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Danièle Kergoat est une sociologue féministe française dont les trajectoires intellectuelle et sociale sont particulièrement conséquentes. Le cheminement de sa pensée est remarquablement cohérent et linéaire, chaque interrogation semblant découler logiquement des travaux précédents, sans détour ni digression inutiles. C’est ce que son plus récent ouvrage, intitulé Se battre, disent-elles…, nous permet d’apprécier.

Cette anthologie des articles les plus importants de Kergoat propose une introduction qui situe sa sociologie dans ses propres origines ouvrières et ses engagements dans diverses luttes ouvrières, anticoloniales et féministes. Ses préoccupations matérialistes et émancipatrices ainsi que son souci de prendre en considération les divers systèmes d’inégalités et de comprendre les résistances et les luttes contre l’oppression et l’exploitation découlent de ces expériences collectives marquantes du dernier quart du xxe siècle.

L’ouvrage est divisé en trois parties qui suivent une progression allant de la domination à l’émancipation, en passant par le travail, notion dont Kergoat a contribué, avec d’autres, à élargir la conception. Les textes ne suivent pas un ordre strictement chronologique et reviennent régulièrement les uns sur les autres. L’amalgame de textes de synthèse, de bilan et d’analyse empirique ainsi que la cohérence du projet intellectuel de Kergoat sont certainement responsables de cette impression de répétition qui a cependant des vertus pédagogiques indéniables.

Quatre axes me semblent traverser l’ensemble des textes de Danièle Kergoat. En premier lieu, on trouve l’idée que le travail productif et le travail reproductif doivent être simultanément pris en considération pour comprendre les pratiques différenciées et les inégalités entre les hommes et les femmes. Dès ses premiers textes, Kergoat développe une critique du concept de travail, tel que le concevait alors – et le conçoit encore largement aujourd’hui – la sociologie du travail. C’est en s’attachant à ce qui paraît banal et évident, comme l’interpénétration beaucoup plus forte du travail reproductif et du travail productif chez les femmes que chez les hommes, que Kergoat renouvelle les explications de phénomènes remarqués depuis longtemps par les syndicats, notamment le moins grand investissement des femmes dans le « travail-institution ». L’auteure propose que, pour les femmes, le travail professionnel et productif n’est qu’une des modalités de leur existence, également organisée autour du travail domestique et des soins aux proches. L’assignation prioritaire des femmes au travail domestique et parental rend leur présence sur le marché du travail problématique, surtout lorsqu’elles ont des enfants et que l’organisation de la vie quotidienne, dont elles ont la charge, est compliquée des multiples contradictions entre les exigences du travail productif et du travail reproductif. L’expérience de ces contradictions diffère selon la position des femmes dans la structure de classe, mais Kergoat montre que, au-delà de leurs différences, les ouvrières et les « employées prolétarisées », désirent toutes se maintenir en emploi malgré les tensions inhérentes à l’articulation du travail productif et du travail reproductif.

C’est dans cette perspective que la sociologue nous invite à réfléchir sur le travail à temps partiel souvent perçu et vécu comme désiré et demandé par les femmes elles-mêmes. Pour saisir les logiques sociales sous-jacentes à ces discours, il faut interroger la division sexuelle du travail productif et du travail reproductif. Alors que le désir d’emploi des femmes a réellement augmenté au cours des dernières décennies, les divers milieux d’emploi ont encore très peu intégré des rythmes de travail adaptés aux besoins du travail reproductif encore largement assumé par les femmes. Le travail à temps partiel pour les femmes uniquement, plutôt que de contribuer à résoudre les contradictions entre le travail productif et le travail reproductif, tend à exacerber une division sexuelle du travail inégalitaire, car, comme Kergoat le montre bien dans « Les femmes et le travail à temps partiel » (p. 145), dès que les femmes réduisent leurs heures de travail salarié, leur charge de travail domestique et de travail parental augmente.

L’auteure circonscrit aussi dans ces textes les tendances plus récentes de la division sexuelle du travail, notamment la forte masculinisation des secteurs industriels à forte valeur ajoutée et la féminisation des nouveaux secteurs les plus déqualifiés, les plus précaires. Les discriminations de genre au travail, loin de disparaître, ne font que se déplacer, et l’écart se maintient. Cet écart se double même de manière croissante d’un nouveau rapport de classe entre femmes, que Kergoat appelle la « dualisation de l’emploi féminin » entre la minorité de femmes qui accède aux emplois prestigieux et rémunérateurs et la majorité qui demeure prise dans la précarité et l’exploitation. L’externalisation croissante du travail domestique vers des femmes peu qualifiées, souvent issues de l’immigration, est la résultante de l’exigence d’investissement professionnel caractéristique des professions prestigieuses que les femmes des pays du Nord occupent de plus en plus. Cette externalisation a pour conséquence de voiler la persistance de l’assignation du travail domestique aux femmes et de faire régresser la réflexion sur le partage du travail domestique comme condition de l’égalité entre les sexes.

En deuxième lieu, il faut signaler la grande portée méthodologique (au sens épistémologique et non technique) des travaux et des écrits de Kergoat qui a beaucoup insisté sur l’importance d’étudier le social de manière relationnelle et structurale comme des rapports sociaux. C’est la division sexuelle du travail qui permet, à son avis, d’affirmer et de démontrer qu’il existe un rapport social de sexe qui ne peut être réduit à un déséquilibre, à un partage inégalitaire, mais bien à une forme d’organisation sociale structurée et structurante. Pour Kergoat, la division sexuelle du travail n’est pas une notion uniquement descriptive, mais bien théorique, qui révèle le rapport social. C’est aussi la place accordée à la division sexuelle du travail qui soutient sa posture matérialiste, son affirmation qu’il y a un fondement matériel à tout rapport social. Elle résume limpidement ainsi (p. 106) :

[On] ne peut étudier les rapports sociaux en soi [car il s’agit d’un concept et non d’une réalité empirique], mais leurs modalités, leurs formes, leur périodisation, et cela se fait à travers les pratiques sociales. Mais encore faut-il une médiation des hypothèses à moyenne portée : c’est le rôle que remplit la division sexuelle du travail à partir du moment où on lui donne un statut, celui d’enjeu des rapports sociaux de sexe.

L’absence de plus amples justifications du postulat matérialiste étonne cependant chez une sociologue si soucieuse de mettre à plat toutes les notions utilisées. Pourquoi le travail serait-il le seul champ social où se noueraient véritablement ces deux univers du privé et du public (p. 282) si les rapports sociaux de sexe sont transversaux?

L’approche proposée permet, selon Kergoat, d’éviter de concevoir de manière figée les structures sociales. Elle distingue de manière éclairante les rapports, les pratiques et les relations sociales, ces dernières étant immanentes et renvoyant aux interactions individuelles qui ne peuvent transformer les rapports sociaux de sexe qu’à partir du moment où elles deviennent pratiques sociales, c’est-à-dire collectives. On comprendra donc que Kergoat préfère employer l’expression « rapports sociaux de sexe », qui est à la fois antérieure et postérieure aux rencontres individuelles, plutôt que le terme « genre » qui comporterait toujours le risque de la substantification, là où devrait régner une pensée relationnelle qui n’isole pas les catégories sociales, mais pense leurs interactions.

À travers ses enquêtes empiriques en milieu ouvrier et ses propositions théoriques, Kergoat arrive à proposer une définition des rapports sociaux de sexe comme dynamiques, contradictoires, antagoniques et transversaux à l’ensemble des espaces sociaux; caractérisés, enfin, par les principes de séparation et de hiérarchie. Déjà à la fin des années 70, et malgré les schèmes interprétatifs déterministes qui s’imposaient en sociologie, Kergoat insistait : « les acteurs sociaux ne sont jamais déterminés totalement par les structures, pas plus qu’ils ne peuvent être définis par leur place dans les structures : même dans le cas des groupes où les mécanismes sociaux sont les plus rigides, on s’aperçoit que ces mécanismes sont détournés, contournés, contestés… » (p. 48). Pour Kergoat, l’analyse des pratiques sociales nous permet de penser les contradictions et la diversité, de comprendre que la soumission et la subversion peuvent cohabiter.

En troisième lieu, une dimension majeure du travail de Danièle Kergoat concerne son souci de comprendre la complexité sociale et les interactions entre les différents rapports sociaux. D’emblée au carrefour des rapports de classe et de sexe, la sociologue ajoute rapidement à sa réflexion les rapports sociaux fondés sur la « race » (comme catégorie sociale), toujours depuis son observatoire sur les pratiques ouvrières. Enfin, elle développe le concept de consubstantialité et de coextensivité pour désigner « l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres; ils se modulent les uns les autres, se construisent de façon réciproque » (p. 136). Elle refuse la hiérarchisation des inégalités et des rapports sociaux et préfère les envisager comme des noeuds où s’entremêlent et s’interpénètrent de manière toujours mouvante les principaux axes de différenciation et de hiérarchisation sociales. Elle démontre, dans ses propres travaux, qu’il est impossible de poser a priori les configurations que prennent les rapports sociaux dans une situation donnée. Seule l’observation empirique approfondie permet de saisir les modalités de ces entrecroisements qui varient dans le temps et l’espace.

Enfin, en quatrième lieu, une autre caractéristique du travail de Kergoat est son engagement pour comprendre les mécanismes émancipatoires. Comment des groupes éclatés et sans cohésion deviennent-ils des collectifs dont la puissance d’agir et de transformation sociale est radicalement supérieure? Dans « le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin » (p. 255), l’auteure propose une explication des difficultés spécifiques des femmes pour se constituer en collectif, fondée sur de longues entrevues avec des ouvrières spécialisées. Elle observe que toutes ces femmes s’identifient à leur sexe biologique, mais non à leur groupe social de sexe. En niant leur groupe social, ces femmes se nient elles-mêmes et renforcent les représentations négatives de leur personne et de leur groupe social de sexe, d’où, selon la sociologue, leurs fréquentes pratiques d’autodévalorisation. Les femmes tendent donc à se définir uniquement comme des individus « non genrées », sans échapper aux contraintes de la division sexuelle du travail qui les amènent à occuper des emplois subordonnés. Les solutions recherchées par ces femmes se situent à ce niveau, dans le privé, comme des problèmes personnels plutôt que relevant de l’organisation sociale générale.

Pour Kergoat et la sociologue Elsa Galerand, le rapport des femmes au travail a un potentiel subversif, à condition qu’elles se constituent en collectif, car la position qu’elles occupent dans la division sexuelle du travail les amène à envisager autrement le travail – travail domestique et travail salarié étant indissociablement liés dans leurs esprits et leurs expériences. Elles disposent donc d’un réservoir de savoirs pertinents pour repenser l’organisation sociale en général et, notamment, la séparation entre le privé et le public. Le travail de care serait, pour les deux auteures, un bon révélateur de ce potentiel subversif du rapport des femmes au travail parce qu’elles observent que la satisfaction des ouvrières au travail dans ce domaine est fonction de la possibilité de lier et de penser conjointement le travail salarié et le travail domestique. La prise en considération du travail domestique dans les réflexions féministes sur le travail (et non seulement l’emploi) est, pour elles, nécessaire à la vitalité des luttes. Un des terrains d’enquête de Kergoat à la fin des années 80, qui fait l’objet de deux articles dans le recueil, a été l’étude de la coordination infirmière par laquelle un groupe de travailleuses s’est constitué en collectif et a ouvert un espace de revendications subversives du point de vue de l’organisation sociale du travail. Bien que les textes empiriques de Kergoat sur les infirmières ou les ouvrières soient très localisés, l’auteure parvient à en abstraire, comme dans ses autres analyses, des explications dont la portée heuristique dépasse largement ces cadres spatiotemporels.