L'EVEIL DE L'ETRE AUX CROISEES DU CONNAITRE

Eléments bachelardiens pour un nouvel . esprit pédagogique

A Gilbert DURAND

Le développement simultané de la rationalité et de la sensibilité constitue l'un des projets majeurs de l'école, à tous ses niveaux. L'enfant et l'adolescent sont tous deux définis d'après le double horizon du formalisme logico- mathématique ou scientifique et de la création artistique. Aussi la psycho-pédagogie s'efforce-t-elle d'ajuster les méthodes et contenus pédagogiques aux conditions et stades psychiques de la pensée et de l'impensé.

Dès sa prise en charge par l'école le psychisme de l'enfant est appelé à un double avenir : déploiement de sa dimension logique et épanouissement de ses aspirations artistiques et littéraires. Mais, trop souvent, tandis que l'âme littéraire devient un fruit sec du point de vue de la création, et un bavard ou un silencieux de la dissertation, l'esprit scientifique demeure complice d'images ou de « raisons du cœur » et compense laborieusement les stagnations de la rationalité par la mémoire des leçons. L'équilibre, au sein d'un psychisme en formation, de l'esprit rationnel et de l'âme poétique est loin d'être réalisé ; il pose des problèmes d'une complexité extrême et dont la pensée pédagogique n'a pas, jusqu'ici,

miné l'éventuelle solution. En outre, une imposante et vivace tradition cartésienne fortifie encore l'inaptitude où nous sommes à promouvoir une culture qui ne soit pas manchotte, et à en dégager la structure pédagogique.

Notre propos n'est pas ici d'exposer quelques nouvelles « méthodes » pédagogiques relatives aux lettres ou aux sciences. Il nous paraît en effet que nous manquons moins de « méthodes » — souvent si précises, si opposées entre elles, et peut-être si fermées — que d' « esprit » pédagogique. Et, persuadés que le renouveau de l'école — condition d'un renouveau de la culture et acte pour un bonheur de l'homme — passe d'abord par un nouvel équilibre du penser et du rêver, nous avons songé à interroger ce maître heureux tout à la fois de lire, rêver, penser et vivre : Gaston Bachelard. Pas de « traité pédagogique» chez notre philosophe champenois qui nous a pourtant paru présenter les grands axes d'un renouveau de la pensée et de l'acte pédagogique. Bachelard a su réaliser en lui-même cet équilibre dont nous pariions ; et surtout son œuvre nous semble dessiner, en filigrane, les vecteurs organiques d'un « Nouvel Esprit Pédagogique » (que nous nommerons le N.E.P. en souvenir du Nouvel Esprit Scientifique — le N.E.S. — qui en désignait une moitié) et d'une pédagogie « non cartésienne ». Enfin, s'il est vrai qu'une œuvre vaut autant par ce qu'elle donne à penser que par ce qu'elle dit, on nous pardonnera d'avoir parfois « quitté la page » pour nourrir, dans cet écart, nos préoccupations pédagogiques.

Imagination et esprit scientifique correspondent à deux pôles opposés de l'activité psychique. Entre eux, pas de continuité, mais une rupture. En outre, ces deux pôles risquent, à chaque instant, de se perturber mutuellement dans leur fonctionnement ; ils exigent, pour leur développement, deux pédagogies parallèles et inverses. Le pari bachelardien d'une culture complète entraîne donc la nécessité d'une pédagogie complète dont les deux vecteurs se contredisent. L'école est le lieu d'initiation à une double existence, à un double rapport de soi à soi- même, de soi au monde. '

« Rêver les rêveries et penser les pensées, voilà sans doute deux disciplines difficiles à équilibrer* (14) puisque les « axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses » (15). Dans ces conditions « le mieux est alors de les séparer, et de rompre ainsi avec l'opinion commune qui croit que la rêverie conduit à la pensée » (14). Entre elles joue « une polarité d'exclusion » (2). Mais cette exclusion n'est pas une évidence pour le psychisme en formation, ni parfois pour le pédagogue. Chez l'un comme chez l'autre les images risquent de se substituer aux

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