Hostname: page-component-76dd75c94c-lpd2x Total loading time: 0 Render date: 2024-04-30T09:42:31.026Z Has data issue: false hasContentIssue false

« La table et le cercle » Sociabilités savantes sous l’Empire romain

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Christian Jacob*
Affiliation:
CNRS

Résumé

Plutarque, Aulu-Gelle et Athénée de Naucratis sont trois auteurs représentatifs de la littérature savante d’époque impériale. Au-delà de la différence de leurs projets, ils partagent un trait commun : ils mettent en scène les pratiques et le statut même du savoir lettré, sous la forme de dialogues réunissant des interlocuteurs occasionnels ou appartenant aux mêmes cercles sociaux. Cette étude voudrait prendre au sérieux ce choix d’exposition narratif et théâtral pour des textes de savoir et explorer les rituels de la sociabilité savante à Rome et en Grèce (conversation, visites, banquets), aux deux premiers siècles de notre ère, ainsi que les enjeux d’une forme d’activité intellectuelle qui repose sur la confrontation dialectique des points de vue et l’exploration ludique d’une mémoire culturelle partagée.

Abstract

Abstract

Plutarch, Aulus Gellius and Athenaeus of Naucratis are three representative writers of the extant scholarly literature during the first centuries of the Roman Empire. Despite the differences in the issues which they addressed, they share a common feature: they stage the practices and the status of scholarship, and they use the dialogue form involving various characters who at times belong to the same social circles. This paper discusses the choice of such a narrative and a theatrical framework for scholarly texts, and examines the social rituals of learned communities in Rome and Greece (conversations, visits, banquets) as well as the deeper meanings of scholarly practices based on the dialectical comparison of intellectual standpoints and the playful exploration of a shared cultural memory.

Type
Mondes lettrés, communautés savantes
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2005

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

1- Pour introduire, dans la perspective qui est la nôtre, à la bibliographie considérable sur la sociabilité de la république des Lettres dans l’Europe moderne, on retiendra Goldgar, Anne, Impolite learning. Conduct and community in the Republic of Letters, 1680- 1750, New Haven, Yale University Press, 1995 CrossRefGoogle Scholar.

2- Pour la période moderne à nouveau, voir le livre de Waquet, Françoise, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe-XXe siècles), Paris, Albin Michel, 2003 Google Scholar, qui met l’accent sur la formalité des interactions savantes.

3- Les dates de la vie d’Aulu-Gelle ont donné lieu à un débat dans lequel nous n’entrons pas ici.

4- L’enquête pourrait être élargie à d’autres témoins, comme Fronton et sa correspondance, le médecin Galien, Lucien de Samosate, Philostrate, biographe des rhéteurs de la « Seconde sophistique ».

5- Édités et traduits par François Fuhrmann (Livres I-VI), Paris, Les Belles Lettres, 1972-1976, 2 vol., et Françoise Frazier et Jean Sirinelli (Livres VII-IX), Paris, Les Belles Lettres, 1996.

6- L’édition de référence reste celle de Georgius Kaibel, Athenaei Naucratitae Deipnosophistarum Libri XV , Leipzig, Teubner, 1887-1890, 3 vol. ; seuls les deux premiers Livres sont disponibles dans la collection Guillaume Budé (édition AlexandreM. Desrousseaux, 1956) ; traduction anglaise : édition Charles Gulick, collection Loeb, 1951-1961, 7 vol. ; traduction italienne, avec commentaire et révision du texte grec de l’édition Kaibel : Ateneo, I Deipnosofisti. I dotti a banchetto , Rome, Salerno Editrice, 2001 (4 vol.).

7- Les Nuits attiques ont été éditées par René Marache (vol. I-III, 1967-1989) et par Yvette Julien (vol. IV, 1998) dans la collection Guillaume Budé.

8- Il ne saurait être question de déployer ici la bibliographie plutarchéenne. Pour une introduction d’ensemble par l’un des meilleurs spécialistes français, voir Sirinelli, Jean, Plutarque, Paris, Fayard, 2000 Google Scholar.

9- Trois ouvrages sont essentiels pour introduire à cette oeuvre érudite : Marache, René, La critique littéraire de langue latine et le développement du goût archaïsant au II e siècle de notreère , Rennes, Plition (Impr. des « Nouvelles de Bretagne »), 1952 Google Scholar ; Holford-Strevens, Leofranc, Aulus Gellius. An Antonine scholar and his achievement, Oxford, Oxford University Press, 2003 CrossRefGoogle Scholar, édition revue ; Holford-Strevens, Leofranc et Vardi, Amiel (éd.), The worlds of Aulus Gellius , Oxford, Oxford University Press, 2005 Google Scholar ; Astarita, Maria Laura, La cultura nelle « Noctes Atticae » , Catane, Università di Catania, 1993 Google Scholar. Voir aussi Anderson, Graham, « Aulus Gellius: a miscellanist and his world », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt , II, 34-2, pp. 18341862 Google Scholar.

10- Le titre même du recueil, Les Nuits attiques , évoque ce premier séjour athénien.

11- Grâce à l’amitié de Fronton, qui intervient en sa faveur auprès de l’empereur Antonin le Pieux (Ad Antoninum Pium , 9).

12- Il est très tentant de l’identifier au pontife mineur P[ublius] Livius Larensis, connu par l’épitaphe que lui offrit son épouse Cornelia : CIL VI 2126 (=ILS 2932). Voir Dessau, Hermann, « Zu Athenaeus », Hermes , XXV, 1890, pp. 156-158 Google Scholar.

13- Scriptores historiae Augustae , Commode , XX, 1.

14- L’existence de grandes bibliothèques privées sous l’Empire est largement attestée par les sources littéraires. Voir PAOLO FEDELI, « Biblioteche private et pubbliche a Roma e nel mondo Romano », in Cavallo, G. (éd.), Le biblioteche nel mondo antico e medievale , Bari, Laterza, 1988, pp. 3164 Google Scholar.

15- Athénée serait-il le bibliothécaire de Larensis, chargé d’enrichir la collection et de la mettre en ordre ? Si rien ne permet de donner un fondement biographique à cette hypothèse avancée par A. M. Desrousseaux, l’auteur des Deipnosophistes témoigne incontestablement d’une grande expertise bibliographique dans l’identification et le maniement des livres grecs : voir CHRISTIAN JACOB, « Athenaeus the Librarian », in Braund, D. et Wilkins, J. (éd.), Athenaeus and his world, reading Greek culture in the Roman Empire , Exeter, University of Exeter, 2000, pp. 85110 Google Scholar.

16- Pour une présentation d’ensemble de ce texte, voir Jacob, Christian, « Ateneo o il dedalo delle parole », Ateneo, I Deipnosofisti. I dotti a banchetto , Rome, Salerno Editrice, 2001, vol. I, pp. XICXVI Google Scholar.

17- Cette indication, toutefois, participe du jeu de mimesis entre Athénée et le Banquet de Platon.

18- Selon le modèle, par exemple, du cercle épicurien de Philodème à Herculanum : voir l’ouvrage classique de Gigante, Marcello, La bibliothèque de Philodème et l’épicurisme romain , Paris, Les Belles Lettres, 1987 Google Scholar, et Dorandi, Tiziano, « Pratiques “philologiques” à la bibliothèque de la “Villa dei Papiri” à Herculanum », in Giard, L. et Jacob, C. (éd.), Des Alexandries I. Du livre au texte , Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, pp. 237248 Google Scholar.

19- Le Banquet des sept sages de Plutarque et le Banquet ou les Lapithes de Lucien offrent des exemples de pures fictions littéraires.

20- Macrobe, au début du premier livre des Saturnales , admet avoir réuni dans ses banquets savants des personnages ayant vécu à des époques différentes, suivant en cela le modèle des dialogues platoniciens.

21- Voir l’étude classique de André, Jean-Marie, L’otium dans la vie morale et intellectuelle à Rome, des origines à l’époque augustéenne , Paris, PUF, 1966 Google Scholar.

22- C’est encore au tribunal que l’auteur entend, lors d’une action devant le préfet de la ville, un homme d’un certain âge employer un mot inusité, ce qui suscite un débat public (Nuits attiques , XI, 7).

23- Essentiellement Philostrate, , Vies des Sophistes , I, 8, §§ 489492 Google Scholar; Barigazzi, Adelmo, Favorino di Arelate, Opere , Florence, Felice Le Monnier, 1966 Google Scholar ; Gleason, Maud W., Making men. Sophists and self-presentation in Ancient Rome , Princeton, Princeton University Press, 1995 Google Scholar, en particulier le chapitre I, « Favorinus and his statue », pp. 3-20. Voir aussi Beal, Stephen M., « Homo fandi dulcissimus : the role of Favorinus in the Attic Nights of Aulus Gellius », American journal of philology , 122, 2001, pp. 87106 CrossRefGoogle Scholar.

24- Ce modèle antique inspire tout un ensemble de postures, de pratiques et de représentations dans l’Europe moderne : voir Fumaroli, Marc, Bury, Emmanuel et Salazar, Philippejoseph, Le loisir lettré à l’âge classique , Genève, Droz, 1996 Google Scholar.

25- Voir aussi Nuits attiques , X, 25, où Aulu-Gelle occupe son esprit, alors qu’il est assis sur un char, en reconstituant des listes de vocabulaire militaire et technique tiré des historiens anciens.

26- Voir Ibid ., XIX, 8, 15, où Fronton invite ses élèves, « quand ils en auront le loisir », à faire une recherche sur l’occurrence d’un terme chez les orateurs ou les poètes anciens.

27- Cet usage des Nuits attiques est évoqué dans la Praefatio , 1 ; voir Ibid ., 11 et 23.

28- Voir par exemple, Nuits attiques , XVIII, 10, 1 : description des paysages de la villa d’Hérodes Atticus à Céphisia.

29- Athénée suggère que les convives de Larensis, en dehors de leurs banquets, fréquentent les mêmes lieux de sociabilité cultivée : ainsi, à propos d’Ulpien de Tyr, Deipnosophistes , I, 1d-e (voir aussi XIV, 648c et XIII, 567a).

30- Champlin, Edward, Fronto and Antonine Rome , Harvard, Harvard University Press, 1980, p. 14 CrossRefGoogle Scholar.

31- Comme l’indique R. Marache, dans sa note ad loc . Voir aussi Nuits attiques , XVI, 3 : Favorinus et son cortège visitent à nouveau un malade au milieu de ses médecins. L’occasion est trop belle pour Favorinus, qui se lance dans une discussion médicale à partir des théories d’Érasistrate.

32- Voir aussi Nuits attiques , XI, 13 : lecture d’un discours chez le maître de rhétorique ; Ibid ., XIII, 29 : lecture des Annales de Quadrigarius chez Fronton.

33- Ibid ., XV, 1 : promenade dans les rues de Rome avec Antonius Julianus ; Ibid ., IX, 2 : Aulu-Gelle dans le cercle des élèves d’Hérodes Atticus, se promenant à Athènes.

34- Ibid. , IX, 15 : Aulu-Gelle accompagne Julianus et un disciple à une déclamation à Naples.

35- Voir la Praefatio , 2 : « Selon que j’avais eu entre les mains un livre, grec ou latin, ou que j’avais entendu un propos digne de mémoire, je notais ce qu’il me plaisait […]. »

36- L’auteur s’inscrit ainsi dans la tradition antique des apomnémoneumata qui, sur le modèle des Mémorables de Xénophon, préservent l’enseignement de philosophes non dogmatiques en rapportant dans un cadre dialogique leurs propos ou comportements exemplaires et édifiants. L’originalité d’Aulu-Gelle est d’appliquer ce modèle aux rhéteurs et grammairiens de son temps (voir Marache, René, « La mise en scène des “Nuits attiques”. Aulu-Gelle et la diatribe », Pallas , I, 1953, pp. 8495 Google Scholar).

37- Sur ce genre littéraire, voir Wild, Francine, Naissance du genre des ana (1574-1712) , Paris, Honoré Champion, 2001 Google Scholar.

38- Voir Moss, Ann, Les recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance , Genève, Droz, 2002 Google Scholar.

39- Par exemple, Nuits attiques , II, 2, 9 ; XVII, 10, 1.

40- Par exemple, Ibid ., X, 12, 9 : Favorinus.

41- Voir Ibid ., XIV, 2, 26 ; XVI, 3, 6.

42- Par exemple, Ibid ., II, 2, 11-12 : « Taurus fit ces développements et d’autres dans le même sens avec autant d’autorité que de charme. Mais il ne m’a pas paru hors de propos d’y joindre ce que j’ai lu chez Claudius Quadrigarius […] » ; II, 22, 28 sq. ; IV, 1, 20-23.

43- F. Wild, Naissance du genre …, op. cit ., p. 32.

44- Voir Ibid ., p. 162 sq ., sur les deux recueils de Colomiès.

45- Fronton, Ad amicos , I, 19, p. 182. Voir M. L. Astarita, La cultura… , op. cit ., pp. 195-196.

46- Quelques repères bibliographiques : Dupont, Florence, Le plaisir et la loi. Du « Banquet » de Platon au « Satiricon » , Paris, Maspéro, 1977 Google Scholar ; Lissarrague, François, Un flot d’images. Une esthétique du banquet grec , Paris, Adam Biro, 1987 Google Scholar ; Murray, Oswyn (éd.), Sympotica: Symposium on the symposion , Oxford, Oxford University Press, 1990 Google Scholar ; Romeri, Luciana, Philosophes entre mots et mets. Plutarque, Lucien, Athénée autour de la table de Platon , Grenoble, Jérôme Millon, 2002 Google Scholar. Sur les Propos de table , voir l’introduction de François Fuhrmann et la postface de Françoise Frazier à l’édition des Belles Lettres, 1972-1996 ; voir aussi l’introduction de Antonio M. Scarcella à son édition de Plutarco, Conversazioni a tavola, libro primo , Naples, M. D’Auria Editore, 1998, pp. 7-133.

47- La source principale sur la configuration du Musée reste Strabon, , Géographie , XIII, 1, 54 C 608Google Scholar ; sur les pratiques savantes dans ce cadre, voir Slater, William J., « Aristophanes of Byzantium and problem-solving in the Museum », Classical quarterly , XXXII, 2, 1982, pp. 336349 CrossRefGoogle Scholar.

48- Voir aussi Nuits attiques , XIX, 9 : banquet offert par un riche étudiant à ses maîtres et amis, le jour de son anniversaire. Aulu-Gelle décrit encore les dîners frugaux auxquels le poète Iulius Paulus conviait ses amis : un jour d’automne, on fit lecture lors du repas de l’Alceste de Laevius (Ibid ., XIX, 7) ; au moment des vendanges, le poète Annianus invite ses amis, au nombre desquels Aulu-Gelle, pour un dîner d’huîtres, dans son domaine du pays falisque (Ibid ., XX, 8).

49- Plutarque, , Propos de table , I, 613EGoogle Scholar. Je reprends la traduction de philologoi proposée par F. Furhmann.

50- Voir aussi Nuits attiques , VII. 13 : les intimes du philosophe Taurus à Athènes contribuent aux banquets sous forme de questions préparées à l’avance, mettant en jeu des raisonnements paradoxaux, « jolis, minutieux et piquant au vif un esprit épanoui par le vin ».

51- Les banquets évoqués par Aulu-Gelle traitent aussi de ce genre de questions : les effets des phases de la lune sur la taille des huîtres, les yeux des chats et les oignons (XX, 8), les effets du gel sur l’huile et le vin (XVII, 8), le nom des vents (II, 22).

52- Voir par exemple III, 100b ; VII, 275e ; IX, 406d ; XV, 671c.

53- Nous nous référons ici au texte fondateur de Castiglione, Baldassar, Le livre du courtisan (1528). Voir Elias, Norbert, La société de cour , Paris, Flammarion, 1985 Google Scholar, ainsique Revel, Jacques, « Les usages de la civilité », in Ariès, P. et Duby, G. (dir.), Histoire de la vie privée , 3 Google Scholar, Chartier, R. (dir.), De la Renaissance aux Lumières , Paris, Le Seuil, [1985] 1999, pp. 167-208Google Scholar. Le rôle de la civilité dans les pratiques savantes de l’Europe moderne a été mis en évidence notamment par Biagioli, Mario, « Le prince et les savants. La civilité scientifique au 17e siècle », Annales HSS , 50-6, 1995, pp. 14171453 CrossRefGoogle Scholar.

54- Sur le caractère topique de ces dialogues, voir R. Marache, « La mise en scène… », art. cit., pp. 84-95.

55- La signification de ce motif récurrent est discutée par Vardi, Amiel, « Gellius against the professors », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik , 137, 2001, pp. 4154 Google Scholar ; sur la figure des grammairiens qui se dégage des Nuits attiques , voir Kaster, Robert A., Guardians of language: the grammarians and society in Late Antiquity , Berkeley, University of California Press, 1988, pp. 5160 Google Scholar.

56- De même le rhéteur Antonius Julianus est-il loué autant pour son savoir que pour son jugement critique, par lequel il pèse les vertus et décèle les défauts des textes antiques (I, 4, 1).

57- Voir aussi XVIII, 1 : un débat entre deux philosophes, l’un péripatéticien et l’autre stoïcien, sur le rôle de la vertu pour parvenir à la vie heureuse, est placé sous l’arbitrage de Favorinus sans parvenir à une conclusion claire. L’échange symétrique des argu- ments, s’il sent le procédé rhétorique, ouvre aussi un espace de réflexion pour le lecteur.

58- Les trois auteurs étudiés ici sont à la source d’une riche tradition de la conversation savante et cultivée. Voir Marc Fumaroli, «Otium, convivium, sermo : la conversation comme “lieu commun” des lettrés », in ID. et alii, Le loisir lettré…, op. cit ., pp. 29-52 ; ID., Trois institutions littéraires , Paris, Gallimard, 1994.