Carmen Bernand
La spiritualité de l'imperfection des alcooliques repentis
Etapes d'un voyage
De tout temps, l'alcool a été associé à la sociabilité et à la croyance. Aussi bien dans les sociétés archaïques et traditionnelles que dans le monde ouvrier européen du xixe siècle, partager l'expérience de l'enivrement renforce le sentiment d'appartenance à un groupe. En outre, la nature propre de la boisson renvoie à Poralité, ce en quoi elle se distingue des autres produits psychotropes qui engendrent à la fois le plaisir et l'accoutumance, comme le tabac, la poudre de coca ou la piqûre d'héroïne. E. M. Jellinek, le grand spécialiste de l'alcool, affirmait que toutes les sociétés accordaient aux liquides une importance capitale dans le maintien de la vie. L'universalité de ce trait s'explique de façon évidente par la nécessité vitale que l'homme a de l'eau et du lait maternel. Ces contraintes biologiques produisent un modèle idéal selon lequel les liquides représentent le flux de la vie. Or nous savons depuis les travaux de Françoise Héritier que les substances corporelles — humeurs, sang, urines, lait, sperme — sont, dans toutes les sociétés, le support d'identités de parenté, de groupe, d'ethnie, de genre ou de génération. Les liquides absorbés auraient entre autres fonctions celle, capitale, de « nourrir » ces substances.
Les boissons ébrieuses comportent donc deux dimensions fondamentales : l'ivresse qu'elles procurent et la modification de la personnalité qui s'ensuit, leur nature liquide et nourricière. Dans le courant du xxe siècle, l'enivrement collectif ritualisé a subi de profondes transformations. Des associations de tempérance de diverses confessions, des sectes religieuses, des syndicats se sont efforcés de lutter contre Pébriété, du moins dans ses manifestations visibles et collectives. Des comportements plus individuels et plus proches de la drogue, car ils sont orientés vers la recherche de l'ivresse sans lien social, ont remplacé des manières de boire anciennes l. Paradoxalement, les aspects rituels associés à l'alcool n'ont pas disparu mais se sont déplacés et constituent le
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