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Ad unsum ordinatoris

[article]

Année 1979 1 pp. 7-10
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Henri BONNARD

AD USUM ORDINATORIS

Il existe des livres à l'usage des enfants, à l'usage des étrangers, à l'usage d'une élite. Il en exista ad usum Delphini. La seconde moitié du XX* siècle a vu naître les traités de linguistique ad usum ordinatoris.

Par leurs techniques d'analyse comme par leurs processus de création des phrases, les doctrines formalistes en vogue pendant ces vingt dernières années sont adéquates au fonctionnement des machines électroniques, autant qu'inadaptées à l'enseignement pratique de la langue. L'analyse automatique d'un texte ne peut être que «distributionnelle ». Pour reconnaître la nature morphologique et la fonction syntaxique d'un mot, la machine ne dispose que du texte, ainsi que d'une grammaire et d'un lexique utilisables seulement en fonction du texte. Une séquence phonique comme [ar] est-elle le mot art, le mot are, la fin d'un mot comme épinard ou le début d'un mot comme artichaut? La perspicacité de théoriciens comme Z. H. Harris s'est dépensée à résoudre des problèmes de ce genre par l'analyse du contexte (dont chaque élément est lui-même défini par l'analyse de son contexte).

Une version moins pure de cette « behaviour approach » est représentée par le «fonctionnalisme » que prônait par exemple Eric Buyssens en 1950 dans un article de Grammaire et Psychologie (numéro spécial du Journal de Psychologie) : la classe d'un mot n'est définissable que par les fonctions qu'il peut remplir dans la phrase, comme la nature d'une pièce du jeu d'échecs est définie non par sa substance (une tour, un cheval, etc.), mais par les mouvements qu'elle peut exécuter. Comparaison couramment invoquée depuis Saussure pour démontrer que « la langue est une forme, non une substance » (Cours de linguistique générale, p. 169). Or il n'est pas besoin de réfléchir longtemps pour découvrir que les mouvements des pièces du jeu d'échecs sont définis, en fait, à partir de la substance, qui est l'échiquier, plateau divisé en 64 cases. Une fonction a toujours un réfèrent substantiel : fonction pure est fiction. Buyssens lui-même se montrait plus pragmatiste quand, définissant le nom et le pronom (de façon bien incomplète) par l'aptitude à la fonction sujet, définie elle- même par rapport au verbe appelé « prédicat », il définissait le prédicat comme le terme exprimant « soit un état de choses — c'est-à-dire un concours de circonstances conçu en dehors de toute idée de changement; soit un changement dans l'état des choses » (Les langages et le discours, p. 84); c'est prendre encore la substance pour dernier recours, issue que Buyssens ne sut éviter, même dans son ouvrage plus récent Les catégories grammaticales du français (1975).

Dans la pratique ordinaire du langage, la substance est l'auxiliaire constant de l'intelligence : point n'est besoin d'une longue analyse contextuelle pour reconnaître les mots épinard et artichaut quand la chose accompagne le mot; à l'éventaire du marchand de légumes, le mot seul sur une étiquette est compris. C'est une différence fondamentale entre l'être vivant et la machine. L'amibe même, explorant à tâtons son espace ambiant, aveugle mais sensible aux émanations chimiques, reconnaît plus aisément et plus sûrement un corps voisin que l'ordinateur, privé de sensations, de représentations, de sentiment, de jugement, ne peut identifier un élément significatif dans l'espace linéaire d'un texte.

La notion de « transformation » était nécessaire pour qu'une machine brute pût paraître créer. Une lecture superficielle ou un enseignement maladroit des théories géné- ratives donne souvent à croire que les règles transforma- tionnelles permettent d'engendrer des phrases indéfiniment particulières à partir d'un nombre limité d'éléments généraux constants. Croire cela serait raisonner aussi mal qu'un mathématicien qui penserait réduire à l'unité la diversité des nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 en écrivant :

1, c'est 1 fois 1

2, c'est 2 fois 1

3, c'est 3 fois 1, etc.

Il est clair qu'il trouverait en fin de compte dans les multiplicateurs de l'unité la même diversité qu'initialement dans les produits. Or pareille est la démarche du générativiste qui engendre la «structure superficielle» d'une phrase particulière et complexe par une série de «dérivations» et de «transformations» à partir d'une structure profonde au moins aussi particulière et complexe. Celle-ci contient obligatoirement, sous la forme la plus analytique, tous les éléments qui se retrouveront, ordonnés d'une autre façon, dans la structure finale (plus, éventuellement, un certain nombre d'éléments qui s'effaceront avant la sortie). Transformer n'est pas créer. La grammaire «generative» est rigoureusement adaptée aux possibilités de l'ordinateur qui, ne rendant que ce qu'on lui donne, doit recevoir, consciemment inventoriés par l'homme, tous les sèmes du sens de la phrase à produire. Mais elle paraît inadéquate à l'enseignement de la langue, que l'on veuille apprendre aux francophones à exprimer efficacement ce qu'ils voient, ce qu'ils ressentent, ce qu'ils pensent, ou que l'on veuille habituer les étrangers à substituer aux phrases de leur langue des phrases de français

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