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Introduction

La Revue internationale PME (RIPME) a été lancée en 1988. Elle est, chronologiquement parlant, la sixième des grandes revues scientifiques internationales sur le sujet[2], marquant ainsi la jeunesse et la nouveauté de cette discipline à l’époque. Rappelons que ces revues sont nées alors qu’Internet n’existait pas et que tout devait être fait à la machine à écrire, réécrit à chaque version, tout en recourant à la poste et au téléphone, et ce, avec tous les retards et les rappels, tant pour assurer le nombre d’articles nécessaires, vu le faible nombre de chercheurs et de souscripteurs du moment, que pour développer l’intérêt de cette discipline.

Cette création avait quatre objectifs opérationnels. Le premier était de marquer en français l’importance de ce sujet, à côté des langues déjà dominées par l’anglais dans les sciences économiques et de gestion. Le deuxième était de faire croître et de maintenir par la suite l’intérêt de chercheurs dans cette discipline. Chercheurs à cette époque le plus souvent à temps partiel, et sur une discipline dont l’avenir n’était par ailleurs pas du tout assuré, vu l’importance accordée aux grandes entreprises. Le troisième se voulait un moyen de multiplier le nombre de ces chercheurs dédiés à cette discipline, en plus d’en attirer certains issus d’autres domaines, plus ou moins intrigués par ce thème de recherche et connaissant quelque peu le monde des PME. Le quatrième objectif était de soutenir le développement de centres de recherche francophones axés sur ces petites et moyennes organisations à côté notamment des centres de soutien à l’entrepreneuriat plus anciens dans les années soixante et soixante-dix. On peut penser au petit groupe de l’école de commerce implantée à Wellesley, au Massachusetts, le Babson College, qui faisait quelques recherches sur le sujet, ou encore celui de quelques professeurs britanniques de la London School of Economic and Political Science, un peu plus orientés sur la recherche, tout en formant aussi de futurs entrepreneurs et des consultants pour aider les PME à mieux se développer.

À cette époque, les PME avaient eu à faire face à de nombreux problèmes, notamment en Europe, avec l’hécatombe venant du traité de Rome de 1957 (Julien, Léo et Philippe, 1995 ; Chavagneux, 2014), plus l’Accord de libre-échange nord-américain en 1994 (Daziano, 2013). Ces deux événements ont eu pour effet de faire disparaître jusqu’à un certain point les frontières, tout en exacerbant la concurrence, entraînant par conséquent la disparition de milliers de petites entreprises, en particulier dans le commerce et l’artisanat. Ces disparitions ont par ailleurs été accentuées avec la standardisation par les grandes entreprises du très grand nombre de produits vendus dans les nouveaux centres commerciaux et les succursales commerciales des grands groupes remplaçant ainsi les commerces de proximité.

Ce qui veut dire que, dans les années autour de la création de la RIPME, on ne pouvait compter que sur une centaine de chercheurs dans le monde, intéressés plus ou moins systématiquement par le sujet de l’entrepreneuriat et de la PME, dont une dizaine au Québec et une quinzaine en France. De plus, le nombre de cours qui en traitaient était fort limité et ils étaient plus ou moins vus comme une incongruité chez beaucoup de professeurs, en particulier en France (Marchesnay, 2008), et ce, même dans les universités qui les offraient. La raison étant qu’un peu partout, seules les grandes entreprises étaient considérées comme importantes dans le développement de nos économies.

Pour changer cette perception, il fallait donc passer par une meilleure connaissance des entrepreneurs et de leurs entreprises et, par conséquent, s’arrêter à l’esprit d’entreprise bien mis en exergue par Schumpeter (1911) au début du xxe siècle, mais trop longtemps négligé. Cet esprit était bien différent de ce qui soutenait les grands patrons et les cadres recourant à des théories de gestion passant par différents modèles ou encore par la planification stratégique soutenue sporadiquement par des modes englobantes, comme le juste-à-temps ou la qualité totale.

Notre analyse se divisera en quatre parties. La première, appelée La naissance de la revue, touchera quelques questions soulevées avant sa création, ainsi que durant les quelques années suivantes. La deuxième partie, La connaissance, ira encore plus en détail sur certains thèmes traités, tout en ajoutant quelques sujets plus d’actualité. La troisième partie, La reconnaissance, la plus longue et la plus importante à cause de sa vision prospective, ouvrira la porte aux nouvelles possibilités actuelles et prochaines pour cette discipline et, par conséquent, pour la RIPME. Cette ouverture s’arrêtera, d’abord, aux deux grands changements en cours qui affectent tant les entrepreneurs que les chercheurs, soit 1) la pandémie qui n’en finit pas de finir, et 2) le réchauffement climatique qui chamboule la réalité et qui affectera de plus en plus fortement ces entrepreneurs et les résultats de leur entreprise. Par la suite, l’analyse s’intéressera au présent et au futur des PME, ou ce que certains appellent l’hypermodernité perturbant leur fonctionnement et, ainsi, l’entrepreneuriat. Enfin, dans la dernière partie, nous nous pencherons sur la question du choix du français, comme langue de diffusion de la revue. Il s’agit d’un enjeu important, considérant que la science ne peut se développer que par la confrontation de nombreuses visions distinctes s’appuyant justement sur des cultures différentes.

Il faut dire que ce 35e anniversaire de la RIPME est, en soi, une preuve de la croyance en l’utilité du français en science et, donc, du bon choix de départ pour ses créateurs. Par ailleurs, la rétrospective comme la prospective permettent de constater que la RIPME invite à élargir les prémisses scientifiques avec une approche originale, permettant de répondre à l’évolution de cette discipline. La RIPME est ainsi utile et pertinente pour les chercheurs et les étudiants avides de connaissances, mais également pour les entrepreneurs à la recherche de solutions pour les appliquer dans leur entreprise.

1. La naissance ou les premières années de la revue

Dans les années qui ont précédé la revue, soit entre 1970 et 1988, une période où l’on prenait conscience de l’importance des PME et de l’entrepreneuriat, les efforts ont porté, d’abord, sur les caractéristiques de ces petites organisations afin de les distinguer des grandes entreprises et, ensuite, sur leurs classifications selon les typologies. Cet exercice permettait de raffiner la compréhension de la diversité des PME, présentes sous diverses tailles et dans presque tous les secteurs. On y présentait les particularités des PME, affichant de nombreuses distinctions avec les grandes entreprises, tant sur le plan organisationnel que de fonctionnement, sans compter l’influence souvent déterminante de l’entrepreneur et de son profil. Ces différences touchaient également les moyens particuliers mobilisés pour se développer, telles des stratégies spécifiques ou distinctives. Comparées aux grandes, les PME apparaissent comme ayant recours à diverses collaborations pour compenser le manque de ressources, mais aussi profitant du soutien ou des interventions d’acteurs provenant de leur écosystème.

Ces thèmes ont généré, entre 1988 et 2004, une bonne variété de sujets dont, par ordre d’importance en nombre d’articles, la finance et le risque[3], puis les types de TPE et l’artisanat, et ensuite l’exportation ou l’ouverture à l’international. Et dans ce dernier cas, leur capacité à aller plus loin qu’une clientèle proche que de nombreuses critiques de ces organisations pensent être le lot inévitable des PME. Ces quatre sujets étant suivis d’un nombre moins important d’articles sur ces stratégies qui les distinguent encore plus des grandes entreprises dans leurs approches, puis sur ces besoins de ces collaborations (sous forme d’alliances, de sous-traitances, de clusters, de coopétition, etc.) et, enfin, sur l’importance de l’innovation pour se singulariser par rapport à la concurrence.

D’autres sujets ont été discutés en parallèle, surtout à partir des années suivantes. C’est le cas du recours aux techniques d’informatisation, de la gestion du personnel et de l’importance du recours aux nouvelles technologies de production, pour finir avec quelques réflexions sur les qualités requises pour être un bon entrepreneur.

Ces différents sujets ont permis de définir les trois caractéristiques des PME, autres que la taille, pour les distinguer finalement des grandes entreprises. Soit, d’abord, la proximité particulière du ou des entrepreneurs avec leur personnel, leurs clients et leurs autres partenaires. Ensuite, la singularité de leurs produits et les façons de les mettre en marché pour faire face à la concurrence sans avoir les pouvoirs de ces grandes entreprises. Enfin, la flexibilité ou l’agilité, provenant de la centralisation de la décision pour se retourner et pour agir rapidement et d’une non-spécialisation de leurs ressources tant humaines que physiques. Cette dernière caractéristique les éloigne ainsi de la gestion de ces grandes entreprises axées sur cette planification, sur l’organisation pyramidale et sur la volonté d’engager les meilleures ressources ; le tout entraînant la bureaucratisation.

2. La connaissance ou l’évolution de la revue entre 2005 et 2021

Conséquemment, à partir des années deux mille, un nombre grandissant de professeurs en économie ou en gestion, mais aussi dans d’autres sciences, ont reconnu l’importance et les particularités de ces organisations dans nos économies. Ces professeurs se sont multipliés dans la plupart, sinon dans toutes les universités, écoles et collèges, du moins dans les pays industrialisés, comme le montrait déjà l’analyse de Cossette (1997) sur les dix premières années de la revue, dans laquelle il avait trouvé 217 chercheurs, dont la très grande majorité provenait de la France et du Québec. L’arrivée de ces chercheurs dans ce domaine de recherche a permis d’étudier toutes sortes d’entrepreneurs et de formes organisationnelles, et a ouvert la porte à de nouveaux types d’analyses. Ce qui explique aussi pourquoi le nombre de revues, traitant de ces spécificités et des théories sous-jacentes, a été multiplié entretemps par six (British Business School, 2021).

Par exemple, de 2006 à 2021, les premiers sujets ont été enrichis par des dizaines d’articles touchant souvent des aspects complémentaires à ce qui était paru auparavant. C’est le cas de la responsabilité sociale des PME ou encore des collaborations, notamment leur durée et leur impact sur le développement des firmes. De même, dans le cas de l’internationalisation, ce sujet a porté à plusieurs reprises sur des pays autres que les pays industrialisés. À noter que l’importance de la responsabilité sociale constitue une différence critique vis-à-vis de la grande entreprise et indique les liens importants que les PME ont par rapport à leur environnement et, ainsi, à leur écosystème ; de même que leur encastrement dans leur communauté, comme nous le soulignerons dans la troisième partie.

Aux côtés de ces thèmes de recherche, on en trouve de nouveaux, telles les entreprises à forte croissance. De même, il a été discuté du rôle des réseaux informationnels dans le développement de ces entreprises ou encore des facteurs facilitant la diffusion des nouvelles technologies, suivis des distinctions culturelles tant des entreprises que du comportement des entrepreneurs. On peut trouver aussi plusieurs articles sur la question de la transmission des entreprises, sur l’accompagnement ou le rôle des intervenants pour favoriser l’entrepreneuriat et sur l’entrepreneuriat féminin.

Nous retenons que le plus important de la production, tout au long de ces 35 ans, est justement cette variété de sujets qui a augmenté avec les années et avec l’arrivée de nouveaux chercheurs, marquant ainsi la complexité de plus en plus reconnue de la discipline (Meier et Pacitto, 2007). D’autres thèmes, apparus moins souvent, mais accentuant cette complexité, sont également observés. C’est le cas de la sous-traitance, du capital social, du rôle des parties prenantes, de l’importance du contrôle de l’information, de la cohérence de l’équipe de direction, des compétences de celle-ci, des défaillances, des intentions entrepreneuriales, etc.

3. La reconnaissance ou les changements en cours et leurs impacts sur ces PME

Ce qui nous amène à discuter de deux changements majeurs qui continuent, d’une part, à affecter sinon à teinter fortement l’entrepreneuriat et les PME et donc la recherche et la production de nouvelles connaissances et, d’autre part, qui a entraîné plusieurs chercheurs à s’intéresser à ces thèmes.

3.1. La pandémie et son impact sur le développement des PME

La pandémie, qui a débuté en 2019, constituerait, selon certains (Kuckertz et al., 2020), une situation unique et sans équivalent dans l’histoire relativement récente. Selon la Banque mondiale (2021), les pays industrialisés ont connu une contraction de leur économie de 3,5 % en 2020, entraînant des milliers de fermetures et de faillites, tout en créant un stress important chez un grand nombre d’entrepreneurs. Ce stress a affecté leur sommeil et, par conséquent, pour certains, leur santé mentale (Foleu, Enagogo, Menguele et Evaoua Obam, 2021 ; St-Jean et Tremblay, 2021), mais aussi leurs comportements et ainsi, leurs capacités ou non à réagir positivement (Terramorsi, Fabiani et Terrazoni, 2021). À noter toutefois que cela n’est pas le cas pour tous les entrepreneurs (Berger-Douce, 2021), ni même pour tous les pays. Dans plusieurs pays africains par exemple, le secteur informel a pris rapidement la relève du secteur formel, en profitant du fait que l’État ait préféré fermer les yeux sur certaines pratiques généralement encadrées pour permettre de sauver et même de multiplier les emplois (Abate, 2021). Mais c’est vrai aussi dans les pays industrialisés pour un bon nombre d’entreprises. Plusieurs d’entre elles ont profité d’une baisse de la concurrence avec la disparition des plus faibles, alors que d’autres ont profité du ralentissement pour mieux se réorganiser sinon pour informatiser leur production (BDC, 2020). Certaines ont aussi profité de solidarités locales ou industrielles et de l’aide de l’État pour prendre de l’expansion (Constantidinis, Kuyken et Hugues, 2021).

Quoi qu’il en soit, cette pandémie constitue en quelque sorte un « réducteur de comportements », comme certains acides, obligeant à agir différemment en bousculant non seulement les habitudes et donc les repères et les contacts avec les collègues, les employés ou les clients, mais aussi, avec un bon nombre d’acteurs socio-économiques. Repères et contacts qui facilitaient auparavant les échanges et soutenaient les nouvelles idées de façon régulière. Tout cela bouleverse le quotidien et le moyen terme et ainsi l’agenda ou la gestion du temps, notamment des entrepreneurs et de leurs organisations (Marchesnay, 2020). Cette situation force les entrepreneurs à se poser des questions sur le long terme tout en apprenant à faire face à plus d’incertitude, et ce, dans des champs imprévus. En parallèle, le recours systématique aux écrans pour se rencontrer virtuellement avec cette pandémie, ou encore pour se détendre, a finalement multiplié certains effets délétères, limitant la finesse et le temps de réflexion requis par l’économie des entreprises, mais aussi par la science, comme on le verra plus loin.

Cette diminution, sinon l’absence de contacts directs est particulièrement nocive pour l’organisation et l’action des entreprises, tout comme pour la recherche. En particulier dans ce qu’on appelle les conversations de corridors ou de machines à café, ou encore « en passant », qui permettaient, jusqu’à récemment, de faire valoir des intuitions ou des questions même saugrenues, demandant à être partagées immédiatement. Ces questions stimulent l’imagination ou la réflexion et, par les réactions qu’elles entraînent, alimentent l’intelligence pour soutenir la conversation et pour ainsi aller plus loin. Privée de tels contacts directs, l’idéation est plus limitée, ce qui n’est pas sans conséquence pour une science ou une discipline encore jeune, requérant beaucoup de nouvelles idées pour se développer et se consolider.

Cela est encore plus nocif dans le cas des recherches à base d’enquêtes auprès des entrepreneurs ou autres acteurs, alors que ces études sont toujours nécessaires pour aller plus loin que les analyses générales des premières décennies de la revue. Les contacts directs sont indispensables dans certaines recherches, car ils permettent de capter de l’information complémentaire, notamment en visitant l’entreprise, et ainsi à sentir les particularités du cas, au-delà des questions et réponses. Ce recours à tous les sens « en direct » permet de mieux expliquer l’histoire en la situant selon l’origine, la formation et la culture de son, ou de ses créateur(s), et le rôle complémentaire de leur écosystème (Jonas, 1992 ; Fayolle, 2004). Cela nous amène à mieux comprendre les PME et l’entrepreneuriat, par exemple, dans les différents pays. Le contact direct permettant de tenir compte des silences, des hésitations, des corrections, des répétitions, des à-côtés pour nuancer certaines réponses, et nécessairement le tacite ou le non-dit et, par conséquent, la culture. Cela est encore plus vrai en tenant compte du temps long.

Cette pandémie agit par ailleurs sur l’évolution importante des relations internationales avec plusieurs obstacles du côté du transport, des échanges de marchandises ou des services plus complexes ou problématiques entre pays. Ce contexte devrait entraîner en partie, par exemple, plus de production locale, variée et nouvelle par les PME, comme on le verra plus loin. Il pourrait également multiplier le nombre d’entreprises fonctionnant sans frontières, telles celles offrant du conseil de toutes sortes.

3.2. Le réchauffement de la planète

Quant au deuxième grand changement, celui-ci touche les réponses encore trop timides aux changements climatiques qui, pourtant au nez de tous, s’accélèrent et perturbent déjà de manière de plus en plus importante toutes sortes de productions. Ce changement affecte, par exemple, certaines matières premières et même l’ensemble de leurs productions en détruisant des dizaines ou des centaines d’entreprises directement ou indirectement par la disparition de leur marché. On peut par exemple penser aux grands incendies de forêt en Colombie-Britannique et en Californie, mais aussi en Australie, en Grèce, en Turquie, au Portugal, en Espagne, etc. qui ont détruit des centaines de villages et de quartiers des villes tout en libérant 1,76 milliard de tonnes de GES ou encore les inondations records en Belgique, en Allemagne ou encore en Chine et en Inde, qui ont fait plus de 200 morts dans les deux premiers pays et plusieurs milliers dans les autres. Ajoutons la série de tornades dans le centre des États-Unis au début de décembre 2021, dont une qui s’est étendue sur 300 kilomètres, qui a aussi dévasté des villages entiers et leurs entreprises et a causé des centaines de morts.

Ces catastrophes seront de plus en plus fréquentes et devront être prises en compte dans les recherches, si ce n’est par les coûts directs, mais aussi par ceux indirects touchant, par exemple, l’augmentation des taxes et des impôts pour agir contre ces tendances et les primes d’assurance qui ont déjà augmenté de plus de 20 % à la fin de 2021 pour faire face à la multiplication de telles catastrophes.

C’est donc dire que dans les prochains articles, ce thème touchant les responsabilités sociales et environnementales, bien qu’ils soient en grand nombre dans la deuxième partie analysée de la revue, devra être encore davantage pris en compte. C’est ce que met en lumière un sondage de la Banque de développement du Canada d’octobre (BDC, 2020) montrant que huit dirigeants de PME sur dix confirment cet intérêt pour ce virage écologique, quatre ayant déjà pris des premières mesures en ce sens et deux le faisant plus ou moins systématiquement depuis quelque temps, notamment du côté de la diminution du gaspillage. Ces comportements seraient favorisés avant tout par les valeurs de la direction de ces firmes et par le fait que celles-ci sont plus innovatrices, mais aussi par l’exemple des pairs, des firmes-champions (Lawson et Lorenz, 1999) et des diverses parties prenantes déjà engagées en ce sens (Labelle et St-Pierre, 2015). De même, ce thème de la responsabilité sociale aura de plus en plus d’effets majeurs sur la population et sur les entreprises, tout en relevant de la gestion collective et ainsi du vivre ensemble. Il toucherait plusieurs autres aspects de l’environnement des PME. On peut penser à la santé de leur personnel dans un milieu de plus en plus pollué et ainsi de leur niveau de présence tout au long de l’année et de leur vivacité pour bien remplir leurs tâches (Ouranos, 2010).

Il est vrai que certaines petites entreprises en tireront des bénéfices, comme celles répondant ainsi aux nouveaux besoins ou étant vues comme particulièrement écologiques. C’est le cas des entreprises liées à l’agriculture renouvelée et autres productions urbaines de proximité pour diminuer les coûts de transport ou répondre à l’alimentation plus « végétalienne ». Encore, ces petites municipalités recourant à des façons nouvelles pour entraîner leur population dans cette lutte, aidées de nouvelles TPE liées à ces tendances et agissant contre les grandes entreprises peu ou moins environnementales ou exigeant beaucoup plus de temps pour s’adapter.

Ajoutons, à ces changements majeurs dans l’environnement des PME et dans ses impacts sur la recherche et le développement, les effets des nouvelles technologies (appelées l’industrie 4.0), tels les capteurs d’information, les systèmes informatiques interconnectés, le réseau 5G, l’imagerie parlante, etc. Ces effets relèvent en bonne partie de la façon dont on exploite ces nouvelles technologies. Leur exploitation est parfois difficile, d’autant plus que pour y recourir, il faudra trouver la main-d’oeuvre qualifiée requise.

3.3. L’impact de l’hypermodernité ou de la nouvelle modernité

Ceci nous amène vers une prise de conscience que ces changements sont devenus plus nombreux et plus interreliés dans les dernières décennies. Cette situation rend toutefois leur compréhension plus ambigüe et l’action plus complexe. Ces changements s’ajoutent à d’autres perturbations qui ont été analysées dans les études traitant de l’hypermodernité, dont les premières manifestations remontent à la fin du xxe siècle[4] et qui s’affirment encore plus dans les deux dernières décennies. Les transitions associées à cette hypermodernité ont affecté plusieurs comportements des petites entreprises et de leurs directions. Ces transitions ou évolutions traduisent ce que Bernard Billaudot, dans son oeuvre majeure (2021), appelle la nouvelle modernité. Cette nouvelle modernité dans laquelle les PME, et encore plus les TPE et le travail autonome, jouent et joueront un rôle encore plus important dans nos économies pour un bon nombre de raisons. Ces raisons constituent ce qu’on appelle des « faits porteurs d’avenir » qui, s’ils persistent et même se renforcent, permettront d’en tirer au besoin des scénarios pour discuter du futur (Julien, Lamonde et Latouche, 1974). Inspirés de ces auteurs, nous présentons ici onze changements et leurs effets sur les petites entreprises et l’entrepreneuriat.

3.3.1. Les changements généraux dans l’économie

Le premier changement bien noté par plusieurs auteurs s’arrêtant sur cette hypermodernité est la tendance de plus en plus affirmée à l’individualisme dans nos sociétés, en partie pour répondre ou pour échapper au gigantisme de nos économies et à la complexité de nos systèmes politiques, tout en recherchant le réseautage toutefois limité. Marchesnay (2020, p. 48) ajoute à cet égard la remarque du sociologue Lipovetski : « Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds. » Ces propos marquent ainsi la complexité, même si ces traits ne concernent évidemment pas tout le monde.

Le second changement affecterait de plus en plus les consommateurs, incités à mieux retracer l’origine des produits et leur producteur, de façon à s’assurer de leur qualité et de leur impact sur le réchauffement de la planète ou sur l’emploi. Cela ajouterait ainsi aux critères d’achat des considérations sociales et environnementales, obligeant les producteurs à s’y arrêter sérieusement.

À ces deux changements, nous pouvons ajouter les effets particulièrement néfastes à plus long terme du recours de plus en plus systématique aux écrans (Internet, ordinateurs, tablettes, cellulaires, consoles de jeux, etc.). Cette réalité touche en particulier les jeunes. Par exemple, les enfants de treize à dix-sept ans passeraient près de sept heures par jour sur ces écrans, dont la plus grande partie relèverait du jeu ou autres loisirs. Les effets affecteraient aussi l’intérêt et la concentration des jeunes entrepreneurs et des employés, comme nous le voyons de plus en plus dans nos cours universitaires, avec une soif d’apprendre des jeunes qui diminuerait de plus en plus. Sans compter les effets sur la réflexion et l’imagination qui seraient en perte de vitesse, comme l’explique le neuroscientifique Desmurget (2019).

Le quatrième changement général remettrait à l’ordre du jour la démocratie en politique, mais aussi dans les entreprises. Ce qu’on appelle un nouveau régime dit plus participatif et dans lequel les normes-règles sociétales seraient, par exemple, basées non plus sur les seuls choix de la direction, mais sur le compromis avec les autres membres du personnel, surtout dans un environnement où la certitude est encore plus discutée (Wittgenstein, 1976). Ce compromis varierait selon les groupes et les intérêts politiques et sociologiques, mais aussi économiques reliés à des modes de gestion différents. Il permettrait de dépasser le monde managérial traditionnel des grandes entreprises impersonnelles et orientées presque uniquement sur l’argent, pour un monde plus marchand en lien avec les véritables besoins des consommateurs, comme l’explique Braudel (1977), en lien plus direct avec les petites entreprises, leurs entrepreneurs et les acheteurs. Ce faisant, l’effet de proximité démontré plus haut en serait accéléré.

3.3.2. Les changements spécifiques affectant les PME et l’entrepreneuriat

Le cinquième changement, la pandémie, en diminuant les contacts proches ou lointains, avec en plus les contraintes dans le transport régional et international, favoriseraient de plus en plus les achats directs et locaux, tout en augmentant les productions spécifiques s’adaptant à chaque client, en lien avec cette montée de l’individualisme tant du côté des consommateurs que des entrepreneurs. Ces derniers pourraient ainsi profiter des conversations[5] avec les clients pour mieux s’ajuster. Ces productions proviendraient en partie de l’augmentation dans nos économies de la part des travailleurs autonomes ou des entreprises unipersonnelles, plus souples du côté du temps disponible, offrant en particulier des biens et services personnalisés liés à de nouveaux savoirs et compétences, et des technologies encore plus flexibles. Cette situation aurait pour effet d’augmenter leur indépendance vis-à-vis les grandes entreprises (ou avec un pouvoir de négociations plus grand). Avec de plus en plus de femmes à la tête de ces entreprises (ou autres organisations dans nos sociétés[6]) qu’elles fondent ou rachètent, et dont plusieurs raflent les prix de la meilleure nouvelle entreprise de l’année (Premières en affaires, 2022), mais aussi, dont plusieurs seraient éphémères, relevant du nomadisme. Entreprises à base d’idées nouvelles ou de niches mal connues auparavant ou réinventées, incluant des entreprises sociales atypiques et d’autres entreprises avec un fonctionnement différent, telle l’absence d’une direction centralisée. Le tout situé souvent dans les centres-villes, formant des genres de « zones multicommerciales ou des districts industriels de services » et offrant en plus d’assistances complémentaires, comme le transport, la distribution, mais aussi cette production adaptée à chaque client. Y compris, mais ici, à partir des domiciles, les échanges de biens ou services de réciprocité ou de coéchanges plus ou moins payantes, en recourant aux outils de ventes de « seconde main » ou de personnes à personne, comme Kijiji, Marketplace, Shopify et autres moyens de l’Internet, sinon directement dans le quartier. Soit un peu ce qui existait au Moyen Âge permettant aux citoyens de réapprendre à se parler, à écouter, à converser et finalement à échanger au-delà de cette commercialisation.

Sixièmement, on assiste à un retour encore plus important de cette responsabilité sociale et écologique des petites organisations, dont nous avons parlé plus haut, et s’appliquant en particulier dans l’écosystème territorial, avec ces entreprises et leurs dirigeants de plus en plus encastrés dans celui-ci. Cette vision de responsabilisation, contradictoire avec les grandes entreprises anonymes (ou à responsabilité limitée), est réclamée de plus en plus par la société.

Le septième changement en découlerait, soit celui de l’émergence de milliers de nouvelles organisations de petite taille et de toutes formes, en lien avec de petites entreprises sociales, tels les coopératives ou les groupements d’acheteurs-vendeurs et, ainsi, avec de nouvelles préoccupations pour sauver la planète de façon distinctive et parfois résolument inventive. Ce changement s’appuierait sur le fait que les grandes solutions ne fonctionnent pas ou ne peuvent s’établir fermement à cause des conflits systématiques des décideurs et de leurs mandataires aux intérêts divergents ou contradictoires. Au contraire, ces petites opérations qui, en se multipliant et s’unissant par à-coups, finiraient par mieux répondre à ces préoccupations écologiques ou anticapitalistes et, ainsi, à ces questions primordiales chez un nombre grandissant d’entrepreneurs. Ces petites opérations, dont certaines, où les relations avec les clients pouvant très bien se faire à distance, se déplaceraient même vers les milieux ruraux plus ou moins isolés ; en partie pour fuir les contraintes de la grande ville ou tout simplement pour rechercher une autre qualité de vie (Sergot, 2013).

Huitièmement, plusieurs de ces opérations ou de ces très petites entreprises distinctives feraient partie ou s’entraideraient dans des réseaux complexes et même multinationaux, sinon locaux, incluant des productions complémentaires, ou encore de la sous-traitance contrôlant l’évolution du produit plutôt que par les donneurs d’ordre. Tout cela ne voudrait pas dire que les entreprises traditionnelles, y compris les grandes entreprises et les supermarchés, disparaîtraient, mais leur place et leur rôle diminueraient dans beaucoup de secteurs, ou se transformeraient.

De même, en neuvième changement, on en arriverait de plus en plus chez les producteurs et les consommateurs à prioriser la valeur du bien (pour chaque citoyen ou acteur), selon l’éthique aristotélicienne (par exemple, tout citoyen a droit à certains biens pour vivre, du moins minimalement), sur la valeur de justice, soit que le partage devrait être équitable pour tous. Ce qui n’est possible que dans les petits groupes, remplaçant l’épanouissement personnel par l’épanouissement de soi avec les autres. Faisant en sorte que le collectif reposerait de plus en plus, comme il aurait dû toujours être, sur le dialogue et l’échange affectant, par exemple, les relations entre les consommateurs individuels ou familiaux et les petits producteurs dont on a parlé plus haut. Comme l’expliquent Taylor (1992) et Ricoeur (1995) en opposant l’éthique (ou l’idée du bien pour soi) à la morale plus sociale (le bien évalué par la société, quelle que soit sa taille, comme pour ces petits producteurs).

Comme dixième changement, on retrouverait la recherche de la qualité, mais celle-ci partenariale, et donc évaluée tant par le producteur que par l’acheteur ou le consommateur. Cela supposerait encore plus de flexibilité ou d’agilité dans les transactions, notamment chez les travailleurs autonomes ou les productions unipersonnelles. Cela prendrait la forme des productions encore plus proches du consommateur répondant ainsi aux besoins très spécifiques et changeants, et augmentant encore plus l’innovation du fait de ce genre de coopération entre l’offre (le savoir du producteur, écoutant le consommateur pour mieux répondre à ses besoins de façon à mieux le satisfaire) et ainsi la demande. Cela requerrait des analyses nouvelles du point de vue scientifique pour tenir compte et comprendre cette coopération nouvelle.

Le onzième changement fait référence aux nouvelles technologies, qu’on appelle l’industrie 4.0 et dont on a parlé plus haut. Ces technologies en plein développement, comme l’intelligence artificielle orientée en partie sur l’industrie de la vie, mais ouverte au monde économique, impliquent des dizaines d’entreprises et d’universités. On peut citer l’exemple des plateformes de chercheurs, dont celle sous la direction de l’Université de Montréal, mais encore faudrait-il trouver la main-d’oeuvre qualifiée requise pour utiliser ces nouvelles technologies, alors que les systèmes d’enseignement à temps plein ou partiel ne suivent pas, notamment pour mettre à jour la main-d’oeuvre actuelle. Il faut dire que cette mise à jour demande une formation très complexe qui ne pourra se faire en quelques mois. En particulier dans plusieurs services avec peu de tâches répétitives, à l’encontre des grandes entreprises à production en continu. Comme l’explique le World Economic Forum (2020) qui estime qu’entre 20 % et 34 % des travailleurs seront touchés fortement par ces technologies dans les dix prochaines années.

Tous ces changements annoncent déjà une certaine révolution dans le développement régional sinon national. Comme le montrent les études de plus en plus nombreuses sur ces nouvelles petites ou très petites entreprises, telle l’étude de Barès, Cova et Nemani (2021) démontrant le rôle des communautés de marché dans certaines créations ou encore celle de Haïdara (2015) expliquant que passer par celles-ci, qu’elles soient du secteur formel ou informel, est le meilleur moyen pour que les pays en voie de développement réussissent à s’en sortir.

4. Le français dans tout ça !

On ne peut ainsi qu’inviter à poursuivre l’exploration scientifique du phénomène lié à l’entrepreneuriat et aux PME, renouvelé par tous ces changements profonds en cours et à venir. Et cette science ne peut se développer que par la confrontation de plusieurs visions distinctes, en partie assises sur des cultures diverses. Recourir au français dans un tel contexte est important pour au moins trois raisons. La première étant cet aspect clé de la science, la deuxième touchant les besoins des nouveaux chercheurs de travailler en réseaux et la troisième relevant de l’histoire et ainsi du respect des anciens qui ont tant travaillé pour élargir les connaissances.

4.1. Du côté scientifique

Du côté scientifique, comme nous venons de le rappeler, toute science repose sur la complexité et ainsi sur la contestation et la réfutation qui permettent d’approfondir celle-ci, en référant à de multiples sources, dont des recherches en cours un peu partout, et en vérifiant avec différentes approches la valeur de ce qui est avancé. Ces contestations doivent être basées sur plus d’une culture, incluant la culture française. C’est finalement ce qui favorise l’ouverture d’autres portes dans le processus de formation des idées, comme l’explique Sapir (1964).

Les cultures sont évidemment bien plus qu’une affaire de peinture, de musique ou de cinéma, mais des façons particulières d’aborder et de comprendre la réalité et le monde, en multipliant les nuances nécessaires dont parlait Malinowski (1968). Ce faisant, il est possible de voir d’un nouvel oeil et de plusieurs approches ce qui est avancé. Comme le fait que cette culture française a permis de dépasser, en particulier, le fonctionnalisme et le positivisme anglo-saxon[7] présent dans trop d’analyses (Passet, 2000), des positions ou approches particulièrement restrictives, comme l’explique Habermas (1987). Toute culture s’est forgée différemment avec le temps par ces artistes et par les scientifiques, mais aussi par les citoyens et par les acteurs des écosystèmes et, dans notre cas, par les entrepreneurs. Finalement, c’est ce qui a donné des compréhensions de la réalité très différentes et a permis l’évolution de la science. L’invention scientifique provient justement de ce choc des cultures. En d’autres mots, en se limitant à une seule culture, surtout importée sinon imposée, cela ne peut qu’appauvrir la science.

Et c’est encore plus vrai dans notre discipline qui repose sur l’observation patiente de la réalité socio-économique sans cesse en mouvement. Cette réalité est forgée par des entrepreneurs le plus souvent fort différents les uns des autres et qui s’ajustent régulièrement, notamment chez les entrepreneurs immigrants. Ces derniers, par définition, divergent dans leurs comportements influencés par leurs origines familiales, leur éducation et leur écosystème, avec leurs visions et leurs actions, comme acheter ou vendre, influencés aussi par cette culture individuelle et collective. Il suffit, par exemple, de visiter et d’analyser les marchés publics différents un peu partout dans le monde pour comprendre rapidement cela, même si trop d’entre eux, comme un grand nombre de chercheurs, sont des suiveurs du modèle économique américain sans le questionner. La question se pose aussi de savoir si l’avenir de plusieurs PME serait de suivre le modèle des entreprises américaines, grandes et petites, quand on sait que la copie est toujours moins intéressante et efficace que l’original. Ce qui fait que, pour réussir, ces entrepreneurs ont l’obligation de réagir pour mieux répondre aux besoins de leurs clientèles distinctes, tant locales qu’internationales, confortés dans leur propre façon de vivre leur réalité multiple. Ces derniers doivent recourir à des pratiques particulières relevant de la culture ambiante, mais aussi, par exemple, de leurs employés immigrants qui doivent faire des efforts pour s’ajuster à cet environnement. Ce qu’on appelle une partie de la culture d’entreprise qui repose justement sur le langage et les façons de gérer, par exemple, le court et le long terme, comme l’autorité[8], les liens avec la clientèle plus ancienne et même les blagues.

Ce qui fait aussi que la revue, en adoptant la langue française, accepte de se distinguer par définition des revues anglo-saxonnes ou bilingues, favorisant cette vision différente pour la compréhension des PME et de l’entrepreneuriat. Comme le réclamait déjà Giacomo Beccatini (1989) avec le cas italien, et comme le souhaitaient aussi les Allemands, avec leurs 100 millions de locuteurs maternels allemands, si l’on ajoute les Autrichiens et les Suisses germanophones. Ces derniers ont d’ailleurs posé cette question dans le numéro thématique sur l’approche allemande (vol. 21, no 3-4, 2008), soit comment les chercheurs de cette langue peuvent justement ajouter à la compréhension différente de ce thème de recherche ? Comme elle l’a fait longtemps dans d’autres sciences, telles la psychologie et la psychanalyse où elle a excellé (Freud, Jung, etc.) jusqu’aux dernières décennies.

Toute science se développe par la différence et par les diverses façons de voir et de comprendre la réalité (Morin, 1986). Et les langues ont justement une vision particulière construite par les écrits et l’histoire tout au long de celle-ci. Elles ont non seulement une manière spécifique de nommer cette réalité, comme l’explique Foucault (1969), notamment dans L’Archéologie du savoir, mais aussi de comprendre son évolution. Ce qui explique d’ailleurs les incompréhensions venant même des parfaits bilingues, obligeant à utiliser des images ou des métaphores pour que l’interlocuteur se retrouve. Ce qui explique aussi, par exemple, les écoles de pensée nationales, comme le pragmatisme américain de William James ou le poststructuralisme français de Gilles Deleuze.

Ainsi, l’hégémonie de l’anglais ou sa domination linguistique ne peut qu’entraîner une standardisation de certains contenus, y compris des définitions clés, mais aussi des méthodes. Le tout diminue par conséquent la richesse de la recherche en PME et en entrepreneuriat avec ce seul modèle dominant. Alors que toute langue vaut la peine d’être soutenue, évidemment, à la condition qu’elle remplisse son rôle socioculturel de façon dynamique.

De même, la recherche avancée et renouvelée, avec ses différents outils, dont fait partie la RIPME, est cruciale pour toute langue. Puisqu’on sait très bien ce qui arrive quand une langue oublie cet aspect : elle devient de plus en plus incapable de multiplier les nouveaux mots tirés de ce travail, d’évoluer, pour ainsi, finir par être déclassée dans le monde de la recherche. Comme ce fut graduellement le cas de la langue arabe, pourtant, au Moyen Âge, la première langue scientifique avec les deux autres, le grec et le latin. Comme le reconnaissait Cicéron en se référant aux Grecs pour mieux comprendre plusieurs écrits arabes, ces derniers ayant tiré eux-mêmes une partie de leurs savoirs par l’intermédiaire de l’Égypte, de la Syrie et de l’Iran, en lien avec les recherches plus avancées en Inde et en Chine. Graduellement, siècle après siècle, ces derniers ont délaissé cette présence en science au point que les linguistes ont fini par constater qu’en arabe, les mots scientifiques sont tirés en bonne partie directement, sans traduction, de langues étrangères.

4.2. Du côté des jeunes chercheurs

La deuxième raison, comme on le constate par ailleurs depuis les débuts de la revue, est de fournir aux chercheurs francophones, notamment les jeunes chercheurs, un instrument et un lieu où ils pourront lire et comprendre plus facilement l’histoire et l’évolution de la discipline avec toutes ses nuances et, par la suite, de participer par leurs propres écrits à cette évolution. Sans avoir l’obligation de passer par la traduction avec ses difficultés de compréhension fine et, ainsi, avec de plus grandes possibilités d’oublier des détails importants puisque toute traduction permet rarement toutes les nuances du texte original. Même si, à la longue, des efforts de traduction sont nécessaires pour avoir accès aux chercheurs d’autres origines, tant dans leurs écrits que dans les congrès internationaux, là où l’anglais est le plus souvent privilégié. Évidemment, en reconnaissant qu’il est important aussi d’écrire des articles et des livres en anglais et même dans d’autres langues pour participer à la mondialisation de la science.

4.3. Du côté de l’histoire

La troisième raison du besoin d’une telle revue en langue française relève du respect de soi-même et de ses origines, et donc de l’histoire. Comme l’explique le sociologue Dumont (1993) à propos de la conscience politique et du pluralisme linguistique, notamment en science, ce respect, nos ancêtres l’ont appris et nous l’ont transmis. Ce lien avec la langue et la science est très ancien, comme dans le cas de la cosmologie et de la place extrêmement limitée de la Terre dans l’Univers. Cette place a été démontrée, par exemple, par l’astronome arabe Ératosthène de Cyrène, au IIe siècle avant J.-C. et repris par l’Anglais Jean de Sacrobosco en 1224, pour finir par circuler dans tous les cercles savants en Europe, particulièrement en France. Il en est de même pour une foule de supposées autres découvertes qui étaient connues depuis longtemps tels les atomes, que les Grecs connaissaient, ou le temps que la Terre prend pour faire le tour du Soleil, à une journée près ou encore en ce qui concerne les mathématiques, comme chez les Indiens au iiie siècle qui connaissaient, par exemple, le théorème d’Euler, redécouvert par ce mathématicien suisse en 1755. Par exemple, une équipe de chercheurs australiens pensent qu’une tablette d’argile vieille de 3 800 ans, découverte en Mésopotamie, présente les correspondances entre les côtés de triangles rectangles pour répondre au fameux théorème de Pythagore développé il y a environ 2 400 ans.

Cela ne nous dit rien du côté des différents fonctionnements des PME dans les temps anciens et selon les territoires, même si les analyses d’Olivier de Serres (1600), de Richard Cantillon (1757), de Jean-Baptiste Say (1818) en discutaient au xviiie siècle et au xixe siècle. Et quant aux façons de faire de ces petites entreprises à ces époques, on peut très bien s’inspirer, par exemple, des romans de Zola (1883), comme son histoire du Bon Marché, un des premiers grands magasins en France, ou ceux de Balzac, avec La Maison du Chat-qui-Pelote (1829) ou Le Père Goriot (1835) qui tiennent compte de la vie intime des entrepreneurs sur l’évolution de leur entreprise ou sur les difficultés de diriger en même temps leurs affaires et leurs passions.

Comme nous l’avons expliqué avec la première raison, en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’enseignant, nous avons la responsabilité de rapporter les dernières analyses et découvertes à nos étudiants dans la langue qu’ils comprennent le mieux avec encore ici toutes les nuances que demande la science.

Rappelons encore une fois que la langue n’est pas qu’un moyen de communication. Elle est avant tout un support d’une culture et ainsi un moyen privilégié de nommer et de comprendre le monde. Cette culture constitue aussi un mode de vie fait d’histoires et d’habitudes acquises graduellement et permettant l’échange avec nos semblables et le partage du présent et de l’avenir.

Conclusion

Revenons, en conclusion, sur les trois objectifs de départ de la revue que nous avons précisés en introduction. En ajoutant une nouvelle question touchant à l’avenir de celle-ci.

Le premier objectif était d’attirer de plus en plus de chercheurs sur le sujet et, par la suite, de maintenir leur intérêt à poursuivre dans ce choix. Or, il est aisé de répondre avec cette présence toujours forte d’une bonne partie de ceux qui ont embarqué au début dans cette galère, alors que rien n’était assuré avec ce tout nouveau thème de recherche, tout en attirant graduellement des centaines d’autres chercheurs, dont plusieurs venaient de nouvelles disciplines. C’est ce qui a permis de développer et de consolider ce champ de connaissance. À travers cet article, nous avons témoigné de cette consolidation des assises de départ, soit l’importance clé de ces organisations et leur rôle particulier dans l’économie, et avons développé un ensemble d’éléments complémentaires qui assure mieux celles-ci.

Le deuxième objectif se voulait un moyen d’en consolider les travaux et, ainsi, de multiplier les articles et les auteurs pour la revue. Là aussi, on peut parler de mission accomplie avec plus de 600 articles venant de tous les horizons et parus dans la centaine de numéros de la revue durant ces 35 ans. Alors que les premiers numéros ne comptaient en très grande majorité que des auteurs français et québécois, on trouve aujourd’hui, par exemple, 13 % de chercheurs d’origine africaine comparativement à moins de 4 % entre 1988-1998 (Guegen, à paraître). De plus, les disciplines sous-jacentes se sont diversifiées. Cela explique que non seulement ces thèmes se sont multipliés dans la revue, mais aussi dans les livres. Comme en fait foi la collection Entrepreneuriat et PME des Presses de l’Université du Québec, avec dix-neuf ouvrages, mais aussi celle intitulée Petites entreprises & entrepreneuriat, éditée par la firme de Boeck de Bruxelles et avec une dizaine de livres pour sa part. Sans compter les ouvrages sur les mêmes sujets parus dans d’autres collections.

Quant au troisième objectif, soit de favoriser le développement de cette discipline en français, à côté des autres langues dominées déjà par l’anglais, on peut le voir avec la multiplication de groupes francophones de recherche à côté de l’équipe de recherche sur la firme et l’industrie, de Montpellier, créée en 1975, et l’Institut de recherche en PME de Trois-Rivières créé en 1976 et la création d’associations savantes telles que l’Association internationale de recherche en entrepreneuriat et PME qui réunit plus de 200 chercheurs francophones et francophiles venant des cinq continents.

Et quant à savoir si le chemin parcouru depuis ces 35 ans augure bien pour l’avenir, ou encore, quelles sont les conditions pour que le tout continue ? Encore ici, la réponse est facile. Avec d’abord l’arrivée continuelle de nouveaux chercheurs, comme nous venons de le mentionner, et leurs façons souvent originales de voir la réalité, mais aussi de l’analyser en détail. Avec aussi une variété de connaissances et d’expériences complémentaires pour enrichir leurs travaux. Cette variété permet d’étudier les PME et l’entrepreneuriat non seulement sur toutes leurs coutures, mais de tenir compte de leur grande hétérogénéité tant sur le plan de leur création et leur développement, que de leur évolution territoriale, complétée par cette culture et les ressources socio-économiques et humaines qui les enrichissent, comme l’explique l’analyse de Guegen (à paraître) dans ce numéro. Ce qui veut dire aussi des dizaines, sinon des centaines de sujets à venir. D’autant plus que les gouvernements et un bon nombre d’institutions comprennent encore plus l’importance énorme de ces entreprises, à côté ou en remplacement des grandes entreprises qui ne jouent pas nécessairement leur rôle de moteur socio-économique sur beaucoup de territoires, à cause de leur inertie et de leurs stratégies et comportements multinationaux.

Sans compter la question de la croissance économique face à l’écologie qui va continuer à se poser dans les prochaines décennies, notamment pour ces grandes entreprises. Plusieurs recherches démontrent qu’on ne pourra plus répondre au réchauffement de la planète sans toucher à celle-ci, alors que nous avons commencé à consommer plus que ce que la terre peut produire, quelles que soient les stratégies pour rendre les productions et les applications plus écologiques (Piketty, 2019). En particulier, on trouvera de plus en plus de « nouveaux » jeunes chercheurs pour étudier cette nouvelle modernité et les nouvelles façons d’entrevoir ces entreprises et l’entrepreneuriat, tout en s’arrêtant sur cette dernière question de la croissance. Bref, dans l’amélioration encore plus de la revue, l’avenir leur appartient en premier lieu.