d’une sacralité perdue : les os d’un chien peuvent apparaître comme les reliques d’un saint, l’inscription d’un paquet de cigarettes se lire « mene mene tekel upharsin », formule par laquelle Dieu annonce au festin de Balthazar la chute de l’Empire chaldéen. Que ces lectures soient toujours contingentes indique bien qu’il s’agit non pas d’attendre « l’heure-zéro » où l’occultation se transmuera en révélation, mais de faire jouer la puissance d’évaluation (de transvaluation, dirait Nietzsche) d’un regard qui doit gagner sa lucidité en traversant l’éclipse du sens.

C’est tout l’enjeu du poème « A Wartime Dawn » (1994 : 132-133), consacré à un soldat blessé. En temps de guerre, dans un espace non spécifié, un corps anonyme rêve son anéantissement, jusqu’à ce qu’une brise venue d’un « pur Néant » insuffle en retour une reviviscence des sensations. Le lieu du poème est celui de la perte de toute individuation, antérieur à toute formation symbolique car l’existence du sujet s’y fait pure zoè indifférenciée[18]. Il n’est plus même sujet, il est corps agité de soubresauts, paysage dont les remous sont d’ordre géologique. Il a été reproché à David Gascoyne d’abuser de formules abstraites telles que « pure Nowhere »[19], à tort, car c’est justement par l’indétermination que se révèle l’échec de toute entreprise de symbolisation dans un paysage où s’effacent les marques identitaires.

À la lumière des autres poèmes gascoyniens, le symbolisme alchimique apparaît comme prétexte à une désymbolisation manifestée en temps de guerre. Le symbole est une fiction opératoire articulant le littéral au métaphorique, le moléculaire au spirituel, mais la suture demeure utopique, reléguée dans le hors-lieu d’un recueil scindé en poèmes « métaphysiques » (ou « métapsychologiques »), poèmes ancrés dans « un temps et un lieu » et poèmes « personnels ». Cette structure cloisonnée est encadrée au début par « Miserere », où se précipitent la Deuxième Guerre et la Passion, à la fin par « Requiem », « Elsewhere » et « Concert of Angels », sortie de l’histoire par la grâce d’un choeur qui s’élève au nadir de toute temporalité. Entre ces pôles, une progression a eu lieu : hauteur et profondeur sont abolies dans « Miserere » (« no height no depth no sign / and no more history » [1994 : 75]), restaurées dans « Concert of Angels » (les derniers mots du recueil sont « the horrid depth, the spiritual height » [1994 : 147]). Le trajet poétique a fait advenir un cadre emboîtant l’Histoire et la fiction, mais le lieu de leur assomption conjointe est un hors-texte. C’est alors qu’intervient le lecteur, appelé à interpréter les déterminations symboliques inventées par l’auteur comme l’indéterminé que met à nu la désymbolisation violente : ainsi le flâneur de la gravière est-il invité à apprécier les reliquats « sans prix » d’une habitation, coquilles vides, brimborions sans valeur mais aussi, peut-être, inestimables pourvu qu’un regard les anime – à convertir la trace en Texte, la dépouille en relique et la scorie en symbole, façonnant et consacrant tout ce qu’il voit.