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L'ouvrage de Perrenoud s'élabore à partir d'un premier constat: évaluer en milieu scolaire implique une valorisation de l'excellence. Ce constat s'oppose au principe de la nécessité de lutter contre l'échec scolaire, principe malheureusement trop peu mobilisateur, déplore l'auteur. Or, comme la prévention de l'échec passe par une pédagogie différenciée, il faut résoudre la contradiction entre une logique de sélection fondée sur l'excellence et une logique de la régulation, qui met l'évaluation au service de l'apprentissage.

La perspective de Perrenoud est celle du sociologue qui se refuse à suggérer des procédés ou à juger des pratiques existantes et vise plutôt à décrire l'évaluation des apprentissages comme constituant un système d'action, un moyen pour prendre des décisions.

L'ouvrage est constitué de six articles publiés de 1985 à 1993, mais légèrement remaniés de façon à ce qu'il y ait des liens entre les chapitres que forment ces articles et à pointer vers d'autres publications (surtout de l'auteur lui-même) qui leur sont ultérieures. À ces articles s'ajoutent trois textes inédits, une introduction et une conclusion. Il en résulte un ouvrage remarquablement cohérent malgré le collage de textes écrits à des moments différents.

Perrenoud rappelle d'abord son constat initial en montrant que l'évaluation s'appuie sur des normes d'excellence qui délimitent l'échec. Celui-ci apparaît comme une représentation fabriquée par l'école. La liberté relative dont bénéficient les enseignants français par rapport au cursus servirait à maintenir un «compromis pratique» entre le besoin d'une évaluation continue et les exigences de l'excellence. De fait, dit Perrenoud, même les tâches que font faire les enseignants dans le cadre de l'évaluation continue ne mettent pas seulement en oeuvre les compétences visées par les programmes, mais sollicitent aussi des habiletés et des attitudes propres au «métier d'élève» pour composer avec le système scolaire: capacité de reproduire de l'information, stratégies de test, ressources expressives, persévérance, etc.

L'auteur risque ensuite une digression pour toucher la question du passage vers des programmes plus sélectifs; il indique que ce passage dépend à la fois des demandes familiales et des résultats scolaires. Le rapport entre ces facteurs est complexe dans la mesure où l'évaluation aussi devient un enjeu de la négociation sur l'orientation scolaire. L'effet est d'autant plus pervers que les pratiques pédagogiques sont en partie dictées par l'évaluation. Perrenoud décrit alors les mécanismes de l'évaluation qui représentent des freins au changement des pratiques. Ces mécanismes influent sur la relation pédagogique (par exemple, à cause du temps que doivent consacrer les enseignants à l'évaluation) et à cause des contenus enseignés (les modalités d'évaluation favorisant notamment le développement de compétences de bas niveau).

La seconde moitié de l'ouvrage met l'accent sur le rapport entre la didactique et l'évaluation formative. Perrenoud situe l'évaluation formative parmi un ensemble de processus de régulation et la considère donc comme une composante du dispositif didactique plutôt que comme une pratique indépendante. Bien que l'évaluation formative soit inhérente à l'intervention de l'enseignant, telle la prose de monsieur Jourdain, des obstacles doivent être surmontés pour qu'elle soit vraiment efficace. Perrenoud signale comme obstacles importants une vision fragmentaire des difficultés que peuvent poser les contenus, une conception vague de l'apprentissage, un manque de temps et une tendance à réguler les activités plutôt que les apprentissages. Par ailleurs, parce qu'elle doit être efficace, l'évaluation formative ne peut pas se limiter aux procédés formels, mais doit aussi recourir à l'observation, voire à l'intuition. De plus, puisqu'elle n'a pas à se plier aux contraintes égalitaristes de la certification, on peut la rendre encore plus efficace en l'adaptant à chaque élève.

Perrenoud met en garde les défenseurs de l'évaluation formative contre un certain angélisme qui porte à lui prêter des vertus dès qu'on l'intègre au dispositif didactique ou qu'on encourage la communication entre enseignant et élèves. Or, communiquer, rappelle-t-il, ne signifie pas apprendre. De fait, pour certains élèves l'évaluation peut être perçue comme une intrusion violente à laquelle ils peuvent tenter de résister à travers leurs interactions avec l'enseignant.

Le dernier chapitre situe l'évaluation en fonction de huit pôles d'attraction qui sont associés à des forces internes à la classe (satisfaction de l'enseignant, organisation de la classe, approche et relation pédagogique) ou à des forces externes à la classe (politique de l'établissement, programmes, système de sélection, relation parents-école). La clarification des liens complexes de l'évaluation avec tout le système scolaire fait ressortir la double logique qui s'instaure et qui inspire à l'auteur la métaphore du Bon (l'enseignant qui renonce à l'évaluation certificative) de la Brute (celui qui certifie sans compromis) et du Truand qui pourrait être l'élève, poussé à «tricher» par son métier d'élève, en appliquant des stratégies différentes selon qu'il s'agit d'évaluation formative ou certificative.

Devant le dilemme de l'enseignant, Perrenoud conclut que, somme toute, il vaut mieux que l'enseignant soit à la fois Bon et Brute. Plusieurs praticiens se demanderont comment cela est possible. À cette question, on peut répondre en prêtant un sens un peu différent à une expression que Perrenoud a lui-même contribué à diffuser: il faudra que le lecteur effectue sa propre «transposition didactique», car rien n'est dit sur la façon dont ce rôle antinomique peut se jouer en classe.