Sergio SACCHI

Zola : la parole en défaut

Monstres refoulés

A propos de Germinal, Claude Duchet remarque que l'ouvrier « retourné à la brute » ne peut être doué que d'une parole « redevenue sauvage » *. Et David Baguley de renchérir : si le prolétaire veut parler, il doit apprendre forcément à singer le seul langage existant, celui même des bourgeois qui l'oppriment 2. Mais la parole bourgeoise sera à son tour brutalement tronquée, dès qu'elle effleure des domaines périlleux. Songeons par exemple à l'« abominable trophée » de Germinal 3, ce « paquet de chair velue et sanglante » 4 (arraché au cadavre de l'affameur Maigrat), que les ouvrières devenues des Ménades promènent au bout d'un bâton, dans la nuit. Les spectatrices bourgeoises qui, depuis les fenêtres de la Direction, distinguent mal toute la scène, doivent suspendre brusquement leurs questions réciproques pour se taire, tout à coup « très pâles ». Pas de mots, pour dire les monstres refoulés.

Il est vrai toutefois que ce qui répugne et qu'on refoule peut exercer en même temps un fort pouvoir d'attraction ; ainsi, Zola garde les yeux de ses bourgeoises grands ouverts sur le spectacle innommable : « Ces demoiselles, très pâles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des ténèbres » 5. Mais, de plus, les « audaces de langage » sont au centre de son programme d'écrivain : par son double évident, le romancier Sandoz, Zola le proclame en toutes lettres dans le roman sur la création, L'Œuvre : « tout doit se dire [...], il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges » 6. La suite cerne encore plus clairement l'aire des secrets à dévoiler : « surtout l'acte sexuel, l'origine et l'achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil ». Ainsi la parole, comparée au cautère (le « fer rouge »), prend une valeur que je dirais curative : exprimer, c'est en un sens guérir, chasser les monstres et les aberrations. Voilà qui justifie la prétendue obscénité zolienne d'une façon tout à fait rationnelle et lucide. D'ailleurs, au centre géométrique du roman, le protagoniste, le peintre Claude, essaie ouvertement de déjouer le silence pudique de sa compagne Christine pour la faire parler précisément de ces choses-là. Il veut l'amener à lui dire ce qu'elle « savait de l'homme » lorsqu'elle était très jeune, avant de le connaître ; mais elle se dérobe, très gênée par ce genre de questions : elle reste muette, et Zola commente : « il y avait là ce fond que les plus franches gardent, cet éveil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveli et comme sacré » 7. De la part du romancier, un flot de paroles accompagne en fait le mutisme de son personnage ; on peut pourtant se demander si le résultat final n'est pas, plutôt, un équivalent de l'aphasie. Il est vrai

ROMANTISME n" 63 (1989 - 1)