Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

De la littérature à la langue
Fabula-LhT n° 30
La Littérature en formules
Françoise Rubellin

« Tomber amoureux » : un néologisme en procès

“Tomber amoureux”: a neologism on trial

1En 1726, lors de la publication du Dictionnaire néologique à l’usage des beaux-esprits du siècle de Jean-Jacques Bel et de l’abbé Desfontaines, vivement opposés aux Modernes, Marivaux est accusé d’avoir créé l’expression tomber amoureux dans une feuille périodique du Spectateur français :

Tomber amoureux. (Elle tomba tout subitement amoureuse de moi) [Spect. Franç. f. 7 1723]. L’amour est par cette expression représenté comme une apoplexie agréable1. (Bel et Desfontaines, 1726, p. 95)

2L’expression ne sera jamais reprise par Marivaux dans l’ensemble de ses Journaux ; on la trouve auparavant dans son Télémaque travesti : « La vilaine s’amouracha d’un jeune petit gentillâtre qui avait les yeux ronds et flanqués dans la tête […]. Je ne sais pas comment elle le connut, mais elle en tomba amoureuse » (Marivaux, 1972, p. 814)2. Elle se rencontre trois fois dans son théâtre. Au féminin dans L’Île des esclaves (1725) : « Arlequin : Voilà ce que c’est, tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante » (scène 6). Au masculin dans L’Amour et la Vérité (1720) ; l’Amour dit à la Vérité qu’il va entrer dans un arbre : « les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu’il apercevra » (2000, p. 106)3 ; puis en 1740, dans L’Épreuve, Lisette, défiante, dit à Blaise : « croirai-je que vous êtes tombé subitement amoureux de moi ? » (scène 4).

3Pourquoi tomber ? Dans trois des cinq occurrences chez Marivaux, l’adverbe subitement accompagne tomber amoureux. L’expression évoque la dimension imprévue, soudaine et involontaire et se substitue au très courant devenir amoureux. Elle est rapprochée par le Dictionnaire néologique de tomber malade ; et c’est avec un sens proche que Marivaux lui-même emploie le verbe tomber dans : « il est tombé fou : il y a six mois qu’il extravague d’amour » dans Les Fausses Confidences (I, 14).

4Outre les auteurs du Dictionnaire néologique, trois dramaturges se moquent de l’expression : Fuzelier, Le Sage et d’Orneval la tournent en ridicule dans Les Amours déguisés, opéra-comique représenté à la Foire Saint-Laurent le 10 septembre 1726. Marivaux y est peint sous les traits de Mlle Raffinot (nom qui conserve les trois voyelles de son nom dans le même ordre et introduit l’idée de raffinement avec les excès de la préciosité) :

Arlequin
Voici, ce me semble, une précieuse ridicule. (Haut.) Qui êtes-vous, Mademoiselle ?

Mlle Raffinot (Air : J’ai fait souvent résonner ma musette)
Je suis l’appui du style énigmatique
Qui fait le beau des modernes écrits.

Arlequin
Ah ! vous donnez dans le néologique,
Autrement dit l’argot des beaux-esprits.

5Arlequin apprend que Mlle Raffinot reçoit souvent dans son cabinet son voisin Dorimon :

Mlle Raffinot
Nous y faisons des collections des termes nouveaux, que forgent tous les jours, sur l’enclume du bon goût, les génies conséquents et lumineux.

Arlequin
Fort bien. Poursuivez.

Mlle Raffinot
Comme la personne de Dorimon est un fardeau de grâces nobles et imposantes, et que j’ai, sans vanité, sur les agréments, un visage assez disciplinable, les Amours se seront imaginé que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre.

Arlequin
Tomber amoureux. Oh ! pour celui-là, je ne l’avais pas encore entendu.

Mlle Raffinot
Hé, oui, tomber amoureux. Ne dit-on pas tomber malade ? Or, comme l’amour est une maladie, on doit dire tomber amoureux, et tomber en amour, comme tomber en apoplexie. (Le Sage et d’Orneval, 1728, p. 342-346)

6Les auteurs ont à l’évidence copié cette remarque dans le Dictionnaire néologique. D’ailleurs, les termes des répliques précédentes y sont également critiqués (conséquents, fardeau de grâces, disciplinable). En 1736, Marivaux échoua à entrer à l’Académie française précisément pour ses innovations de langage : l’archevêque Languet de Gergy déclara : « Notre métier à l’Académie est de travailler à la composition de la langue, et celui de M. de Marivaux est de travailler à la décomposer » (cité dans Deschamps, 1897, p. 78).

Occurrences antérieures

7Or, ce n’est pas Marivaux qui a inventé l’expression tomber amoureux ; nous en avons rencontré des occurrences bien antérieures4. Elle figure déjà dans une pièce de l’ancien Théâtre-Italien, Les Momies d’Égypte, de Regnard et Dufresny (19 mars 1696). À Cléopâtre qui lui dit « Petit mouton d’amour, doux objet de mes vœux ! », Marc-Antoine répond : « Je sens que je m’en vais retomber amoureux » (1981, p. 759). Regnard l’emploie aussi dans Le Bal (pièce connue également sous le titre Le Bourgeois de Falaise), représenté le 14 juin 1696 à la Comédie-Française :

Lisette
Le cousin est masqué mieux que personne en France,
Il est tout à manger : les femmes dans le bal
Le prendront pour l’amour en propre original.

Mathieu Crochet [déguisé en Cupidon]
N’est-il pas vrai ?

Sotencour 
Parbleu, plus d’une curieuse
De l’aîné des Amours va tomber amoureuse
Et voudra de plus près connaître le cousin. (scène 16 ; 1876, p. 56)

8Enfin, elle figure dans Le Joueur de Regnard, créé le 19 décembre 1696 à la Comédie-Française. Le Marquis, fanfaron, se vante auprès de Valère de son pouvoir de séduction sur la Comtesse :

Le Marquis
[…] J’ai sur certaine femme
Jeté, sans y songer, quelque amoureuse flamme.
J’ai trouvé la matière assez sèche de soi ;
Mais la belle est tombée amoureuse de moi. (III, 9 ; Théâtre du xviie siècle, 1992, p. 770)

9C’est sans doute dans Le Joueur que Marivaux a pu prendre cette expression, pièce qu’il connaît bien : il emprunte au Marquis la phrase que prononce Arlequin à la fin du Jeu de l’amour et du hasard, « Allons, saute, Marquis ! » ; il s’en inspire aussi, dans La Seconde Surprise de l’amour, pour la lecture par Hortensius de livres de philosophie et pour les réflexions sur Sénèque. On notera que dans Le Joueur, comme dans le passage du Spectateur français, l’expression est mise dans la bouche d’un personnage vantard, qui se targue de séductions immédiates ; dans Le Spectateur français, elle figure au cœur d’une lettre introduite dans le récit par « Voici à présent quel était son style dans le billet », ce qui met d’une certaine manière l’expression à distance5.

10Ne concluons pas que c’est Regnard qui a inventé l’expression tomber amoureux : toute la littérature française, au sens large, n’est pas accessible en ligne, bien loin de là ; contentons-nous de signaler les premières occurrences connues à ce jour. Ce qui ne nous empêche pas de nous demander comment la formule anglaise fall in love, attestée déjà au xvie siècle6 n’a pas trouvé plus tôt d’équivalent français. Et de remarquer la rareté de tomber en amour : tandis que chez Montaigne l’expression est assortie de condamnation morale puisqu’il s’agit d’amour excessif de soi (« Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soi indiscrète, est, à mon avis, la substance de ce vice » ; livre II, chap. 6 ; 1962, p. 359-360), chez l’abbé Rozier et ses collaborateurs, auteurs des Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts, l’expression n’a rien de sentimental et s’applique aux ouistitis :

On s’aperçut dans les premiers jours de février de cette année 1779, par les empressements réciproques du mâle et de la femelle, qu’ils étaient prêts [sic] de tomber en amour. Pour pouvoir en déterminer le moment, on mit un linge blanc dans la boîte où ils couchent, qui bientôt après se trouva taché, ce qui prouva que la femelle était en chaleur (Observations, 1779, p. 153).

11Pourtant au Québec tomber en amour survit de nos jours, expression signalée au xixe siècle comme « un anglicisme de mauvais ton » :

« Tomber en amour » (fall in love). Quelle chute aimable, et comme on songe peu à se casser un membre en tombant de cette façon-là ! Ici l’anglais est à coup sûr supérieur au français, du moins dans l’expression. On dit bien, par extension, et seulement par une espèce de tolérance généreuse pour le verbe tomber, on dit bien tomber amoureux ; mais cela implique qu’il n’y a pas réciprocité ou qu’on est tombé tout seul, tandis que « tomber en amour » comporterait qu’il y a bien aussi un petit grain de l’autre côté. (Buies, 1888, p. 44)

12Le néologisme, « une affectation vicieuse » ? Si pour le Dictionnaire de l’Académie en 1762, néologisme désigne « l’habitude de se servir de termes nouveaux, ou d’employer les mots reçus dans des significations détournées », aujourd’hui, force est de constater l’immense fortune de l’expression tomber amoureux, reprise après Marivaux par Diderot (Les Bijoux indiscrets, 1748), d’Holbach, Mirabeau, Balzac, Sand, Stendhal, Barbey d’Aurevilly, Flaubert, Zola, Hugo… n’en déplaise à l’abbé Desfontaines et aux Académiciens de l’époque de Marivaux.

Tomber (encore et toujours) sur Marivaux

13L’histoire de cette formule dont la paternité a été à tort attribuée à Marivaux invite à des observations méthodologiques : si la critique sur Marivaux ne cesse de se développer, elle met fort longtemps à prendre en compte certaines découvertes qui ne sont ni des théories, ni des interprétations, mais des faits, des occurrences. Littré avait signalé l’expression tomber amoureux chez Regnard : mais il fallait chercher au verbe tomber et lire jusqu’à la quatorzième rubrique (Littré, 1877)… Les dictionnaires savants plus récents l’avaient repris7, sans plus d’échos. L’innovation considérable que représente pour les études littéraires et linguistiques la mise en ligne sur le web de millions de pages de toutes époques produit deux effets contraires : d’une part, une facilité prodigieuse pour repérer des occurrences, surtout grâce à la possibilité de requête par « période personnalisée » proposée par Google livres8, mais d’autre part, un brouillage chronologique et épistémologique : pendant encore des dizaines d’années, si l’on cherche « tomber amoureux expression », on tombera, justement, sur Marivaux. Et saisir « Marivaux tomber amoureux » déclenchera toujours l’apparition d’innombrables pages indiquant que Marivaux a créé l’expression9. De la même manière, alors qu’on sait depuis 1985 que le mot marivaudage apparaît sous la plume de Françoise de Graffigny dès 1739, la création du mot continue à être fréquemment imputée à Diderot dans une lettre de 1760.

14D’autres pièges attendent le chercheur pressé ou peu méfiant : la base Frantext indique une occurrence de tomber amoureux chez Madeleine de Scudéry dans Clélie, histoire romaine (roman publié à partir de 1654) ; mais elle ne fait pas apparaître que cette occurrence figure dans un résumé de la fin de la première partie, résumé dû à l’éditrice (Scudéry, 2006, p. 224). Ainsi, pour l’histoire des formules, comme pour bien d’autres enquêtes, les nouvelles possibilités d’exploration d’immenses corpus en ligne multiplieront les découvertes mais les erreurs perdureront, faute de chronologie, de structuration et de correction rétroactives.