LES FANTÔMES DE L'OPÉRA DANS LES ROMANS DE VLADIMIR NABOKOV
PAR NORA BUHKS
Une opinion courante veut que Nabokov n'aimât pas la musique et qu'il confondît un allegro avec un adagio1. Cette opinion, qui a presque acquis chez les nabokoviens force de loi, repose sur des déclarations de Nabokov lui-même, dispersées pour la plupart dans des interviews2. Et pourtant, quand on se rappelle combien ses réponses étaient concertées, préparées par écrit, avec quelle constance Nabokov a refusé les autocommentaires et les confidences au lecteur, il est difficile de considérer ses déclarations autrement que comme un camouflage. Nabokov, né dans une famille de mélomanes, a été initié dès l'enfance à la musique, et il la connaissait beaucoup mieux que ne pourrait le supposer un lecteur crédule. La meilleure preuve en sont ses œuvres elles-mêmes. J'ai donc évité de me fonder dans ma recherche sur la prétendue « auto-explication » de l'auteur, d'autant plus qu'il m'aurait fallu la plaquer comme un schéma préétabli sur le texte. J'ai préféré partir du texte et, en l'analysant, reconstruire divers modèles de thèmes et de formes musicales tels qu'ils sont recréés dans les romans.
Dans presque tous les romans de la période européenne, la musique est présente, sous la forme des genres les plus divers : symphonies, chansons populaires, musique de danse, romances de salon, musique de scène, lieder, ballets. Mais le genre qui revient le plus souvent, le genre le plus constamment présent, c'est l'opéra. Le répertoire de l'opéra chez Nabokov est divers, comme sont diverses et variables les fonctions artistiques que jouent les opéras dans le texte romanesque. Dans l'ensemble, néanmoins, toutes ces occurrences de l'opéra
1. Cf. comme exemple de publication récente où cette opinion a valeur d'axiome : Stacy Schiff, Véra Nabokov : biographie, Paris, Grasset, 1999, p. 83-84.
2. Pour être plus précis, il convient d'ajouter aux interviews la déclaration de Speak Memory, manifestement outrancière : « Music, I regret to say, affects me merely as an arbi- trary succession of more or less irritating sounds. Under certain emotional circumstances I can stand the spasms of a rich violin, but the concert piano and ail wind instruments bore me in small doses and flay me in larger ones » (VI. Nabokov, Speak, Memory, New York, Vintage International Edition, 1989, p. 35-36). Cf. l'essai sur Puškin où l'on trouve cette remarque : « L'amour du masque, ne l'oublions pas, est essentiellement un trait du vrai poète » (« Pouchkine ou le vrai et le vraisemblable », Magazine littéraire, n° 233, sept. 1986, p. 51).
Rev. Étud. slaves, Paris, LXXII/3-4, 2000, p. 453-466.
