Corps de l’article

1. Introduction

En 1998, le ministère de l’Éducation du Québec s’est doté d’une politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle qui vise à « guider l’action de la communauté́ éducative pour favoriser l’intégration scolaire des élèves immigrant⋅e⋅s et préparer l’ensemble des élèves à participer à la construction d’un Québec démocratique, francophone et pluraliste » (Gouvernement du Québec, 1998, p. IV). L’intégration y est définie comme :

un processus d’adaptation à long terme, multidimensionnel […] qui va dans les deux sens. Elle exige des efforts d’adaptation et l’adhésion aux valeurs communes de la part des élèves immigrants et immigrantes, mais aussi une ouverture à la diversité et la mise en oeuvre de moyens précis de la part du milieu social et scolaire qui les accueille […].

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et l’éducation interculturelle comme :

toute démarche éducative visant à faire prendre conscience de la diversité, particulièrement ethnoculturelle, qui caractérise le tissu social et à développer une compétence à communiquer avec des personnes aux référents divers, de même que des attitudes d’ouverture, de tolérance et de solidarité.

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Cette politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle est destinée au personnel de l’ensemble du réseau éducatif public et privé québécois, du préscolaire jusqu’au collégial. Depuis son adoption, les institutions du réseau sont appelées à la mettre en oeuvre en revoyant ou en consolidant leurs politiques et pratiques. C’est ainsi que plusieurs écoles et collèges, à Montréal notamment où se concentre une forte proportion de l’immigration, se sont dotés de politiques institutionnelles ou de services d’éducation interculturelle. Vingt ans après son adoption, les initiatives se sont accrues dans les milieux en lien avec les valeurs et grands principes d’action qui fondent cette politique : l’ouverture à la diversité, l’égalité des chances et l’équité, le soutien à la maitrise du français langue commune, la cohésion sociale (Gouvernement du Québec, 1998). Néanmoins, des défis demeurent également à ces égards.

Ainsi, au collégial, l’accroissement des activités « interculturelles » visant l’ouverture à la diversité dans plusieurs collèges est remarqué. Toutefois, dans beaucoup de cas, celles-ci sont considérées simplistes et folklorisantes et les initiatives plus fructueuses, qui s’articulent autour d’une politique institutionnelle claire, sont encore peu nombreuses (Gaudet, 2013). De manière générale, la diversité ethnoculturelle des étudiant⋅es est très peu prise en compte dans la formation (Gaudet et Loslier, 2011 ; Fournier et Lapierre, 2010) que ce soit dans les méthodes et activités éducatives ou la représentation de cette diversité au sein du corps enseignant. Quant à l’égalité des chances, bien que la progression moyenne des étudiant⋅e⋅s immigrant⋅e⋅s soit semblable à celle des étudiant⋅e⋅s non immigrant⋅e⋅s (Kamanzi, Bastien, Doray et Magnan, 2016), des sous-groupes d’étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration sont surreprésentés parmi les étudiant⋅e⋅s en échec dans plusieurs programmes collégiaux (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Gaudet et Loslier, 2011 ; Fournier et Lapierre, 2010). La cohésion sociale suscite aussi des préoccupations. La majorité des acteur⋅rice⋅s du milieu collégial y jugent les relations harmonieuses (Rousseau, Hassan, Lecompte, Oulhote, El Hage, Mekki-Berrada et Rousseau-Rizzi, 2016), mais, les dernières années, la surmédiatisation d’évènements isolés liés à des demandes d’accommodements religieux ou à la radicalisation violente de jeunes (dont des étudiant⋅e⋅s du cégep) a ranimé le vif débat social sur l’identité québécoise, l’appartenance à la société et le vivre-ensemble. Des étudiant⋅e⋅s ont manifesté leurs inquiétudes à l’effet que la surmédiatisation de ces évènements ait des conséquences néfastes sur le climat au sein des cégeps et sur certains groupes racisés, susceptibles d’être stigmatisés et discriminés en raison de leur apparence ou de leur appartenance réelle ou supposée à un groupe ethnoculturel ou religieux (Rousseau et coll., 2016).

2. Contexte de la recherche

C’est dans un tel contexte que nous avons mené la recherche présentée dans cet article. Celle-ci s’est intéressée à l’expérience au collégial d’étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne à Montréal. Selon certaines études (qui ont analysé le cheminement des étudiant⋅es issu⋅e⋅s de l’immigration du secondaire au postsecondaire), ces dernier⋅ère⋅s présentent des taux d’obtention du diplôme collégial plus faible par rapport à l’ensemble des étudiant⋅es québécois⋅es (Kamanzi et coll., 2016 ; McAndrew, Ledent et Ait-Said, 2008 ; Pinsonneault, McAndrew et Ledent, 2012, 2013). De manière générale au Canada, les étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration présentent un cheminement au postsecondaire semblable à celui de leurs pairs non immigrants. Toutefois, il existe des disparités importantes parmi ces étudiant⋅e⋅s selon leur région géographique d’origine et celles⋅ceux issu⋅e⋅s des communautés noires et latino-américaines font partie des étudiant⋅e⋅s qui accèdent moins aux études supérieures (Abada, Hou et Ram, 2009 ; Anisef, Brown et Sweet, 2011 ; Kamanzi et coll., 2016 ; Thiessen, 2009). Trois catégories de facteurs expliqueraient le cheminement moins favorable de ces étudiant⋅e⋅s : des facteurs d’acculturation relatifs par exemple à la maitrise de la langue d’enseignement, à la distance entre la culture scolaire du pays d’origine et celle du pays de résidence ; des facteurs de capital familial (ressources économiques, culturelles et sociales) et des facteurs structurels relevant du système social, de son organisation, des rapports interethniques (Kamanzi et coll., 2016 ; Magnan, Pilote, Grenier et Darchinian, 2017). Kamanzi et coll. (2016) montrent par ailleurs que le cheminement des étudiant⋅e⋅s à l’intérieur d’un même sous-groupe « Caribéen⋅ne⋅s » ou « Latino-Américain⋅ne⋅s » est contrasté avec des performances élevées chez certain⋅e⋅s ou des résultats plus faibles chez d’autres. Selon l’étude, l’incidence des catégories de facteurs mentionnés précédemment serait modulée par d’autres facteurs, dont la génération d’immigration, l’âge, le choix de programme, les résultats antérieurs au secondaire.

Nous trouvions important de tenir compte de ces différents facteurs dans l’analyse de l’expérience au collégial des étudiante⋅s d’origine haïtienne. La recherche que nous avons menée visait aussi à compléter les études sur le cheminement des jeunes au postsecondaire (Kamanzi et coll., 2016 ; McAndrew, Ledent et Ait-Said, 2008 ; Pinsonneault, McAndrew et Ledent, 2012, 2013). Ces dernières nous renseignent sur les taux d’accès et les résultats des étudiant⋅e⋅s au postsecondaire, mais moins sur leur vécu durant leurs études (activités, projets, rencontres et relations, émotions au cégep et ailleurs). Il nous importait d’examiner les défis que les étudiant⋅e⋅s rencontrent dans leurs études, les stratégies qu’elles⋅ils développent et les ressources qu’elles⋅ils sont en mesure ou non de mobiliser, afin de mettre en lumière les processus ayant conduit à une trajectoire aux études favorable ou défavorable. Nous voulions par ailleurs mettre en évidence le point de vue des étudiant⋅e⋅s sur leur expérience. Ce point de vue, souvent absent des recherches, permet notamment de remettre en perspective les notions d’échec ou de réussite selon le système à la lumière du sens que l’individu accorde à sa situation.

L’objectif principal de la recherche était donc de décrire et analyser le rapport aux études et l’expérience des étudiant⋅es au collégial. Quatre objectifs spécifiques étaient liés à cet objectif général :

  1. Documenter la transition du secondaire au collégial : cheminement et résultats au secondaire, choix d’orientation, transition au cégep.

  2. Documenter l’expérience au collégial : rapport au programme et au contexte d’études, aux savoirs dispensés en classe et dans les stages, aux enseignant⋅e⋅s/formateur⋅rice⋅s, aux pairs, etc.

  3. Documenter l’expérience hors cégep : occupation professionnelle, vie familiale, sociale, etc.

  4. Identifier et modéliser les facteurs personnels, familiaux, socioéconomiques, institutionnels, etc., qui soutiennent ou non la persévérance aux études et qui concourent à la diplomation.

Les enjeux de prise en compte de la diversité étaient inhérents à cette analyse, car la place réservée à la diversité dans les milieux éducatifs fait partie de la pluralité des déterminants qui influencent le rapport aux études.

Dans les sections qui suivent, nous présentons le cadre de référence de notre réflexion, suivi de la méthodologie et des principaux résultats de la recherche. La discussion-conclusion réfléchit sur les enjeux majeurs qui ont émergé de la recherche et dégage quelques pistes d’action.

3. Cadre de référence

Pour étudier l’expérience au collégial des étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne, nous nous sommes intéressées aux principales approches théoriques qui ont traité de la persévérance et de la réussite aux études postsecondaires et aux approches de prise en compte de la diversité. Nous faisons une synthèse de ces approches et mettons en relief les balises théoriques qui guideront notre analyse.

3.1 Approches théoriques de la persévérance et de la réussite aux études postsecondaires

Différents modèles théoriques (psychologiques, économiques, interactionnistes) ont été avancés pour expliquer la persévérance aux études postsecondaires. La théorie de la reproduction sociale (Bourdieu et Passeron, 1970) a attiré l’attention sur les inégalités de réussite dans l’enseignement supérieur selon l’origine sociale des étudiant⋅e⋅s et sur le rôle exercé par les institutions postsecondaires à cet égard. En légitimant et en valorisant la culture des classes dominantes (savoirs, langage, attitudes), les institutions participeraient à l’échec des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de milieux défavorisés qui sont moins familier⋅ère⋅s avec cette culture. Plusieurs travaux (Boudon, 1979 ; Murdoch, Doray, Comoé, Groleau et Kamanzi, 2012 ; Spiegler et Bednarek, 2013) ont montré les limites des théories de la reproduction sociale et établi que l’origine sociale des étudiant⋅e⋅s ne détermine pas en soi leur cheminement aux études supérieures. Néanmoins, l’origine sociale agit de manière indirecte sur leurs performances et aspirations scolaires depuis le primaire. Les étudiant⋅e⋅s dont les parents détiennent un diplôme d’études postsecondaires accèdent en plus forte proportion aux études supérieures, ont des aspirations scolaires et professionnelles plus ambitieuses et persévèrent davantage dans leurs études (Boudon, 1979 ; Murdoch, Doray, Comoé, Groleau et Kamanzi, 2012 ; Spiegler et Bednarek, 2013).

Les approches interactionnistes, de leur côté, ont analysé les comportements des acteur⋅rice⋅s dans leurs interactions avec l’institution académique (Alberti et Laterrasse, 2002 ; Charlot, 2001 ; Coulon, 1997 ; Tinto, 1993, 2006). Le modèle de Tinto (1993, 2006), dominant en Amérique du Nord, considère ainsi que la persévérance aux études résulte de l’interaction entre les caractéristiques des étudiant⋅e⋅s (contexte familial, scolarité antérieure, engagement dans les études, engagements en dehors des études) et celles de l’environnement éducatif (pédagogie, réseau et soutien social, ressources). Il attire l’attention sur les défis de transition de l’étudiant⋅e qui passe d’un environnement scolaire et familial connu à celui, méconnu, du postsecondaire. Le modèle de Tinto trouve des résonnances dans celui de Coulon (1997) qui souligne l’exigence pour l’étudiant⋅e de s’approprier les règles et normes institutionnelles à son entrée dans l’univers académique.

Le modèle de Tinto a été repris par de nombreux⋅ses chercheur⋅se⋅s qui l’ont enrichi, en permettant notamment de mieux cibler le rôle de certains facteurs (Braxton, Sullivan et Johnson, 1997 ; Pascarella, et Terenzini, 2005). L’impact des catégories de facteurs suivantes a été souligné au collégial :

  • Facteurs individuels : les défis de transition du secondaire au collégial sont décrits comme une cause majeure de difficultés en raison de l’incertitude entourant l’orientation professionnelle et des difficultés d’adaptation aux exigences institutionnelles (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Darchinian, Magnan et Kanouté, 2017 ; Fédération des cégeps, 1999). Les résultats des étudiant⋅e⋅s au secondaire s’avèrent aussi importants, car les plus forts taux d’interruption des études au collégial sont répertoriés parmi les dossiers les plus faibles au secondaire (Fédération des cégeps, 1999 ; Kamanzi, 2016 ; Murdoch et coll., 2012). Se dégagent aussi des effets associés au genre (taux d’accès et de réussite plus élevé des femmes) (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Fédération des cégeps, 1999) et à l’âge des étudiant⋅e⋅s (motifs d’abandon différents selon le groupe d’âge) (Rhéault, 2003).

  • Facteurs institutionnels : la cohérence des programmes, la qualité de l’intervention pédagogique, de la relation avec le personnel et de l’environnement éducatif en général favorisent aussi la persévérance dans les études (Fédération des cégeps, 1999 ; Pascarella et Terenzini, 2005).

  • Facteurs socioéconomiques : en plus des effets du capital familial mentionnés précédemment, les conditions de vie des étudiant⋅e⋅s durant leurs études ainsi que l’occupation d’un emploi rémunéré ont un impact sur la poursuite des études (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Picard, Kamanzi et Labrosse, 2013).

Finalement, nous trouvons intéressant de considérer la perspective du rapport au savoir (Alberti et Laterrasse, 2002 ; Charlot, 2001) qui examine le sens que les étudiant⋅e⋅s accordent à leurs études. Cette approche invite notamment à considérer que l’expérience aux études s’inscrit dans une histoire singulière complexe (familiale, sociale, professionnelle) et une modification de conjoncture peut en modifier le sens (signification et orientation). Dans la même lignée, des auteur⋅e⋅s soulignent que le parcours aux études n’est pas linéaire et est fait d’allers-retours, de renversements de situations, de bifurcations (Picard et coll., 2013 ; Romainville et Michaut, 2012).

3.2 Rapport aux études et prise en compte de la diversité

L’analyse du rapport aux études d’étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration et de minorités implique aussi de considérer les défis liés à la trajectoire migratoire familiale et les contraintes structurelles auxquels font face ces étudiant⋅e⋅s, ainsi que la manière dont les institutions répondent à ces défis. Nous ne reviendrons pas sur ces questions qui ont été analysées dans l’introduction de l’article. Nous estimons toutefois que les défis d’acculturation et les contraintes structurelles qui affectent le cheminement de ces étudiant⋅e⋅s interpellent les milieux éducatifs quant à la nécessité d’une approche critique des enjeux de prise en compte de la diversité en éducation. Une telle approche implique de considérer que les institutions éducatives sont traversées par des rapports de pouvoir qui prennent forme dans les structures et politiques éducatives (normes, valeurs, traditions), dans la construction des connaissances (contenu valorisé dans le curriculum et formes d’exclusion/d’invisibilité), dans les relations interculturelles (représentations, attitudes, comportements). Ces rapports de pouvoir conduisent à la marginalisation et l’exclusion de certains groupes sociaux et ethnoculturels (May et Sleeter, 2010 ; Delgado et Stefanic, 1993 ; Gilborn, 2005 ; Nieto, 2002).

Notre analyse de l’expérience aux études d’étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne s’appuie donc sur une perspective interactionniste qui tient compte des caractéristiques de l’étudiant⋅e entrant en rapport avec un contexte d’études (environnement, personnes, savoirs) ancré socialement et culturellement.

4. Méthodologie

La méthodologie de recherche est qualitative et est basée sur des entretiens individuels et de groupe avec les étudiant⋅e⋅s, ainsi que des entretiens individuels avec des enseignant⋅e⋅s et autres professionnel⋅le⋅s provenant de deux cégeps multiethniques de Montréal.

La collecte de données a été réalisée entre janvier 2017 et juin 2018, auprès de 53 participant⋅e⋅s, soit 34 étudiant⋅e⋅s, 11 enseignant⋅e⋅s et huit autres professionnel⋅le⋅s (conseiller⋅ère⋅s en orientation, intervenant⋅e⋅s interculturel⋅le⋅s, psychologues, aides pédagogiques individuelles). Les participant⋅es ont été contacté⋅e⋅s au moyen d’un message d’invitation diffusé sur le réseau Intranet des deux collèges. Quelques-un⋅e⋅s ont plus spécifiquement été référé⋅e⋅s par des informateur⋅rice⋅s internes dans les deux cégeps.

4.1 Critères de participation

Pour participer à la recherche, les étudiant⋅e⋅s devaient : être d’origine haïtienne (né⋅e à l’étranger ou au Québec), avoir fréquenté une école secondaire au Québec, fréquenter un programme collégial pré-universitaire ou technique, être âgé⋅e de 16 à 25 ans (nous avons accepté trois étudiant⋅e⋅s âgé⋅e⋅s respectivement de 26, 27 et 38 ans qui étaient intéressé⋅e⋅s à participer). Nous avons fait le choix de considérer uniquement des étudiant⋅e⋅s ayant fréquenté une école secondaire au Québec pour avoir une base commune d’expérience de transition du secondaire au cégep. Le cégep accueille en effet une population d’étudiant⋅e⋅s aux profils très hétérogènes (au plan de l’âge qui peut varier de 16 à 34 ans et plus, de l’expérience scolaire et socioprofessionnelle). Dans le cas des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration, nous pensons qu’il est important de distinguer la situation des étudiant⋅e⋅s récemment immigré⋅es qui ont poursuivi des études secondaires (voire postsecondaires) dans leur pays d’origine de celle des étudiant⋅e⋅s de première ou de deuxième génération qui sont issu⋅es du secondaire québécois. Bien que les deux groupes puissent partager des défis communs à titre de membres de minorité racisée, les étudiant⋅e⋅s récemment immigré⋅e⋅s, souvent plus âgé⋅e⋅s, doivent composer avec des défis plus complexes d’une part, d’acculturation (maitrise de la langue, découverte du système scolaire) (Gaudet et Loslier, 2011) et d’autre part, de conciliation travail-études-vie familiale. De leur côté, les étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s du secondaire québécois sont davantage concerné⋅e⋅s par des défis de transition d’un palier d’enseignement à un autre. La recherche voulait cerner les défis spécifiques à ce dernier groupe.

Tableau 1

Répartition des participant⋅e⋅s

Répartition des participant⋅e⋅s

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Un peu plus de deux tiers des étudiant⋅e⋅s sont né⋅e⋅s au Québec (25/34) et les autres sont né⋅es en Haïti (8) ou aux États-Unis (1). Parmi ces dernier⋅ère⋅s, né⋅e⋅s hors Québec, deux ont intégré l’école québécoise au primaire et sept au secondaire. La plupart des étudiante⋅s (27/34) sont âgé⋅e⋅s de 17 à 21 ans et sont à leur première inscription dans un programme d’études collégiales. Quant aux autres, 4/34 se situent dans la tranche d’âge de 22-25 ans et 3/34 sont respectivement âgé⋅e⋅s de 26, 27 et 38 ans. Ces sept étudiant⋅es plus âgé⋅e⋅s réalisaient un retour aux études au moment de la collecte de données. 15/34 étudiant⋅e⋅s sont inscrit⋅e⋅s dans un programme technique (soins infirmiers, administration, informatique, comptabilité, techniques d’intervention) et 19/34 dans un programme pré-universitaire (sciences humaines, sciences de la nature, sciences pures et appliquées). Au moment où nous les avons rencontré⋅e⋅s, certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s débutaient leur programme d’études, d’autres étaient à mi-parcours ou sur le point de terminer.

Les enseignant⋅e⋅s comptent 5 à 32 ans d’expérience d’enseignement collégial. En plus de leurs tâches d’enseignement, certain⋅es occupent aussi des postes administratifs dans leur département ou dans des comités institutionnels. Deux sur 11 sont issu⋅e⋅s de l’immigration. Les huit autres professionnel⋅le⋅s sont des conseiller⋅ère⋅s en orientation, des intervenant⋅e⋅s interculturel⋅le⋅s, des psychologues et aides pédagogiques individuelles. 4/8 sont issu⋅e⋅s de l’immigration.

4.2 Canevas d’entrevues individuelle et de groupe

Trois grandes thématiques ont été explorées dans les entretiens individuels avec les étudiant⋅e⋅s : 1) l’expérience scolaire avant l’entrée au cégep et la transition du secondaire au cégep, 2) l’expérience au collégial à proprement dite : rapport au programme et au contexte d’études, aux savoirs dispensés dans les cours et durant les stages, aux formateur⋅rice⋅s, aux pairs, perspectives d’insertion professionnelle et projets d’avenir, 3) le vécu en dehors du cégep : occupation professionnelle, vie familiale, sociale, etc. Ces entretiens individuels duraient en moyenne 1 h 15 minutes. Un entretien de groupe a aussi été organisé avec cinq étudiant⋅e⋅s provenant des deux collèges (trois jeunes femmes, deux jeunes hommes). D’une durée de 2 h 15 minutes, son objectif était de leur permettre de réagir aux premiers résultats de la recherche, d’approfondir des enjeux généraux qui ont émergé des entretiens individuels. Les entretiens individuels avec les enseignant⋅e⋅s et autres professionnel⋅le⋅s ont duré de 45 minutes à une heure et ont porté sur leur perception des défis de persévérance et de réussite des étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne/d’origine immigrante ainsi que des enjeux de prise en compte de la diversité ethnoculturelle au collégial.

La date et le lieu de rencontre ont été convenus avec les participant⋅e⋅s qui ont opté pour rencontrer les membres de l’équipe de recherche dans un local fermé au Cégep ou à l’Université du Québec à Montréal. Les entretiens se sont déroulés en français et ont été enregistrés (à l’exception de deux entretiens réalisés avec des étudiante⋅s qui ont refusé l’enregistrement et où les membres de l’équipe de recherche ont pris des notes). Les fichiers audios ont ensuite été retranscrits en verbatim puis codés manuellement par thématique afin d’analyser le rapport aux études des étudiant⋅e⋅s et d’identifier les facteurs qui soutiennent ou non la persévérance aux études. Concernant les facteurs de persévérance, les thèmes suivants ont par exemple été considérés : résultats au secondaire, choix d’orientation, transition au cégep, conditions de vie, soutien socio-familial, genre, statut migratoire, prise en compte de la diversité au cégep.

5. Résultats

5.1 L’expérience au collégial : le choc de l’arrivée

On est lâchés dans la jungle, c’était un bain de glace, j’ai frappé un mur, j’étais écoeuré. Ce sont là quelques expressions qu’utilisent les étudiant⋅e⋅s participant⋅e⋅s pour décrire leur expérience d’arrivée au collégial. Elles⋅ils décrivent l’anonymat et la compétition qui prévalent au cégep par rapport au secondaire, le rythme d’apprentissage plus soutenu et la charge de travail auxquels elles⋅ils ne s’attendaient pas, et surtout leur sentiment d’être laissé⋅e⋅s à elles⋅eux-mêmes en comparaison avec l’encadrement auquel elles⋅ils étaient habitué⋅e⋅s au secondaire.

Les résultats décevants et les échecs aux premières évaluations renforcent le choc de la transition. Ceux-ci entrainent du stress, de la désillusion et, dans certains cas, une remise en cause des capacités à entreprendre des études postsecondaires, car la cote de rendement au collégial (cote R), qui sert à la sélection des candidats à l’admission universitaire, en est affectée (la cote R indique la position de l’étudiant⋅e dans son groupe en fonction des notes obtenues et de l’écart avec la moyenne, et la force relative de ce groupe). Par exemple, trois étudiant⋅e⋅s de la recherche suspendront leurs études après des échecs à la première session, pour travailler à temps plein et se donner le temps de réfléchir à leur projet d’études. La stratégie la plus courante cependant, conseillée par les aides pédagogiques individuelles, consiste à réduire le nombre de cours à cinq-six au lieu de sept-huit initiaux. Mais les 18/34 étudiant⋅e⋅s qui font ce choix allongent la durée « ordinaire » de leur programme d’études, et quelques-un⋅e⋅s soulignent qu’elles⋅ils se ferment aussi l’accès à certains programmes universitaires qui sélectionnent d’abord les candidat⋅e⋅s ayant terminé la formation collégiale « dans les délais ». Bien que ces étudiant⋅e⋅s affirment assumer leur choix pour un meilleur équilibre entre les études, le travail et le temps libre, il faut souligner qu’elles⋅ils sont pénalisé⋅e⋅s par une organisation des études qui impose à tou⋅te⋅s un même rythme et un même schéma de réussite (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Kahn, 2011). Quelques enseignant⋅e⋅s et professionnel⋅le⋅s non enseignant⋅e⋅s ainsi que des étudiant⋅e⋅s sont d’ailleurs critiques vis-à-vis du rapport institutionnel aux études, mettant l’accent sur le rendement, la compétition plutôt que sur le savoir et la progression des apprentissages (Alberti et Laterasse, 2002).

5.2 Les principaux facteurs de réussite selon les acteur⋅rice⋅s

Les étudiant⋅e⋅s et les enseignant⋅e⋅s des deux collèges mettent unanimement l’accent sur les facteurs individuels de réussite au collégial. À leurs yeux, cette réussite dépend principalement de l’étudiant⋅e qui doit trouver la motivation/un intérêt (choix vocationnel), mettre l’effort (habitudes de travail à acquérir ou à consolider), être proactif⋅ve dans la recherche d’aide en cas de difficulté, avoir confiance en ellelui. Les participant⋅e⋅s reconnaissent par ailleurs que les étudiantes de sexe féminin se démarquent fortement à ces égards par rapport à leurs pairs de sexe masculin.

Le rôle de l’environnement familial et social est mentionné dans un second temps. Pour les étudiant⋅e⋅s, le soutien socioaffectif de la famille (intérêt, encouragement, conseils) et de pairs motivés et intéressés par les études, ainsi que les modèles positifs de leur environnement favorisent la persévérance aux études. Elles⋅ils relèvent que la famille peut être une source de stress lorsque les attentes de réussite sont trop élevées ou lorsque les injonctions à réussir ne s’accompagnent pas d’un soutien tangible.

Les étudiant⋅e⋅s évoquent rarement l’influence des conditions de vie familiales sur leurs études, si ce n’est quelques allusions aux contre-modèles de pairs décrocheur⋅ses dans certains quartiers défavorisés ou à l’obligation d’occuper un emploi rémunéré durant les études. Ce sont surtout les enseignant⋅e⋅s et professionnel⋅le⋅s non enseignant⋅e⋅s qui soulignent les effets des conditions de vie. Ellesils évoquent par exemple la situation d’étudiant⋅es issu⋅e⋅s de familles nombreuses et monoparentales qui se sentent obligé⋅e⋅s de trouver un emploi pour soulager leurs parents. L’occupation d’un travail à temps plein entraine alors des répercussions importantes sur leurs études (fatigue, abandon). Il est aussi question de jeunes qui éprouvent des difficultés à défrayer les couts des livres exigés dans les différents cours ; d’autres qui semblent présenter de troubles d’attention ou d’apprentissage, mais qui, compte tenu du cout élevé des tests d’évaluation psychologique, n’ont pas pu être diagnostiqué⋅e⋅s et n’ont donc pas accès aux mesures de soutien offertes aux étudiant⋅e⋅s dans leur situation. Aux yeux de ces formateur⋅rice⋅s, les résultats académiques plus faibles de certain⋅e⋅s jeunes d’origine haïtienne ou leur abandon des études s’expliquent en grande partie par ces contraintes économiques. Quelques-un⋅e⋅s (5/19) s’interrogent aussi à savoir si les études supérieures sont suffisamment valorisées au sein des familles haïtiennes (tou⋅te⋅s les étudiant⋅e⋅s interviewé⋅e⋅s affirment que leurs parents valorisent les études supérieures).

5.3 Une expérience aux études colorée par le statut migratoire et la condition de minoritaire

Les défis de persévérance aux études identifiés précédemment sont communs à l’ensemble des étudiant⋅e⋅s québécois⋅es (Conseil supérieur de l’éducation, 2019 ; Fédération des cégeps, 1999 ; Picard et coll., 2013). D’ailleurs, près de la moitié des étudiant⋅e⋅s interviewé⋅e⋅s (16/34) juge que l’appartenance ethnoculturelle n’influence pas fondamentalement leur expérience aux études. Néanmoins, elles⋅ils reconnaissent que certains défis sont accrus en raison du statut migratoire familial et de la condition de minoritaire.

Inégalité des situations de départ

Concernant la transition du secondaire au collégial, 21/34 des étudiant⋅e⋅s sont les premier⋅ère⋅s de leur famille à fréquenter le cégep et une bonne partie d’entre elleseux rapporte n’avoir eu personne de leur entourage qui connaissait le mode de fonctionnement du collège et qui aurait pu les guider. C’est à leur arrivée au cégep et parfois tardivement dans leur cheminement qu’elles⋅ils découvrent par exemple l’existence de certains programmes, l’importance de la cote du rendement au collégial (cote R), le processus de choix et d’abandon de cours. Certes, des informations sont fournies dès le secondaire et à l’arrivée au cégep, mais les étudiant⋅e⋅s semblent prendre du temps à les intégrer (probablement parce qu’elles⋅ils reçoivent beaucoup d’informations au début qui ne font pas encore écho à leurs expériences et qu’elles⋅ils y reviennent seulement au moment où elles⋅ils en ont besoin). Cela est notamment vrai pour celles⋅ceux provenant d’écoles publiques en milieux défavorisés ou récemment immigré⋅e⋅s. En effet, les étudiant⋅e⋅s (12/34) ayant fréquenté une école secondaire privée semblaient mieux préparé⋅e⋅s à l’entrée au collégial. Avant leur admission, ellesils avaient participé à des activités exploratoires d’orientation variées (ateliers, portes ouvertes, stages d’un jour), proposées par leur école secondaire ou les parents, ou entreprises par l’étudiant⋅e elle⋅lui-même. En comparaison, celles⋅ceux issu⋅e⋅s d’écoles publiques en milieux défavorisés s’inscrivent plus fréquemment dans les programmes sans savoir à quoi s’attendre ou y sont dirigé⋅e⋅s par des conseiller⋅ère⋅s d’orientation, parfois sans qu’il n’y ait eu un véritable processus d’accompagnement. Il ressort notamment des entretiens avec trois étudiantes que lale conseiller⋅ère d’orientation dépasse parfois son rôle, allant jusqu’à leur imposer un choix de programme :

Le conseiller en orientation [au secondaire], c’est lui qui a rempli mon dossier et qui l’a envoyé. Je n’ai même pas eu le choix […] Il m’a inscrit en Tremplin-DEC [cheminement d’une à trois sessions visant l’intégration aux études collégiales]. Moi je ne savais pas, je venais d’arriver et je pensais que c’était pareil pour tout le monde. […] Je me demande encore pourquoi il m’a traitée comme ça. […soupirs et larmes]. J’aurais souhaité qu’on me dise voilà les possibilités, tu peux faire ça ou ça. Parce que, j’avais les notes pour rentrer dans n’importe quel programme qui m’intéressait. J’ai perdu beaucoup de temps à cause de ça.

étudiante-8, 25 ans, collège A

Des travaux antérieurs (Magnan et coll., 2017) soulignent l’importance de sensibiliser les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s aux obstacles systémiques que peuvent rencontrer les jeunes issu⋅e⋅s de l’immigration. Nous pensons que ces professionnelle⋅s devraient aussi être sensibilisé⋅e⋅s aux biais et préjugés éventuels qui peuvent teinter leurs actions et contribuer à renforcer des inégalités. Les étudiant⋅e⋅s et leur famille devraient également être sensibilisé⋅e⋅s à ces situations afin d’être en mesure de mieux les identifier et de les neutraliser.

La pression à la réussite

La pression à la réussite, commune à l’ensemble des étudiant⋅e⋅s, est aussi amplifiée chez de nombreux⋅ses étudiant⋅e⋅s que nous avons rencontré⋅e⋅s qui sentent le devoir de réussir pour donner sens au projet migratoire familial. Beaucoup s’imposent elles⋅eux-mêmes cette pression ou semblent avoir intégré les attentes parentales (Darchinian, Magnan et Kanouté, 2017), qu’elles⋅ils justifient au regard, d’une part, de nombreux sacrifices consentis par les parents et, d’autre part, des discriminations en emploi qui touchent les minorités (Chicha, 2012). D’autres jeunes en revanche dénoncent des injonctions parentales à réussir qui ne tiennent pas toujours compte de leurs capacités, besoins et intérêts et qui représentent un « fardeau » sur leurs épaules. Des conseiller⋅ère⋅s en orientation, éducateur⋅rice⋅s spécialisé⋅e⋅s et psychologues des deux cégeps évoquent aussi cette pression à la réussite qui entraine détresse et désarroi chez des étudiant⋅e⋅s. Elles⋅ils soulignent que certain⋅e⋅s sont parfois aux prises avec des difficultés ou des troubles d’apprentissage méconnus ou niés par la famille.

Aux dires des étudiant⋅e⋅s, la pression à la réussite provient aussi du jugement social, car elles⋅ils sentent le devoir de prouver leur intelligence ou leurs habiletés parce qu’il y a « une image d’échec », « des préjugés » : Il y a des préjugés sur les Noirs, fait que […] je sais qu’une étudiante en soins, une haïtienne en soins, elle doit être parfaite (étudiante-14, 18 ans, collège B). Cette image semble bien présente chez des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s (6/19) que nous avons rencontré⋅e⋅s qui évoquent des facteurs culturels pour expliquer les défis de réussite qu’elles⋅ils perçoivent chez certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s, et qui mobilisent parfois des clichés pour appuyer leurs affirmations :

Je me demande si la culture valorise suffisamment les études ? […] De ce que je vois, chez les filles [d’origine haïtienne et latino-américaine], c’est souvent une culture de l’apparence, on se soucie plus du maquillage et des marques

enseignante-5, collège A

Ils aiment le plaisir, le jeu… s’amuser. Je les vois passer, ils rient forts dans les couloirs. C’est une culture de la fête, ils aiment se rassembler en gang, faire la fête. […] Ils sont plus intéressés par le sport

professionnelle-3, collège A

On découvre au fil des entretiens que l’expression « avoir confiance en soi », qui revient fréquemment dans les propos des étudiant⋅es comme un facteur de persévérance aux études, a aussi à voir avec ces stéréotypes négatifs ambiants qu’elles⋅ils essaient de déconstruire (Steele, 1997). Concernant par contre la tendance de certain⋅e⋅s jeunes à se rassembler « en gang », des étudiant⋅es participant⋅e⋅s de la recherche sont très conscient⋅e⋅s que ces rassemblements attirent l’attention et dérangent. Mais tandis que certain⋅e⋅s prônent l’invisibilité (ne pas faire de bruit, ne pas attirer l’attention sur soi), d’autres revendiquent le droit d’être ensemble, de rire et de socialiser et soulignent l’importance de cette socialisation aussi bien pour leur réussite que pour leur bien-être, dans un contexte collégial décrit comme étant individualiste, impersonnel et stressant.

Les inégalités d’accès aux programmes d’études

Les étudiant⋅e⋅s attirent aussi l’attention sur la surreprésentation des étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne dans certains programmes d’études (sciences humaines, soins infirmiers) et leur sous-représentation ou absence dans d’autres programmes. À leurs yeux, le manque de connaissance du système et la valorisation des domaines traditionnels (santé, droit, administration) dans les familles expliquent en grande partie ces phénomènes. Mais, 7/34 d’entre elles⋅eux laissent aussi entendre qu’il y a des programmes d’études que les étudiant⋅e⋅s ne choisissent pas en raison d’obstacles appréhendés durant les études et au moment de l’insertion professionnelle : La couleur de la peau c’est un obstacle. Je dirais à ma mère que je veux faire humoriste, elle rirait de moi. T’es noir t’as aucune chance ! Donc oui, il y a des carrières qu’on ne choisit pas (étudiant-7, 23 ans, collège A). Bien qu’il s’agisse d’un cas isolé, une étudiante finira par abandonner son premier choix d’études et de cégep, après une première session, parce qu’elle ne s’y sentait pas à sa place « socialement et culturellement » :

C’était clair qu’ils connaissaient des choses que moi je ne connaissais pas, leurs parents étaient tous médecins, avocats et ils avaient tout un réseau que moi je n’avais pas. Ouais, c’est clair qu’ils étaient différents de moi, ils ne parlaient pas comme moi, n’avaient pas les mêmes expériences que moi...

étudiante-3, 19 ans, collège A

Ainsi, les processus de sélection institutionnels (basés sur les résultats au secondaire), des mécanismes subtils d’exclusion et de marginalisation, ainsi que des processus d’auto-élimination interagissent et contribuent à écarter des étudiant⋅e⋅s de certains programmes d’études (Murdoch et coll., 2012).

Cela dit, d’autres étudiant⋅e⋅s (6/34) refusent que leur choix d’orientation soit contraint par des considérations ethniques. Elles⋅ils affichent un fort volontarisme à réussir dans des domaines moins traditionnels (par exemple, sciences pures et appliquées, sciences de la nature, comptabilité). Mais, par ailleurs, elles⋅ils s’y sentent isolé⋅e⋅s en tant que seul⋅e⋅s noir⋅e⋅s et rapportent des commentaires, plaisanteries et blagues teintés de préjugés et de racisme des pairs (et plus rarement d’enseignant⋅e⋅s) qui semblent trouver « étrange » leur présence dans ces programmes et douter/s’étonner de leurs capacités à réussir. Une étudiante participant à la recherche rapportera ces propos d’un de ses pairs qui se serait candidement étonné : « Ha ! mais t’es vraiment intelligente pour une noire ! Au début j’avais peur de me mettre en équipe avec toi. J’avais peur […] ben que tu nous fasses échouer ». D’autres feront état de traits de plaisanteries : « un Noir en sciences pures, tu t’es perdu ? », « comment ça que t’as pas choisi soins [infirmiers], tous les Haïtiens vont là ». Ces étudiant⋅e⋅s affirment ne pas accorder d’importance à ces situations qui sont, à leurs dires, le fait d’une minorité, et elles⋅ils préfèrent consacrer leur énergie à leurs études.

Les inégalités de traitement dans l’institution

En dehors de ces situations, la majorité des étudiant⋅e⋅s estime que les relations « interculturelles » sont cordiales au sein de leur collège. Quelques-un⋅e⋅s font part du manque de soutien de certain⋅e⋅s enseignant⋅e⋅s ou de « malaises » ressentis dans les interactions avec celles⋅ceux-ci ; d’autres relèvent que les cercles d’ami⋅e⋅s et les équipes de travail sont souvent monoethniques et qu’il y a parfois de l’évitement entre groupes ethniques. Mais il est rarement question de racisme ou de discrimination. Il faut dire aussi que ces étudiant⋅e⋅s peinent à qualifier de racistes certains comportements et situations jugés injustes (Lamont, Silva, Welburn, Guetzkow, Mizrachi, Herzog, et Reis, 2016).

Je ne sais pas si c’est raciste. […] Disons qu’il y a des profs qui visiblement n’aiment pas ta face […] qui te rabaissent devant les autres. […] Et quand tu vois que d’autres font plus d’erreurs que toi [stages en soins infirmiers] et que ça passe, et que si une Noire ou une Arabe en fait « une » [accentué] ça passe pas, tu te dis bon […] c’est peut-être la couleur. Mais ça, c’est pas tous les profs

étudiante-14, 19 ans, collège B

Celles⋅ceux qui identifient plus clairement les comportements et attitudes discriminatoires sont les plus âgé⋅e⋅s (25 ans et plus) qui ont vécu des situations similaires dans d’autres contextes et qui semblent avoir plus de recul ; ou encore des étudiantes (4/34) engagées socialement (associations étudiantes et citoyennes) et visiblement plus sensibilisées à certains enjeux systémiques. Ces dernières attirent l’attention par exemple sur le manque de diversité du corps enseignant et le peu de place réservé aux minorités dans le traitement des contenus enseignés. Une étudiante relève notamment qu’on ne parle des Noir⋅e⋅s que « pour parler de la pauvreté ou de l’esclavage et de la colonisation. On est tout le temps des victimes » (étudiante-1, 19 ans, collège A). Ces propos soulignent l’importance de faire une place à la diversité qui ne soit pas cantonnée à celle de dominé⋅e et de traiter les contenus sensibles impliquant les minorités selon une perspective critique qui laisse entendre la voix de ces acteur⋅rice⋅s (May et Sleeter, 2010 ; Nieto, 2002).

Perception des professionnelles de la prise en compte institutionnelle de la diversité au collégial

Les points de vue des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s, concernant la prise en compte institutionnelle de la diversité au collégial, sont variés, voire antinomiques. Soulignant les efforts institutionnels accrus des dernières années (colloques, conférences, formations, spectacles, embauche de personnes issues de l’immigration), 10/19 estiment que l’institution progresse et en fait assez, voire trop (1/19). Mais d’autres professionnel⋅le⋅s (8/19, dont cinq sont issu⋅e⋅s de l’immigration) jugent qu’il reste un long chemin à parcourir sur le plan de la prise en compte de la diversité, et s’inquiètent même de reculs dans leurs milieux respectifs. Aux yeux de ces dernier⋅ère⋅s, les initiatives institutionnelles sont certes encourageantes, mais elles n’atteignent pas toujours leur cible (mobilisant les convaincu⋅e⋅s tandis qu’un grand nombre n’y participe pas par manque de temps ou d’intérêt) ou ne répondent pas aux besoins spécifiques de certain⋅e⋅s professionnel⋅le⋅s (par exemple, problèmes de santé mentale d’étudiant⋅es cumulant stress académique et stress migratoire). D’autre part, certaines préoccupations qui leur semblent majeures (par exemple, diversité au sein du personnel et dans le traitement du curriculum) ne mobiliseraient pas suffisamment l’institution. Une enseignante critique ainsi le fait que la diversité au sein du personnel du cégep se remarque surtout chez le « petit personnel de soutien » chargé du ménage ou de la sécurité, ce qui, à son avis, renvoie une image réductrice et dépréciative de cette diversité. Concernant le traitement du curriculum, trois enseignantes rapportent leurs initiatives personnelles et celles de collègues avec qui elles collaborent pour intégrer des perspectives et expériences de différents groupes de la population dans le traitement des contenus enseignés (choix d’oeuvres et d’auteur⋅e⋅s, croisement de points de vue). Ces enseignantes soulignent l’appréciation globalement positive des étudiant⋅e⋅s. Elles déplorent cependant que ces efforts soient encore marginaux et suscitent même de la résistance chez certain⋅e⋅s de leurs collègues (et aussi chez quelques étudiant⋅e⋅s) qui semblent valoriser, de leur côté, un enseignement culturellement homogène et une intégration des personnes issues de l’immigration aux allures d’assimilation.

Faisant écho aux préoccupations que nous avions soulevées dans l’introduction de cet article, une enseignante et deux intervenants estiment que le débat public des dernières années sur la diversité a créé plus de crispations et de fermeture à l’égard de « l’autre » provenant de groupes minoritaires. Elles⋅ils font part de marques d’intolérances et de la pression à la conformité qui semble gagner leurs milieux :

Des espaces où se rassemblaient les jeunes [issu⋅e⋅s de l’immigration] ont été fermés sous prétexte de sécurité. Des lieux de prière […]. Il y a eu des plaintes qu’ils étaient trop bruyants, que ça gênait la circulation. Mais j’ai l’impression que ce qui gênait surtout, c’est que c’était un groupe d’étudiants en particulier qui occupait l’espace. Maintenant ils ont un peu changé la configuration […] ; la place est occupée par d’autres et ça ne semble pas gêner. Les étudiants non plus ne sont pas dupes…

professionnel-6, collège B

Finalement, la perception des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s des enjeux de prise en compte de la diversité semble influencée par leur parcours et expériences personnels/socioprofessionnels. Les plus critiques d’entre elles⋅eux (8/19) ont des expériences variées en matière de diversité ethnoculturelle (scolarité, amitiés, voyages, etc.), ont des origines immigrantes, ont eu maintes occasions de réfléchir à ces enjeux dans le cadre de leur formation et pratique professionnelle (par exemple, sociologie). Mais d’autres qui possèdent ces mêmes caractéristiques ne partagent pas les mêmes postures. D’ailleurs, il faudrait se demander si l’expérience dans un contexte pluriethnique ne renforce pas parfois les préjugés, car la forte concentration d’étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne au collège A (par rapport au collège B où elles⋅ils sont proportionnellement moins nombreux⋅ses) semble donner lieu à davantage de stéréotypes sur ces étudiant⋅e⋅s.

6. Discussion et conclusion

Nous nous sommes intéressées à l’expérience au collégial d’une trentaine d’étudiant⋅e⋅s d’origine haïtienne et avons cherché à identifier dans cette expérience les facteurs qui influencent leur persévérance et leur réussite aux études.

L’analyse des entretiens individuels avec les étudiant⋅e⋅s et les professionnel⋅le⋅s met en exergue que la plupart endossent une vision méritocratique de la réussite aux études qui tend à attribuer la responsabilité de celle-ci aux individus (effort, engagement, motivation) et à modérer les effets de contexte (conditions de vie, facteurs structurels). Nous pensons que l’idéologie méritocratique dominante en Amérique du Nord (Martin, 2012) n’est pas sans effet sur cette posture des participante⋅s. Mais si la mobilisation individuelle dans les études doit être encouragée, elle ne doit pas occulter le poids des contraintes externes, liées au capital familial, à l’histoire migratoire familiale et à des facteurs structurels.

En lien avec le capital économique familial, plusieurs étudiant⋅e⋅s proviennent de milieux modestes (revenu familial faible, famille nombreuse), ce qui pèse dans la balance lorsqu’elles⋅ils font face à des difficultés dans leurs études et doivent décider de les poursuivre ou de les reporter pour occuper un emploi à temps plein (Abada, Hou et Ram, 2009 ; Thiessen, 2009). Le capital culturel (niveau de scolarité des parents, connaissance du système d’enseignement) et social de la famille (soutien parental, réseau d’entraide) influencent aussi la manière dont celle-ci peut ou non accompagner les jeunes (Magnan et coll., 2017). La recherche a particulièrement souligné la plus grande vulnérabilité des étudiante⋅s issu⋅e⋅s de milieux socioéconomiques désavantagés et récemment immigré⋅e⋅s dont les proches n’ont pas fréquenté le système d’enseignement québécois et qui n’ont personne pour les aider à y naviguer. Les défis de transition du secondaire au collégial, qui sont communs à l’ensemble des étudiant⋅e⋅s québécois⋅es, le sont particulièrement pour ces étudiant⋅e⋅s qui rencontrent plus de difficultés dans leur processus de choix d’orientation, sont moins bien préparé⋅e⋅s à l’entrée au cégep et prennent plus de temps à se familiariser avec les exigences académiques.

Considérant que les étudiant⋅e⋅s de la recherche provenant d’écoles privées semblaient mieux préparé⋅e⋅s à tous ces égards et affirmaient que leur école secondaire y avait fortement contribué, nous pensons que les écoles secondaires publiques en milieux défavorisés pourraient renforcer les actions en ce sens afin de contribuer à réduire les inégalités. Des activités structurées d’orientation de la troisième à la cinquième secondaire et d’information sur le système d’enseignement postsecondaire pourraient être intensifiées en mobilisant des ressources du milieu (familial, sociocommunautaire, entreprises) et en organisant des partenariats avec des cégeps. Plus largement, le maintien d’attentes et d’exigences élevées au secondaire quant aux capacités d’apprendre et de réussir des jeunes, sans restreindre l’univers des possibles (Lafortune, 2012), favoriserait une meilleure participation et un meilleur cheminement de ces dernier⋅ère⋅s aux études postsecondaires. À cet égard, les professionnel⋅le⋅s devraient être sensibilisé⋅e⋅s aux pratiques individuelles et institutionnelles (d’orientation, de regroupement et de classement des élèves) qui contribuent à les marginaliser (May et Sleeter, 2010 ; Delgado et Stefanic, 1993 ; Nieto, 2002). Les familles devraient aussi être sensibilisées à ces enjeux systémiques et à l’importance d’un soutien de qualité (qui évite d’exercer une pression excessive quant au choix d’orientation et à la performance). À l’arrivée au cégep, l’institution pourrait aussi renforcer les mesures d’accompagnement des étudiant⋅e⋅s, lors de la première session, en favorisant par exemple le mentorat par les pairs.

Concernant les facteurs structurels, nous attirons l’attention dans un premier temps sur le modèle d’organisation des études au collégial. Le Conseil supérieur de l’éducation (2019) souligne que l’un des grands défis pour le cégep consiste à offrir une formation selon un cadre qui répond aux besoins et qui correspond à la réalité des jeunes et des adultes d’aujourd’hui. Les résultats de la recherche confirment que les parcours aux études sont pluriels et non linéaires (Picard et coll., 2013). Certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s de la recherche suspendent leurs études et y reviennent une session ou des années plus tard, changent de programmes, de cégeps, complètent leur programme d’études dans des délais variés. Ces cheminements « irréguliers » faussent dans une certaine mesure les statistiques sur la persévérance et la réussite aux études se basant sur le suivi de cohortes d’étudiant⋅e⋅s (McAndrew, Ledent et Ait-Said, 2008 ; Pinsonneault, McAndrew et Ledent, 2013 ; 2012) et questionnent la notion d’abandon/de réussite des études (Romainville et Michaut, 2012). Aussi, dans la lignée des recommandations du rapport du Conseil supérieur de l’éducation (2019), nous soulignons la nécessité d’une plus grande flexibilité et d’une plus grande adaptabilité de la formation collégiale en vue d’assurer la réussite d’étudiant⋅e⋅s aux profils et aux parcours diversifiés.

Dans un second temps, nous trouvons important d’attirer l’attention sur des enjeux de prise en compte de la diversité ethnoculturelle. Bien que la majorité des étudiant⋅e⋅s soulignent que leur cégep est un milieu où elles⋅ils se sentent bien et où les rapports interethniques sont généralement cordiaux, d’autres s’y sentent en marge. À leurs yeux, la place réservée aux minorités en général est marginale dans certains programmes d’études, dans le curriculum, dans le corps enseignant, voire dans certains espaces physiques où leur présence est davantage remarquée et semble dérangeante. Quant aux professionnel⋅le⋅s, leurs propos sur les enjeux généraux de prise en compte de la diversité ethnoculturelle révèlent des positions clivées qui montrent que ces enjeux ne font pas plus consensus dans les cégeps qu’ils ne le font dans la société.

Au-delà d’une quête de consensus, nous pensons qu’il faut réaffirmer l’importance de certaines valeurs communes et notamment du principe de non-discrimination. Une plus grande vigilance s’impose notamment en ce qui concerne les manifestations de préjugés et de comportements discriminatoires, sous couvert de plaisanteries et de maladresses, qui sont banalisées. Celles-ci doivent être fermement dénoncées et proscrites. De même, il importe de continuer à sensibiliser les acteur⋅rice⋅s à l’impact de facteurs systémiques qui contribuent à marginaliser et exclure certains groupes minoritaires. Certains professionnel⋅le⋅s semblent les occulter ou nier expressément leur impact, et « culturaliser » les défis des étudiant⋅e⋅s. Le cégep partage, avec les autres institutions publiques, la responsabilité d’assurer l’inclusion de tou⋅te⋅s les étudiant⋅e⋅s et l’égalité des chances. Cet enjeu d’équité est garant de l’appartenance et du vivre-ensemble (Gouvernement du Québec, 1998, 2016).