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Au Sénégal, l’arachide a été le principal produit d’exportation. La promotion des produits de la pêche, du tourisme et l’ouverture de nouveaux débouchés à travers les produits chimiques et les engrais n’ont pas enrayé le « processus d’éviction » du pays des marchés internationaux (Daffé, 2002). Ce n’est que très récemment que s’est posée la question de la place du secteur privé tant dans le développement local qu’à l’international. Et si le libéralisme et la déréglementation des marchés ont conduit à la « réduction d’avantages acquis et, paradoxalement à l’imprévisibilité des retours sur investissements » (Fauré et Labazée, 2002 : 362), certaines entreprises réussissent le défi de la mondialisation. Par exemple, la nouvelle génération d’entrepreneurs africains (Severino et Hajdenberg, 2016) met en oeuvre une internationalisation plutôt régionale (Chetty et Campbell-Hunt, 2003). Cette internationalisation régionale permet notamment de réduire la distance institutionnelle (Ghemawat, 2005), les risques opérationnels (Rugman et Brain, 2003) et les coûts (Rugman et Verbeke, 2004). Le contexte et les raisons de l’internationalisation des entreprises sénégalaises sont ceux de beaucoup de pays africains. Au-delà du fait que ces entreprises peuvent aider à valoriser les richesses nationales, il s’agit d’un réel enjeu en termes de stratégie de repositionnement pour les pays africains afin de voir émerger des champions transnationaux et créer ainsi une croissance durable. En effet, si la mondialisation des échanges économiques n’est pas un défi d’une grande nouveauté en Afrique (Fauré et Labazée, 2002 : 388), la place de l’entrepreneur entre le local et le global est peu questionnée. D’une manière générale, l’internationalisation des entreprises africaines demeure peu explorée dans la littérature académique (Abor et al., 2008). Il apparaît que dans les quelques travaux existants, l’internationalisation de l’entreprise africaine tend à être plutôt tardive, par étapes, avec l’exportation comme mode d’entrée, et est plus influencée par le profil de son dirigeant et par sa taille que par des facteurs externes. Cependant, Khavul et al. (2010) montrent qu’il existe en Afrique du Sud, des petites entreprises à internationalisation rapide et précoce (Servantie, 2007). Ceci pourrait laisser entendre que le contexte influe sur la trajectoire internationale de l’entreprise africaine. Le but de cet article est donc de contribuer à une meilleure compréhension du comportement des entreprises sénégalaises en matière d’internationalisation en challengeant le profil type qui ressort des autres pays africains déjà étudiés et en analysant les facteurs contextuels sur les choix stratégiques à l’international. Aussi, la problématique de cette recherche est la suivante : Quelles sont les caractéristiques et les modalités de l’internationalisation des entreprises sénégalaises ? Pour répondre à cette question, nous proposons d’étudier la démarche d’internationalisation de treize entreprises sénégalaises, en adoptant une analyse individuelle, comportementale et stratégique des entreprises, plutôt qu’une analyse macro-économique (Ibeh et al., 2012). La première partie de cet article pose les bases théoriques de la recherche. La deuxième partie expose le terrain d’enquête et la méthodologie qualitative empruntée. La troisième partie présente les principaux résultats de la recherche. Enfin, la dernière partie propose une discussion des résultats avant de conclure sur les implications, les apports et les prolongements possibles de ce travail.

Cadre conceptuel : L’internationalisation des entreprises africaines et sénégalaises : un phénomène peu étudié

Plusieurs théories de l’internationalisation ont été élaborées dès les années 70 pour expliquer le phénomène d’internationalisation. La théorie des coûts de transaction (Williamson, 1975) s’intéresse à la sélection de modes d’entrée susceptibles de minimiser les coûts de transaction (en passant par le « marché » ou la « hiérarchie »). Le courant développé par Dunning (1980) porte sur les trois conditions nécessaires à la réalisation de l’internationalisation de la firme (les avantages spécifiques, l’avantage de localisation, et l’internalisation). La théorie des ressources (RBV; resource-based view; Wernerfelt, 2011; Barney, Kitchen et Wright, 2011) montre quant à elle le lien entre ressources de l’entreprise, stratégie de croissance et performance. Les deux premiers courants proposés ne s’accordent pas avec les objectifs de notre recherche et sont considérés par certains auteurs comme insuffisants pour bien appréhender le développement international des entreprises (Meier et Meschi, 2010). En revanche, comme le souligne Laghzaoui (2009), la RBV offre la possibilité d’intégrer les apports des différentes approches de l’internationalisation. Elle permet ainsi de mieux comprendre l’internationalisation traditionnelle (Dhanaraj et Beamish, 2003). Elle constitue dès lors le cadre théorique intégrateur de cette recherche. Dans cette perspective, nous mobilisons également la « contingency relationships perspective » de Yeoh et Jeong (1995) qui constitue un prolongement de la RBV permettant de tenir compte de l’influence de l’environnement sur les ressources de l’entreprise et ses choix stratégiques.

Théorie des ressources et « contingency relationships perspective »

La théorie des ressources permet de comprendre comment l’avantage concurrentiel de l’entreprise, synonyme de performance, est atteint et peut être soutenu à travers le temps. Si la RBV est l’une des perspectives théoriques les plus largement acceptées dans le champ du management stratégique (Priem et Butler, 2001), elle est également un cadre théorique important dans les recherches sur l’internationalisation des entreprises en général (Young, Dimitratos et Dana, 2003). Comme l’ont expliqué Kellermanns, Walter, Crook, Kemmerer et Narayanan (2016, p. 28), « l’affirmation centrale de la théorie des ressources est que les avantages concurrentiels d’une organisation sont à la hauteur des ressources stratégiques que l’organisation possède ». Néanmoins, même lorsque la ressource est faiblement stratégique, les différents types de ressources ont, de manière combinée, un impact synergique sur la performance (Huesch, 2013). Ainsi, du point de vue de la théorie des ressources, « la combinaison des ressources de l’entrepreneur et de celles de l’entreprise vont déterminer le comportement d’internationalisation » (Jones et Coviello, 2005 : 293), c’est-à-dire les décisions, processus et activités à l’international de l’entreprise (choix des marchés, modes d’entrée, engagement de ressources...). Néanmoins, la RBV étant centrée exclusivement sur les facteurs internes qui influencent l’internationalisation de l’entreprise, nous complétons cette approche par la « contingency relationships perspective » de Yeoh et Jeong (1995) qui intègre cette approche par les ressources tout en lui ajoutant une perspective relationnelle (Francis et Collins-Dodd, 2004) et contingente (Cavusgil et Zou, 1994). L’internationalisation est alors considérée comme la réponse stratégique d’une entreprise aux relations entre différents déterminants : des facteurs internes, en accord avec la théorie des ressources, mais aussi des facteurs externes relatifs à l’environnement (Pett, Francis et Wolff, 2004). Dans cette perspective, il est attendu que des facteurs spécifiques au contexte sénégalais et aux entreprises sénégalaises elles-mêmes poussent ces dernières à employer certaines modalités d’internationalisation spécifiques.

De fait, la littérature reconnaît que les entreprises internationalisées des pays émergents ou en développement diffèrent de celles provenant de pays matures et développés (Filatotchev et al., 2007), ces dernières bénéficiant d’un avantage compétitif grâce à une meilleure éducation de sa force de travail, à un accès facilité au capital (Amal et al., 2013) et à une meilleure réputation de leur offre, tant sur le plan de la qualité que de la technologie (Thanasuta et al., 2009). Autrement dit, les facteurs internes et externes influençant les entreprises sénégalaises seraient différents et probablement moins avantageux que les facteurs en lien avec les entreprises de pays développés. Pour autant, les ressources de l’entreprise sont considérées comme des facteurs importants dans le contexte africain (Okpara, 2009). La différence avec les entreprises de pays développés apparaît dès lors moins nette. Afin de comprendre les spécificités de l’internationalisation des entreprises sénégalaises, nous distinguerons tout d’abord les facteurs externes des facteurs internes, appliqués au contexte africain, puis nous traiterons des différentes modalités de l’internationalisation.

Facteurs et modalités d’internationalisation des entreprises africaines

Les facteurs externes

De nombreux facteurs externes d’ordre politique, socio-économique et relationnel jouent un rôle dans l’internationalisation des entreprises africaines : la stabilité économique, la croissance de l’industrie et l’intensité concurrentielle (Calantone, Cavusgil, Schmidt et Shim, 2004) ou encore la limitation voire la saturation du marché domestique. Un environnement favorable, développé, dynamique, composé d’acteurs aidant et doté de ressources à partager avec les entreprises joue également un vrai rôle en Afrique (Simmie, 2002). En effet, en accord avec le principe de glocalisation, la performance de l’entreprise sur les marchés internationaux peut être renforcée par un “milieu internationalisant”, c’est à dire un environnement local qui favorise l’accès à des ressources spécifiques (infrastructures, communauté étrangère maintenant un lien avec les pays d’origine, consultants et experts de l’international, organismes publics et privés…).

La « liability of foreigness », c’est à dire les barrières géographiques, psychologiques, culturelles et institutionnelles des entreprises africaines par rapport aux marchés étrangers visés, constitue un autre facteur important qui peut limiter l’internationalisation (Elbadawi et al., 2006). C’est pourquoi les entreprises africaines se tournent majoritairement vers des pays proches culturellement et géographiquement (Matanda, 2012). Pour autant, pour contourner cette « liability of foreigness », certaines entreprises internationales de pays émergents ou en développement cherchent à développer leurs réseaux d’affaires. Dans le contexte de l’Afrique Sub-saharienne plus spécifiquement, Matanda et Freeman (2009) ont démontré l’importance des relations inter-organisationnelles afin de limiter les incertitudes sur les marchés étrangers et combler le manque de ressources de l’entreprise. La proximité avec d’autres entreprises internationalisées a également un effet positif sur l’internationalisation des entreprises africaines (Fafchamps et al. 2008; Naudé et Matthee, 2010).

Les facteurs internes

Si certains facteurs externes semblent jouer un rôle dans l’internationalisation des entreprises africaines, plusieurs études suggèrent le rôle prédominant des facteurs internes. Ainsi, Matanda (2012) a trouvé, dans le contexte Kenyan, que l’internationalisation des PME est plus influencée par des caractéristiques organisationnelles (orientation managériale, objectif de croissance…) que par les facteurs environnementaux (similarité des marchés visés, instabilité du pays ou saturation du marché domestique). Dans la même veine, et en accord avec la RBV, le principal décideur de l’entreprise est considéré comme l’élément clé de la propension à s’internationaliser, même dans le contexte africain (Manolova et al. 2002; Robson et Freel, 2008; Okpara (2009). Globalement, les études montrent que les entreprises exportatrices africaines ont généralement des décideurs expérimentés, disposant d’une orientation internationale et d’un réseau d’affaires (Ibeh, 2012).

Enfin, sur le plan organisationnel et en lien avec la RBV, la taille de l’entreprise apparaît comme l’un des facteurs les plus importants, en général comme en Afrique (Ibeh, 2012; Söderbom et Teal, 2003). L’âge est également fréquemment cité comme un autre élément déterminant (Ibeh et al., 2012). Néanmoins, Abor et al. (2008) ont trouvé une relation significativement négative entre l’âge de l’entreprise et la décision d’exporter. Les différents facteurs externes et internes vont revêtir une importance particulière selon les contextes. En accord avec la « contingency relationships perspective » (Yeoh et Jeong, 1995), l’internationalisation des entreprises est motivée par des facteurs propres à chaque pays, bien que nous ne puissions exclure des tendances communes à des sous-ensembles régionaux.

Les modalités de déploiement à l’international

L’internationalisation est souvent progressive en accord avec les modèles de développement par étapes (Johansson et Vahlne, 1977, 1990). En effet, comme Amal et al. (2013) dans le contexte brésilien, Matanda (2012) a trouvé que les entreprises de l’Afrique sub-saharienne s’internationalisent de manière incrémentale. Pour autant, certaines entreprises s’internationalisent plus rapidement, peu de temps après leur création, notamment grâce à certains facteurs facilitateurs. Ce phénomène d’internationalisation rapide semble émergent en Afrique (Khavul et al., 2010).

Le modèle d’Uppsala (U-model), modèle historique, et le modèle de développement par les réseaux peuvent être considérés comme les modèles de développement à l’international par étapes (Torkelli, Puumalainen, Saarenketo et Kuivalainen, 2012). Tous deux peuvent s’expliquer par les principes de la RBV (Laghzaoui, 2009). Selon ces modèles, l’entreprise se développe en premier sur le marché domestique et son internationalisation est la conséquence d’une série de décisions incrémentales. L’objectif de l’expansion progressive sera de réduire ou de maîtriser l’incertitude spécifique aux marchés étrangers (Moore et Meschi, 2010), notamment en s’internationalisant dans des pays proches géographiquement et culturellement. De la même manière que l’acquisition de connaissances sera graduelle et lente, l’internationalisation de l’entreprise sera elle-aussi lente et incrémentale (Johansson et Vahlne, 2003; Vissak, Zhang et Ukrainski, 2012). En cohérence avec ces fondements, les études menées dans le contexte africain démontrent l’importance de l’expérience à l’export (Söderbom et Teal, 2003) et de l’apprentissage sur les marchés (Fafchamps et al., 2008). Si l’exportation est considérée comme le mode de présence le plus fréquemment utilisé par les entreprises africaines (Ibeh et al., 2012), les grandes entreprises internationales de pays émergents cherchent aussi à acquérir des actifs stratégiques et des entreprises déjà établies pour construire rapidement leur réputation (Luo et Tung, 2007; Gubbi et al., 2010), notamment en vue de contourner leur « liability of foreigness » ainsi que leur entrée tardive sur la scène internationale.

Par la suite, la littérature en international business a fait émerger la perspective fondée sur les réseaux qui voit l’internationalisation comme l’engagement de l’entreprise dans des relations d’affaires avec des acteurs de l’environnement de marché (Coviello et Munro, 1995). L’accumulation de connaissances demeure tout de même centrale dans ce modèle, et c’est pourquoi « cette nouvelle version du modèle procède plus d’une évolution que d’une rupture par rapport à la version initiale » (Meier et Meschi, 2010 : 15). Les obstacles à l’expansion internationale ne sont plus liés aux marchés mais à l’établissement des relations et à leur développement (Johanson et Vahlne, 2003). Des études menées dans le contexte africain tendent à soutenir cette approche pour certaines entreprises internationalisées (Matanda et Freeman, 2009; Fafchamps et al. 2008; Naudé et Matthee, 2010).

L’universalité des modèles de développement à l’international par étapes a été remise en cause avec l’apparition dans le champ de l’entrepreneuriat international des entreprises à internationalisation rapide (Rialp et al., 2005; Servantie, 2007) encore appelée Born Global ou International New Ventures (INV) (Oviatt et McDougall, 1994). L’INV est « une entreprise qui, depuis sa création, cherche à obtenir un avantage compétitif significatif de l’utilisation de ressources et de la vente de produits dans de multiples pays » (p et McDougall, 1994, p.49). L’émergence des INV peut être attribuée à la combinaison de facteurs d’ordres environnementaux, organisationnels et managériaux (Leonidou et Samiee, 2012), légitimant de fait la « contingency relationships perspective » (Yeoh et Jeong, 1995). Les INV existent en Afrique comme le démontre l’étude de Khavul et al. (2010). Ces derniers ne s’étant intéressés qu’aux pratiques de ressources humaines de ces entreprises (et l’Afrique du Sud étant un pays particulier en Afrique), les questions autour des autres facteurs internes et externes influençant les INV africaines et les modalités de leur internationalisation demeurent inexplorées. Nous pouvons également nous interroger sur la présence de telles entreprises dans le contexte sénégalais.

Enfin, plus récemment, Hakanson et Kappen (2017) ont proposé un modèle alternatif, le modèle Casino, qui « partage certaines caractéristiques des deux autres modèles (Uppsala et Born Global), mais les combine dans un modèle distinctif selon une logique stratégique distincte » (p.1110). Dans cette approche, l’entreprise renforce d’abord ses positions dans le marché domestique avant de se lancer à l’international. En revanche, le processus d’internationalisation est moins marqué par la prudence et le caractère incrémental du modèle d’Uppsala. Il repose plutôt sur l’existence de capacités et ressources managériales associée à une logique penrosienne d’économies de croissance (economies of growth). Une fois que les coûts fixes nécessaires à l’expansion internationale ont été engagés, les coûts marginaux liés à l’embauche d’un nouvel agent ou à la création d’une nouvelle filiale commerciale à l’étranger ne sont plus importants. L’internationalisation se fait alors par vagues (waves), sur plusieurs marchés presque simultanément. Avec le modèle Casino, les décisions d’expansion à l’international sont donc orientées vers les moyens (means-oriented), tout comme dans les entreprises INV ou Born Global, mais avec un objectif de détection des opportunités existantes plutôt que de création de nouvelles opportunités, comme dans les entreprises du modèle d’Uppsala. Au final, la littérature sur l’internationalisation des entreprises africaines indique que le contexte africain semble marqué par une prédominance du processus d’internationalisation de type incrémental, selon le modèle d’Uppsala. La distance géographique et culturelle apparaît déterminante et le mode de présence par l’exportation le plus fréquent. L’importance des facteurs internes et externes semblent avérés, même si un poids plus important peut être accordé au profil du dirigeant et à la taille de l’entreprise. Au regard de ces éléments, l’entreprise sénégalaise internationale serait de grande taille, dirigée par un individu expérimenté, plutôt exportatrice et tournée vers la région sub-saharienne. Nous verrons pourtant que ce profil type est assez éloigné de la réalité et manque à refléter la diversité des entreprises internationales sénégalaises.

Méthodologie

La forte diversité des facteurs spécifiques de l’internationalisation des firmes africaines (Ibeh et al., 2012) nous a amené à adopter une approche contextuelle du phénomène. Notre méthodologie est par conséquent qualitative, basée sur l’étude de cas. Un des avantages de cette méthode est de permettre de décrire un phénomène dans toute sa complexité, selon une démarche « compréhensive », en prenant en compte un grand nombre de facteurs et la temporalité des évènements (Hlady-Rispal, 2002). De plus, la méthode autorise l’utilisation de plusieurs techniques de collectes de données (études documentaires, entretiens, observations, etc.), permettant ainsi de fournir une image plus globale du phénomène étudié.

Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, l’accès au terrain constitue un obstacle de taille. Il est souvent très difficile d’interroger les dirigeants d’entreprise ou leur entourage pour des raisons de disponibilité, de temps et d’agenda. Pour s’adapter à ces contraintes de terrain, notre base de données a consisté à utiliser des données secondaires disponibles sur les treize sociétés entre 2012 et 2018. Les cas ont été spécifiquement sélectionnés sur la base de leur utilité à fournir une information abondante sur le développement international des entreprises sénégalaises. Nous avons toutefois cherché à diversifier le profil des entreprises. Les caractéristiques de l’échantillon sont présentées en annexe 2. Toutes les entreprises retenues ont lancé leurs activités au Sénégal avant de se déployer sur les marchés étrangers. Au final, après nettoyage, nous avions un corpus de données de 250 pages. Les informations ont été triées suivant les critères de pertinence, de fiabilité et d’actualité, puis complétées par six interviews d’experts et consultants connaissant bien les entreprises étudiées et exerçant des missions de conseil et d’accompagnement des entreprises à l’export. Le choix des experts relève avant tout d’une démarche d’opportunité méthodologique.

Ces entretiens visaient un objectif de validation des données secondaires en venant compléter, éclairer, nuancer, voire contredire les informations collectées. Ils ont porté en particulier sur cinq thèmes classiques de l’internationalisation, soit les caractéristiques et les spécificités des entreprises sénégalaises à l’export, les phases et modes d’accès, les modalités et stratégies d’internationalisation ainsi que les déterminants économiques et culturels de leur internationalisation. Chaque cas a été discuté avec au moins deux répondants pour enrichir les données secondaires et obtenir des éclairages différents. Ces entretiens d’une durée de 50 mn à 1h30 mn se sont déroulés entre décembre 2016 et décembre 2018.

Tableau 1

Synthèse de la collecte des données de la recherche

Synthèse de la collecte des données de la recherche

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Après avoir analysé chaque entreprise, une analyse transversale et comparative des cas a été effectuée. Les données ont été traitées selon un processus séquentiel. La première phase de l’analyse a porté sur des fragments d’extraits. Ensuite, une phase de codage thématique et comparative a été réalisée afin de regrouper les unités sémantiques en éléments conceptuels (Huberman et Miles, 1991). Cette phase a nécessité un va-et-vient itératif entre les éléments théoriques et l’ensemble des données. Conformément à l’approche herméneutique, nous avons cherché à construire une compréhension contradictoire des données en 1) lisant chacun de notre côté les données numériques afin d’en dégager le sens global 2) en essayant de mettre en avant les invariants et les divergences des données. L’ensemble des données a fait l’objet d’une analyse croisée entre chercheurs afin de favoriser leur triangulation méthodologique. Une seconde triangulation cette fois-ci théorique a permis de comparer les données et résultats émergents avec d’autres terrains de recherche pour mieux clarifier le champ des spécificités des entreprises internationales sénégalaises. Les « fiches de synthèse » (Huberman et Miles, 1991) des treize cas, sont présentées sous la forme d’un tableau synthétique.

Résultats

Catégories d’entreprises à l’international

En prenant en compte quatre variables, à savoir le niveau d’internationalisation, les facteurs qui président à cette internationalisation, le profil des entrepreneurs-dirigeants et le secteur d’activités concerné, nous avons fait ressortir quatre catégories d’entreprises à l’international : les « résidentes », les « hybrides », les « identitaires » et les « mondialisées ».

Les entreprises résidentes

Les entreprises « résidentes » sont souvent des entreprises traditionnelles, fortement ancrées historiquement sur le territoire national. Leurs domaines d’activités portent sur des produits non spécialisés et subissent des problèmes de compétitivité. Les dirigeants ont su tisser des liens d’affaires et réseaux avec de nombreux acteurs et parties prenantes, leur permettant de bénéficier d’une position concurrentielle privilégiée. Le pays d’origine est ici considéré comme le marché principal. L’internationalisation a plutôt démarré via une société d’import-export ou une commande spontanée de l’étranger, sans que cela fasse l’objet d’un marketing d’exportation spécifique (Cas 4). D’autres entreprises résidentes se sont engagées plus vite vers l’international pour des raisons de survie; leur expansion a été influencée par des facteurs politiques. Au Sénégal, depuis l’époque coloniale, politique et religion ont souvent cohabité. Après l’indépendance, les alliances conjoncturelles entre l’État, les marabouts et les lobbies économiques ont constitué de « véritables obstacles au développement et à l’émergence d’industriels sénégalais. Encore aujourd’hui, des obstacles liés à la fiscalité, à la « distribution parcimonieuse et sélective de crédit » ont barré la « route au développement d’affaires proprement sénégalaises » (Marfaing et Sow, 1999 : 111). Pour d’autres entreprises étudiées, le démarrage à l’international est lié à des facteurs socio-économiques (Cas 3 et 12) : diversifier et/ou étendre géographiquement leurs activités pour réduire les risques économiques, comme le note l’expert 1 : « le besoin de mutualiser les risques, c’est vrai partout en Afrique où les risques politiques sont importants, les entreprises se posent toujours des questions économiques sur leur viabilité… il y a en plus l’arrivée massive ces dernières années d’entreprises chinoises, elles sont plus compétitives, viennent avec leurs ouvriers, bénéficient de subventions et donc exercent d’une certaine manière une concurrence déloyale et agressive, ce qui empêche les entreprises locales d’investir et de se développer ». L’ouverture du Cas 3 à l’international est due par exemple à la concurrence du marché de cimenterie. Il s’agissait de rechercher la taille critique et de débouchés pour assurer la pérennité de la société : « la taille est devenue une condition de survie » (Expert 6). Au final, ces entreprises anticipent peu l’évolution de leur marché et se repositionnent de manière réactive par rapport à la nouvelle concurrence. Nous n’observons pas d’effets d’aubaines ou de stratégies opportunistes à l’origine de leur internationalisation.

Les entreprises hybrides

Les entreprises « hybrides » sont souvent des entreprises spécialisées dans le commerce, la vente et la distribution (Cas 5, 8, 9). Elles se sont appuyées sur les réseaux informels et formels afin de décupler leur capacité d’expansion. Dans leurs différents pays d’installation, les Libano-Sénégalais ont su mobiliser les connaissances familiales et interpersonnelles et réseaux commerciaux transnationaux pour « nouer des relations avec les autres groupes de façon à élargir leur champ d’action et à connecter leurs réseaux territoriaux » (Bertoncello et Bredeloup, 2000). Les entreprises 5 et 8 ont utilisé ces réseaux pour investir de nouveaux marchés dans leur développement ouest-africain. Ce lien de solidarité et ethnique est consubstantiel au développement international des entreprises sénégalo-libanaises. En effet, c’est avec l’arrivée massive des « Baol-baol[1] » dans le commerce de détail et du gros, que de nombreux dirigeants sénégalo-libanais se sont reconvertis dans l’industrie, l’agro-alimentaire ou la distribution ou se sont installés dans les pays limitrophes. Pour eux, la couverture du risque a été double : diversification et internationalisation, deux stratégies souvent conduites de manière concomitante. Aussi, affirme l’expert 6, « ces chefs d’entreprises représentent la figure de l’hybride, ils sont dans l’entre-deux voire dans plusieurs pays en même temps, ils profitent des opportunités d’appartenance à cette diaspora commerçante. Entre entrepreneurs, ils échangent leurs connaissances des clients et des partenaires locaux et multiplient les initiatives économiques ensemble ou individuellement ». Pour d’autres cas, les réseaux d’appui sont sénégalo-mauritaniens ou sénégalo-ivoiriens, sachant que les hommes d’affaires sénégalais entretiennent des relations internationales. Au-delà du fait que ces entreprises jouent sur la présence de réseaux circulatoires et hybrides dans leur développement international, leur succès s’explique par leur capacité d’adaptation. D’un pays à un autre, nous avons remarqué qu’ils font appel à différentes tactiques de bricolage. Ces techniques de gouvernance hybrides entre logique économique et compétitive et logique d’arrangements sociaux font leur force.

Les entreprises identitaires

Les entreprises « identitaires » sont gérées pas des entrepreneurs au profil atypique partageant la capacité d’inversion de leur destin. Partis de rien, ils ont su valoriser leur compétence technique (Cas 2, 13) et leur compétence intuitive et interprétative (Cas 1). Si d’une certaine manière, au niveau local, le cas 1 a bénéficié de mesures protectionnistes et notamment la fermeture des frontières sénégalaises à l’importation de la volaille, sous la menace de la grippe aviaire en 2005, le succès de ces entreprises tient au sens de l’effort de l’engagement et surtout à la responsabilité de leurs patrons dans leur conception de l’entreprise et du capitalisme. Par leur développement à l’international et les résultats économiques obtenus, ils donnent sens à l’action de diriger et d’entreprendre et démontrent qu’à force de sacrifices et d’efforts au travail, les possibilités sont infinies. Ils remettent en cause les barrières psychologiques et culturelles qui limitent les entrepreneurs en Afrique. Cultiver cette image positive de l’entrepreneur sénégalais, africain, leur paraît indispensable. Cette philosophie se retrouve aussi dans leur ambition internationale. Dans le cas 1, le fondateur lie son développement dans la sous-région au-delà des questions de rentabilité par le fait que l’Afrique doit nourrir l’Afrique. Il s’agit aussi de développer la conscience critique des consommateurs. Son fondateur étant mouride, cette entreprise s’appuie aussi sur cette identité religieuse, donnant un caractère sacré aux activités économiques. Entre ethos religieux et économique, les mourides se caractérisent dans la migration par la pratique d’un commerce transnational et la circulation de biens. Le cas 2, sur une autre échelle, met en avant la dimension afro-centrée dans la concurrence qu’il livre avec des entreprises occidentales et, depuis ces dernières années, chinoises. Pour faire basculer les décisions des États, il met en avant le projet et le sérieux de son entreprise qui emploie du personnel 100 % africain, avec un management qui privilégie la performance, la proximité et la qualité de service. Selon l’expert 3, cette nouvelle conscience politique est aussi de plus en plus cultivée « par les entrepreneurs de la diaspora. Il y a une fierté et surtout un engagement de faire des choses de l’Afrique, avec l’Afrique, pour l’Afrique, en lien avec l’Afrique. Cette dimension patriotique et surtout panafricaine touche de plus en plus les jeunes. L’Afrique s’éveille, je pense, sur ces questions identitaires.Les entrepreneurs africains doivent prendre leur place dans la mondialisation des échanges. C’est un pari qui a réussi pour certaines entreprises mais c’est un risque à prendre, les États sont souvent en retard sur ces questions ».

Les entreprises mondialisées

Les dirigeants des entreprises « mondialisées » (Cas 6, 7, 10 et 11) ont des représentations et modes de gouvernance à dominance libérale. Ils font prévaloir le rôle d’entrepreneurs modernes marqués par la supériorité de l’information, de l’intelligence ou de l’argent. L’effet combiné de la personnalité du dirigeant et de son réseau personnel fait le reste. Ces entrepreneurs sont « des individualistes globaux » poursuivant une « carrière de capitalistes globaux », « adhérant aux doctrines capitalistes et stimulée par l’espoir d’un gain personnel » (Bourgouin, 2011 : 301). Souvent, ces entreprises se spécialisent dans le secteur des TIC et ont pu bénéficier d’un développement rapide du fait d’une internationalisation précoce en raison des services proposés. Les dirigeants des cas 6, 7 et 10 représentent ce type d’entrepreneurs. Ils ont su aussi développer leurs affaires au gré des opportunités commerciales et des alliances. Aussi, la filiale « finance et transfert d’argent » du cas 7 s’est développée en Afrique de l’Ouest avec le soutien et la demande de l’association des postes et caisses d’épargne de l’UEMOA qui souhaitait faire face à l’informel en sécurisant davantage les transferts d’argent. En observant ces entreprises modernes, souligne l’experte 1, « j’ai l’impression que les réseaux sont plus mondiaux que nationaux par rapport aux entreprises traditionnelles sénégalaises, ici, je pense qu’on change d’échelle et de stratégie, on réfléchit global déjà. Ces entreprises s’inscrivent donc dans la mondialisation, mais au Sénégal, comme dans la région, peu d’entrepreneurs ont ces réseaux et cette appétence. Naturellement, on cherche d’abord malheureusement souvent la solution de proximité et ce n’est plus la voie de développement rapide ». Ici l’entreprise prime et la mondialisation est perçue comme une opportunité. Leurs dirigeants eux-mêmes vivent et incarnent des identités fluides et cosmopolites. En outre, par rapport aux autres catégories d’entreprises, celles-ci se distinguent par une internationalisation précoce et une diversification plus profonde.

Les processus d’internationalisation

Les stratégies de développement à l’étranger des entreprises étudiées ont tendance à se faire sur un temps relativement long, en accord avec le modèle d’internationalisation graduelle du modèle d’Uppsala. Par exemple, dans le cas 1, la première filiale à l’étranger a été créée en 2016, soit 45 ans après le lancement informel de l’entreprise et 28 ans après sa création officielle. Dans le cas 4, le dirigeant s’est lancé à l’étranger 13 ans après la création. Cependant, les entreprises technologiques qui ont une ambition internationale affirmée dès le début échappent à cette norme. C’est le cas des sociétés 6, 7 et 10 qui ont connu une internationalisation relativement rapide sur le modèle International New Ventures. Ensuite, les résultats montrent que ce mouvement d’internationalisation n’est pas linéaire. Il est possible de relever des mouvements de « désinternationalisation » et de gel d’activités comme dans notre cas 2 qui a gelé pendant plusieurs mois ses chantiers en Guinée, Sierra Leone et au Libéria pendant la crise d’Ébola, avant d’entamer sa réimplantation. Par ailleurs, la politique de développement à l’international des entreprises sénégalaises est souvent prudente, bien que non exclusive. Il s’agit de stratégie séquentielle qui mise davantage sur une triple proximité : 1) la proximité géographique : pays frontaliers et de la sous-région 2) la proximité linguistique : pays francophones 3) la proximité culturelle : liens historiques comme dans le cadre de la Sénégambie. Cette approche plus passive, pour ces entreprises traditionnelles, repose sur l’importance de la confiance. C’est ce qu’explique l’expert 2 : « Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, les entrepreneurs sont parfois limités car ils veulent rester sur leur zone de confort. Ils ont ainsi la certitude de maîtriser leurs activités. La proximité rassure toujours pour détecter de nouveaux besoins et créer des réseaux de distribution et de commercialisation à l’étranger mais elle limite les possibilités de déploiement rapide. Beaucoup réagissent tardivement quand la concurrence est déjà sous leurs portes et donc les marges de manoeuvre sont limitées ». Parfois, il y a l’effet de la « distance administrative et politique » (problèmes de transport, difficultés douanières et législatives) qui limitent leur esprit entrepreneurial. En revanche, les entreprises « mondialisées » sont les plus proactives et orientées à l’international; elles débordent les frontières classiques et la distance culturelle (cas 6 et 7). Ce constat se vérifie aussi pour la nouvelle génération d’entrepreneurs sénégalais (cas 10 et 11). Selon l’expert 5, « ce qui est vrai pour les entreprises numériques au Sénégal l’est aussi pour les entreprises liées aux télécoms, à la finance ou la micro-finance en Afrique qui ont un développement rapide (..). Pour ces entreprises dont le marché est continental, leur croissance est plus rapide et elles se donnent les moyens de leur rentabilité, de leur opération. Il s’agit de dirigeants qui ont plus de ressources que les patrons conventionnels; ils pensent grands dès le départ, leurs entreprises sont en concurrence souvent avec les multinationales, ou des grandes entreprises occidentales, ils sont donc plus stratégiques ».

Les formes de présence à l’international

Plusieurs modèles en termes de présence à l’étranger sont utilisés par les entreprises qui se développent à l’international en fonction des spécificités des pays visés. Le recours à l’exportation est employé par les entreprises sénégalaises étudiées (Cas 9 et 12). Pour l’essentiel, ce sont des entreprises de commerce et de vente qui ont une expérience longue dans l’informel. Dans ce cas, la stratégie d’exportation est directe ou indirecte via un recours à des intermédiaires ou des distributeurs locaux. Pour certains entreprises, l’international est devenu une activité régulière et en même temps une zone d’approvisionnement. Quand les entreprises acquièrent une expérience à l’international, le modèle de la filiale, de production, de distribution ou les deux types simultanément, sont les modes les plus fréquemment utilisés. L’établissement de filiale facilite le processus d’intégration de ces entreprises dans les tissus industriels locaux. Il permet de développer un marketing d’adaptation avec une politique commerciale au plus près des consommateurs. Dans la plupart des cas, les relations entre siège et filiales sont verticales afin d’éviter l’effet de la corruption sur la survie des filiales, notamment quand le niveau d’investissement est important, comme dans le cas 1 de notre étude, avec l’ouverture de ses filiales au Mali, en Guinée équatoriale et au Congo. Pour ces implantations, les choix d’installation de complexes avicoles varient d’un pays à un autre. Pour les entreprises organisées sous forme de groupe ou de holding, c’est la stratégie multinationale qui est favorisée (Cas 10 et 11). Dans certains cas, les sociétés-mères peuvent accorder une autonomie de décision plus forte à leurs filiales : cas 4 pour ses filiales sécurité au Bénin et en Côte d’Ivoire; cas 13 pour la totalité de ses filiales. Il semblerait que plus les activités du groupe sont importantes et les secteurs d’activités divers, plus l’ethnocentrisme dans la gestion des filiales perd du sens au profit du polycentrisme. D’autres entreprises fonctionnent sur le mode d’une interaction forte entre leurs différentes filiales. Cependant, il ressort nettement que les entreprises sénégalaises privilégient le contrôle total de leurs activités. Pour des raisons notamment de confiance, aucune entreprise ne s’appuie dans le cadre de son développement sur la coentreprise. Nous avons observé dans de rares cas une association avec une structure locale. Ainsi, dans le cas 13, la compagnie s’est implantée en Gambie grâce à un partenariat avec un industriel local, la société mère détenant 67 % de sa filiale gambienne. C’est aussi le cas de la société 1 qui a lancé sa filiale avicole au Mali avec un partenaire local. Ces résultats apportent un éclairage nouveau par rapport aux conclusions d’Ibeh et al. (2012) sur la prédominance de l’exportation comme forme de présence à l’international dans le contexte africain.

Un autre modèle utilisé dans le cadre du développement international est celui du rachat d’activités, par l’acquisition ou la prise de participation dans une société existante. C’est la stratégie employée par le cas 4 qui a acquis en 2001 une société spécialisée dans le transfert de fonds, puis une autre sur les activités de maintenance des machines de billets de banque et de pièces en Côte-d’Ivoire. Ces acquisitions restent mineures. Aucun cas de fusion-acquisition n’a été observé, ce qui montre que les entrepreneurs sénégalais préfèrent souvent consolider leurs propres affaires ou profiter de ventes d’actifs à l’étranger pour se positionner. « Il est vrai, [confirme l’expert 6], que les entreprises sénégalaises sont prudentes dans leur processus d’internationalisation. Peu prennent vraiment des risques, il y a une volonté de contrôle de l’activité qui est importante ».

Un dernier modèle, certes marginal, est le partenariat avec des entreprises mondiales hors du continent qui permet à chacun des partenaires de renforcer sa présence à l’international. C’est le cas du partenariat signé entre le cas 6 et une société de transfert d’argent britannique. Pour la société sénégalaise, ce partenariat permet de faciliter les transactions et de renforcer le réseau de distribution de l’entreprise. « Évidemment, [note l’expert 1], cette stratégie de coopération est la plus efficace en termes d’internationalisation, cela permet de faire des économies de coût, facilite les transferts de technologies, mais les opportunités internationales sont peu exploitées dans les entreprises francophones et sénégalaises en particulier ». Enfin, il ressort que les partenariats avec d’autres entreprises africaines sur le marché visé sont rares. Il est possible selon l’expert 6 de considérer qu’il « manque pour accélérer ces pratiques des projets structurants comme la création d’un marché unique et d’une zone de libre-échange continentale qui permet aux entrepreneurs de prendre plus de risques dans leur expansions ».

Implications théoriques

Notre travail questionne tout d’abord les déterminants de l’internationalisation traditionnellement considérés dans la littérature sur l’internationalisation des entreprises africaines. Si Matanda (2012) a trouvé que les facteurs internes influencent plus l’internationalisation des entreprises kényanes que les facteurs externes, et que Khamakhen (2010) a montré au contraire que le contexte environnemental n’a pas d’influence sur le mode d’internationalisation des entreprises tunisiennes, les résultats de notre recherche dans le contexte sénégalais permettent de réconcilier les deux courants en montrant l’importance des deux catégories de facteurs. Il apparaît en effet que quatre catégories de facteurs sont à l’origine du déploiement à l’international des entreprises africaines : les facteurs politiques (facteurs externes), les facteurs-sociaux économiques (facteurs externes), les facteurs individuels (facteurs internes) et les facteurs culturels (projet identitaire et réseaux formels et informels). Sur certains points, nos recherches rejoignent plusieurs études menées dans le contexte africain (Roberts and Thoburn, 2003; Soontiens, 2003) mettant en évidence qu’une majorité d’entreprises du continent s’internationalisent selon une logique d’ « exportation de détresse » (distress exporting), en raison des difficultés rencontrées dans le marché domestique (parts de marché limitées, instabilité politique et monétaire…). Mais les facteurs internes jouent aussi un rôle. Le croisement des facteurs individuels et culturels avec le niveau d’internationalisation de l’entreprise et le secteur d’activités a permis de faire émerger une catégorisation originale d’entreprises sénégalaises internationalisées. Les entreprises « résidentes » sont les plus traditionnelles et adoptent une internationalisation tardive et réactive. Les « hybrides » tirent profit du réseau du dirigeant pour se développer tant dans le marché local que dans le pays dont celui-ci est originaire. Les « identitaires » sont proactives vis-à-vis de l’international et défendent une vision panafricaine. Enfin, les entreprises dites « mondialisées », portées par un entrepreneur ambitieux, n’hésitent pas à s’internationaliser très tôt dans leur existence et à soutenir une stratégie mondiale. En définitive, il n’existe pas un seul profil d’entreprise sénégalaise internationalisée, et le rôle du dirigeant est dans certains cas particulièrement déterminant.

Du point de vue des formes de développement à l’étranger, les résultats de notre travail montrent que, contrairement aux conclusions d’Ibeh et al. (2012) sur la prédominance de l’exportation comme forme de présence à l’international dans le contexte africain, les entreprises sénégalaises privilégient plus les investissements directs dans des filiales de production ou de distribution. Toutefois, nos résultats corroborent ceux d’autres auteurs en ce qui concerne l’achat d’entreprises étrangères comme potentiel mode d’entrée sur le marché visé. Comme indiqué plus haut, la littérature a, en effet, démontré qu’afin de contourner leur « liability of foreigness » ainsi que leur entrée tardive sur la scène internationale, de nombreuses entreprises internationales de pays émergents cherchent à acquérir des actifs stratégiques et des entreprises déjà établies pour construire rapidement leur réputation (Luo et Tung, 2007; Gubbi et al., 2010). Ainsi, nos résultats concordent par exemple avec ceux obtenus par Cao et Pederzoli (2013) dans le contexte chinois : l’exportation n’est pas un mode exclusif, les entreprises sénégalaises choisissant le mode d’entrée le plus adapté pour suivre les spécificités de l’environnement institutionnel du pays visé. Dans la même veine, il est question dans certains cas (Cas 6 et 1) de rapprochement contractuel avec des entreprises occidentales, confirmant les résultats d’Angué, Mayrhofer et Moalla (2017).

Par ailleurs, notre recherche apporte une contribution théorique aux modèles de développement à l’international. Les quatre modèles majeurs du développement international – modèle d’Uppsala original, modèle d’Uppsala amendé centré sur les réseaux, modèle INV/Born Global, et modèle Casino - sont représentés dans nos cas d’entreprises internationalisées sénégalaises. L’internationalisation classique et séquentielle, fondée sur le modèle d’Uppsala, très influencée par le phénomène de distance physique, est particulièrement présente dans les secteurs traditionnels. Cependant, dans notre cas, le principe de chaine d’établissement des modes d’entrée, selon lequel l’entreprise emploie d’abord des modes d’entrée simples comme l’exportation pour finir plus tard par de l’investissement direct à l’étranger, n’est pas toujours respecté. Nous observons également une internationalisation fondée principalement sur la logique de réseaux, inscrite dans la perspective de l’internationalisation par les réseaux et dans le modèle d’Uppsala amendé de Johanson et Vahlne (2009). Cependant, il est intéressant de noter que ce cas s’observe principalement chez les entreprises libano-sénégalaises, grâce aux relations intenses que cette population entretient avec leur pays d’origine et leurs compatriotes libanais. Ces résultats confirment ceux d’Amal et al. (2013) sur l’importance des réseaux sociaux dans l’internationalisation des entreprises de pays émergents. Par ailleurs, nous observons un cas d’internationalisation qui s’apparente au modèle Casino (Hakanson et Kappen, 2017). En effet, le cas 11 s’est internationalisé tardivement, après avoir consolidé sa position sur le marché sénégalais. Mais son processus d’internationalisation est marqué par deux « vagues » d’internationalisation, avec quatre pays simultanément en 2006 (Côte d’Ivoire, Cap Vert, Guinée, Suisse) puis deux nouveaux pays en 2012 (Mali et Espagne). De plus, l’entreprise emploie des modes d’entrée très diversifiés selon les pays : achat de licence, ouverture de bureau, prise de participation, ou encore création de filiale.

Enfin, nous avons pu identifier le phénomène d’internationalisation précoce chez des entreprises technologiques sénégalaises. Cette internationalisation s’inscrit dans le modèle des International New Ventures (Oviatt et McDougal, 1994) qui n’ont pas reçu beaucoup d’attention dans les études précédentes sur les entreprises africaines. Elles disposent de certaines spécificités par rapport aux INV classiques étudiées dans les contextes occidentaux ou asiatiques. En effet, l’internationalisation précoce observée n’implique pas forcément une expansion fulgurante, comme on le retrouve généralement dans la littérature en international entrepreneurship et dans le contexte occidental. La quantité de ressources disponibles ayant pour conséquence d’influer sur le processus d’internationalisation de l’entreprise, les entreprises sénégalaises de type INV donnent priorité au marché domestique tout en cherchant à s’internationaliser dans des pays proches psychiquement (Peiris et al., 2012). D’autres travaux ont déjà suggéré cette réalité en montrant que le processus d’internationalisation de certaines INV pouvait être précoce mais lent (Hermel et Khayat, 2011) ou par étapes au sens de Johanson et Vahlne (1977). Dans leur étude empirique, Hermel et Khayat (2011) distinguent ainsi les « rapid » INV des « slow » INV. Dès lors, les INV sénégalaises s’apparenteraient plus à ces dernières. Par ailleurs, au travers de nos treize cas, les INV s’observent uniquement dans les secteurs technologiques et non dans les secteurs traditionnels. Cette situation fait écho à celle observée en Europe ou en Amérique du Nord durant les années 90 (Sharma et Blomstermo, 2003; Leonidou et Samiee, 2012), bien que nous les retrouvions aujourd’hui dans tous les secteurs, même les plus traditionnels (Gabrielsson et Kirpalani, 2012). Aussi, en croisant les quatre modèles d’internationalisation avec les cas étudiés, nous sommes en mesure de valider l’existence des quatre logiques tout en soulignant plusieurs spécificités des entreprises sénégalaises internationalisées.

Tableau 2

Modèles d’internationalisation et spécificités des entreprises sénégalaises internationalisées

Modèles d’internationalisation et spécificités des entreprises sénégalaises internationalisées

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Implications managériales

Le contexte local, lorsqu’il s’apparente à un « milieu internationalisant », peut être un facteur de réussite pour l’internationalisation des entreprises. Or, la notion d’accompagnement de l’entreprise, constituante du milieu internationalisant, est absente de nos cas. Pourtant, dans le contexte africain, les précédentes études ont montré l’intérêt de créer des liens avec les agences gouvernementales de soutien à l’export (Robson et Freel, 2008; Ibeh et al. 2012). L’accompagnement à l’internationalisation apparaît comme un moyen d’acquérir de nouvelles ressources (Wilkinson, 2006), connaissances (Francis et Collins-Dodd, 2004) et réseaux (Catanzaro, Messeghem et Sammut, 2019). Le gouvernement sénégalais a donc tout intérêt à réfléchir à la mise en place d’une offre d’accompagnement à l’international plus systématique, d’autant plus que ce soutien peut accélérer le processus d’internationalisation de l’entreprise, ce qui peut améliorer d’autant plus sa performance internationale. Au-delà d’incitation et d’accompagnement à l’internationalisation, la mise en place de politiques d’innovation semble une piste à explorer. En effet, nous avons montré que l’avantage technologique des entreprises sénégalaises étudiées est un déterminant majeur d’une internationalisation précoce, au-delà de la sous-région, voire au-delà du continent africain. Les incitations à l’innovation, l’élaboration de clusters technologiques, la collaboration plus systématique entre les entreprises sénégalaises et les laboratoires de recherche semblent des pistes prometteuses pour les pouvoirs publics sénégalais afin de susciter plus d’internationalisation par la voie de l’innovation technologique.

Conclusion, limites et perspectives de la recherche

L’objectif de cet article était de comprendre le processus d’internationalisation des entreprises sénégalaises. Les résultats de notre travail ont permis de faire émerger quatre catégories d’entreprises à l’international. Ils montrent aussi que ces entreprises privilégient des investissements directs dans des filiales de production ou de distribution et empruntent plusieurs modèles de développement international : séquentiels, précoces et fondés sur la logique des réseaux. Les principales limites de notre recherche sont méthodologiques (treize cas sélectionnés), contextuelles (le Sénégal constitue un cas unique) et empirique (pas de recueil de la parole directe de tous les entrepreneurs). Cette recherche peut dès lors se prolonger via une approche comparative et économétrique. Il serait également intéressant de regarder plus en détail le cas des INV africaines, notamment afin de confirmer leur statut de « slow INV ».