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Dans les années 1920, le monde du judaïsme orthodoxe en Amérique du Nord a été secoué par l’émergence et l’influence croissante des rabbins anglophones instruits au Jewish Theological Seminary of America (JTS) à New York, dont beaucoup ont favorisé la libéralisation dans leurs synagogues en abolissant les séparations entre hommes et femmes dans leurs prières, sans renoncer nécessairement à la définition de leur synagogue comme « orthodoxe[2] ». Les conflits qui en résultèrent entre partisans et adversaires de ce type de libéralisation nous permettent de définir la divergence croissante entre les « conservateurs » et les « orthodoxes » dans le judaïsme dans l’Amérique du Nord de ces années[3].

Cet article va analyser l’un des plus importants cas de libéralisation synagogale — celui du Jewish Center (JC) de Cleveland, Ohio, qui, sous la direction du rabbin Solomon Goldman dont la formation provient du JTS, a aboli les sièges séparés des hommes et femmes en 1925. Goldman a réussi à gagner la majorité de la congrégation à sa vision. Cependant, la minorité dissidente a refusé de concéder le principe selon lequel leur synagogue, fondée sur la perpétuation d’un « judaïsme orthodoxe, » avait le droit de faire un tel changement et ils ont porté l’affaire devant les tribunaux. L’affaire demeura devant les tribunaux pendant plusieurs années : à la Court of Common Pleas de Cleveland, puis deux cours d’appel, et finalement la Cour suprême de l’état de l’Ohio. L’affaire a attiré une publicité internationale et a aidé à définir ce que le judaïsme orthodoxe et le judaïsme conservateur en Amérique du Nord ont représenté pour toute une génération.

Alors que les historiens de l’orthodoxie américaine et du judaïsme conservateur sont conscients de l’importance de cette affaire et l’ont cité dans leurs analyses respectives (Sarna 2004, 193 ; Gurock 2009, 159-160 ; Cohen 2012, 86-88 ; Brill 2013), le présent article profite d’une vaste documentation d’archives conservées par la famille de l’un des principaux leaders de la faction « orthodoxe » dans la synagogue, Abraham A. Katz[4]. Ce matériau jette un éclairage nouveau sur l’affaire et ses conséquences.

1. La communauté juive de Cleveland au début du xxe siècle

Dans les premières décennies du xxe siècle, la communauté juive de Cleveland a constitué l’une des plus grandes concentrations de population juive aux États-Unis[5]. Parmi les nombreuses synagogues qui existaient à Cleveland à cette période, on comptait des Temples réformés importants et influents, ainsi qu’un certain nombre de congrégations plus petites qui se sont identifiées comme « orthodoxes ». Toutefois, à cette époque, le terme orthodoxe en Amérique du Nord n’était pas nettement défini, sinon pour signifier une opposition à la réforme. Les congrégations orthodoxes au début du xxe siècle à Cleveland étaient tout à fait semblables aux congrégations orthodoxes des autres centres juifs nord-américains. Ces congrégations avaient tendance à se former par regroupement de communautés immigrantes qui avaient en commun un même lieu d’origine en Europe (voir Gartner 1978, 177 ; Robinson 2005). Une autre cause de la prolifération de ces synagogues était les conflits internes au sein des congrégations, qui étaient générés par la question de l’allocation des sièges séparés entre hommes et femmes dans la synagogue. Cette question a été soulevée dans la congrégation Bnai Jeshurun à Cleveland en 1904. L’adoption du principe de mixité entre les hommes et femmes par Bnai Jeshurun mena à la fondation d’une nouvelle congrégation orthodoxe, Oheb Zedek (Gartner 1978, 168-169). Une controverse similaire, quoique beaucoup plus conséquente, fut celle du JC.

2. Le Jewish Center (JC) de Cleveland

Le JC était le résultat d’une fusion en 1917 entre les congrégations Anshe Emeth et Beth Tefilo. Anshe Emeth avait été fondée en 1869 par des immigrants en provenance de Pologne. Ses membres ont bientôt commencé à discuter des problèmes qui éloignaient la congrégation de l’orthodoxie. Ainsi, les membres d’Anshe Emeth ont débattu la question de la mixité dès la fin des années 1880, sans doute sous l’influence de Temples réformés dominants de Cleveland. À ce moment, cependant, le changement n’a pas été effectué. Il y eut aussi des débats au sein de la congrégation, toujours au xixe siècle, sur la continuation de la bénédiction sacerdotale (dukhan) ainsi que sur l’élimination des annonces publiques de dons charitables au moment de la lecture de la Torah (shnoder). Lorsque la synagogue a emménagé dans un nouveau bâtiment, en 1903, elle n’a pas maintenu la plate-forme centrale traditionnelle (bimah) pour la lecture de la Torah. Cette innovation provoqua la démission de « certains membres très pieux [de la synagogue][6] ».

Anshe Emeth a accepté Samuel Margolies comme rabbin en 1904 (Anonyme s.d). Margolies arrivait à Cleveland avec une préparation atypique pour le rabbinat américain de cette époque. Il était le fils d’un des plus importants rabbins orthodoxes en Amérique, Moses Sebulun Margolies (Ramaz)[7]. Sa famille l’avait envoyé en Europe de l’Est pour une formation rabbinique avancée à la Yeshiva de Telz. Quand il retourna en Amérique, Margolies entra à l’université de Harvard et obtint son diplôme en 1902. Il vint ainsi à Cleveland avec une formation singulière qui incluait la capacité de prêcher en anglais ainsi qu’en yiddish. En tant que premier porte-parole rabbinique anglophone et orthodoxe à Cleveland, Margolies a assumé un rôle de premier plan dans plusieurs initiatives visant à unir la communauté des immigrants juifs de l’Europe de l’Est à Cleveland (Gartner 1978, 172).

Le rabbin Margolies était différent à plusieurs égards de ses collègues dans le rabbinat orthodoxe de Cleveland. Il était, par exemple, rasé, ce qui constituait une déclaration publique importante à une époque où les rabbins orthodoxes portaient la barbe presque automatiquement. Margolies a également introduit dans la synagogue des réformes comme la confirmation des jeunes et les services additionnels du vendredi soir, imitant manifestement les pratiques des Temples réformés[8]. Margolies fut aussi l’un des fondateurs de l’école hébraïque de Cleveland, une école qui a subi une opposition idéologique de certains membres du rabbinat orthodoxe de Cleveland pour ses tendances modernistes[9].

Une des initiatives du rabbin Margolies fut d’encourager la fondation de la Congrégation Beth Tefilo en 1912, qui fusionna en 1917 avec Anshe Emeth[10]. Peu de temps après la fusion, le rabbin Margolies est mort tragiquement dans un accident d’automobile et la congrégation nouvellement fusionnée n’a pas accepté de nouveau rabbin, jusqu’à Samuel Benjamin, un jeune diplômé du JTS, en 1919. Le rabbin Benjamin a présidé une congrégation qui poursuivait les innovations du rabbin Margolies (AAK, Heller 1929, 2). Son mandat de trois ans a été marqué par le succès de cette congrégation nouvellement fusionnée (Anshe Emeth et Beth Tefilo) dans la construction d’une magnifique synagogue avec un grand auditorium, des salles de classe spacieuses pour l’école hébraïque et des installations sportives (voir Kaufman 1999 et Bublick 1927, 32, 65, 78). Cependant, le rabbin Benjamin, qui a fait de grands efforts pour que ce bâtiment devienne une réalité, ne put le consacrer. En 1922, il fut soudainement évincé de son poste de rabbin et remplacé par un autre diplômé du JTS, Solomon Goldman, qui avait servi pendant les quatre années précédentes comme rabbin de la congrégation Bnai Jeshurun à Cleveland. Selon le journaliste Leon Wiesenfeld, la raison du renvoi du rabbin Benjamin était que celui-ci « se tenait avec le groupe orthodoxe dans la synagogue et a été évincé par ceux dans la congrégation qui voulaient des réformes libérales et qui voulaient alors le remplacer par le rabbin Goldman. » (Wiesenfeld s.d., 70).

Mais à quelles réformes libérales le rabbin Benjamin s’est-il opposé ? Il n’existe aucune trace de son opposition à des innovations antérieures de la congrégation. La question primordiale qui l’a mis en opposition avec les éléments « libéraux » de la congrégation était celle de la mixité. Dans une lettre à Abraham A. Katz, le chef de la faction « orthodoxe » de la congrégation, Benjamin a déclaré que la question de la mixité était l’objet de « débat sérieux » dans l’assemblée de la congrégation au cours de son rabbinat. À la demande du Conseil du JC, le rabbin Benjamin s’est rendu à New York pour consulter la faculté du JTS, y compris le professeur de Talmud Louis Ginzberg et le président Cyrus Adler, qui étaient tous deux opposés à la mixité dans la synagogue. Adler lui a dit oralement qu’il était « amèrement opposé à la mixité et qu’il consentirait plus facilement à l’introduction d’un orgue dans la synagogue » (AAK, Benjamin 1927). La position d’Adler, que Benjamin a évidemment adoptée comme sa propre position, a scellé son destin auprès du JC.

3. Le Jewish Center et l’avenir de la communauté juive de Cleveland

Pour les deux parties dans cette dispute sur la mixité au sein du JC, les enjeux étaient élevés. Dans une lettre de 1925 au rabbin Herbert Goldstein, président de l’Union des Congrégations juives orthodoxes d’Amérique, Abraham Katz a exprimé ce qu’il sentait être en jeu :

The Jewish Center of Cleveland is the only institution in our city having facilities, drawing to itself the younger generation of Orthodox Jews […] The other [Orthodox] congregations are small in comparison […] and the young men and women have nowhere else to go.

AAK, Katz 1925a

Jacob D. Goldman, l’un des adversaires libéraux de Katz, était essentiellement d’accord avec lui sur ce point :

I do not know of any single institution in the country that can justly claim for itself the esteem, prestige, and influence that the Center holds in the Jewish community of Cleveland.

AAK, Goldman 1927

Les deux parties se battaient alors pour leur propre vision de l’avenir de la communauté juive de Cleveland.

Katz se souvient que, lorsqu’il était garçon, lui et son père[11] se sont réunis dans une petite synagogue pour prier, alors que ses amis assistaient aux liturgies des Temples réformés, magnifiquement décorés. Il avait demandé à son père : « Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir des beaux temples pour nos prières ? » (AAK, Katz s.d., 7) Le JC était effectivement la réponse à ce souhait. Avec le JC, les juifs orthodoxes à Cleveland n’auraient pas à se sentir inférieurs aux Juifs réformés.

Katz a envisagé le JC comme « une congrégation orthodoxe moderne, un symbole pour le judaïsme traditionnel ». L’orthodoxie de la congrégation, dans sa vision, n’a été affectée ni par la formation de son rabbin au JTS, ni par l’affiliation de sa congrégation avec l’organisation synagogale du JTS, le United Synagogue of America. Pour lui, cette affiliation existait « pour renforcer notre judaïsme traditionnel » (AAK, Katz 1925c). Comme beaucoup d’autres juifs orthodoxes de cette époque, Katz ne s’inquiétait pas trop de l’étiquette « conservateur ». Il considérait le judaïsme conservateur comme un « judaïsme orthodoxe légèrement modernisé » (AAK, Katz 1925b). Katz, dans une lettre de 1927 au rabbin Herbert Goldstein, affirma que le contrat fusionnant les deux congrégations, Anshe Emeth et Beth Tefilo, qui avait pris effet le 1er janvier 1917, utilisait le terme « le judaïsme traditionnel » alors que la constitution du JC, adoptée peu de temps après la fusion, utilisait le terme « orthodoxe ». Comme le fait remarquer Katz, « pour nous ces termes étaient tout à fait similaires » (AAK, Katz 1927).

Les détracteurs de Katz ont allégué que sa motivation provenait d’ailleurs que d’un zèle altruiste pour le judaïsme orthodoxe. Jacob D. Goldman exprima ce point de vue :

Mr. A.A. Katz has […] occupied the office of secretary in the Cleveland Jewish Center under the spiritual leadership of Rabbi Goldman and was known to be one of his staunchest admirers. It was only upon being defeated several years ago, and after losing his office as secretary, that Mr. Katz suddenly began to find fault with Rabbi Goldman’s conception of Judaism.

AAK, Goldman 1927

Cette perception de Katz fut essentiellement reprise par Jacob Heller, un juif fermement orthodoxe, dans une lettre à Katz :

Your Centre was (and is) a stalwart member of the « United Synagogue », united to destroy Judaism. I fail to recall that you or anyone else protested at the time against these things. When Goldman was taken, you knew that he came from Bnai Jeshurun, you knew that he was openly a Reformer, yet I fail to recall that anyone protested.

AAK, Heller 1929, 2

En effet, il n’y avait aucune trace de protestation, de la part de Katz, dans les réunions du conseil de JC, ni en ce qui concerne l’embauche de Rabbi Goldman, ni en ce qui concerne la possibilité, examinée par le conseil de la congrégation, de fusionner avec la congrégation Bnai Jeshurun qui avait déjà une mixité établie (AAK, Jewish Center Board of Directors Minutes).

4. La transformation du Jewish Center

La vision de Katz d’un JC « orthodoxe moderne » fut dévastée par le rabbin Salomon Goldman (voir Weinstein 1973). Goldman affirmait que la mixité était le meilleur moyen pour maintenir la continuité essentielle du judaïsme traditionnel en Amérique. De 1918 à 1922, il avait été le rabbin de la congrégation Bnai Jeshurun à Cleveland, qui avait adopté la mixité. Beaucoup de ceux qui ont voté pour embaucher Goldman ont reconnu que c’était l’occasion de faire du JC un véritable exemple d’un judaïsme moderne et traditionnel dans la région de Cleveland, et ils partageaient la conviction qu’on devait maintenant introduire la mixité au JC.

Il fut bientôt évident, cependant, que le rabbin Goldman aurait une opposition au sein de la congrégation pour les changements qu’il voulait faire. Le 24 août 1922, peu de temps après qu’il fût devenu le rabbin de JC — et seulement quelques semaines avant les grandes fêtes juives de l’automne — une réunion du conseil de la congrégation eut lieu, au cours de laquelle le rabbin Goldman parla en faveur de l’instauration de la mixité. Avec l’éloquence et la maîtrise des sources judaïques qu’il possédait, le rabbin Goldman a tenté de rassurer le conseil que le changement qu’il recommandait était légitime du point de vue du judaïsme. Il affirma spécifiquement qu’il n’existait aucune loi dans le code légal juif interdisant la pratique de la mixité dans la synagogue.

Lors de cette réunion, sept personnes ont parlé en faveur de la mixité et treize ont exprimé leur opposition. Voyant que sa proposition ne se passerait pas aisément, Goldman a suggéré un compromis selon lequel une section du balcon de la synagogue serait réservée pour la mixité. Katz a affirmé que sans son opposition pendant la réunion, le rabbin Goldman aurait eu un succès complet (AAK, Katz 1925b). Selon le récit de Samuel Bialosky — partisan de Goldman et plus tard président de la congrégation —, au cours des fêtes de l’automne de 1922, le balcon mixte aurait été « plein à l’asphyxie » et la section principale, au rez-de-chaussée, aux « deux tiers vide » (AAK, Bialosly 1927).

À ce stade, le rabbin Goldman était encore généralement reconnu dans la communauté juive de Cleveland comme orthodoxe[12]. Néanmoins, ses tendances libérales étaient de plus en plus apparentes. Lors de la consécration formelle du bâtiment du JC, le 22 octobre 1922, il est significatif qu’aux rabbins orthodoxes qui y assistèrent, on confia des tâches essentiellement cérémonielles, y compris la prière d’ouverture et le placement les rouleaux de la Torah dans l’arche, alors que les adresses rabbiniques de fond, en dehors de celle du rabbin Goldman, furent données par les rabbins réformés les plus importants de Cleveland, Louis Wolsey et Abba Hillel Silver (AAK, Anonyme 1922).

En réponse à la menace du changement religieux au JC, des éléments orthodoxes de la congrégation, dirigés par Katz, étaient déterminés à combattre ce qu’ils considéraient une trahison à l’encontre du judaïsme orthodoxe. Un des moyens qu’ils utilisèrent consistait à convertir le journal Der Yiddisher Waechter (Gardien juif), sous la direction éditoriale du rabbin Benjamin, en une tribune pour lutter contre le rabbin Goldman et ses reformes au sein du JC (Wiesenfeld s.d., 67-68 ; voir aussi AK, JW, 13 octobre 1922).

En mars 1923, Katz et ses collègues ont continué leur protestation contre la mixité en orchestrant une campagne de pétition contre l’innovation. Son « Comité de 100 » a imprimé une affiche composée d’une collection de photographies des pétitions signées par plus de 160 personnes qui prétendaient être membres du JC et qui ont déclaré : « conformément à nos droits que les services en cette congrégation auront lieu en conformité avec les lois orthodoxes […] nous protestons contre la tentative de violer notre Constitution » (AK).

La prochaine étape du conflit interne au sein du JC fut centrée sur question de la constitution de la congrégation. Selon le récit d’Abraham Katz :

In 1923 they called a meeting suddenly […] Behind my back Rabbi Goldman sends a notice to adopt a constitution, because they said and thought that no one would find this constitution. They said that there was no such thing as a constitution […] on that very night, July 31, 1923 […] the constitution came into our hands and when the meeting on Aug. 6 came into effect, we filed our protest immediately and told him it is illegal. After they refused to permit us to read our constitution we said, « Rabbi the only reason you want to adopt a new constitution tonight is because you know that our constitution contains a clause that you can never have men and women sit together in our congregation unless unanimously voted against ».

AAK, Katz s.d., 6

Katz faisait allusion à un document constitutionnel qui aurait été adopté par l’assemblée de la congrégation le 18 mars 1917, peu de temps après la fusion officielle de Anshe Emeth et Beth Tefilo. Les adversaires de Katz, y compris le rabbin Goldman et le président de la congrégation, Samuel J. Bialosky, ont catégoriquement nié que la congrégation ait adopté toute constitution en 1917. Bialosky affirma explicitement :

In 1917, a committee was appointed to draft a constitution. The document was so preposterous that the committee never had the courage to present it to the congregation and it was never presented to it.

Coupure de presse conservée aux AAK

Les partisans du rabbin Goldman ont aussi affirmé que, en 1919, le JC a nommé un comité pour rédiger une constitution, mais que le comité n’a jamais fait son rapport. Selon ce récit, entre 1919 et 1922, l’attention de la congrégation était tellement distraite par les grands efforts nécessaires pour payer les frais du nouveau bâtiment, que la question constitutionnelle n’a pas été soulevée. Selon ce récit, c’est seulement quand le rabbin Goldman a été élu et a découvert que le JC ne possédait pas de constitution que l’effort pour adopter une constitution a été relancé (AAK, Bialosky 1927). Katz, sans surprise, a classé ce récit comme un mensonge complet pour servir les fins de la faction pro-mixité. Katz et ses partisans se sont opposés avec succès au mouvement pour l’adoption d’une nouvelle constitution en 1923 et en 1924. Toutefois, dans l’élection de la congrégation tenue après les grandes fêtes de l’automne de 1924, la faction pro-mixité a saisi la majorité du conseil. Dans ces circonstances, la nouvelle constitution a été finalement approuvée et ratifiée le 25 novembre 1924. Il n’est pas surprenant que la constitution proposée par le rabbin Goldman déclarait, dans l’article II, que : « L’objet de cette congrégation est de maintenir le judaïsme conservateur. » La voie semblait désormais ouverte pour mettre en place la mixité à l’occasion de la prochaine grande fête, la Pâque de 1925.

Le conflit au sein du JC a engendré plusieurs efforts de médiation. Le rabbin Herbert Goldstein, témoignant en 1927, signala qu’en 1923, quand il était à Cleveland : « [il avait] fait un effort spécial pour voir [le rabbin Goldman] deux fois dans l’espoir que cette affaire ne serait pas portée devant les tribunaux ». En mars 1925, l’Agoudat Harabbonim, une organisation composée des rabbins orthodoxes en Amérique du Nord formés en Europe, a convoqué le rabbin Goldman à un tribunal rabbinique (din Torah)[13]. Une assignation que le rabbin Goldman ignora[14]. L’Agoudath Harabbonim conseilla aussi à Katz de se tourner dans cette affaire vers Cyrus Adler, le président du JTS, « un homme honnête et honorable qui aime la paix » (AAK, Anonyme 1925). Katz est allé à New York pour voir Adler et en est revenu convaincu « que le séminaire [JTS] a été fondé pour affirmer, et à l’heure actuelle affirme, la préservation du judaïsme traditionnel » (AAK, Katz 1925a). Adler écrivit au Rabbin Goldman le 27 mars 1925 :

My object in writing you now is to urge you not to put this proposed change into effect at the approaching Passover, as it is likely to create a disturbance and a Hillul ha-Shem, of which the Center has already had enough. If the attitude of the Seminary means anything to you, it would be not at any time to force or even encourage changes in the ritual or the practice of a Congregation[15].

Robinson 1985, 113-114

Sam Rocker, dans un éditorial dans le quotidien juif de Cleveland, ‘Idishe Velt (JW) du 22 mai 1925, a déclaré qu’il avait aussi tenté de faciliter un compromis. L’Union des Congrégations juives orthodoxes d’Amérique, dans un communiqué de presse de 1927, a également mentionné ses tentatives pour effectuer une réconciliation en 1925, ainsi qu’en novembre 1927 (voir AK, G[omborow] 1927). Cependant, on ne pourrait pas empêcher le rabbin Goldman et ses partisans d’établir la mixité pendant la Pâque de 1925.

Au début, toutefois, l’établissement de la mixité dans la synagogue fut très difficile. Le Comité de 100 avait prévu une manifestation dans la synagogue le premier jour de la Pâque (AAK, Committee of One Hundred 1925). Apparemment, cette manifestation n’eut pas lieu. Cependant, selon le récit de Katz, aucun des lecteurs réguliers de la Torah n’a voulu faire son office et le rabbin Goldman a dû faire ce travail lui-même. Seules quelques femmes ont pu être persuadées de descendre du balcon et siéger parmi les hommes en mixité. Le jour du sabbat après la Pâque il y a eu une manifestation orthodoxe dans la synagogue qui devint violente. Katz a décrit l’incident :

Mr. S. Weinzimmer […] before the opening of the ark, stood in front of the ark […] his intention […] being to prevent the reading of the Torah as a protest […] Rabbi Goldman […] forcibly attempted to shove him aside and take out the Torah. Mr. Aurbach […] jumped up on the platform and grabbed hold of Mr. Weinzimmer ; thereupon a dozen men jumped up upon the platform, and I regret to say blows were exchanged. Upon the platform […] was also Mr. A. Jaffee who told the rabbi he was a « Messes Umodiach” » [celui qui incite à pécher].

AAK, Katz 1925b

En raison de ces perturbations, plusieurs hommes furent officiellement informés par la congrégation qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans le JC (AAK, Shanman 1925 ; AK, Silberman 1925 ; AK, Bialosky 1926).

Pendant les grandes fêtes juives de l’automne de 1925, les dissidents orthodoxes furent contraints de poursuivre leur manifestation en dehors du JC[16]. Le Rabbin Goldman profita de l’absence de l’élément orthodoxe pour éliminer aussi la bénédiction sacerdotale dans la liturgie. Katz rappelle que :

During the absence of our protesting members during the high holidays, Rabbi Goldman took advantage and eliminated Duchan, kneeling even of the cantor, reciting of kaddish by individuals. On sukkot two kohanim attempted to duchan. The rabbi ordered the congregation to be seated, the cantor to ignore the kohanim and he himself sat through it all with his head turned away.

AAK, Katz 1925d

5. Aller devant les Tribunaux

Le conflit culmina dans une poursuite civile devant la Court of Common Pleas de Cleveland, intentée par Katz et douze complaignants contre le rabbin Goldman et la direction du JC en 1925, alléguant que la constitution de la congrégation contenait une mention selon laquelle la congrégation devrait rester orthodoxe. La requête des plaignants, déposée en mai 1926, accusait Goldman d’instituer la mixité ainsi que d’autres changements rituels, y compris l’interdiction de la bénédiction sacerdotale, l’interdiction de la cérémonie de génuflexion pendant Yom Kippour et l’élimination des hymnes poétiques supplémentaires (piyyutim). La pétition accusait également le rabbin Goldman d’avoir déclaré publiquement que la Torah n’a pas été donnée par Dieu sur le Mont Sinaï et d’avoir dénigré les grandes figures religieuses d’Israël.

La réponse de Rabbi Goldman aux accusations portées contre lui inclut les points suivants :

  • Le JC n’a pas été incorporé pour défendre le judaïsme « orthodoxe », mais plutôt pour soutenir le judaïsme « traditionnel », un terme utilisé par les orthodoxes, les conservateurs et les réformés, ensemble. En outre, le judaïsme n’a jamais possédé une définition rigide de la croyance et « l’orthodoxie » n’a aucune signification autre que dans le cadre du « rituel et [de la] pratique ».

  • Le nombre de membres du JC qui se sont opposés aux changements dans la congrégation n’était pas plus de 20 sur un effectif de 1100 membres, tandis que certains des plaignants n’étaient même pas des membres réguliers de la congrégation.

  • Les services du JC pendant le matin du sabbat continuent d’être fréquentés par les juifs orthodoxes.

  • Goldman a essayé de définir un « juif orthodoxe » par sa rigidité : quelqu’un qui insiste sur le respect rigide des coutumes et des pratiques juives orthodoxes tant à l’extérieur de la synagogue que dans la synagogue même — en dépit des usages culturels. Or, selon le raisonnement de Goldman, alors que la loi juive orthodoxe interdit le rasage, « les rabbins de cette congrégation sont rasés, aussi les membres de la congrégation et aussi même les plaignants ». Selon Goldman, on pourrait observer la même situation dans le cas où l’on mangerait avec la tête non couverte, accusation que les plaignants avaient aussi portée à son endroit. Goldman a ainsi nié que les plaignants, qui sont tous rasés et dont certains faisaient notoirement leurs affaires durant le Sabbat, étaient « animés par le désir de défendre les doctrines du judaïsme orthodoxe ».

  • Sur la question spécifique de sièges mixtes, Goldman a soutenu que la pratique « orthodoxe » était d’accueillir les femmes non seulement séparément dans une galerie, mais aussi de couvrir cette galerie avec des rideaux. Or, dans le JC, avant les changements, lorsque les femmes étaient assises dans une galerie sans rideaux, il ne pouvait s’agir d’une pratique « orthodoxe » — et donc on ne pouvait pas considérer la synagogue comme « orthodoxe », même par le passé.

Il est également intéressant d’examiner la réponse officielle de la Congrégation aux plaignants. Sa justification illustre la mesure dans laquelle les congrégations « orthodoxes » à Cleveland avaient été soumises à d’influentes « réformes » :

It is true that our congregation was founded sixty years ago, but for more than a quarter of a century it has been moving in the direction of what is generally known as Conservative Judaism […] Some twenty years ago we engaged as our spiritual leader the late Rabbi Samuel Margolies, who was known to shave, to eat without a hat, and seldom if ever attended daily services. Our congregation never pretended to be Orthodox. We have had late Friday evening service for more than a decade. We have had religious school and confirmation of boys and girls together for about fifteen years […] Ours was also one of the first congregations to join the United Synagogue of America. In 1921 prior to Rabbi Goldman’s coming to our congregation we considered a merger with a well-known Conservative congregation in Cleveland.

Anonyme 1927a

La plainte contre le rabbin Goldman et le JC, qui était centrée essentiellement sur la définition de l’orthodoxie, a attiré l’attention des médias aux États-Unis et dans le monde entier (Anonyme 1927b). En janvier 1928, cependant, le juge Homer Powell de la Court of Common Pleas a rejeté la plainte, remarquant que son tribunal n’avait pas de la compétence de juger une question purement religieuse (Anonyme 1928).

Le comité orthodoxe a fait appel de cette décision et, initialement, il semblait que les orthodoxes avaient gagné puisque, en juillet 1929, une Cour d’appel a renversé la décision de la Court of Common Pleas et a accordé une injonction temporaire pour le groupe orthodoxe contre le conseil d’administration du JC et le rabbin Goldman, leur enjoignant d’utiliser la synagogue comme une synagogue « conservatrice », dans l’attente d’un nouveau procès. La décision fut basée sur l’acceptation par la cour d’appel de l’argument selon lequel la question n’était pas purement religieuse. Selon l’argument légal des plaignants, la synagogue était essentiellement une fiducie, formée pour des fins orthodoxes, et que ses fiduciaires, sans violer une fiducie, ne pourraient pas changer la synagogue du rituel orthodoxe au rituel conservateur (Anonyme 1929a).

Cependant la victoire orthodoxe fut de courte durée, parce que quelques semaines plus tard, le JC a porté la question devant une autre cour d’appel, qui a souscrit à la décision initiale que l’affaire était centrée sur « une question strictement ecclésiastique » (Anonyme 1929b). Le comité orthodoxe fit alors appel à la Cour suprême de l’Ohio qui, en décembre 1929, confirma la décision d’appel, mettant ainsi fin à plusieurs années de litige (Anonyme 1929c, 1929d). Le JC gagna le droit de continuer le rituel conservateur[17], bien que le rabbin Goldman ait quitté Cleveland pour une congrégation de Chicago avant que la question juridique n’ait été définitivement réglée. L’auteur de la biographie de Goldman est perplexe sur la raison de son départ (Weinstein 1973, 17), mais il semble que l’opposition orthodoxe lui ait causé beaucoup d’amertume. Le rabbin Goldman a évidemment nourri ce que Leon Wiesenfeld a décrit comme une haine virulente pour les orthodoxes, et Wiesenfeld tenait l’opinion que « si [Goldman] en avait eu le pouvoir, il les aurait envoyés en exil en Sibérie […] simplement pour ne pas les avoir à Cleveland » (Wiesenfel s.d., 73-74).

6. La confrontation rabbinique à New York, novembre 1927

Une grande partie de l’attention portée à l’affaire du JC à l’extérieur de Cleveland vient d’un événement qui n’a pas eu lieu à Cleveland, mais à New York au début de novembre 1927. Des dépositions ont été prises par des rabbins orthodoxes éminents sur les questions essentielles de l’affaire. Ces rabbins ont été directement confrontés et questionnés, non seulement par un avocat, mais par le rabbin Goldman lui-même, auquel « a été donné […] toute la latitude qu’il voulait dans les examens » (AAK, G[omborow] 1927).

À l’appui des plaignants contre le rabbin Goldman et le JC, sept rabbins et leaders orthodoxes ont donné leurs dépositions : les rabbins Eliezer Silver, Bernard Revel, Guedalia Bublick, Herbert Goldstein, Moses Sebulun Margolies, Bernard Drachman et Leo Jung[18]. Le groupe comprenait des représentants du rabbinat orthodoxe avec une formation européenne et yiddishophone organisée dans l’Agudath Harabbonim, dont les rabbins Silver et Margolies étaient des membres éminents. Il comprenait aussi des représentants du rabbinat « moderne orthodoxe » anglophone représenté par les rabbins Goldstein, président de l’Union des Congrégations juives orthodoxes d’Amérique, Jung, rabbin du Jewish Center de Manhattan — qui était une institution phare pour l’orthodoxie américaine acculturée —, Drachman, ancien membre du corps professoral du JTS durant la période avant Schechter, et Revel, président de l’institution la plus importante pour la formation des rabbins orthodoxes d’Amérique, le Rabbi Isaac Elchanan Theological Seminary. Le groupe incluait aussi Guedalia Bublick, rédacteur en chef du quotidien orthodoxe de New York en yiddish, le Tageblatt.

Les rabbins favorables à Goldman ne sont pas venus donner leur déposition, même si un avocat était présent. R. Gomborow affirma : « Nous avons demandé aux membres de la faculté du JTS de venir témoigner, mais ils ont refusé. » Goldman et son avocat n’étaient pas seuls, cependant. Gomborow affirme qu’à côté de Rabbi Goldman étaient assis son beau-frère M. Lefkowitz, un avocat, le rabbin Elias Solomon, président du United Synagogue of America, le rabbin Louis Finkelstein de la faculté du JTS, le rabbin Jacob Kohn et « plusieurs autres rabbins conservateurs » (AAK, G[omborow] 1927). Même si aucun des rabbins pro-Goldman n’a parlé dans la transcription officielle, ils sont apparemment intervenus. Ainsi, au cours du contre-interrogatoire du rabbin Jung, le rabbin Goldman essaya de réfuter l’accusation selon laquelle, dans le Forum JC qu’il avait organisé, les rabbins orthodoxes étaient exclus, et il a déclaré qu’aucun rabbin n’y a jamais parlé. À ce moment, le rabbin Finkelstein l’a vraisemblablement corrigé, parce que Goldman a ensuite déclaré : « Je tiens à apporter une correction. On vient de me rappeler que dans l’un de ces forums, le Docteur Louis Finkelstein est apparu. »

7. Les questions des plaignants

Pour les plaignants, les dépositions rabbiniques étaient destinées à renforcer l’avis orthodoxe et les déposants, certainement, l’ont fait. Rabbi Jung a été le premier à témoigner. La première question de fond qu’on lui a demandée était : « Qu’est-ce pour vous que le judaïsme orthodoxe ? » Malgré l’objection du rabbin Goldman, Jung a répondu que le judaïsme orthodoxe était « fondé sur la foi de l’origine divine de la Torah et la fidélité aux lois [din] de la Torah comme elles sont exprimées dans le Talmud et les codes de jurisprudence rabbinique ». Le judaïsme réformé, au contraire, selon Jung, ne reconnaît pas l’origine divine de la loi et « représente une rupture définitive avec la tradition juive et sa foi ».

Pour Jung, le judaïsme conservateur constituait un type de réforme modérée distingué par une attitude de fidélité raisonnable envers la loi juive, mais avec une tendance vers le compromis. Il souligna que les différences marquantes entre le judaïsme conservateur et l’orthodoxie étaient la mixité des hommes et des femmes, les orgues et les choeurs mixtes dans la synagogue.

Le rabbin Drachman réitéra que le judaïsme conservateur était une sorte de réforme. Il ajouta que le conservatisme était « similaire à la réforme dans ses principes, cependant les conséquences logiques de ces principes ne sont pas réalisées au même degré ». Selon Drachman, tandis que les conservateurs n’ont pas nécessairement rejeté la révélation divine, ils pensent qu’ils ont le droit de modifier « les choses qui sont […] ou semblent être d’origine rabbinique » et donc ils ont raccourci le rituel d’une manière contraire à la jurisprudence orthodoxe. Drachman ajouta que la réforme affirme également le droit d’interpréter le judaïsme selon son propre point de vue.

Le rabbin Goldstein, dans sa déposition, était d’avis que le judaïsme conservateur « en effet, ne croit pas dans la religion révélée ». Pour Guedalia Bublick, le judaïsme conservateur était « Réforme du début à la fin […] même s’il maintient qu’il est orthodoxe, il est en fait réformé. » Bernard Revel estimait que, bien qu’il ne considère pas que les conservateurs aient leur propre rituel ou coutumes, « ils pensent qu’ils ont le droit de faire des changements et de modifier les règles et coutumes en conformité avec les temps et le lieu ». Eliezer Silver pensait au judaïsme conservateur comme « la première étape de la réforme ».

Jung ne voyait aucune différence entre les termes « traditionnel » et « orthodoxe ». Gedalia Bublick avait une réponse très intéressante sur la question du judaïsme « traditionnel », dont une grande partie est barrée dans la transcription originale :

Traditional Judaism is a new term that is not clear. It was never used until a few years ago. It can mean everything ; it can mean nothing. To me Traditional Judaism as to any Orthodox Jew, is only one kind of traditional means Judaism—that is Orthodox Judaism, Judaism of tradition, but as I understand, there are some who deviate from Orthodoxy and they choose to call their kind under the name of Traditional Judaism because it gives them a clear field to deviate from Orthodox Judaism, and still maintain that they are some kind of Orthodox.

L’un des principaux points des déposants était la non-légitimité du JTS à l’égard de l’orthodoxie. Ainsi le rabbin Jung a déclaré que le JTS n’a jamais été connu comme « orthodoxe » et qu’il ne croyait pas que ses diplômés aient reçu l’ordination rabbinique formelle (semikha). Drachman, qui avait été un membre de la faculté du JTS a fait une distinction entre le JTS de Sabato Morais, qui était « strictement orthodoxe » et le JTS sous la direction de Salomon Schechter. Herbert Goldstein, qui était un diplômé du JTS en 1914, a déclaré que le JTS avait recommandé ses gradués aux congrégations orthodoxes, conservatrices et réformées, et il a condamné les professeurs et les étudiants du JTS pour des infractions rituelles à la loi juive.

Le rabbin Mordecai Kaplan, membre de la faculté du JTS qui avait publiquement abandonné l’orthodoxie a été caractérisé par Drachman comme « un érudit et un homme capable à bien des égards », qui était néanmoins « fondamentalement non orthodoxe et antireligieux ». Bublick témoigna au sujet de Kaplan qu’il était « maintenant le modèle du judaïsme conservateur, anti-orthodoxe à tous égards ». Le rabbin Margolies ajouta un commentaire ironique sur son expérience avec Kaplan qui était son ancien assistant : « He was at one time junior rabbi of my congregation—a junior rabbi gives sermons, but to decide questions they have senior rabbis. »

8. Le Contre-interrogatoire du rabbin Goldman

Le rabbin Goldman avait une stratégie pour son contre-interrogatoire. Il n’était pas vraiment intéressé à faire des débats avec les rabbins les plus proches de l’orthodoxie est-européenne, c’est pourquoi il n’a pas fait subir de contre-interrogatoire aux rabbins Margolies, Revel et Silver. Il réservait ses questions en grande partie pour les rabbins « modernes orthodoxes ».

Un des points clés qu’il était soucieux d’obtenir était de contextualiser ses propres actions en tant que rabbin, en contrechamp de la violation du « Code de Karo » [Shulhan Aroukh] par plusieurs congrégations qui prétendaient être orthodoxes. Ainsi, dans son contre-interrogatoire du rabbin Jung, Goldman fit remarquer que, dans la synagogue de Jung, le Jewish Center de New York, on trouvait un ascenseur fonctionnant pendant le sabbat. Le rabbin Jung admit le fait. Cependant il répondit que dans les opinions rabbiniques orthodoxes qu’il avait sollicitées, opérer un ascenseur avec un opérateur non juif n’était pas contraire au code juridique juif.

Le rabbin Goldman a également tenté d’obtenir de Jung l’admission que la loi orthodoxe « interdit la lecture de toute la littérature séculaire y inclus la catégorie des belles-lettres ». Le rabbin Jung, dans sa réponse, a tenté de limiter cette interdiction à « la lecture de toute littérature qui s’occupe de la sexualité ». Goldman a soulevé la question de l’interdiction par le code juridique juif de la prière des hommes en présence d’une femme avec une tête non couverte ou vêtue d’un décolleté. Il demanda au rabbin Jung : « N’est-il pas vrai que dans de nombreuses synagogues orthodoxes les femmes assistent donc habillées ? » Le rabbi Jung a finalement répondu à cette question en admettant que : « Les rabbins n’ont pas le pouvoir de faire appliquer la loi juive », mais il a ajouté : « Dans ma propre [congrégation] on désapprouve toute femme qui vient à une cérémonie juive non correctement habillée. Plus d’une fois, on a demandé à une femme de partir parce qu’elle n’était pas correctement habillée. »

Avec le rabbin Drachman, Goldman a exploré la coutume très répandue du rasage, que de nombreux membres de synagogues orthodoxes pratiquaient contrairement à la loi juive. Cette question a forcé Drachman à tenter de différencier entre les épithètes « orthodoxe » et « religieux ». Selon lui, « l’orthodoxie est une expression de vues concernant un certain concept de l’autorité juive » et « religieux » est la pratique actuelle : « Un homme qui veut être orthodoxe aussi en principe et dans la pratique religieuse ne peut pas se raser. Cependant, il dit, « Alors que je soutiens le principe de l’autorité de la loi juive, je ne vais pas interférer avec les gens dans leurs affaires privées ».

Goldman interrogea aussi Drachman sur la prévalence des hommes qui n’observaint pas le Sabbat mais étaient membres de congrégations orthodoxes. Drachman répondit : « Je connais un grand nombre de membres [de synagogues] qui ne sont pas personnellement observant et pourtant ils ne permettraient pas que les règles et pratiques [de la synagogue orthodoxe] soient changées. » Dans son contre-interrogatoire de Drachman, le rabbin Goldman a également exploré la question des hommes serrant la main à des femmes, une action que Drachman a reconnue comme étant contraire à la loi juive, mais il a aussi ajouté : « D’autres principes, toutefois, rendent cette [prohibition] un peu moins rigide et établissent comme bonne conduite les relations entre hommes et femmes comme elles sont observées de manière coutumière dans divers pays ».

Rabbi Goldman explora la question clé de la mixité dans la synagogue et demanda aux rabbins orthodoxes de lui montrer où la loi juive parle spécifiquement d’une interdiction de mixité. À cette question, le rabbin Jung a répondu que, bien que : « il y ait eu tout au long de l’histoire juive la compréhension et la pratique selon laquelle les hommes et les femmes ne s’asseyaient pas ensemble dans la synagogue », il ne pouvait pas commenter sur la question de l’interdiction spécifique et il a finalement admis : « Pas prêt à répondre à cela. » Le rabbin Goldman a encore interrogé le rabbin Jung sur la prévalence de la danse sociale mixte dans des événements de la synagogue orthodoxe. L’historien Jeffrey Gurock indique en effet que dans ces congrégations orthodoxes, au début du xxe siècle, l’interdiction de la danse sociale a été « largement honorée par l’abus » (Gurock 2009, 8). Pressé sur cette question, le rabbin Jung a admis : « I would rather not see it—there is no definite law prohibiting dancing. It seems to me not in accord with Jewish practice. It is one of those cases where the rabbi cannot enforce his view. »

Dans son contre-interrogatoire du rabbin Drachman, Goldman a posé la question de l’autorité rabbinique et a obtenu de lui la reconnaissance qu’il n’existe aucun rabbin ni groupe de rabbins aux États-Unis que tous les Juifs du pays reconnaissent comme une autorité générale. Comme Drachman a dit : « Les conditions en Amérique sont telles qu’il n’y a pas de statut officiel de ce genre ». Cependant Drachman ajouta que :

We live in countries where rigid conformity is not possible. The Western Rabbi has to exercise good judgement. That does not mean that the law is abrogated but we must consider, in particular cases, whether it is better to carry it out or to deviate from it. People who think that because of this Orthodox Judaism is not in force do not appreciate its true spirit and are seeking an excuse for actually overthrowing it.

Enfin, pour Drachman, on doit constater la différence entre la pratique juive au sein de la synagogue et à l’extérieur. Il considère qu’il pourrait être possible et même nécessaire de faire des compromis dans d’autres domaines de la vie, mais de tels compromis « ne peuvent certainement pas être étendus à la synagogue ». Goldman demanda également au rabbin Drachman, en ce qui concerne une question de controverse entre les rabbins orthodoxes eux-mêmes, si la place des femmes séparées dans la synagogue (souvent dans un balcon) devrait être couverte par des rideaux. Le rabbin Drachman admit qu’il y a effectivement une grande différence d’interprétation entre les rabbins orthodoxes sur cette question.

Le rabbin Goldman voulut également répondre à une attaque selon laquelle il aurait déclaré publiquement « que l’histoire de l’inondation [de Noé] comme indiqué dans le Pentateuque est un mythe et qu’un garçon de 12 ans ne pourrait pas le croire ». Alors Goldman posa la question à Bublick : « Quelle est votre raison de supposer qu’un rabbin conservateur doive nier Torah min Hashomayim [l’origine divine de la Torah] ? ». Bublik a répondu : « Le judaïsme conservateur n’a pas de livres ou de la constitution […] mais je sais que çà et là, les rabbins disent qu’il n’y a pas de Torah ou loi juive, y compris vous-même. » C’est à ce point que Goldman posa à Bublik la question la plus emblématique de toute la session des dépositions : « Croyez-vous que Aton Balaam [l’ânesse de Balaam] a parlé ? » Goldman a ajouté une question de suivi : « Pensez-vous qu’il n’y a pas de différence du point de vue traditionnel entre l’histoire de l’inondation de Noé et l’histoire de Aton Balaam ? » Bublik ne pouvait que répondre : « Je dis qu’un rabbin qui nie la vérité de l’histoire de l’inondation doit être considéré réformé ou conservateur. »

9. Un « procès du singe » (Monkey Trial) juif

L’histoire des dépositions rabbiniques fut divulguée à la presse presque immédiatement. Les articles étaient très sensationnalistes. Le titre d’un article dans le quotidien yiddish new-yorkais le Tog du 3 novembre, 1927 était typique : « L’Anesse de Balaam, le déluge et la question si un rabbin peut embrasser une jeune mariée sous le dais nuptial, discutées lors d’un tribunal contre le rabbin Solomon Goldman de Cleveland. »

Des comparaisons ont été inévitablement faites entre cette affaire et le « procès du singe » [Monkey Trial] de 1925 qui avait été présenté comme une confrontation entre la science et le progrès, d’une part, et la religion et le traditionalisme, d’autre part, au détriment de ces deux derniers (Larson 1998). Ainsi, un journal anglophone juif du 9 décembre, 1927 a parlé de :

[…] another Monkey Trial to take place in Cleveland before a non-Jewish tribunal to determine whether a certain congregation of that city has violated the fundamentals of Orthodoxy […] the old stand-patters say you are wrong, dear Rabbi, you have no right or authority to kiss the bride […] men and women should not sit together in a truly Orthodox synagogue[19].

Katz ne pouvait que déplorer la couverture de la presse dans une lettre à Herbert Goldstein : « Tous les soi-disant faits […] sont carrément des mensonges » (AAK, Katz 1928). Katz affirma que ses adversaires avaient « répandu le mensonge dans divers articles en disant que nous allions avoir un “procès du singe” alors que ce sont eux qui ont introduit la question religieuse » (AAK, Katz 1929).

10. Lignes de bataille plus claires ?

Le cas du JC et la grande publicité qu’il a reçue ont enfin servi à délimiter plus clairement la ligne souvent fluide entre « orthodoxe » et « conservateur » dans le judaïsme nord-américain des années 1920. Ce résultat a été vivement senti par Mordecai Kaplan en 1927 et il a renforcé son sentiment que le moment était venu de rompre définitivement les liens des conservateurs avec l’orthodoxie :

Thanks to the aggressiveness of Jewish fundamentalists those who belong to the large body of adjectiveless Jews are now realizing their mistake […] They are being forced to make their position clear. They must take a definite stand with regard to the traditional attitude toward the Torah. They must formulate the principle or the principles they intend to follow in the changes which they want to introduce into their ceremonial practices as Jews. The bootlegging of innovations will have to be stopped. In other words, they will have to accept the logical and moral consequences that follow from being a distinct party in Judaism […] Both the orthodox and the Reformists are gradually forcing us to assume the name Conservative.

AAK, Bril 1927

Kaplan a réaffirmé cette conviction dans son journal le 22 juillet 1929. Réagissant aux nouvelles de la première cour d’appel qui semblait respecter le côté orthodoxe, il a déclaré :

I am very happy that the decision of the court made it clear that Conservatism cannot hide under the skirt of Orthodoxy. Perhaps this decision will have the effect of ultimately breaking up that unnatural alliance between reactionism and progressivism which has paralyzed the Rabbinical Assembly and placed it in a position where it can do absolutely nothing of any account.

Scult 2001, 346

Pour les orthodoxes de Cleveland, l’affaire du JC leur apprit quelque chose d’un peu différent. La leçon de l’affaire, selon les orthodoxes, était celle de la faiblesse de l’orthodoxie dans sa confrontation avec ses rivaux. En 1945, en contemplant le déménagement imminent des synagogues orthodoxes de Cleveland à Cleveland Heights, le rabbin Israël Porath a conseillé à ses lecteurs que les synagogues existantes devaient se combiner pour créer des synagogues moins nombreuses mais plus puissantes dans la nouvelle zone. Toutefois, il avertit : « Je ne veux pas vous informer que nous devrions envisager une synagogue qui soit trop grande et trop puissante parce que l’expérience du Jewish Center a démontré que l’orthodoxie n’est pas assez forte pour protéger ses intérêts en temps de crise. » (Porath 1945)

Certes le « procès du singe » de Cleveland n’a pas entraîné en soi une rupture définitive entre le judaïsme orthodoxe et conservateur aux États-Unis de l’époque. Il s’agit pourtant d’un des jalons les plus importants de ce processus et son examen nous permet de voir avec plus de clarté les failles du judaïsme américain qui commençaient à se manifester au début du xxe siècle.