LOUIS PINTO
LA DOXA INTELLECTUELLE
C'est un peu demander aux sciences sociales l'impossible que de les sommer de répondre sur-le-champ et de façon univoque aux questions parfois fort équivoques que leur adressent les journalistes, les experts, les hommes politiques et tous les autres mandataires autodésignés d'une "opinion publique" qui, disent-ils, "veut savoir". L'appartenance à un champ autonome comporte un droit au silence qui n'est que le simple refus de partager les présupposés, généralement implicites, de ce qui est dit dans ce qu'on appelle l'espace public. Mais résister à l'injonction de répondre que lancent, au nom de tous, ces intermédiaires reconnus entre la "science" et la "société", le "spécialiste" et le "citoyen" (ou "l'homme de la rue"), cela suppose aussi la mise en question des questions.
La doxa intellectuelle, cet ensemble relativement systématique de mots, d'expressions, de slogans, de questions et de débats dont les évidences partagées délimitent le pensable et rendent possible la communication, est le produit collectif et anonyme des échanges qui tendent désormais à s'instaurer entre journalistes et intellectuels ou, plus précisément, entre les plus intellectuels des journalistes et les plus journalistes des intellectuels dans des lieux neutres propices à l'atténuation des différences et au cumul des capitaux relativement hétérogènes. Parmi les raisons qu'ont les premiers d'élire les seconds, il y a
l'assurance d'obtenir des réponses aux questions posées et celle de recueillir, par là-même, les profits d'une légitimation intellectuelle de ces questions. Quant aux seconds, ils reçoivent des premiers à la fois une audience et l'attestation d'une valeur censée s'imposer bien au- delà du cercle des spécialistes. A cela il faut ajouter que l'effacement de certaines frontières entre groupes autrefois considérés comme distincts a eu pour effet de transformer la définition sociale de l'intellectuel et, par suite, de justifier les aspirations culturelles d'agents d'un nouveau type, notamment de ceux qui, détenteurs de titres scolaires procurés par les écoles de pouvoir (l'ENA en premier lieu), peuvent désormais prétendre faire valoir leur "compétence" sur le marché des biens symboliques. Ainsi, en même temps que certains "jeunes" s'efforcent d'opérer un recyclage journalistique d'une culture philosophique au statut désormais ambigu, à la fois prestigieux et démodé, il se trouve dans le champ politique et le champ économique des individus "éclairés" qui visent à entrer dans la course à laquelle participent les intellectuels connus et admirés d'eux. Des revues intellectuelles ouvertes à toutes les fractions de 1' "élite", des journaux, des institutions para-universitaires mêlant scientifiques, décideurs et idéologues, favorisent l'inter-reconnaissance de tous ces agents.
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