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Gherasim Luca : texte, image, son

de Charlène Clonts (Auteur)
©2020 Monographies XVIII, 482 Pages
Série: Modern French Identities, Volume 139

Résumé

Artiste inclassable et jouant un rôle capital dans l’évolution de la poésie visuelle de langue française, Gherasim Luca (1913–1994) laisse une oeuvre protéiforme qui relève de la littérature mais aussi des arts plastiques. Dans une approche poétique de l’ensemble de son oeuvre et de ses archives pour la plupart inédites, l’ouvrage en analyse la genèse et la plasticité constante. Débutant par une étude des cubomanies, oeuvres plastiques du détournement et du collage, il s’agit tout d’abord d’en souligner les processus qui trouvent un écho dans l’écriture poétique de l’artiste. Ce livre met aussi en perspective les travaux de Luca avec ceux de ses contemporains, ainsi que les nombreuses collaborations et les échanges, matérialisés par des revues et des publications collectives au sein des avant-gardes roumaines et par la création de livres de dialogue avec des amis artistes de tous horizons. Ainsi, la plasticité de l’écriture répond à la trace laissée par les arts plastiques. La matière graphique et phonique des textes est interrogée pour en montrer les enjeux, en rapport notamment avec une praxis poétique qui s’étend hors du livre, à la fois voix, corps et enregistrement. Traversant le XXe siècle et liée aux pratiques de l’espace et aux nouveaux médias qui lui sont contemporains, l’oeuvre de Luca s’inscrit entièrement dans l’ère de la reproductibilité technique et force aussi à en considérer attentivement les effets médiologiques pour en montrer les soubassements esthétiques, philosophiques et critiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Liste des figures
  • Liste des tableaux
  • Remerciements et crédits
  • Liste des abréviations
  • Contenu additionnel
  • Introduction
  • Chapitre 1 Gherasim Luca cubomane
  • A. Génétique
  • B. Motifs cubomanes
  • 1. L’autre dévisagé / envisager l’autre
  • 2. Le pied et la main : (ré)écriture, figuration
  • C. Mouvements, forces et méthodes de transformation
  • 1. Répéter sans répéter : translation, glissement, renversement
  • 2. Structures géométriques et dynamiques de second niveau
  • Conclusion. Les cubomanies : fragmentation, remembrement, mouvement
  • Chapitre 2 D’un seul regard : arts plastiques et poésie
  • A. Prémices roumaines : pour un art critique et politique
  • 1. Marginalités
  • 2. (R)évolution du dé-monologue
  • B. Structure de l’œuvre dialoguée
  • 1. Au-delà du livre à frontispice89
  • 2. Poétique nucléaire ou l’image au sein du texte
  • a. Recycler, coller, bricoler
  • b. Apocalypse sémiotique
  • c. Procès de l’image
  • 3. De la suite libre au livre-objet
  • a. Manipulations et jeux de cartes
  • b. Amicales mises en « boîte »
  • c. Géométrie, mécanique et chimie des ponctuations
  • Conclusion. Vers une métempsychose artistique
  • Chapitre 3 De l’écriture au récital
  • A. Pour une langue onirique mobile
  • 1. Un rêve aquatique
  • 2. Dramatisation de l’imaginaire héraclitéen
  • B. La répétition : rythme et rime
  • 1. L’œil et l’oreille
  • a. Vers la méta-répétition
  • b. Syntaxe et ponctuation : pour l’ébauche d’un rythme
  • 2. Le précipité sémantique du texte
  • 3. Métamorphologie d’un débord
  • C. Formules et reformulations
  • 1. La reprise citationnelle : texte, périgraphie et ready-made poétique
  • 2. La genèse infinie de l’écriture et du récital
  • Conclusion. Entre répétition et variation, une poétique de l’affolement
  • Chapitre 4 Pour une médiopoétique
  • A. L’instantané poétique
  • 1. La représentation à l’épreuve de la vision intérieure
  • 2. Fonction générique de la photographie
  • B. Pratiques iconotextuelles
  • 1. Le collage
  • 2. La carte postale littéraire
  • 3. Le ready-made
  • C. De l’image fixe à l’image-mouvement : poésie, cinéma et télévision
  • 1. Projection et défilement des images
  • 2. Fonction hybride du cinéma
  • 3. Le récital télévisuel ou la phrase-image
  • D. Impression sonore
  • 1. Typologie du récital
  • 2. L’objet sonore de la poésie radiophonique et enregistrée
  • 3. Récital, musique et poésie
  • E. La poésie exposée
  • 1. Effets de groupes
  • 2. Le livre en spectacle : dans et hors du musée
  • Conclusion. Le medium, viatique poétique
  • Conclusion
  • Bibliographie sélective
  • Index
  • Titres parus dans la collection

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Remerciements et crédits

Cet ouvrage est issu de travaux de recherche menés au sein du laboratoire ALTER (Arts / Langages : Transitions et Relations, équipe « Formes en mouvements ») de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Je voudrais ainsi remercier chaleureusement Madame Isabelle Chol (professeure, Université de Pau et des Pays de l’Adour), à qui je dois beaucoup. De ce cheminement, je retiendrai notamment ses conseils éclairés et les pistes ouvertes par ses propres travaux.

De même, je voudrais exprimer mes plus sincères remerciements à Monsieur Jean Khalfa (professeur, Trinity College, Université de Cambridge) pour ses conseils avisés, ses précieuses recommandations et son accompagnement dans l’édition de cet ouvrage.

Je remercie également Monsieur Michel Braud (professeur, Université de Pau et des Pays de l’Adour), Monsieur Dominique Carlat (professeur, Université Lyon 2) et Monsieur Jacques Dürrenmatt (professeur, Université Paris-Sorbonne) pour leurs remarques enrichissantes.

En outre, je tiens à saluer l’Association pour la Recherche et l’Étude du Surréalisme (Paris) et notamment Monsieur Henri Béhar pour sa présence aux premières heures de mes recherches, l’Assocation Atelier André Breton (Archigny) pour ses ressources numériques, la Fondation Arp (Clamart) pour l’accès aux correspondances de Hans Arp et Gherasim Luca, la Fondation Agustín Fernandez (New-York) et notamment Madame Clea Fernandez, ainsi que la Fondation Zéro (Düsseldorf), la Fondation Hartung-Bergman (Antibes), Madame Dorota Dolega-Ritter et Monsieur Eskil Lam pour leurs informations ponctuelles.

Je remercie par ailleurs Madame Micheline Catti (compagne de Gherasim Luca) et les Éditions José Corti (Monsieur Bertrand Fillaudeau) qui m’ont fourni les autorisations nécessaires à l’avancement de mes recherches et à la publication de cet ouvrage.

Enfin, je ne saurais oublier mon mari, mes amis et mes proches pour leurs relectures, leurs encouragements et leur indulgence, ainsi que les ←xiii | xiv→instituteurs et les professeurs qui ont su me donner le goût de la recherche et de la langue française.

© Gherasim Luca. Illustration de couverture, Portrait de Gherasim Luca, Jaffa, 1951, photographe non identifié. Photographie reproduite avec l’aimable autorisation des Éditions José Corti et de Micheline Catti, et avec l’aide de l’Association Atelier d’André Breton, <http://www.andrebreton.fr>.

© Tous les textes de Gherasim Luca ont été publiés aux Éditions José Corti entre 1985 et 2018. Les extraits des textes de Gherasim Luca sont reproduits avec l’aimable autorisation des Éditions José Corti et de Micheline Catti.

Quelques paragraphes de cet ouvrage ont servi de matériau pour les articles suivants :

C. CLONTS, « Le funambule apatride ou la question du rythme chez Gherasim Luca », actes du colloque « Poésie européenne et apatridie 1900–2016 », ATILF-CNRS/Université de Lorraine, Nancy, 4–5 mai 2017, dans Modern Languages Open, Liverpool, novembre 2019, pp. 1–11. © 2017 Charlène Clonts. Le funambule apatride ou la question du rythme chez Gherasim Luca. CC-BY 3.0 Licence. <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/>

C. CLONTS, « De l’objet sonore : poésie radiophonique et analogie musicale chez Gherasim Luca », actes du colloque « Voix acousmates », Université de Rennes 2, Rennes, 6–8 septembre 2017, dans Des Voix acousmates en littérature, Presses Universitaires de Rennes, automne 2020. © 2017 Charlène Clonts.

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Contenu additionnel

Via le site internet du laboratoire ALTER de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, cet ouvrage donne accès à la biographie complète et contextualisée de Gherasim Luca, ainsi qu’à la chronologie intégrale et documentée de ses œuvres (récitals, expositions, publications, tableaux et films).

Ces documents apparaissent dans le descriptif du projet de recherche international Avantgardes, à partir duquel vous pouvez les télécharger :

C. CLONTS, Repères biographiques – Salman Locker/Gherasim Luca, document publié dans le cadre du projet de recherche Avantgardes, lab. ALTER, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2016, 8 p.

C. CLONTS, Chronologie des œuvres de Gherasim Luca : récitals, expositions, publications et films, document publié dans le cadre du projet de recherche Avantgardes, lab. ALTER, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2016, 15 p.

Vous pouvez accéder à ces contenus en tapant dans votre navigateur l’adresse web : <https://alter.univ-pau.fr/fr/collaborations/projets-de-recherche/avangardes.html> ou en flashant le QR code suivant avec votre smartphone ou votre tablette :

© 2016 Charlène Clonts. Chronologie des œuvres de Gherasim Luca : récitals, expositions, publications et films. © 2016 Charlène Clonts. Repères biographiques – Salman Locker/Gherasim Luca.

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Pour ces contenus aussi, les droits et les copyrights s’appliquent. La duplication, la copie intégrale ou la publication de ces documents sont soumises aux contraintes légales.

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Introduction

Les échanges artistiques entre l’Europe de l’ouest et la Roumanie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe sont perceptibles dans de nombreux domaines. En Roumanie, parallèlement à une véritable volonté de conserver un style architectural proche des traditions locales, le roi Carol I1 (1866–1914) fait pourtant appel à de nombreux architectes viennois et français pour la réalisation de grands bâtiments publics. La ville de Bucarest prend alors un visage nouveau, mêlant influences régionales et Art Nouveau de type Vienne 1900. Ioana Vlasiu montre que la croissance économique des années 1920 fait passer Bucarest du statut de ville de province à celui de capitale européenne.2 Située aux portes de l’Est, elle est néanmoins nommée le Petit Paris. La ville s’anime de nombreux cafés où l’on joue du jazz, de galeries, de librairies sur la Calea Victoriei, de bouquinistes le long de la Dâmbovița ; l’Athénaeum et le Théâtre National proposent des événements artistiques de grande ampleur.3 Après la Première Guerre Mondiale, comme ailleurs en Europe, les soldats de retour du front se considèrent comme une génération sacrifiée. De nombreux artistes roumains souhaitent une réforme profonde de la société et deviennent de plus en plus anticonformistes. On constate en même temps un accroissement du nombre de journaux et de revues. Au travers de revues comme Contimporanul, 75HP, Integral, Punct, Unu et par le biais des migrations de Roumains, la circulation des idées et des langues stimule les intellectuels et les artistes. Ainsi, Constantin Brancusi, dont l’atelier se trouvait déjà à Paris, continue de présenter des expositions à Bucarest et conserve des liens avec les artistes indépendants roumains ; ←1 | 2→Max Hermann Maxy étudie la peinture à Berlin et fait part à ses amis de Bucarest de son expérience à la Galerie Der Sturm ; à la même période, Marcel Janco vit à Zürich où il fréquente les artistes Dada. Dans cette Europe faite d’échanges, la langue roumaine a un statut particulier : géographiquement cernée par les langues slaves et alors comprimée politiquement par l’Empire Austro-Hongrois qui s’étire jusqu’en Transylvanie, le roumain est néanmoins une enclave romane (et le reste encore). On comprend mieux pourquoi tant d’artistes roumains ont émigré vers la France (même si la réalité artistique parisienne du début du XXe siècle a contribué à cette attraction) et aussi pourquoi l’influence française est longtemps restée très forte en Roumanie. En outre, Michael Henry Heim explique que la langue roumaine a été concurrencée par des influences slaves en raison de la présence de l’Église orthodoxe. De ce fait, la langue romane employée depuis le IIe siècle est remplacée à l’écrit, dès le Moyen-Âge, par la langue slave en alphabet cyrillique. Dans un mouvement similaire à celui des Tchèques, les Roumains tentent de se débarrasser des vestiges linguistiques slaves au XIXe siècle et nourrissent alors la langue grâce à des emprunts faits au français.4 Le linguiste évoque ainsi les interactions linguistiques dans l’Europe de l’est des Habsbourg :

they were not German and hence remained outsiders, […] they had another point in common: though not German, the educated among them had German as a second or sometimes even first language, and during the four hundred years of linguistic contact and interaction German made inroads into their languages and thought processes. Despite the differences in the structure and development of their languages, they all were influenced, consciously or not, by the German linguistic substratum.

With language, of course, comes culture.5

Le linguiste soulève la question des minorités linguistiques en Europe de l’Est et celle de la position des intellectuels et des artistes face à l’allemand et au russe comme langues majeures. L’écriture de Gherasim Luca s’inscrit dans ce même creuset linguistique qu’est la Roumanie du début du ←2 | 3→XXe siècle par cette quête d’une langue poétique neuve. Celle-ci doit donc aussi être mise en rapport avec une interrogation plus large sur les langues majeures et la culture qu’elles véhiculent.

La littérature, et plus particulièrement la poésie, ne sont pas exemptées de ces problématiques. À l’aube du XXe siècle, on peut parler d’une poésie européenne, qui distingue néanmoins des langues majeures et des langues mineures, ainsi que des engagements majoritaires et des engagements minoritaires. À la veille de la Première Guerre Mondiale, les revues de langue allemande Der Sturm (1910–1932) et Die Aktion (1911–1932) concentrent ainsi deux tendances de la poésie expressionniste : l’une se veut a priori dégagée de tout engagement politique, tandis que l’autre milite pour une Europe activiste mais pacifiste. La revue française Canard sauvage (ca. 1903–1909) semble moins consciente de l’arrivée imminente de la guerre mais se présente elle aussi comme antimilitariste.6 Outre l’engagement politique de ces revues, la poésie y est toujours mêlée aux arts plastiques. Elle est véhiculée aussi par les représentations dans les cabarets de Paris, Munich ou Berlin. Ces soirées sont à la fois musicales et littéraires, comme au Chat Noir, et font converger les créations de l’Europe entière. De nombreux artistes européens, comme Georg Trakl et plus tard Gherasim Luca, sont marqués par les synesthésies paraissant dans les « Correspondances » de Charles Baudelaire ou les « Voyelles » d’Arthur Rimbaud. D’ailleurs, les artistes expressionnistes de tous domaines (cinéastes, peintres, musiciens, danseurs, poètes, romanciers ou dramaturges) travaillent de concert. Les peintres cubistes et les poètes français créent des œuvres à quatre mains, en tête desquels on peut compter Guillaume Apollinaire qui ouvre la première exposition de Georges Braque ou Pierre Reverdy qui publie de nombreux livres de dialogue avec de grands noms du cubisme. Les nouveaux transports, la prédominance des objets ou les télécommunications constituent des éléments du quotidien que la poésie intègre, à l’instar du Transsibérien de Blaise Cendrars, de la T. S. F. de Guillaume Apollinaire, de la lampe de Pierre Reverdy ou des objets de Gertrude Stein. Les futuristes italiens quant à eux soulignent surtout, dès 1912, le mouvement, la vitesse, la violence et ←3 | 4→l’action, ce qui s’oppose par exemple à la pensée plus statique de Pierre Reverdy.7 Sous l’influence des cours d’Henri Bergson, les artistes s’intéressent à la simultanéité, comme le font Blaise Cendrars et Sonia Delaunay dans leur œuvre commune. La grande ville et son lot de contraintes, l’usine, la rue crasse, le lupanar constituent le cadre de poèmes qui paraissent notamment dans la revue allemande Das Neue Pathos (ca. 1913–1915) ou dans la revue des Soirées de Paris (1912–1914) dont les numéros de la dernière série font aussi paraître des reproductions de tableaux. Ces revues prônent un renouvellement des formes, dans ce même sursaut qui pousse Arnold Schoenberg à s’émanciper des formes tonales traditionnelles. Entre 1912 et 1918, les artistes de langue russe multiplient les expériences. La richesse de leurs propositions artistiques est révélée par les nombreuses initiatives et les divers groupes d’avant-gardes, comme le rayonnisme de Michel Larionov qui se fonde sur les lignes-forces, le cubo-futurisme de David Bourliouk, l’acméisme de Nicolas Goulimev qui cherche la vie dans l’art ou le suprématisme de Kasimir Malévitch qui part du « zéro de la forme » et développe l’idée de construction et de constructeur.8 En France, le renouvellement des formes est influencé notamment par les écrits de Stéphane Mallarmé ; les poètes s’ouvrent davantage à la spatialisation du texte et à l’idée d’œuvre totale. Suite à l’invention des papiers collés par Georges Braque et face à l’envahissement de la vie quotidienne par la publicité, l’emploi du collage en musique et en littérature prend un véritable essor mondial, non sans humour, notamment en poésie comme chez Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, E. E. Cummings ou Paul Van Ostaijen, mais aussi chez les écrivains futuristes italiens. Le cirque, le cinéma, la photographie apparaissent à la même époque comme des moyens de renouveler l’écriture, en y apportant notamment le mouvement ou les processus machiniques, pour en finir avec les traditions. En même temps, l’Europe est marquée par un retour général aux sources de l’art (imageries populaires, icônes, chants traditionnels, artisanat) comme cela se produit en Hongrie où Belà Bartók et Zoltán Kodály compilent les morceaux de musique populaire.9 Quoique de deux manières différentes (l’une plus transcendantale, l’autre ←4 | 5→plus populaire), le poète roumain Lucian Blaga et le poète russe Sergueï Essenine évoquent eux aussi le village d’antan et la nature de leur pays.

La Grande Guerre met un terme brutal aux réunions des artistes qui sont, comme les autres, envoyés sur le front. Cependant, des artistes exilés poursuivent les cheminements que l’art avait pris avant la guerre. Dès 1916, le Cabaret Voltaire rassemble des artistes de tous horizons et donne naissance au mouvement Dada qui souhaite associer l’image et le mot dans une poésie spontanée, faire des vers sans paroles comme Hugo Ball, transcrire des chants traditionnels africains comme Richard Huelsenbeck et Tristan Tzara pour en faire des poèmes rituels, tout en rejetant la société d’antan qui a mené le monde vers la Première Guerre Mondiale. L’internationalisation du mouvement dans les années 1920 le propage jusqu’à New York avec Marcel Duchamp, Francis Picabia ou Man Ray. C’est l’époque des ready-made et des œuvres provocantes écrites ou orales, parfois incompréhensibles pour le public, toujours dépaysantes : elle traverse toute l’Europe et touche les Amériques dans un aller-retour perpétuel des artistes et des idées, notamment au travers des revues Die Freie Strasse (Berlin 1915–1918), TNT (New York 1919), Der Dada (Berlin 1919–1920), Littérature (Paris 1919–1921), New York Dada (1921), parmi tant d’autres encore. Les années 1920 voient aussi la naissance du constructivisme russe avec Antoine Pevsner, Naum Gabo et Gustav Klucis qui soulignent l’importance de la ligne et de la construction mathématique de l’œuvre d’art. Le rythme, la mise en mouvement des premières œuvres cinétiques et les jeux de profondeurs, mais aussi le travail de la typographie et de la disposition sur la page, constitueront les caractéristiques majeures du constructivisme. Toutes deux politiques, deux tendances apparaissent alors : d’un côté Alexandre Rodtchenko se tourne davantage vers la technique et le « communisme scientifique », de l’autre El Lissitzky veut dépasser le suprématisme communiste et reconstruire l’art à partir du carré de Kasimir Malévitch.10 En France, s’éloignant rapidement du groupe Dada, les artistes parisiens de la revue Littérature s’approprient dès 1922 le terme apollinarien de surréalisme. À nouveau, les revues disséminent leurs idées dans le monde, rejoignant ou donnant naissance à une multitude de groupes surréalistes à travers ←5 | 6→l’Europe notamment. Tout en restant dans la provocation, il s’agit simultanément de lancer une révolution poétique qui s’appuie sur les pouvoirs de l’érotisme et de la sexualité, sur les sciences occultes, sur la créativité de l’automatisme et de la métaphore reverdienne, sur la fusion des arts et sur le renversement politique de la société bourgeoise.

Dans ce contexte d’échanges artistiques et linguistiques internationaux, Gherasim Luca (Bucarest 1913 – Paris 1994) écrit que « tout doit être réinventé »11, à commencer par son nom patronymique Salman Locker. Dans les années 30, celui-ci prend définitivement le nom de Gherasim Luca, « Archimandrite du Mont Athos et linguiste émérite » dont la mort est annoncée par une rubrique nécrologique. Cet élément biographique, évoqué par Dominique Carlat comme l’acceptation d’un signe du hasard objectif12, n’est pourtant pas fondateur d’une « révolte œdipienne »13 mais d’un « rituel » qui « revêt une dimension sacrilège »14, comme en témoigne l’opposition entre la fonction religieuse de l’Archimandrite et les textes blasphématoires ou érotiques du poète. Dominique Carlat montre aussi que la question du nom chez Gherasim Luca est révélatrice du pressentiment de la « violence contenue dans un certain imaginaire du langage et de l’identité, et de leurs “territoires” inaliéanables »15. De la sorte, l’assimilation à un « linguiste émérite » est ironique et perturbe les fondements de la philologie qui domine à l’époque et de « la science linguistique positive » qui « s’évertue à tracer les frontières de la filiation »16. L’effacement des origines au profit de la naissance en tant que poète est ←6 | 7→aussi révélé par les notices biographiques que l’auteur a conservées dans ses archives. Ses origines juives ashkénazes et son environnement multiculturel, grâce auquel il apprend le yiddish, le roumain, l’allemand et le français, sont passés sous silence au profit d’un recentrage sur l’œuvre. En effet, l’une des notices débute ainsi : « il se choisit un nom et un égarement. Vit pendant plusieurs années à l’intérieur d’un scénario relationnel où les rapports de l’homme et de la femme sont soustraits à leur fixation congénitale (Activité non-œdipienne) »17. L’évocation de l’égarement met en évidence l’écart de la voie poétique par rapport à une voie normalisée mais aussi un lâcher-prise, une perte de conscience qui peut apparaître comme une pleine acceptation de l’inconscient. En contrepoint de cette inscription du poète en Non-Œdipe et des relations humaines revisitées par la poésie, il n’est pas anecdotique de rappeler qu’André Breton rencontre Sigmund Freud en 1921, et que la dernière édition viennoise de L’Interprétation des rêves préfacée par le psychanalyste est publiée en 1929, tandis que la première traduction française paraît en 1926.18 Ces publications ravivent dans l’esprit du public les théories du psychanalyste, notamment celles sur le complexe œdipien et celles sur le rêve reprises en amont par les surréalistes, dont les idées sont véhiculées par Victor Brauner et les artistes de Bucarest auprès desquels Gherasim Luca fait ses débuts. Mais Non-Œdipus X19 se traduit chez le poète par la suspension des origines et par le refus de cette voix (dont l’existence est signalée par Sigmund Freud) « prête à reconnaître la puissance contraignante du destin dans la personne d’Œdipe »20. C’est pourquoi Gilles Deleuze et Félix Guattari considèrent l’œuvre de Gherasim Luca comme exemplaire d’une « machine désirante » qui constitue « la vie non-œdipienne de l’existence »21. Ces notions s’inscrivent dans une évolution particulière de la philosophie de ←7 | 8→Gilles Deleuze qui trouve chez certains écrivains comme Franz Kafka et Gherasim Luca l’expression d’un renversement de l’interprétation psychanalytique et de la réduction de l’inconscient à des fantasmes.22 Gilles Deleuze et Félix Guattari dissocient ainsi l’écriture de Gherasim Luca du surréalisme qu’ils interprètent comme une « vaste entreprise d’œdipianisation des mouvements précédents »23, donnant pour exemple les objets surréalistes « qui ne marchent qu’en réintroduisant des associations », sous-entendu similaires aux associations psychanalytiques. De fait, l’écriture non-œdipienne ne conçoit pas le désir comme ce qui permet de combler un manque fondé par la relation inconsciente de tout individu à ses parents. D’ailleurs, Gherasim Luca conçoit d’emblée cette relation comme une « fixation arbitraire / sur une époque de notre enfance / ou de notre humanité // une façon de mimer / la vie de quelqu’un d’autre »24. Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, la conception non-œdipienne de la vie et de l’écriture dépasse cette condition psychanalytique du réel. La perception figée de l’interprétation psychanalytique réprime le désir en le contenant dans des structures préétablies, tandis que la « machine désirante » crée des « connecteurs du désir »25. D’après les deux philosophes, pour qu’une écriture soit non-œdipienne et qu’elle puisse minorer le pouvoir de tout discours fixé par avance, il faut qu’elle effectue des déformations et qu’elle s’agence de manière rhizomique. Ils donnent ainsi en exemple la coupure et la suture des images oniriques dont témoignent les créations concomitantes de Gherasim Luca et de Dolfi Trost avant leur départ pour Israël. Ils évoquent à leur propos cette « coupure qui réanime le rêve et l’intensifie, au lieu de l’interpréter, qui fournit de nouvelles connexions au phylum machinique du rêve » et signalent l’apparition d’une brèche dans leur écriture, une dissociation qui fait « émerger le désir dans son caractère non biographique et non mémoriel, au-delà ou en-deçà de ses ←8 | 9→prédéterminations œdipiennes »26. D’ailleurs, dans sa vie comme dans son art, Gherasim Luca repousse les contraintes et les conventions jusque dans la réinvention de sa propre identité, mettant en pratique l’obligation de l’oubli absolu. Son œuvre tout entière se veut regard neuf sur le monde, régénération de la langue et des images insufflées aux textes, autrement dit manipulation du langage ou véritable maïeutique. C’est pourquoi la mort d’un autre (liée à l’adoption d’un nom) n’inscrit pas l’œuvre de Gherasim Luca dans une atmosphère létale : je deviens seulement un autre, à la manière rimbaldienne.27 Elle permet l’émergence de la vie poétique et fonde l’ivresse du désir de v’ivre28 l’art car, comme l’écrit le poète, « l’extrême vie et l’extrême mort se touchent »29. Cette séparation liminaire puis ce rapprochement des extrêmes signalent bien sûr un rapport problématique du poète au réel, mais les antinomies de l’existence trouvent chez Gherasim Luca une résolution dans la profondeur poétique qui « sonde le “monde” en le décapitant : il perd la tête – le M de mort – et s’onde »30. La réinvention du poète passe ainsi nécessairement par une redéfinition de ses relations avec l’humanité et avec l’univers, issue d’un questionnement plus vaste qu’il résume ainsi : « La communication implique-t-elle la servitude ? »31.

De manière plus pragmatique, le choix d’un pseudonyme est une pratique courante dans le milieu artistique dada dans lequel évolue d’abord ←9 | 10→Gherasim Luca. L’un des poètes roumains les plus connus, Samuel Rosenstock, prend le nom de Tristan Tzara en 1915. Celui-ci publie ses premiers poèmes en Roumanie, dans la revue Simbolul, qu’il crée en 1912 avec Marcel Janco. Rejoignant ce dernier à Zürich, il rencontre Hugo Ball et devient en 1916 l’un des fondateurs du Cabaret Voltaire qui édite, dès 1917, la revue Dada. En 1926, Victor Brauner rapporte les idées dadaïstes à ses compagnons de Bucarest, suite à sa rencontre avec Tristan Tzara en France. En 1927, Ilarie Voronca (pseudonyme d’Eduard Marcus) fait paraître un entretien avec son ami Tristan Tzara dans la revue bucarestoise Integral. Par ailleurs, Victor Brauner est en contact avec les œuvres surréalistes, même s’il ne se rapproche du groupe parisien qu’à l’occasion de son deuxième séjour. Son œuvre marque durablement Gherasim Luca, comme en témoignent leur longue amitié et une abondante correspondance, fondée sur une confiance mutuelle et un dialogue sur les arts. Outre des propos plus personnels et ceux concernant les querelles internes des surréalistes, cette correspondance met en évidence l’interpénétration de leurs recherches artistiques et les voies confluentes qu’elles empruntent.32 Les relations nombreuses des poètes et des artistes roumains, parmi lesquels figurent Gherasim Luca, Hans Mattis-Teutsch ou plus tard Isidore Isou (né Jean-Isidore Goldstein), avec les autres artistes européens ont d’ailleurs été essentielles dans l’essor des mouvements avant-gardistes. Gherasim Luca et Jules Perahim33 ont eu accès à ce réseau d’artistes grâce à La Crèmerie (Laptaria la Enache Dinu, magasin d’alimentation de la famille de Stéphane Roll34, où l’on se réunit aussi) et aux revues d’avant-garde. En effet, celles-ci occupent alors un rôle important. Dans les années 1920, à Bucarest, les revues Contimporanul (1922–1932) fondée par Marcel Janco et Ion Vinea35, 75HP (1924) éditée par Ilarie Voronca, Stéphane Roll et Victor Brauner, ou Punct (1924–1925) éditée par Victor Brauner, publient des poètes roumains, italiens, français ←10 | 11→ou belges36 dadaïstes, futuristes ou constructivistes. Le second moment de l’avant-garde bucarestoise est marqué par la revue Unu (1928–1935), fondée par Saşa Pană (pseudonyme d’Alexandru Binder) et Moldov (né Marcu Taingiu). La revue mêle des tendances futuristes, dadaïstes et surréalistes. Victor Brauner, Stéphane Roll, Geo Bogza (Gheorghe Bogza) ou encore Ilarie Voronca ont contribué à cette revue et ont ouvert la voie à une nouvelle génération d’artistes en publiant par exemple les œuvres de Jacques Hérold (Herold Blumer), Gherasim Luca ou Jules Perahim.

C’est dans ce contexte qu’apparaît le mot pictopoésie, fondé sur la compression des termes « pictogramme » et « poésie », dont la paternité est revendiquée en 1924 par Victor Brauner et Ilarie Voronca37 dans la revue 75HP. La définition qu’ils en proposent décrit en creux un genre intermédiaire : « Pictopoezia nu e pictură / Pictopoezia nu e poezie / Pictopoezia e pictopezie »38 [La pictopoésie, ce n’est pas de la peinture / La pictopoésie, ce n’est pas de la poésie / La pictopoésie, c’est la pictopoésie]. Ce commentaire, plus proche d’ailleurs du slogan et de la tautologie que de la définition empirique, se fonde sur l’étymologie du substantif « pictogramme » ; issu du participe passé du verbe latin pingo, -xi, -tum, -ere (« peindre ») et du grec γράμμα (« caractère d’écriture, lettre, signe, trait d’un dessin ») et γραμμή (« trait d’un dessin ou ligne d’écriture »)39, le terme « pictogramme » renferme étymologiquement tous les éléments qui concourent à la création de la pictopoésie. Tout d’abord, l’association de la peinture (picto-) et de la poésie est ancienne, et se retrouve dès l’Antiquité au cœur des débats de la République40 de Platon ou de l’Art poétique41 ←11 | 12→d’Horace. Cependant, il ne s’agit pas pour Victor Brauner et Ilarie Voronca de mettre en évidence l’effet descriptif, imitatif ou diégétique de la peinture et de la poésie, mais plutôt de souligner l’existence de degrés d’iconicité dans la poésie. De fait, les artistes s’appuient davantage sur les implications graphiques du terme « pictogramme ». Le renouvellement de la poésie proposé par la revue apparaît ainsi comme un retour aux origines de l’écriture. En effet, la langue sumérienne de Mésopotamie est transcrite par des pictogrammes qui servent à nommer les choses et les êtres. Cette écriture cunéiforme connaît deux évolutions simultanées : d’une part, le pictogramme se simplifie graphiquement ; d’autre part, il s’accompagne d’une forme idéogrammatique qui retranscrit la polysémie de certains pictogrammes et les notions abstraites.42 Le pictogramme, en tant que genèse graphique de ce qui existe et représentation par des signes, établit alors un rapport entre le scribe et le poète artisan de la langue (ποιεῖν). Ainsi, la filiation de la pictopoésie est davantage tournée vers l’inscription graphique de la langue, et par extension vers la plasticité de la poésie. En ne retenant que le premier élément (picto-) du terme « pictogramme », Victor Brauner et Ilarie Voronca associent de la sorte le pouvoir de nomination de la poésie à la représentation graphique, dans un élan vers la poésie plastique et les « jeux d’espace »43 de la modernité.

L’œuvre de Gherasim Luca porte en elle les traces de cet art plastique ayant pour ambition une forme de polyphonie qui mêlerait la voix du peintre à celle du poète. En effet, chez Gherasim Luca comme dans cet art intermédiaire entre le poème-collage et l’usage de mots dans des tableaux, « les attitudes les plus éloignées se retrouvent universellement fécondées […], mots et couleurs reçoivent une nouvelle sonorité, la sensation ne se perd plus »44. Dans cet esprit, la revue Alge, fondée par la nouvelle génération à laquelle appartient le jeune Gherasim Luca, multiplie les rapports entre la poésie et les arts plastiques. De même, les (en)jeux typographiques et la diversité des formats de la revue soulèvent la question de l’espace en poésie. ←12 | 13→L’ancrage futuro-constructiviste de cette recherche spatiale est d’ailleurs le point de départ de l’œuvre illustrée de Gherasim Luca qui compte près d’une trentaine de collaborations avec les peintres et les sculpteurs entre 1933 et 1991, et une douzaine de livres d’artistes à partir de 1960. En outre, le poète se fait plasticien en inventant les cubomanies qu’il expose pour la première fois en 1945 à Bucarest, aux côtés des vaporisations et autres créations surréalistes de Dolfi Trost. Le processus de création des cubomanies, énoncé dans la plaquette de l’exposition45, met en évidence une méthode combinatoire s’appuyant sur la décomposition d’œuvres antérieures, dont il faut établir les liens avec l’écriture du poète.

Parallèlement à cette pratique cubomane, les collages, les objets et les dessins aux points de Gherasim Luca établissent eux aussi un rapport entre le continu et le discontinu. Les résurgences de la pictopoésie sont donc à appréhender du côté de la synesthésie, prise dans le sens étymologique de « percevoir une chose en même temps qu’une autre, sensation ou perception simultanée »46. La place de la poésie à côté des arts plastiques, dans des œuvres à quatre mains ou dans l’œuvre entière de Gherasim Luca, relève d’un questionnement plus vaste autour du figural47 et du rôle du signifiant graphique qui n’est alors plus seulement un maillon de langue mais une trace sur le fond blanc, dont il faut déterminer la portée dans le processus d’élaboration de la voie[x]; silanxieuse48 de Gherasim Luca. Fondée sur ←13 | 14→l’alternance du blanc de la page et des figures qui s’y impriment, mais aussi sur le refus des agencements poétiques préétablis, la question du rythme revient alors à se demander comment l’organisation formelle du poème dans l’espace typographique intervient dans la signification même du texte pour guider ou détourner l’interprétation du lecteur. Elle implique en outre une variation rythmique, puisque la poésie de Gherasim Luca s’inscrit hors des structures poétiques traditionnelles, ainsi qu’une régularité propre à la notion de rythme, ce qui fait du poète un « funambule »49 en équilibre précaire. La pulsation de la vie poétique et l’exploration de l’espace matériel de la poésie, qui constituent un champ d’investigation depuis Stéphane Mallarmé, notamment dans le contexte des avant-gardes européennes, se creusent en outre dans l’espace figural de la langue et dans les symboles qu’elle véhicule. Il s’agit tout d’abord de comprendre dans quelle mesure la part visible et la part lisible dans l’écriture de Gherasim Luca se confrontent ou s’unissent pour ménager une épaisseur poétique. Dans cette optique, il est nécessaire de caractériser le travail de la prose poétique et du vers libre chez Gherasim Luca afin de définir cet espace que le poète façonne de l’intérieur et dans lequel il donne un nouvel essor à la construction du sens. En effet, dans ses notices biographiques, il évoque ses « opérations physiques sur le langage (humour, détournement, cabale phonétique, captation des correspondances, effet d’entransement…) »50, grâce auxquelles le fond est intrinsèquement lié à une forme singulière qui le souligne sans pour autant s’effacer derrière le contenu. Les deux versants que sont le signifiant et le signifié, mais aussi le sens et la forme, rejoignent ce qu’Henri Meschonnic nomme la forme-sens et définit comme « la forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l’homogénéité du dire et du vivre »51. Toutes les œuvres vives de Gherasim Luca, poèmes en prose et poèmes en vers, se répondent et dessinent des parcours. Déterminés dans l’épaisseur de la langue, ceux-ci signalent alors une quête ontologique qui a trait à la faculté de nomination et de désignation de la poésie, ainsi qu’à l’énergie vitale qui se dégage de l’œuvre désirante. ←14 | 15→En effet, celle-ci s’inscrit dans un renouvellement du monde réel au profit de mondes possibles. Le poète écrit ainsi : « Je suis obligé d’inventer / une façon de me déplacer / de respirer / d’exister // dans un monde qui n’est ni eau / ni air, ni terre, ni feu / comment savoir d’avance / si l’on doit nager / voler, marcher ou brûler »52. Cette régénération par l’imaginaire s’accompagne d’une métamorphose langagière qui fait la part belle aux sonorités et aux images, qui refuse les métaphores et expressions toutes faites, et qui introduit l’altérité dans le même. Il faut alors faire coexister tous les niveaux de lecture du texte qui montrent comment le tissage figural, à la fois dépassement des frontières et interpénétration, s’inscrit par rapport à une certaine rhétorique, en accroissant la portée de la figure tout en la démarquant des typologies et structures traditionnelles du langage. De fait, pour Gherasim Luca, la poésie est perçue comme une « matière verbale » malléable permettant de (dé)faire le langage et les figures, qu’elles soient personae ou fleurs de langage :

La matière verbale, traitée dans l’oubli des signifiants-signifiés qui

constituent sa substance (oubliés mais implicités) conceptuelle

et sonore, corpuscules et énergies simultanés,

un groupe de mots

qui s’engendre lui-même

aphorisme vibratoire

où le sens et la forme infra-proclamatrice

résultent du bombardement

réciproque des molécules infra-verbales

qui disloque et reconstruit, simultanément

une architecture (de pensée, de paroles)

de résonnances

mentales-vitales

le corps acoustique

simultané à la pensée résonnante53

←15 | 16→

Le pouvoir du logos (pris au sens déclaratif de « dire ») s’exprime donc aussi dans sa dimension sonore et graphique dont les réseaux s’étendent à toute l’œuvre du poète comme des « constellations verbales »54. La voix de l’être, une voix-matière, explore les ressources phoniques des mots à l’intérieur des chaînes langagières et les capacités phonatoires du corps sur la scène. Comme l’écrit Gherasim Luca en 1959, « l’écriture devient ainsi pure écriture en acte, écriture écrivante comme on dit nature naturante… »55. Cette poésie pratique se définit ainsi comme un principe créateur qui s’engendre lui-même, libéré de toute contrainte, étant apte à accueillir en son sein l’« expression probable de la totalité de l’être »56. Pour exprimer cette facette de son œuvre, Gherasim Luca ressent la nécessité de créer un terme qui lui est propre, celui d’ontophonie (ὂντος est le participe présent du verbe « être » et φωνἠ signifie « la voix, le dialecte »), néologisme fabriqué sur la base du mot « ontologie ». En se séparant de l’élément formant -logie, le poète s’éloigne du sens originel du substantif λὀγος que l’on retrouve chez Homère sous sa forme verbale apparentée, λἐγειν, qui signifie « rassembler, cueillir, choisir, ramasser, recueillir »57. Les spécialistes des langues anciennes parlent de « l’univocité »58 de ce sens originel, à laquelle ne peut se rattacher la multiplication des strates de significations dans la poésie de Gherasim Luca. Pourtant, la poésie comme les arts plastiques de Gherasim Luca invitent à reconsidérer la notion de composition (le mot « cueillir » évoque en effet la composition florale), que l’on peut prendre dans son sens propre (poser ensemble et assembler), et à s’interroger sur l’articulation entre l’homogène et l’hétérogène. Ainsi, le terme d’ontophonie apparaît d’abord comme un moyen d’exprimer ce qui est vécu par le poète comme un tournant dans son œuvre : « le poète quitte l’écrit : il s’oralise, il se visualise »59, ←16 | 17→écrit-il à propos de ses créations des années 60. De fait, la pratique poétique de Gherasim Luca englobe une diversité de voix/voies. Le poète dit ses textes sur scène et se donne en même temps au public, interrogeant à la fois le corps théâtral de la poésie et son caractère organique, au sens physiologique du terme. L’intensité des performances saisit à la fois l’œil et l’oreille du spectateur, notamment en raison des répétitions poétiques qui s’exercent comme une maïeutique du sens des poèmes. La beauté des textes est alors physiquement convulsive. En outre, cette propagation de la poésie remet en cause la fixation du langage et désoriente le spectateur. La poésie radiophonique de Gherasim Luca tient aussi une place importante dans son œuvre, aux côtés de la pratique du récital qui est davantage liée à une forme de théâtralité. En effet, entre 1960 et 1991, on dénombre près d’une trentaine d’interventions poétiques à la radio. Certaines diffusions comme celle de France Musique et certaines mises en scène comme l’adjonction d’intermèdes musicaux rapprochent la poésie orale des recherches de Pierre Schaeffer ou de John Cage et forcent à analyser les tenants et les aboutissants de la poésie orale en tant qu’objet sonore. Enfin, la diffusion de la voix poétique sur les ondes hertziennes et par le biais des enregistrements pousse à reconsidérer l’effet produit par la poésie sur le récepteur. Ces voix/voies nouvelles pour la poésie orale participent ainsi d’un questionnement plus large sur les supports. De fait, pour le poète, « quitter l’écrit » signifie plus généralement « sortir du livre ». Les véhicules de l’art se multiplient : photographie, collage, carte postale, ready-made, cinéma, télévision, radio, enregistrement audio et exposition. La place accordée à chacun de ces supports dans les textes eux-mêmes constitue en premier lieu un ensemble signifiant qu’une analyse médiologique et stylistique pourra éclairer. Mais les enjeux de chaque medium créent aussi une triangulaire qu’il s’agit d’analyser, tant au niveau des nouveaux rapports établis avec le genre poétique et avec l’art en général, qu’au niveau de la réception et du reconditionnement de la création artistique. La démultiplication du medium de la poésie s’inscrit d’ailleurs synchroniquement dans une époque qui connaît l’explosion de la société de consommation, la production sérielle des produits industriels et leur mise en valeur par une publicité envahissante. Bien qu’elle soit en quelque sorte le signe de ←17 | 18→son temps, la poésie de Gherasim Luca « s’onde »60 aussi le monde dans lequel elle paraît et propose de nouveaux paradigmes.

La diversité de l’œuvre en elle-même et de ses supports pose la question de la variation et de la répétition, déjà présente au cœur même du texte. De fait, un même écrit chez Gherasim Luca peut paraître sous des formats divers, depuis le poème-estampe jusqu’au livre-sculpture, en passant par l’affiche, le livre typographié, le livre artisanal ou le livre à quatre mains. La vocalisation de la poésie reproduit elle aussi le même texte, tout en annonçant déjà des variations qui peuvent se situer notamment au niveau de l’interprétation du texte par le poète ou de la mise en scène. Simultanément, on décèle d’emblée dans un texte comme le Théâtre de bouche certaines formes de polyphonie qui apparaissent aussi bien dans l’émergence de voix poétiques mêlées que dans la diversification des significations des mots ou des usages lexicaux, et dans la chaîne sonore et graphique qui piétine et s’autogénère à la fois. Il s’agit donc d’interroger le fonctionnement de la répétition et de la variation dans toute l’œuvre de l’artiste, et plus particulièrement celui de la variation continue. De fait, Gilles Deleuze et Félix Guattari trouvent chez Gherasim Luca une illustration de la puissance créatrice de la langue mineure, cette autre « fonction de la langue »61. Gilles Deleuze la définit comme une « langue[] à variabilité continue »62 qui « ne comporte qu’un minimum de constante et d’homogénéité structurales », ce qui la distingue de la langue majeure dont « la condition de constance et d’homogénéité suppose […] déjà un certain usage de la langue considérée : usage majeur qui traite la langue comme un état de pouvoir, un marqueur de pouvoir »63. L’évocation de Gherasim Luca par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe signalait déjà une perception particularisante de l’œuvre du poète en tant qu’opposition au pouvoir figeant de l’interprétation psychanalytique. Pour Gilles Deleuze, l’écrivain mineur cherche en effet à échapper à la langue majeure en créant une ←18 | 19→nouvelle fonction de la langue qui « trouve ses règles dans la construction d’un continuum. En effet, la variation continue s’appliquera à toutes les composantes sonores et linguistiques, dans une sorte de chromatisme généralisé »64. Le philosophe prend ainsi le bégaiement poétique de Gherasim Luca comme un exemple de la tension qui existe chez l’artiste mineur entre les constantes de la langue, c’est-à-dire son « échelle diatonique »65, et les variations qui lui sont imposées afin d’échapper au « trou noir »66. Il faut donc se demander dans quelle mesure l’œuvre complète de Gherasim Luca « met en variation tous les éléments linguistiques, et même les éléments non linguistiques, les variables d’expression et les variables de contenu »67, à la manière de ce qui se produit dans la langue mineure définie par Gilles Deleuze, tout en échappant à la force centrifuge de la langue majeure, au pouvoir figeant de la société et au poids des traditions. Mais « être bègue du langage » ou « étranger dans sa propre langue »68 signifie aussi, dans la logique de la variation continue, que la langue mineure procède d’une déterritorialisation. D’après le philosophe, la déterritorialisation est double parce qu’elle fait coexister la langue mineure et la langue majeure, et parce qu’elle distingue en même temps le déterritorialisant et le déterritorialisé qui interagissent, même si le premier conserve une puissance sans cesse en mouvement qui prend toujours le pas sur le dernier. Si Gilles Deleuze définit l’un comme l’expression et l’autre comme le contenu, il n’en reste pas moins que « le contenu n’a rien à voir avec un objet ou un sujet extérieurs, puisqu’il fait bloc asymétrique avec l’expression » et que « la déterritorialisation porte l’expression et le contenu dans un tel voisinage que leur distinction cesse d’être pertinente, ou que la déterritorialisation crée leur ←19 | 20→indiscernabilité »69. C’est pourquoi il apparaît nécessaire d’analyser les agencements de l’expression et du contenu dans l’œuvre de Gherasim Luca afin de déterminer l’existence de forces de déterritorialisation nécessaires à la création d’une variation continue et, par conséquent, d’une instabilité dans le domaine de la représentation ainsi que d’une « grammaire du déséquilibre »70 dans l’espace de la langue. L’étude de la variation continue suppose donc de s’intéresser à l’introduction, selon un mouvement perpétuel, de l’hétérogène au cœur de l’homogène car « la variation ne cesse pas elle-même de varier, c’est-à-dire qu’elle passe effectivement par de nouveaux chemins toujours inattendus »71.


1 Issu de la famille des Hohenzollern, il adopte la langue et la religion locales.

2 D’après I. VLASIU, « Bucharest », Central European Avant-gardes : exchange and transformation, 1910–1930, Los Angeles County Museum of Art, Cambridge, MIT Press, 2002, pp. 247–255.

3 Ibid.

4 D’après M. HEIM, « The Linguistic Turn », Central European Avant-gardes : exchange and transformation, 1910–1930, op. cit., pp. 132–140.

Résumé des informations

Pages
XVIII, 482
Année
2020
ISBN (PDF)
9781789979176
ISBN (ePUB)
9781789979183
ISBN (MOBI)
9781789979190
ISBN (Broché)
9781789979169
DOI
10.3726/b17339
Langue
français
Date de parution
2021 (Janvier)
Mots clés
Poétique Intermédialité Arts et poésie Poetics Intermediality Arts and poetry Charlène Clonts Gherasim Luca. Texte, image, son
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2020. XVIII, 482 p., 2 ill. n/b, 3 tabl.

Notes biographiques

Charlène Clonts (Auteur)

Charlène Clonts est Maître de Conférences au Département de Littérature française de l’Université de Kyushu (Japon). Elle est aussi chercheuse associée du laboratoire ALTER (Arts / Langages : Transitions et Relations) de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Elle a été chargée de cours à l’Université Paris Panthéon-Sorbonne et à l’Université Paris Est-Créteil. Elle est l’auteure d’études sur les littératures modernes et contemporaines de langue française, en particulier sur la poétique, l’intermédialité, les relations entre les arts et la poésie, les espaces et les médiations poétiques des XX–XXIe siècles, ainsi que les avant-gardes roumaines de langue française. Elle a notamment participé au projet ANR LEC (Livre Espace de Création) et organisé au Japon le colloque « Origami, le pli dans la littérature et les arts ». Elle est membre du projet de recherche en Humanités numériques AVANTGARDES.

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