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Introduction

L’importance du principe de proportionnalité en droit constitutionnel canadien n’est plus à démontrer[1]. En cela, il participe d’une pratique répandue dans les démocraties constitutionnelles contemporaines. Selon certains auteurs, là où la justice constitutionnelle est effective, sauf rares exceptions, il constitue le principe dominant du processus de contrôle judiciaire[2]. David Beatty a même soutenu qu’il constitue « the ultimate rule of law »[3]. Ce phénomène est intrigant, car il est loin d’être certain que nous sachions pourquoi il devrait en être ainsi. Le principe de proportionnalité est rarement mentionné dans les textes constitutionnels et les termes de ces derniers ne l’impliquent pas nécessairement. Il est vrai que certains juges ont soutenu qu’il se fondait sur la « primauté du droit », le « Rechtsstaat », la « nature » du constitutionnalisme ou du système juridique ou l’« essence » des droits constitutionnels. Mais les propositions intermédiaires qui justifient le passage de ces concepts abstraits au principe lui-même n’ont généralement pas été élucidées[4].

Mon principal objectif, dans ce texte, est d’examiner un fondement probable de la force normative du principe de proportionnalité, tel que conçu dans le processus de contrôle judiciaire des mesures gouvernementales qui portent atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux garantis dans une constitution ou dans une loi fondamentale. La question est de comprendre pourquoi, à ce moment-ci de l’histoire, le principe de proportionnalité devrait constituer le critère dominant d’une bonne justification des restrictions aux droits constitutionnels garantis. Après tout, le contrôle judiciaire des mesures gouvernementales qui portent atteinte à des droits garantis pourrait procéder sur la base d’autres critères. La réponse à cette question n’est toutefois pas facile. Dans l’état actuel du droit et du discours constitutionnels, tant au Canada qu’ailleurs dans le monde, le principe de proportionnalité est conçu dans le cadre de deux modèles distincts de constitutionnalisme. Je les nommerai respectivement le « modèle de la priorité des droits » et le « modèle de l’optimisation des valeurs en conflit ».

Dans la première partie de ce texte, je présenterai ces deux conceptions concurrentes du principe de proportionnalité. Je postulerai alors, sans le démontrer, que la conception fondée sur le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit tend à s’imposer de plus en plus en Occident. Dans la seconde partie, je soutiendrai que la force normative de cette seconde conception réside dans le principe d’égalité morale des personnes, tel que compris dans le cadre du pluralisme et du multiculturalisme qui forment l’environnement juridique, social et politique des sociétés démocratiques contemporaines. Si cette thèse était bien fondée, le recours au principe de proportionnalité pourrait indiquer une transformation conceptuelle majeure au sein du constitutionnalisme démocratique. D’un constitutionnalisme de type libéral, les sociétés démocratiques évolueraient vers un constitutionnalisme égalitariste de type « pluraliste » et « multiculturaliste ». J’exposerai ensuite deux conséquences juridiques qui découlent de cette conception.

I. Deux conceptions du principe de proportionnalité

Le principe de proportionnalité utilisé aux fins du processus de contrôle judiciaire des mesures gouvernementales qui portent atteinte aux droits constitutionnels garantis est bien connu. Il énonce les trois critères de justification que doivent rencontrer les mesures attentatoires afin d’être valides.

(1) L’atteinte au droit doit rationnellement contribuer à la réalisation d’un objectif légitime : il doit y avoir un lien rationnel entre les moyens choisis par la mesure et l’objectif légitime qu’elle cherche à réaliser. C’est le critère du « lien rationnel ».

(2) L’atteinte au droit doit être nécessaire à la réalisation de l’objectif légitime : il ne doit pas exister de moyens moins attentatoires (intrusifs, restrictifs) de réaliser l’objectif déclaré. C’est le critère de « l’atteinte minimale ».

(3) L’atteinte au droit doit être proportionnée au bénéfice visé qu’elle permet de réaliser : le coût, le fardeau ou le sacrifice que cause une atteinte à un droit ne doit pas être excessif par rapport aux bénéfices, aux gains ou aux biens visés que l’atteinte permet de réaliser. C’est le critère de la « proportionnalité au sens strict ».

Cette formulation des trois critères est généralement admise. Elle correspond au principe de proportionnalité, tel que généralement appliqué dans le monde en matière de justice constitutionnelle, que ce soit en Europe, en Inde, en Afrique du Sud ou au Canada[5]. Cependant, la signification même de ces critères est contestée, tant dans la doctrine que dans la jurisprudence[6]. Ces désaccords découlent en partie du fait qu’il existe au moins deux conceptions distinctes du principe de proportionnalité en théorie et en droit constitutionnels. Bien que ces conceptions puissent se recouper sur plusieurs aspects et parfois conduire aux mêmes résultats, elles sont conceptuellement incompatibles.

Le but de cette première partie est de présenter ces deux conceptions. Je les illustrerai en me référant à l’expérience canadienne, notamment à ce qu’il est convenu d’appeler le « test de Oakes »[7]. Je me référerai au test de Oakes pour deux motifs : il est probablement le plus connu et ses diverses interprétations sont paradigmatiques. Cependant, les deux conceptions du principe de proportionnalité valent bien au-delà du test de Oakes. Leur structure et leurs postulats fondamentaux peuvent sous-tendre l’interprétation et l’application du principe de proportionnalité dans tous les cas où une action gouvernementale portant atteinte à une valeur ou un intérêt important doit être justifiée.

Le test de Oakes est bien connu. Il énonce les critères de justification que les restrictions aux droits constitutionnels garantis doivent satisfaire afin de répondre aux exigences de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés[8]. L’article premier de la Charte énonce ce qui suit :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Le test de Oakes comporte deux volets. Le premier volet énonce un critère de « légitimité » : les objectifs visés par une mesure gouvernementale restreignant un droit constitutionnel doivent être suffisamment importants. Ils ne doivent pas être contraires aux principes qui constituent l'essence même d'une société libre et démocratique et ils doivent se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. Le second volet énonce les trois critères de « proportionnalité » mentionnés plus haut : (1) l’atteinte au droit doit rationnellement contribuer à la réalisation d’un objectif légitime (critère du « lien rationnel ») ; (2) l’atteinte au droit doit être nécessaire à la réalisation de l’objectif légitime (critère de « l’atteinte minimale ») ; (3) l’atteinte au droit doit être proportionnée au bénéfice visé que la restriction permet de réaliser (critère de la « proportionnalité au sens strict »).

A. Le modèle de la priorité des droits

La première conception du principe de proportionnalité repose sur un modèle constitutionnel qui confère aux droits garantis une priorité normative de principe sur les valeurs et les intérêts concurrents, tels que les buts sociaux fondés sur l’utile, l’intérêt général, la perfection des individus ou la commodité administrative. Je le nommerai le « modèle de la priorité des droits »[9].

En vertu de ce modèle, les normes constitutionnelles écrites et non écrites expriment un ensemble de valeurs fondamentales. Ces valeurs prennent diverses formes : elles se manifestent dans des droits individuels ou collectifs, des buts sociaux, des biens collectifs, des procédures, des institutions ou dans n’importe quel autre objet politique désirable d’un point de vue constitutionnel. Cependant, toutes les valeurs constitutionnelles n’ont pas le même statut dans l’ordre constitutionnel et, par voie de conséquence, dans l’argumentation constitutionnelle. Il existe un ordre de priorité relative, lexical ou autre, entre les divers types de valeurs constitutionnelles. En principe, les droits garantis ont priorité sur les valeurs concurrentes, telles que les buts collectifs, le bien-être général, les objectifs gouvernementaux perfectionnistes ou centrés sur l’efficacité administrative.

Il découle de ce modèle qu’en cas de conflit entre un droit garanti et une valeur ou un intérêt concurrent, le droit doit l’emporter en principe. Les droits possèdent ainsi une force spéciale par rapport aux autres valeurs. Cela ne signifie pas que tous les droits soient absolus. Certaines restrictions aux droits peuvent être légitimes, à la condition que la valeur ou l’intérêt concurrent sur lequel elles se fondent soit « légitime », c’est-à-dire au moins aussi vital, fondamental ou spécialement important que l’objet du droit lui-même. Par exemple, un gouvernement pourrait légitimement limiter ou outrepasser un droit constitutionnel garanti si l’objectif visé par la mesure était de protéger les droits fondamentaux d’autrui. Il le pourrait également si l’objectif était de promouvoir des intérêts sociaux fondamentalement importants, tels que la sécurité nationale, la santé publique ou la lutte contre le crime. En revanche, un gouvernement ne pourrait pas légitimement limiter ou outrepasser un droit garanti si l’objectif visé était de promouvoir des intérêts sociaux relativement moins importants ou urgents, tels que la conformité morale des pratiques sexuelles des individus, l’imposition des pratiques religieuses de la majorité ou l’efficacité administrative. Tous les objectifs sociaux ne sont donc pas également légitimes. Pour cette raison, le philosophe du droit Ronald Dworkin a soutenu que les droits constitutionnels constituaient des « atouts » (« trumps ») que leurs titulaires peuvent opposer aux actions gouvernementales dont la justification est en principe insuffisante[10].

Le modèle de la priorité des droits présuppose nécessairement l’existence d’un ordre normatif substantiel établissant dans l’abstrait les droits qui, en principe, ont priorité sur les valeurs et les intérêts concurrents, ainsi que les valeurs et les intérêts concurrents qui, en principe, peuvent légitimement justifier des restrictions à ces mêmes droits. Cet ordre normatif constitue une mesure idéale : il fixe dans l’abstrait les « bons » équilibres ou les « bons » rapports entre les droits garantis et les valeurs et les intérêts concurrents. Aux fins du contrôle judiciaire, le contenu de cet ordre normatif forme l’ordre constitutionnel. Il fixe, pourrait-on dire, le poids relatif ou les critères de priorité relative des droits, des valeurs et des intérêts concurrents en vertu desquels les juges évaluent la légitimité des restrictions aux droits constitutionnels. Pour cette raison, les juges engagés dans le processus de contrôle judiciaire doivent nécessairement reconnaître ou élaborer une « théorie substantielle des droits constitutionnels » représentant ou correspondant à l’ordre constitutionnel.

Comme on sait, en théorie politique et constitutionnelle contemporaine, il existe plusieurs théories substantielles des droits plausibles et plusieurs approches ou méthodes concurrentes en vertu desquelles ces théories sont élaborées ou reconnues[11]. Par exemple, selon les juges et les auteurs, la théorie des droits « correcte » ou la « plus solide » découle de l’intention originale des auteurs de la constitution, des convictions politiques des juges eux-mêmes, de la meilleure théorie normative libérale possible, des structures de gouvernance démocratique enchâssées dans la constitution, des conceptions éthiques de la communauté, et ainsi de suite. Il n’est certainement pas exagéré d’affirmer que les questions de savoir quelle théorie substantielle des droits et quelle approche ou méthode sont « correctes » ou les « mieux justifiées » ont constitué les principales questions de la théorie constitutionnelle normative depuis plus d’une génération, du moins en Amérique du Nord. Or, il n’y a toujours pas de consensus parmi les experts sur la bonne ou la meilleure réponse à donner à ces questions normatives et épistémologiques. Néanmoins, le modèle de la priorité des droits requiert l’élaboration ou la reconnaissance par les juges d’une théorie substantielle des droits constitutionnels. Autrement, la justification des restrictions et, par voie de conséquence, le processus de décision constitutionnelle lui-même seraient arbitraires.

En vertu du modèle de la priorité des droits, le critère de légitimité de l’objectif visé constitue le volet le plus fondamental d’une bonne justification. La partie qui revendique le maintien d’une restriction doit démontrer, d’abord et avant tout, que la valeur ou l’intérêt que la restriction cherche à protéger, promouvoir ou réaliser est au moins aussi vital, fondamental, urgent ou spécialement important que le droit que cette restriction limite ou outrepasse. Elle doit démontrer que l’objectif visé a au moins autant de poids, de force ou d’importance que le droit qui subit une atteinte. La légitimité de l’objectif visé par les restrictions aux droits constitue ce qu’on pourrait qualifier de « pivot » ou de « pierre de touche » d’une bonne justification des restrictions.

Pour leur part, les trois critères de proportionnalité sont, pourrait-on dire, accessoires au critère de légitimité. Ils sont importants, mais en tant que raffinements du critère de légitimité. Ils ont essentiellement deux fonctions. Premièrement, ils permettent de déterminer si la restriction au droit est réellement soutenue par l’objectif censé la justifier. Logiquement, un objectif donné ne peut justifier une action au-delà de ce qui est requis pour le réaliser. Pour ce motif, une restriction à un droit qui ne contribue pas rationnellement à la réalisation de l’objectif légitime déclaré n’est pas justifiée. D’où le critère du lien rationnel. Pour le même motif, une restriction à un droit qui n’est pas nécessaire à la réalisation de l’objectif légitime visé n’est pas justifiée. Elle n’est pas soutenue par ce qui est censé la justifier. D’où le critère de l’atteinte minimale. Deuxièmement, le principe de proportionnalité permet de déterminer si, dans les faits, l’objectif que cherche à réaliser la mesure attentatoire au droit est réellement aussi vital, fondamental ou spécialement urgent que l’objet du droit lui-même, compte tenu de l’atteinte concrète au droit. Le raisonnement est le suivant : seuls des objectifs gouvernementaux au moins aussi importants ou vitaux que les droits auxquels une mesure porte atteinte peuvent justifier une restriction ; si, dans un cas donné, les faits montrent que l’atteinte concrète à un droit est excessive par rapport à l’importance réelle de la réalisation de l’objectif visé par la mesure contestée, alors cet objectif n’est pas au moins aussi important ou vital que les droits auxquels cette dernière porte atteinte ; la justification de la restriction est donc insuffisante. D’où le critère de la proportionnalité au sens strict.

Bien qu’il puisse y avoir un accord général sur ces deux fonctions, en pratique, on ne s’accorde pas sur leur portée exacte. Je n’aborderai pas l’ensemble de ces désaccords. Je voudrais examiner une seule difficulté conceptuelle. On pourrait penser que la fonction qu’exerce le critère de la proportionnalité au sens strict fait double emploi avec le critère de légitimité de l’objectif[12]. Cela ne serait pas exact. Le critère de la proportionnalité au sens strict a une fonction spécifique : il permet de raffiner l’analyse du critère de légitimité en la poussant jusqu’aux confins du contexte factuel. Le but est de garantir la priorité des droits[13]. Dans une juridiction où les critères de justification ne séparent pas formellement le critère de légitimité du critère de proportionnalité au sens strict, l’analyse de l’importance suffisante de l’objectif et de la proportionnalité au sens strict pourrait se faire en une seule et même étape : on pourrait examiner le poids relatif des valeurs en cause, tant à la lumière du droit que des faits. Ce pourrait être le cas, par exemple, là où l’examen des justifications des restrictions n’analyse que les trois critères de proportionnalité. Dans ce cas, l’analyse de l’importance suffisante de l’objectif, par rapport à l’atteinte au droit, pourrait tenir dans le critère de la proportionnalité au sens strict. Cependant, dans une juridiction où les critères d’une bonne justification séparent formellement les critères de légitimité et de proportionnalité au sens strict, de sorte qu’ils constituent deux étapes distinctes de l’analyse, les deux critères ne sont pas redondants : ils se complètent. Cela dit, il est probable, en pratique, que le résultat soit le même dans les deux cas : une mesure dont l’objectif est légitime peut s’avérer proportionnelle au sens strict. J’illustrerai ce point plus bas.

Le modèle de la priorité des droits sous-tendait le test de Oakes, tel qu’il a été conçu à l’origine. Il faut dire qu’au Canada, le processus de contrôle judiciaire des mesures gouvernementales fondé sur la Charte a d’abord été conçu dans le cadre de ce modèle[14]. Dans l’affaire Oakes, au nom des juges majoritaires, le juge en chef Dickson affirmait que l'article premier de la Charte remplissait deux fonctions : il enchâssait dans la Constitution les droits et libertés énoncés dans les dispositions qui le suivent et il établissait « explicitement les seuls critères justificatifs » [nos italiques] auxquels devaient satisfaire les restrictions apportées à ces droits et libertés[15]. Selon lui, il ressortait « nettement » du texte de l’article premier que les restrictions apportées aux droits et libertés énoncés dans la Charte constituaient des « exceptions à la garantie générale dont ceux-ci font l’objet »[16]. Il ajoutait que la Charte « présume que les droits et libertés sont garantis, à moins que la partie qui invoque l’article premier ne puisse satisfaire aux critères exceptionnels qui justifient leur restriction » [nos italiques][17]. De plus, selon le juge en chef, les critères de justification des limites imposées aux droits et libertés garantis par la Charte établissaient « une norme sévère en matière de justification »[18]. Les deux volets du test de Oakes mentionnés plus haut étaient donc censés établir des critères justificatifs exceptionnels. Le premier volet établissait que l’objectif déclaré devait être légitime (critère de légitimité). Le second volet établissait que les moyens choisis devaient être proportionnés à l’objectif légitime déclaré, conformément aux trois critères de proportionnalité[19]. D’où les quatre étapes analytiques du test de Oakes.

Conformément au modèle de la priorité des droits, le critère de légitimité constituait le pivot d’une bonne justification. Après avoir affirmé que les droits et libertés garantis par la Charte n’étaient pas absolus, le juge en chef soutenait qu’il pouvait être « nécessaire de les restreindre lorsque leur exercice empêcherait d'atteindre des objectifs sociaux fondamentalement importants » [nos italiques][20]. « C’est pourquoi », ajoutait-il immédiatement,

l’article premier prévoit des critères […] [qui] établissent une norme sévère en matière de justification, surtout lorsqu'on les rapproche des deux facteurs contextuels [pertinents], savoir la violation d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution et les principes fondamentaux d’une société libre et démocratique[21].

Tous les objectifs sociaux n’étaient donc pas également légitimes. Les objectifs « contraires aux principes qui constituent l’essence même d'une société libre et démocratique », « les objectifs peu importants » ou les objectifs qui ne se rapportent pas « à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique »[22] ne devaient pas bénéficier de la protection de l’article premier. Bref, il fallait démontrer que l’objectif visé était « suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté »[23].

Dès qu'il était reconnu qu'un objectif était légitime, la partie qui invoquait l’article premier devait encore démontrer que les moyens choisis satisfaisaient les trois critères de proportionnalité. Cependant, ces trois critères étaient accessoires au critère de légitimité. Conformément à la première fonction du principe de proportionnalité, les critères du lien rationnel et de l’atteinte minimale permettaient de déterminer si une atteinte à un droit était raisonnablement soutenue par l’objectif légitime censé la justifier. Ainsi, dans l’affaire Oakes, le juge en chef Dickson affirmait que « les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question » : elles ne devaient être « ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles »[24]. De plus, dans l’hypothèse où il y avait un tel lien rationnel, le juge en chef ajoutait que « le moyen choisi doit être de nature à porter “le moins possible” atteinte au droit ou à la liberté en question »[25]. Il devait s’en tenir uniquement à ce qui était censé justifier l’atteinte, c’est-à-dire l’objectif même de la mesure gouvernementale. Par ailleurs, conformément à la seconde fonction du principe de proportionnalité, le critère de proportionnalité au sens strict permettait de déterminer si, compte tenu des faits, l’objectif que cherchait à réaliser une mesure attentatoire était réellement « suffisamment important » compte tenu du degré réel d’atteinte à un droit. C’est pourquoi le juge en chef Dickson écrivait que « [p]lus les effets préjudiciables d’une mesure sont graves, plus l’objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique »[26]. Selon lui, il se pouvait « qu’en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir »[27].

J’ai mentionné plus haut qu’on pourrait penser que le critère de légitimité et le critère de proportionnalité au sens strict sont redondants[28], mais ce ne serait pas exact. Selon le test de Oakes, le critère de légitimité concerne l’importance ou le poids de l’objectif visé tel qu’une cour peut l’établir « en principe », c’est-à-dire indépendamment de son rapport avec l’importance concrète de l’atteinte au droit. L’objectif gouvernemental est jugé suffisamment important aux fins du critère de légitimité, dès lors qu’il est démontré qu’il est compatible avec les principes d’une société libre et démocratique et qu’il se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans le cadre d’une telle société. En particulier, un objectif est légitime en principe si son importance ou son urgence est au moins aussi grande que celle du droit auquel la mesure qu’il justifie porte atteinte. En revanche, le critère de proportionnalité au sens strict concerne l’importance de l’objectif légitime par rapport à l’importance concrète de l’atteinte au droit. Il met l’accent sur les effets préjudiciables de la mesure sur les droits en cause dans une affaire donnée, afin de voir, en bout d’analyse, si l’objectif légitime que permet d’atteindre la mesure fait le poids, étant donné l’importance concrète de l’atteinte au droit. La fonction de ce critère est de préserver la priorité des droits dans les faits. Le juge en chef écrivait :

Même si un objectif est suffisamment important et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se peut encore qu'en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir[29].

En d’autres mots, bien qu’un objectif puisse être légitime en principe, il peut ne pas être suffisant dans les faits, compte tenu de l’intensité de l’atteinte. En ce sens, le juge en chef soutenait qu’il devait y avoir « proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme “suffisamment important” » [italiques dans l’original][30]. Certes, le sens de cette proposition est contesté dans l’état actuel de la jurisprudence et de la doctrine[31]. Cependant, il est clair qu’elle exigeait une analyse contextuelle des effets préjudiciables sur les droits causés par les mesures gouvernementales. À cet égard, le juge en chef écrivait :

La gravité des restrictions apportées aux droits et libertés garantis par la Charte variera en fonction de la nature du droit ou de la liberté faisant l’objet d’une atteinte, de l'ampleur de l’atteinte et du degré d’incompatibilité des mesures restrictives avec les principes inhérents à une société libre et démocratique[32].

Cela dit, il se peut que les tribunaux jugent rarement disproportionnées au sens strict des mesures gouvernementales dont l’objectif a été jugé légitime et suffisamment important lors de la première étape. C’est une question de contexte.

Le modèle de la priorité des droits est familier. Il constitue le modèle type des démocraties constitutionnelles dites « libérales ». Il constituait le cadre normatif dans lequel le principe de proportionnalité a d’abord été introduit en droit allemand au 18e siècle. À cette époque, les droits fondamentaux étaient conçus comme « naturels » et antérieurs à l’État, ce qui justifiait de limiter les interventions législatives légitimes à quelques objectifs sociaux fondamentalement importants, tels que la santé et la sécurité publiques[33]. Ce modèle sous-tendait aussi la conception de la primauté du droit dans la tradition constitutionnelle britannique, telle que représentée par Dicey[34]. Il sous-tend les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme qui identifient les seuls buts légitimes capables de justifier une restriction aux droits, ainsi que le droit constitutionnel américain dans son ensemble et certains passages de la jurisprudence constitutionnelle allemande qui énonce encore que les mesures gouvernementales ne peuvent jamais outrepasser le noyau dur (« core ») des droits[35].

B. Le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit

La deuxième conception du principe de proportionnalité repose sur un modèle constitutionnel qui ne confère aux droits garantis aucune forme de priorité normative sur les valeurs ou les intérêts concurrents que peut chercher à réaliser le gouvernement, ni même sur les buts sociaux fondés sur l’utilité, l’intérêt général, la perfection des individus ou la commodité administrative. Je le nommerai le « modèle de l’optimisation des valeurs en conflit » ou, en version abrégée, le « modèle de l’optimisation »[36].

En vertu de ce modèle, les normes constitutionnelles écrites et non écrites expriment aussi un ensemble de valeurs concurrentes qui peuvent se manifester de diverses manières : par des droits individuels, des droits collectifs, des buts sociaux, des biens collectifs, des procédures, des institutions ou autrement. Cependant, toutes les valeurs constitutionnelles concurrentes ont le même statut dans l’ordre constitutionnel et, conséquemment, dans l’argumentation constitutionnelle. Il n’y a aucun ordre de priorité, lexical ou autre, entre elles. En principe, toutes les valeurs constitutionnelles ont le même poids. Les droits constitutionnels n’ont donc aucune priorité normative sur les valeurs concurrentes, ni même sur les buts collectifs, le bien-être général, les objectifs perfectionnistes ou l’efficacité administrative.

Il découle de ce modèle qu’en cas de conflit entre deux valeurs constitutionnelles, disons entre la liberté d’expression et l’esthétique d’une place publique, ni l’une ni l’autre ne l’emporte en principe. Les droits ne possèdent donc aucune force spéciale par rapport aux autres valeurs. Les valeurs en conflit doivent plutôt être optimisées. Cela signifie qu’elles doivent être réalisées le plus possible, compte tenu du contexte factuel et juridique qui a fait naître le conflit. Un gouvernement pourrait donc, en principe, légitimement viser à peu près n’importe quel objectif politique ou but social, y compris la promotion d’une conduite sexuelle dominante, la pratique religieuse de la majorité ou l’efficacité administrative. La question n’est pas tant de savoir si l’objectif visé est légitime en principe, mais si, dans le contexte d’une affaire donnée, la mesure gouvernementale qui cherche à le réaliser optimise les valeurs en conflit. Pour cette raison, le philosophe du droit Robert Alexy a soutenu que les normes constitutionnelles constituaient des « exigences d’optimisation »[37].

Contrairement au modèle de la priorité des droits, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit ne présuppose pas l’existence d’un ordre constitutionnel normatif établissant dans l’abstrait les valeurs qui, en principe, ont priorité sur les autres et celles qui peuvent, en principe, légitimement les outrepasser. Il ne requiert donc pas des juges engagés dans le processus de contrôle judiciaire la reconnaissance ou la détermination d’une théorie substantielle des droits fixant dans l’abstrait les « bons » équilibres à atteindre ou les critères substantiels des « bons » rapports entre les droits garantis et les valeurs constitutionnelles concurrentes. En vertu du modèle de l’optimisation, il n’y a pas de mesure idéale d’une bonne justification des restrictions aux droits. Il s’ensuit que la recherche de l’interprétation « correcte » de la constitution ou de la « bonne » méthode d’interprétation constitutionnelle, la recherche des « bons » critères de déférence judiciaire, la clarification des catégories et des concepts juridiques formels, le raffinement des thèses doctrinales, la délimitation de la portée des précédents, l’évaluation de la force des raisonnements analogiques, la démonstration que certaines valeurs morales sont « objectives » ou qu’un certain équilibre entre les valeurs et les droits est « juste » et « bon » n’ont à peu près pas de pertinence. On n’y discute à peu près pas des questions épistémologiques relatives au sens « véritable » des valeurs ou des normes de la constitution ou de la morale politique. Le contenu des textes constitutionnels est dès lors très flexible : les valeurs et les intérêts qu’ils sont censés enchâsser peuvent varier et se multiplier avec le temps.

La question de savoir si une restriction donnée optimise les valeurs en conflit n’est pas abstraite : elle est pragmatique et contextuelle. Elle se fonde exclusivement sur les conséquences empiriques probables de la restriction sur les valeurs constitutionnelles en conflit dans le contexte d’une affaire particulière. Une telle analyse implique deux types de jugements de fait. Le premier type concerne les significations subjectives qu’une atteinte à une valeur donnée a réellement pour ceux qu’elle affecte le plus. Le second type de jugements de fait concerne le fondement empirique des diverses assertions avancées par les parties concernées à l’appui de leurs prétentions. Dans les deux cas, les jugements concernent la crédibilité et la probabilité des assertions. Il s’ensuit que l’argumentation constitutionnelle consiste principalement à justifier les propositions empiriques avancées par les parties au soutien de leurs prétentions respectives, afin de voir si la restriction optimise les valeurs en conflit dans le contexte qui fait naître le conflit.

En vertu du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, les trois critères de proportionnalité constituent nécessairement le volet le plus fondamental d’une bonne justification. C’est une affaire logique. La partie qui revendique le maintien d’une restriction doit montrer que la mesure permet aux valeurs en conflit d’atteindre leur effet optimal, compte tenu du contexte factuel et juridique. Puisque chaque valeur doit être réalisée autant que possible, compte tenu du droit et des faits, aucune ne peut être totalement réalisée au détriment de celles avec lesquelles elle est en conflit. Cela implique nécessairement que les valeurs en conflit soient ajustées les unes aux autres : elles doivent être mutuellement limitées afin de permettre à chacune d’elles d’atteindre son effet optimal[38]. Aucune limite imposée à la réalisation d’une valeur donnée ne peut donc être disproportionnée par rapport au degré de réalisation des valeurs concurrentes que cette limite permet de réaliser. Il s’ensuit que l’équilibre entre les valeurs en conflit doit nécessairement se conformer au principe de proportionnalité. Pour cette raison, ce principe dérive logiquement de l’exigence d’optimisation des valeurs en conflit. Corrélativement, l’application du principe de proportionnalité à une mesure gouvernementale dans un contexte donné implique logiquement que les valeurs en conflit soient optimisées[39]. La partie qui revendique le maintien d’une restriction à un droit doit donc montrer que l’équilibre qu’elle produit entre les valeurs en conflit est conforme aux trois critères de proportionnalité.

Dans le cadre du modèle de l’optimisation, ces trois critères ont une seule et même fonction : ils permettent de vérifier si la restriction permet aux valeurs en conflit d’atteindre leur effet optimal. C’est pourquoi l’atteinte à une valeur constitutionnelle doit rationnellement contribuer à la réalisation de la valeur constitutionnelle concurrente que l’atteinte contribue à produire. Manifestement, une atteinte à un droit qui ne contribuerait pas rationnellement à la réalisation de l’objectif visé par la mesure gouvernementale ne permettrait pas à la valeur sacrifiée d’atteindre son effet optimal, compte tenu des possibilités juridiques et factuelles. On pourrait réaliser le même objectif sans porter atteinte à la valeur qui sous-tend le droit. D’où le critère du lien rationnel. De même, une restriction à un droit qui ne serait pas nécessaire à la réalisation de l’objectif visé ne permettrait pas à la valeur sacrifiée d’atteindre son effet optimal, compte tenu des possibilités juridiques et factuelles. Encore une fois, on pourrait réaliser le même objectif sans restreindre le droit. D’où le critère de l’atteinte minimale.

Enfin, une atteinte à une valeur dont l’intensité ou l’ampleur serait excessive par rapport à l’importance de la valeur concurrente qu’elle contribue à réaliser dans un contexte donné ne permettrait pas à la valeur sacrifiée d’atteindre son effet optimal, compte tenu des possibilités juridiques et factuelles. Plus l’atteinte à une valeur constitutionnelle donnée est sérieuse, plus l’importance de la valeur concurrente qu’elle permet de réaliser doit être élevée. En d’autres mots, les effets préjudiciables doivent être proportionnés aux effets bénéfiques. L’intensité de l’atteinte à un droit, conçue en termes de préjudice, de coût, de fardeau ou de sacrifice, ne doit donc pas être excessive par rapport à l’importance de l’objectif, conçu en termes de bénéfice, de gain, d’avantage ou de bien, que cette atteinte permet de réaliser. Une mesure gouvernementale qui limiterait une valeur constitutionnelle d’une manière excessive par rapport à l’importance d’une valeur concurrente qu’elle permet de réaliser privilégierait nécessairement cette dernière au détriment de la valeur sacrifiée. D’où le critère de proportionnalité au sens strict.

En vertu du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, une bonne justification des restrictions aux droits dépend uniquement de leur conformité au principe de proportionnalité. Les trois critères de proportionnalité ne sont donc pas accessoires au critère de légitimité : ils constituent le coeur même de l’analyse d’une bonne justification. C’est plutôt le critère de légitimité qui est accessoire. On examine l’objectif des restrictions, non pas pour « justifier » les atteintes proprement dites, mais pour vérifier si ces dernières optimisent toutes les valeurs en conflit dans le contexte d’une affaire donnée. Les valeurs qui sous-tendent l’objectif gouvernemental ne constituent donc pas le fondement ou le « pivot » d’une bonne justification. Comme on l’a dit, les gouvernements peuvent, en principe, légitimement viser à peu près n’importe quel objectif politique ou but social, y compris la promotion d’une conduite sexuelle dominante, la pratique religieuse de la majorité ou l’efficacité administrative. Le fondement constitutionnel de cette légitimité, et donc des valeurs que cherche à promouvoir un gouvernement, y compris des valeurs qui ne sont apparemment pas requises par le texte constitutionnel lui-même, réside dans le principe démocratique. La démocratie constitue évidemment l’une des valeurs constitutionnelles des « démocraties constitutionnelles ». Elle doit donc être optimisée au même titre que toutes les autres valeurs, même si elle entre en conflit avec d’autres valeurs constitutionnelles. Or, quelle que soit la signification « correcte » que l’on voudrait donner au principe démocratique, il signifie au moins que les institutions politiques composées d’élus censés représenter la population (même si ce n’est pas toujours à la majorité) ont le pouvoir de déterminer les objectifs politiques qui, de leur point de vue, conviennent le mieux à la collectivité dans son ensemble ou à une portion de cette dernière et d’édicter ou de faire édicter des mesures législatives en conséquence. Optimiser le principe démocratique implique minimalement que les valeurs promues par les représentants élus doivent être optimisées en contexte. Je reviendrai sur ce point dans la seconde partie.

Il devrait être admis qu’une approche pragmatique et contextuelle convient à l’examen de ces deux premiers critères, soit du critère du lien rationnel et du critère de l’atteinte minimale. Ces critères ne semblent exiger qu’une argumentation de type empirique[40]. En revanche, il semble plus difficile d’admettre qu’une telle approche puisse être suffisante aux fins de l’analyse du critère de la proportionnalité au sens strict. On estime souvent que ce critère ne fournit aucune contrainte, ni empirique, ni normative. Il confèrerait donc aux juges un pouvoir discrétionnaire très large, voire arbitraire. À mon avis, cette conclusion est trop hâtive. L’analyse de la proportionnalité au sens strict peut être rationnellement fondée sur des considérations empiriques et contextuelles. Voici brièvement comment elle est structurée.

En vertu du critère de la proportionnalité au sens strict, les juges doivent mesurer et comparer l’intensité relative des pertes et des gains qui découlent d’une restriction à un droit. On se réfère souvent à cette analyse en termes de « processus d’équilibrage » (ou de « balancing »). Ce processus analytique comporte deux étapes distinctes. À la première étape, les juges doivent mesurer l’intensité de l’interférence gouvernementale avec chacune des valeurs en conflit dans un contexte donné[41]. Le degré réel d’interférence d’une mesure gouvernementale avec une valeur donnée est fixé par l’intensité ou l’ampleur de cette interférence avec la « dimension concrète » de cette valeur. Par exemple, la dimension concrète de la liberté d’expression affectée dans un cas donné pourrait être la liberté d’exposer publiquement telle oeuvre d’art érotique spécifique dans tel quartier déterminé. En revanche, la dimension concrète de l’intérêt public recherché par une mesure gouvernementale prohibant cette oeuvre d’art pourrait être la protection d’un groupe religieux ultra-orthodoxe habitant ce même quartier contre des actes qui les offensent profondément. L’interférence d’une mesure avec la dimension concrète d’une valeur donnée constitue une « interférence concrète ». Plus l’intensité ou l’ampleur de l’interférence concrète est élevée, plus le degré réel de l’interférence avec la valeur est élevé. Lorsque les interférences concrètes posent un obstacle à la réalisation des valeurs constitutionnelles, elles sont « négatives » ; lorsqu’elles contribuent à leur donner effet, elles sont « positives ». Ainsi, les restrictions aux droits constitutionnels sont généralement des interférences concrètes « négatives » et les mesures gouvernementales qui promeuvent certaines valeurs constituent généralement des interférences concrètes « positives ».

La mesure de l’intensité des interférences concrètes avec les valeurs constitutionnelles, qu’elles soient négatives ou positives, peut théoriquement procéder le long d’une échelle ordinale à divers degrés[42]. Cependant, comme le propose Alexy, une échelle comportant trois degrés pourrait généralement suffire. Ainsi, selon le niveau d’intensité (basse, moyenne ou élevée), une interférence concrète pourrait être jugée « mineure », « modérée » ou « sérieuse »[43]. L’intensité ou l’ampleur des interférences concrètes fixe en outre ce qu’on nomme métaphoriquement le « poids » respectif des valeurs concurrentes dans une affaire donnée. Plus l’intensité de l’interférence est élevée, plus l’interférence est sérieuse et plus la valeur affectée a du poids. Cela vaut autant pour les interférences négatives que positives. Le poids relatif des valeurs en conflit n’est donc pas établi dans l’abstrait, a priori, conformément à une théorie constitutionnelle ou morale normative jugée vraie ou valable. Il est établi en fonction de l’impact réel des mesures gouvernementales sur les valeurs en conflit dans un contexte spécifique[44]. Dans tous les cas, les instruments de mesure sont pragmatiques et contextuels : ce sont les considérations empiriques pertinentes et les significations subjectives qu’ont les interférences pour ceux qu’elles affectent[45].

À la deuxième étape du processus analytique, les juges doivent comparer l’intensité relative des interférences concrètes avec chacune des valeurs en conflit dans un contexte donné à l’aune du critère de la proportionnalité au sens strict. Une mesure est conforme à ce critère lorsque le degré d’interférence concrète avec une valeur n’est pas excessif par rapport au degré d’interférence concrète avec la valeur conflictuelle. Une restriction à un droit ne peut donc satisfaire au critère de la proportionnalité au sens strict que si le degré auquel elle interfère avec la dimension concrète pertinente du droit est « égal » ou « inférieur » au degré auquel elle interfère avec la dimension concrète pertinente de la valeur concurrente. Ainsi, une atteinte « modérée » à la liberté d’expression pourrait être conforme au critère de la proportionnalité au sens strict si, dans les faits, elle contribuait à la réalisation d’une valeur concurrente à un degré d’intensité « modéré », voire « élevé ». La prohibition d’exposer une oeuvre d’art érotique dans un quartier habité par des religieux ultra-orthodoxes afin de protéger leur mode de vie religieux pourrait être de ce type. Par conséquent, plus l’intensité d’une interférence négative est élevée dans le contexte d’une affaire donnée, plus l’intensité de l’interférence positive doit aussi être élevée. Cela revient à dire que plus un droit constitutionnel a du poids dans un contexte donné, plus l’objectif visé par la restriction doit être pesant : c’est une affaire d’équilibre (ou de balancing). Encore une fois, le jugement comparatif ne procède pas dans l’abstrait, a priori, conformément à une théorie constitutionnelle ou morale normative réputée vraie ou valable. Il est fait en fonction de l’impact réel des mesures gouvernementales sur les valeurs en conflit dans un contexte spécifique, tel qu’établi lors de la première étape.

Le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit sous-tend l’une des versions du test de Oakes tel qu’il a été interprété depuis vingt ans par la Cour suprême du Canada[46]. Cela ne signifie pas que les tribunaux l’ont appliqué d’une manière rigoureuse et conséquente conformément à son idéaltype[47]. D’une part, l’application du test de Oakes est assez confuse et révèle des désaccords profonds parmi les juges. D’autre part, l’évolution du droit est telle qu’il arrive que les juges introduisent des conceptions nouvelles sans en mesurer d’avance toute la portée. Cependant, il semble généralement admis que le principe de proportionnalité constitue le volet le plus fondamental du test de Oakes. En pratique, d’un point de vue descriptif, la détermination d’une bonne justification des restrictions réside généralement dans le critère de l’atteinte minimale[48]. Les juges se laissent assez facilement convaincre que les objectifs gouvernementaux sont légitimes dans le cadre d’une société libre et démocratique[49]. La seule difficulté que semble poser le premier volet du test de Oakes concerne l’identification de l’objectif visé — et non pas sa légitimité.

Cela étant dit, il y a des raisons de croire que la Cour suprême du Canada entend reconnaître plus formellement que le coeur d’une bonne justification des restrictions aux droits réside dans le principe de proportionnalité. Pour certains juges, le test de Oakes aurait même pour objet la proportionnalité au sens strict des restrictions aux droits[50]. Dans tous les cas, l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour tend à montrer que le critère de la proportionnalité au sens strict devrait jouer un rôle plus important aux fins de l’article premier[51]. Cela pourrait indiquer qu’au moins certains juges de la Cour suprême souhaitent opérer un déplacement analytique et normatif vers le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit[52].

En somme, dans l’état actuel du droit et de la théorie constitutionnels, tant au Canada qu’ailleurs dans le monde, il existe au moins deux conceptions du principe de proportionnalité. Ces conceptions procèdent de deux modèles distincts de constitutionnalisme : le modèle de la priorité des droits et le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit. Au Canada, comme ailleurs, on les retrouve toutes les deux dans la jurisprudence constitutionnelle. Dans des cas concrets, on ne sait pas toujours quel modèle a guidé l’application du principe. C’est parfois sans conséquence, car il y a un recoupement inévitable entre les deux conceptions et les résultats peuvent être les mêmes quelle que soit la conception. Mais il s’agit parfois d’une source de confusion. Une chose est certaine, c’est que les deux conceptions ne sont pas compatibles : ou bien les droits constitutionnels ont priorité sur les valeurs concurrentes, ou bien ils ne l’ont pas. Dans tous les cas, il importe de bien les démêler afin de saisir les mouvements qui s’opèrent en droit et en théorie constitutionnels.

II. Le fondement du principe de proportionnalité

Aux fins de cette partie, je postulerai que le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, et la conception du principe de proportionnalité qu’il implique, tendent à s’imposer de plus en plus en droit constitutionnel dans les sociétés démocratiques contemporaines. Réciproquement, je postulerai que le modèle de la priorité des droits est en déclin. Mon objectif n’est pas de vérifier le bien-fondé de ces postulats. D’autres se sont chargés de le faire[53]. Il suffit de les accepter comme suffisamment fondés pour aborder la question suivante : comment comprendre que le principe de proportionnalité, tel que conçu par le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, puisse s’imposer aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques aux fins de la justice constitutionnelle ? Corrélativement, comment comprendre le déclin relatif du modèle de la priorité des droits ? Mon intérêt n’est pas principalement sociologique ou psychologique. Je ne nie pas que des phénomènes tels que la pratique du dialogue constitutionnel transnational, le constitutionnalisme mondial ou le respect des précédents puissent expliquer en partie ce phénomène. Mon intérêt est normatif : quel est le fondement de la force normative du principe de proportionnalité, tel que conçu selon le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, dans le constitutionnalisme contemporain ? Comment comprendre, d’un point de vue normatif, l’attrait qu’il exerce sur les juges engagés dans le processus de contrôle judiciaire fondé sur la protection des droits et des libertés ?

La réponse n’est pas évidente. On pourrait probablement admettre que le modèle de l’optimisation soit approprié lorsque les valeurs en conflit ont la même importance ou le même statut d’un point de vue normatif. Par exemple, s’il existe un conflit entre deux droits fondamentaux (liberté d’expression et liberté de religion), entre deux intérêts ordinaires (circulation non bruyante dans la rue et transport en commun efficace), entre deux principes constitutionnels non écrits (démocratie et fédéralisme) ou, peut-être même, entre deux pouvoirs législatifs concurrents dans un État fédéral, l’idée que ces valeurs en conflit puissent être équilibrées de manière à optimiser chacune d’elles apparaît raisonnable. Mais il semble beaucoup plus difficile d’admettre que le modèle de l’optimisation soit approprié lorsque le conflit oppose un droit fondamental (disons la liberté de religion) et un intérêt ordinaire (la circulation efficace dans la rue). En fait, la pertinence même de suivre ce modèle dans un contexte où l’on porte atteinte à un droit fondamental est douteuse, pour ne pas dire répugnante.

Dans le cadre des démocraties constitutionnelles « libérales », on pourrait s’attendre à ce que les juges reconnaissent la force normative du modèle de la priorité des droits. En vertu de ce modèle, les droits fondamentaux ont, en principe, priorité sur les valeurs concurrentes pour la raison même qu’ils protègent et promeuvent des intérêts humains jugés vitaux, fondamentaux ou spécialement urgents. Le modèle ne nie évidemment pas que d’autres intérêts, d’autres idéaux et d’autres valeurs puissent aussi être importants. Il postule simplement que certains types d’intérêts sont en principe plus importants, plus fondamentaux et plus urgents que d’autres intérêts ou que d’autres valeurs pour le motif qu’ils comptent prioritairement dans la vie des êtres humains. Cette caractéristique leur confère un statut spécial du point de vue de la morale constitutionnelle : elle les rend dignes d’une protection spéciale ou d’une reconnaissance constitutionnelle. Les droits constitutionnels ont donc pour objet la protection ou la promotion d’intérêts humains vitaux, fondamentaux ou spécialement urgents à l’encontre de mesures gouvernementales qui visent des objectifs politiques moins fondamentaux. Ce fait constitue le fondement de la force normative du modèle de la priorité des droits.

Deux conséquences en découlent. Premièrement, la liste des droits constitutionnels doit être relativement courte. De toute évidence, l’idée que tous les intérêts humains possibles puissent avoir priorité n’a aucun sens. De manière semblable, plus la liste des droits s’allonge, plus elle tend à inclure des intérêts que la tradition constitutionnelle libérale considère comme « ordinaires », par rapport aux intérêts humains fondamentaux, et plus le modèle de la priorité des droits devient incohérent. La liste des droits constitutionnels est donc, en principe, relativement courte. Elle s’en tient aux intérêts humains vitaux ou fondamentaux dont la protection ou la promotion est jugée spécialement urgente. Deuxièmement, quel que soit le contenu de cette liste courte, les intérêts que protègent les droits constitutionnels sont conçus comme « objectifs » et « universels ». Ils sont objectifs, car ils tirent leur fondement de la théorie substantielle des droits censée représenter correctement l’ordre constitutionnel normatif. Cet ordre est lui-même censé sanctionner de véritables intérêts humains fondamentaux, et ce, même si les théories constitutionnelles concurrentes conçoivent différemment ce en vertu de quoi un ordre constitutionnel est véritablement conforme aux intérêts humains fondamentaux. Les intérêts fondamentaux sont universels, car ils sont censés être les mêmes pour tous les êtres humains, soit en tant qu’êtres humains soit en tant que membres ou citoyens d’une démocratie constitutionnelle libérale. Ainsi, le modèle de la priorité des droits présuppose que la liste des droits vaut également pour chaque personne. La liberté de pensée, la liberté d’expression, la liberté de choisir une occupation, la liberté de se marier avec la personne de son choix, la liberté et le pouvoir de concevoir un projet de vie et de le réaliser, par exemple, constituent des intérêts vitaux ou fondamentaux pour toutes les personnes humaines, indépendamment du sexe, de la race, de la religion, de l’origine ethnique, etc.

Jusqu’à tout récemment, le modèle de la priorité des droits semblait faire l’objet d’un assez large consensus dans les démocraties constitutionnelles libérales. Cependant, ce consensus semble s’effriter : comme je l’ai mentionné, le modèle de la priorité des droits, en tant que modèle constitutionnel guidant le processus d’évaluation des justifications des restrictions aux droits constitutionnels, est en déclin au profit du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit. Or, contrairement au modèle de la priorité des droits, le fondement de la force normative du modèle de l’optimisation n’est pas clair. D’une part, ce modèle semble incompatible avec la tradition du constitutionnalisme libéral, dont les valeurs et les idéaux incarnent l’idée suivant laquelle les droits fondamentaux ont en principe priorité sur les valeurs et les intérêts concurrents. D’autre part, le modèle de l’optimisation semble incompatible avec les raisons mêmes pour lesquelles la plupart des pays démocratiques ont enchâssé des droits dans leur constitution. Pour la plupart des citoyens de ces pays, de même que pour les auteurs de ces constitutions, l’objet même des chartes des droits est de garantir juridiquement la priorité normative d’au moins certains intérêts vitaux ou droits fondamentaux.

Il importe donc de retourner à la question initiale : comment comprendre, d’un point de vue normatif, qu’à ce moment-ci de l’histoire constitutionnelle des démocraties, le principe de proportionnalité, utilisé aux fins du contrôle judiciaire des mesures gouvernementales portant atteinte aux droits garantis, puisse être conçu dans le cadre du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit ? Comment comprendre le déclin du modèle de la priorité des droits dans le processus de décision constitutionnelle ? On pourrait certainement avancer divers types de considérations. Dans ce qui va suivre, j’avancerai une considération substantielle fondamentale. Je soutiendrai que ce mouvement en faveur du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit réside, en partie du moins, dans l’engagement des sociétés démocratiques envers le principe d’égalité morale des personnes dans un environnement juridique, social et politique qui valorise le pluralisme et le multiculturalisme. Cependant, je dois d’abord examiner deux considérations formelles.

A. Le statut juridique des normes et l’interprétation généreuse des droits

On pourrait vouloir justifier le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit sur la base de considérations juridiques formelles. En voici deux. On pourrait soutenir que le fondement du modèle de l’optimisation réside dans le fait que les normes constitutionnelles ont toutes le même statut juridique : elles ont toutes un statut « constitutionnel ». Pour ce motif, la constitution n’établit aucun ordre de priorité, lexical ou autre, entre les valeurs constitutionnelles concurrentes qu’elle exprime et, conséquemment, les valeurs constitutionnelles ont en principe le même poids. D’où la nécessité de les optimiser conformément au principe de proportionnalité lorsqu’elles sont en conflit[54]. Selon moi, cet argument formel est insuffisant, notamment pour les deux motifs mentionnés plus haut. D’une part, les démocraties constitutionnelles ont généralement enchâssé certains droits spécifiques dans leur constitution en vue de leur conférer une priorité normative sur les valeurs concurrentes moins fondamentales. D’autre part, la tradition constitutionnelle libérale, dans laquelle les chartes des droits s’inscrivent, reconnaît le modèle de la priorité des droits.

Deuxièmement, on pourrait soutenir que le modèle de l’optimisation s’impose en raison des méthodes d’interprétation constitutionnelle utilisées dans certaines juridictions. Comme on l’a expliqué plus haut, le modèle de la priorité des droits n’a raisonnablement de sens que si la liste des droits garantis est relativement courte : l’idée que l’on puisse conférer une priorité normative à tous les intérêts humains possibles est absurde et plus les droits constitutionnels tendent à inclure des intérêts « ordinaires », par opposition aux intérêts fondamentaux, plus le modèle de la priorité des droits perd sa raison d’être. Or, au Canada comme ailleurs, les tribunaux interprètent les droits constitutionnels d’une manière très large, voire d’une manière tellement généreuse que les droits constitutionnels enchâssés finissent par inclure des intérêts que la tradition constitutionnelle libérale considère comme ordinaires. Cela ne veut pas dire qu’ils soient insignifiants, mais simplement qu’ils ne sont pas vitaux ou fondamentalement importants, du moins dans le cadre de la tradition constitutionnelle libérale. Pensons par exemple à la liberté d’expression commerciale, à la liberté de propager la haine ou au droit d’un enfant de douze ans d’aller à l’école publique avec un kirpan. Conférer à tous ces intérêts une priorité normative de principe semble artificiel. De ce point de vue, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit semble beaucoup mieux convenir. Il permet aux juges d’équilibrer de manière contextuelle les valeurs en conflit, qu’elles soient fondamentales ou ordinaires, à la lumière du poids concret des intérêts relatifs en cause.

Cette seconde considération est plausible. Il est en effet raisonnable de concevoir le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit comme le résultat nécessaire d’un processus d’interprétation constitutionnelle fondé sur une approche large et généreuse, dont l’application, au terme d’un certain temps, a élevé au rang de valeurs fondamentales ou de droits constitutionnels des intérêts qui, selon la tradition constitutionnelle libérale, ne sont pas dignes d’une protection constitutionnelle. Cependant, il faut bien voir les limites de cette seconde considération. Selon cette justification, le modèle de l’optimisation apparaîtrait en droit constitutionnel a posteriori, afin de corriger une situation juridique incohérente. Elle ne fournirait aucune raison normative indépendante de le reconnaître. Le modèle apparaîtrait accidentellement, pour ainsi dire, en réaction aux excès de l’interprétation constitutionnelle généreuse.

B. Le pluralisme et le multiculturalisme

Quelle que soit la force persuasive de ces considérations formelles, je voudrais avancer une considération normative substantielle, moins évidente peut-être, mais beaucoup plus fondamentale. Je ne soutiens pas que cette considération soit la seule explication possible de l’importance du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit en droit constitutionnel[55]. Mais je soutiens qu’elle est suffisamment puissante pour que nous l’examinions sérieusement. La thèse est la suivante : dans une société démocratique égalitaire qui se caractérise par le pluralisme et la diversité culturelle, il devient très difficile pour les juges de promouvoir et maintenir le modèle de la priorité des droits. Cela est d’autant plus difficile dans les sociétés démocratiques qui font du multiculturalisme ou du pluralisme un aspect de leur identité nationale et de leur ethos, voire un principe constitutionnel écrit ou non écrit, ou encore dans les démocraties où les juristes sont sensibles aux débats politiques et philosophiques sur le pluralisme et le multiculturalisme. En revanche, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit semble convenir aux conditions d’une société démocratique égalitaire qui se caractérise par le pluralisme et la diversité culturelle.

1. Les limites du modèle de la priorité des droits

Les démocraties libérales contemporaines admettent et postulent « l’égalité morale des personnes », c’est-à-dire, l’idée que chaque personne a la même valeur en tant qu’être humain et que, pour cette raison, chacune a le même statut du point de vue de l’éthique et de la morale politique. Par conséquent, les décisions politiques doivent, d’une certaine manière, honorer cette égalité fondamentale. Puisque les personnes sont sur un pied d’égalité, les gouvernements doivent traiter chaque personne avec le même respect et la même considération. Chaque personne doit compter également dans le processus de décisions politiques. Bien que cette injonction puisse être interprétée de diverses manières, elle signifie à tout le moins que la procédure et/ou les valeurs ou les principes fondamentaux sur la base desquels les décisions politiques se prennent ne doivent pas postuler que certaines personnes ont intrinsèquement plus de valeur que d’autres, ni conférer d’avance à leurs revendications ou à leurs intérêts une attention supérieure à ceux d’autres personnes. Si toutes les personnes ont le même rang ou le même statut moral, les revendications et les intérêts de chacun doivent être considérés par l’État avec la même attention et le même respect. Pour cette raison, l’égalité morale des personnes implique que le processus de décisions politiques soit conforme au principe d’impartialité, tel qu’on l’entend en philosophie morale et politique[56].

Dans les démocraties libérales contemporaines, l’impartialité morale des décisions politiques est – à tout le moins en principe – garantie par le cadre constitutionnel. Ce dernier, pourrait-on dire, est censé établir les conditions d’une décision politique impartiale : les décisions politiques conformes à la constitution devraient donc, en principe, honorer le principe d’égalité morale. Mais cela présuppose que les constitutions elles-mêmes honorent l’égalité morale des personnes, c’est-à-dire que les institutions, les procédures, les valeurs et les principes fondamentaux qu’elles établissent traitent toutes les personnes qui y sont soumises avec le même respect et la même considération. Or, les constitutions ne peuvent honorer l’égalité morale des personnes que si leur contenu (institutions, procédures, valeurs et principes) résulte lui-même d’un processus conforme au principe d’impartialité, et ceci quelle que soit la nature de ce processus. Un processus d’élaboration d’une constitution qui conférerait d’avance une attention spéciale aux intérêts, aux perspectives ou aux vues de certaines personnes ou de certains groupes, par rapport à ceux d’autres personnes ou groupes, privilégierait les premiers au détriment des seconds. La constitution qui en résulterait ne serait vraisemblablement pas conforme au principe d’égalité morale des personnes.

Jusqu’à tout récemment, les constitutions fondées sur le modèle de la priorité des droits étaient généralement conçues comme moralement impartiales vis-à-vis les personnes qui y étaient soumises. On présupposait, d’une part, qu’un État qui respectait la priorité des droits permettait à chaque citoyen de réaliser sa vie conformément à sa conception du monde et à sa conception du bien, à la condition de respecter le droit égal de tous les autres de vivre la leur comme ils la concevaient. En ce sens, le modèle de la priorité des droits affichait une neutralité à l’égard des différentes conceptions du bien et des différentes visions du monde que les citoyens pouvaient épouser[57]. D’autre part, on présupposait que le mode d’élaboration et de justification de ce modèle était tel que la constitution qui en résultait pouvait faire l’objet d’un consensus entre personnes raisonnables ou, à tout le moins, d’un consensus par recoupement. Le constitutionnalisme libéral semblait donc fournir un cadre normatif impartial (ou suffisamment impartial) à partir duquel les tribunaux pouvaient légitimement arbitrer les conflits d’intérêts et les conflits de valeurs, notamment ceux qui opposaient les intérêts de la majorité aux intérêts des minorités. Également, ce cadre normatif permettait aux juges de trancher entre les diverses revendications culturelles et religieuses sur la base de normes impartiales qui honoraient l’égalité morale des personnes.

Cependant, depuis près d’une génération, à l’instar de philosophes et de sociologues contemporains, des juristes ont pensé que le modèle de la priorité des droits n’était peut-être pas aussi impartial qu’on le croyait. Puisque ce modèle postule que certains intérêts humains comptent prioritairement dans la vie de chaque personne et que, pour ce motif, ils ont priorité sur les valeurs et les intérêts concurrents, il présuppose nécessairement la validité d’une certaine conception de l’être humain et de son bien. Il présuppose, par exemple, que l’être humain possède certains caractères universels et objectifs constitutifs de son identité, tels que l’autonomie et la raison, et que ces traits déterminent ce qui a le plus de valeur dans toutes les vies humaines, tels que l’autonomie individuelle, l’agir raisonnable, l’épanouissement personnel ou la capacité de prendre une distance rationnelle critique par rapport aux idées reçues, à la tradition, à la culture et à la religion. Les libertés telles que celles de pensée, d’expression, de religion, de se marier, de choisir une profession, de concevoir un projet de vie de manière autonome et de le réaliser ne sont donc pas des fins en soi. Elles sont des biens premiers pour le motif qu’elles permettent à chacun de vivre sa vie d’une manière autonome, rationnelle, indépendante et épanouissante.

Or, d’un point de vue empirique, c’est un fait bien établi que, dans les sociétés démocratiques contemporaines, il existe une pluralité de conceptions du bien, de visions du monde, de modes de vie et de cultures (de langages ou de schèmes conceptuels). C’est ce que les philosophes nomment le « fait du pluralisme »[58]. Ces conceptions, visions du monde, modes de vie et cultures ne sont ni parfaitement étanches ni mutuellement exclusifs. Des recoupements sont bien sûr inévitables. Cependant, ces diverses conceptions ne partagent pas toutes la même vision de l’être humain et des intérêts humains fondamentaux, et certainement pas celle que postule le modèle de la priorité des droits. Cette vision convient sans doute aux libéraux laïques et à d’autres, mais il est peu probable qu’elle convienne, par exemple, aux religieux fondamentalistes ou aux immigrants provenant de cultures plus traditionnelles ou communautaires. Les revendications politiques fondées sur des considérations religieuses ou culturelles qui déchirent nos sociétés depuis quelques années en font foi, qu’il s’agisse par exemple des demandes d’accommodements raisonnables, de la polygamie, de la reconnaissance des tribunaux religieux ou du mariage entre conjoints de même sexe. Ces revendications expriment des dissensions profondes relativement au bien-fondé ou à la signification des principes et des valeurs constitutives de la tradition constitutionnelle libérale, tels que l’égalité des droits, l’égalité devant la loi, l’égalité entre les hommes et les femmes, la dignité égale de chacun, indépendamment de l’orientation sexuelle, l’autonomie individuelle, le développement du jugement critique ou l’homogénéité culturelle du peuple souverain. Les conceptions de l’être humain et de ses intérêts fondamentaux peuvent varier considérablement selon les appartenances culturelles, les croyances religieuses et les convictions philosophiques. Le modèle de la priorité des droits n’est donc pas neutre : il incarne et promeut tout au plus une famille de conceptions du bien, de visions du monde, de modes de vie ou de cultures.

De plus, d’un point de vue épistémologique, des juristes ont remis en question l’idée que le modèle libéral de la priorité des droits puisse, au-delà du fait du pluralisme, revendiquer un statut privilégié dans l’histoire du monde en ce qu’il résulterait d’une raison universelle, ou encore qu’il serait fondé objectivement dans la nature humaine. Ce modèle constitutionnel ne serait donc ni universel ni objectif. D’abord, les biens humains et les valeurs seraient irréductiblement pluriels, souvent incompatibles, voire incommensurables. Ensuite, même en supposant que certaines valeurs et certains biens humains puissent être « universels » et « objectifs », ils seraient tels que la réalisation des uns impliquerait inévitablement le sacrifice des autres. Dans un même contexte, ils pourraient donc exiger des solutions incompatibles sans qu’il puisse exister de valeur ou de bien humain supérieur universel et objectif permettant d’établir un ordre de priorité objectif et universel et d’arbitrer rationnellement. Enfin, une même valeur universelle et objective pourrait, dans un même contexte, exiger des normes et des décisions incompatibles. La justice, par exemple, dans un contexte donné, pourrait exiger la restitution d’un bien à une personne et la reconnaissance d’un titre à celle qui en a pris soin pendant plusieurs années. C’est ce que les philosophes nomment le « pluralisme des valeurs »[59].

Les désaccords sur la nature, le poids ou la portée des valeurs et des biens humains, tant dans l’abstrait qu’en contexte, ne résulteraient donc pas d’une faiblesse de la raison humaine ou de l’ignorance des uns ou des autres. Ils découleraient de la condition humaine même : la pluralité des besoins humains serait telle qu’ils fonderaient des revendications conflictuelles. Puisqu’il n’existerait aucune unité de mesure universelle et objective, aucun standard commun supérieur permettant d’évaluer rationnellement et correctement le poids relatif des revendications concurrentes et de les ordonner, chaque personne serait tenue de soupeser les valeurs et les biens en conflit dans un contexte donné et de trouver les équilibres et les compromis qui leur semblent le plus satisfaisants. C’est pourquoi, dans les sociétés libres, diverses conceptions du bien, diverses visions du monde, divers modes de vie et diverses cultures émergent et sont destinés à coexister. C’est aussi pourquoi, dans une même société, certains individus peuvent privilégier prioritairement l’autonomie individuelle et la rationalité critique alors que d’autres ne leur attribuent qu’une importance marginale, voire aucune importance dans la vie humaine. Pour ce motif, le philosophe John Gray a soutenu que les êtres humains avaient des raisons de vivre différemment[60]. Le pluralisme des valeurs expliquerait donc, en partie du moins, le fait du pluralisme[61].

Ces idées sont troublantes. Elles impliquent que le modèle libéral de la priorité des droits n’est pas neutre entre les conceptions du bien, les visions du monde, les modes de vie et les cultures des citoyens qui y sont soumis. Il ne serait qu’une interprétation ou qu’un aménagement possible parmi d’autres des valeurs concurrentes et des biens humains qui constituent des formes de vie éthique. Pour paraphraser le célèbre philosophe John Rawls, on pourrait qualifier le constitutionnalisme libéral de « sectaire »[62]. De plus, ces idées impliquent que le poids prépondérant qu’une constitution confère en principe à certaines valeurs et à certains biens humains n’a rien d’universel ou d’objectif. L’idée même que certains intérêts humains puissent avoir une priorité normative de principe sur les autres valeurs pourrait être spécifique à certaines cultures seulement. Le constitutionnalisme libéral ne paraît être qu’une construction « culturelle » parmi d’autres[63]. Pour ces raisons, une constitution qui incarne ou enchâsse le modèle libéral de la priorité des droits ne semble pas moralement impartiale et, conséquemment, ne semble pas honorer l’égalité morale des personnes qui y sont soumises.

Certes, la culture constitutionnelle libérale, de même que le langage qui la porte et le mode de vie qu’elle porte, demeurent dominants, tant au Canada qu’ailleurs dans les sociétés démocratiques. Pour cette raison, on pourrait soutenir que le modèle de la priorité des droits possède une certaine légitimité politique, au moins dans ces sociétés. Cependant, ces mêmes sociétés n’admettent pas le principe selon lequel le seul fait qu’une valeur, une conception du bien ou une vision du monde soit dominante ou majoritaire puisse constituer une raison suffisante pour l’imposer à tous les citoyens, y compris à ceux qui ne l’acceptent pas. Le principe de légitimité politique des démocraties constitutionnelles libérales incarne celui d’égalité morale des personnes et, conséquemment, le principe d’impartialité. C’est pourquoi la légitimité politique dans les démocraties constitutionnelles libérales est généralement conçue comme étant conditionnée par un principe « unanimiste » qui prend la forme d’un consensus, d’un consensus par recoupement ou d’un « contrat social ». On postule qu’en principe le pouvoir politique et la coercition ne peuvent être exercés contre les citoyens que s’ils peuvent être justifiés en des termes que chaque personne qui y est soumise peut ou pourrait raisonnablement accepter. Utiliser l’État afin d’imposer par la force une valeur, une conception du bien ou une vision du monde à ceux qui ne la partagent pas constitue un acte de domination et d’oppression. C’est pourquoi un groupe majoritaire ou dominant, qu’il soit catholique, musulman, matérialiste athée, pornographe, mélomane ou carnivore, ne peut légitimement utiliser l’État, sa constitution ou les juges qui l’interprètent afin d’imposer ses valeurs, sa conception du bien, sa vision du monde ou son mode de vie à tous les autres citoyens. De la même manière, il serait illégitime pour un groupe culturel dominant, majoritaire ou national d’utiliser l’État, sa constitution ou les juges qui l’interprètent afin d’imposer sa culture, ses valeurs, sa conception du bien et sa vision du monde à tous les autres citoyens. Un État ou une constitution qui le ferait établirait une « culture officielle ». Cette forme d’« establishment » ne serait pas impartiale entre les cultures et n’honorerait pas le principe d’égalité morale de tous les citoyens.

Ce sont de sérieux problèmes et plusieurs juges semblent maintenant les reconnaître. Pour nos fins, ils permettent de comprendre, partiellement du moins, pourquoi, dans les sociétés pluralistes et multiculturelles comme le Canada, il devient de plus en plus difficile de concevoir les chartes des droits à la lumière du modèle de la priorité des droits tel que conçu dans la tradition constitutionnelle libérale. De telles chartes des droits ne seraient pas impartiales entre les conceptions de l’être humain et de son bien, les visions religieuses, morales ou philosophiques du monde, les modes de vie et les cultures qui coexistent dans nos sociétés pluralistes et multiculturelles contemporaines. En outre, ces chartes des droits ne seraient pas fondées sur des considérations objectives et universelles. Enfin, un consensus sur le bien fondé et la signification des valeurs enchâssées dans les chartes des droits, ou sur celles qui devraient l’être, semble bien improbable. Les chartes des droits libérales privilégient donc certaines personnes et certains groupes de citoyens, ceux qui adhèrent au libéralisme, au détriment d’autres groupes de personnes et de citoyens.

Le philosophe Bhikhu Parekh a exprimé ces problèmes dans un ouvrage influent sur le multiculturalisme. Selon lui, par définition,

a multicultural society consists of several cultures or cultural communities with their own distinct systems of meaning and significance and views on man and the world. It cannot therefore be adequately theorised from within the conceptual framework of any particular political doctrine which, being embedded in, and structurally biased toward, a particular cultural perspective, cannot do justice to others. This is as true of liberalism as of any other political doctrine. Liberalism is a substantive doctrine advocating a specific view of man, society and the world and embedded in and giving rise to a distinct way of life. As such it represents a particular cultural perspective and cannot provide a broad and impartial enough framework to conceptualise other cultures or their relations with it[64].

À l’argument selon lequel les sociétés démocratiques contemporaines pourraient être fondées sur une théorie « libérale » de la société multiculturelle, Parekh répond ceci :

[S]o far as western societies are concerned, they are multicultural and include cultures some of which are liberal and some others nonliberal or cut across and cannot be easily subsumed under either. Since the latter contest liberal principles, neither the society nor a theory of it can be constructed on these principles alone. To do so is both unjust, because it denies the legitimate claims of nonliberal cultures to participate in decisions relating to the political structure of the wider society, and risky because the resulting structure cannot count on their allegiance[65].

2. La force normative du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit

La force normative du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit réside dans le fait qu’il permet au pouvoir judiciaire d’opérationnaliser le principe d’égalité morale dans l’espace juridique et politique des sociétés pluralistes et multiculturelles. Plus généralement, elle réside dans le fait que ce modèle permet d’élaborer et d’appliquer une constitution conformément au principe d’égalité morale des personnes dans des contextes sociaux et politiques pluralistes et multiculturels où il n’y a pas de consensus empirique ou possible sur ce que sont ou ce que devraient être son contenu et ses fondements substantiels. Pour ces raisons, il convient mieux à la résolution des conflits de valeurs dans les démocraties constitutionnelles pluralistes et multiculturelles que le modèle libéral de la priorité des droits.

Le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit honore l’égalité morale des personnes pour le motif qu’il incarne toutes les vertus du principe d’impartialité morale (non seulement celles de l’impartialité judiciaire)[66]. Il est moralement impartial tant en lui-même que dans ses applications pratiques.

D’une part, le modèle est moralement impartial en lui-même. Il énonce que les valeurs et les intérêts en conflit dans un contexte donné doivent être optimisés conformément au principe de proportionnalité, mais son principe de proportionnalité est purement formel et sa fonction est strictement procédurale. Le principe est formel, car il n’exprime ni ne privilégie en lui-même aucun intérêt, aucune valeur, aucune conception substantielle du bien et aucune vision du monde. Il ne postule pas non plus la supériorité ou la vérité d’une conception substantielle de la constitution. De plus, le principe de proportionnalité a une fonction strictement procédurale, car il indique uniquement la façon de procéder (le « comment » procéder) pour mesurer et comparer le poids ou l’importance relative des valeurs en conflit dans un contexte donné, sans préjuger du résultat substantiel. Puisque, de ce point de vue, toutes les conceptions de l’être humain et de son bien, toutes les visions du monde et toutes les cultures sont sur un pied d’égalité, la procédure est impartiale en elle-même. En ce sens, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit incarne une forme d’égalité procédurale.

D’autre part, le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit est impartial dans ses applications pratiques. Lorsque les juges tranchent un litige conformément au principe de proportionnalité, les critères qu’ils appliquent ne confèrent pas d’avance une attention « spéciale » à certaines personnes ou à certains groupes au détriment d’autres. Ils ne présupposent pas que certaines conceptions du bien, certaines visions du monde ou que certaines conceptions des intérêts humains fondamentaux valent universellement ou ont un fondement objectif. Ils ne postulent pas, par exemple, que la liberté d’expression est plus importante que la décence publique, que l’efficacité administrative est moins importante que le transport en commun, que le foetus n’est pas une personne, que le plaisir est le bien ultime, que la liberté de religion est plus importante que l’égalité entre les hommes et les femmes, que les modes de pensée scientifiques et expérimentaux sont plus solides d’un point de vue épistémologique que les modes de pensée fondés sur la foi. Au contraire, les critères de la proportionnalité exigent de tenir compte du contexte et du point de vue subjectif de ceux qui sont affectés par la mesure gouvernementale. Ils demandent aux juges de mesurer les valeurs et les intérêts des personnes concernées comme ces dernières les comprennent eux-mêmes, selon leur conception du bien, leur vision du monde, leur mode de vie et leur culture. Une décision constitutionnelle conforme au principe de proportionnalité reconnaît ainsi la valeur égale de chaque personne, de sa vie et de son bien-être. Le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit est donc impartial dans ses applications. Les arbitrages qui s’y conforment confèrent à chacun autant de ce qu’il revendique compte tenu du droit de tous les autres d’être traités avec le même respect et la même attention.

L’impartialité du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, tant en lui-même que dans ses applications pratiques, en fait un modèle fondamentalement égalitaire. D’un point de vue normatif, la force du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, du principe de proportionnalité, du processus de décision qui s’y conforme et des décisions concrètes qui en résultent réside dans cette caractéristique. Le modèle permet aux juges de résoudre les conflits de valeurs qui se manifestent dans les sociétés pluralistes et multiculturelles conformément au principe d’égalité morale des personnes.

Cette thèse ne signifie pas que le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit soit lui-même fondé sur le principe d’égalité morale des personnes ou qu’il ait été conçu afin de l’honorer dans un contexte pluraliste et multiculturel. Son origine et les motivations historiques qui l’ont justifié n’ont peut-être rien eu à voir avec l’égalité morale des personnes, le pluralisme ou le multiculturalisme. De plus, elle ne signifie pas que le modèle de l’optimisation dérive d’une éthique individualiste ou qu’il se fonde sur une théorie métaphysique controversée prônant l’égalité morale des personnes. La thèse signifie simplement que la nature du modèle est telle qu’il puisse être maintenant validé, d’un point de vue normatif, par le principe d’égalité morale des personnes. De ce point de vue, le principe d’égalité constitue un critère de validité normative. Il permet d’évaluer les vertus du modèle susceptibles de lui conférer une force normative et qui, pour les juges qui le reconnaissent, le rendent spécialement attrayant et adapté aux conditions pluralistes et multiculturelles contemporaines. Mais il y a plus. Dans la mesure où ce point de vue normatif est conçu comme constituant un point de vue « moral », ces vertus pourraient lui conférer une force morale. Or, il existe une thèse très influente en philosophie morale contemporaine selon laquelle le principe d’impartialité morale constituerait le « point de vue moral », précisément pour le motif qu’il est fondamentalement égalitaire[67]. Dans la mesure où cette thèse était admise, le modèle de l’optimisation serait aussi moralement valide. Son caractère impartial, tant en lui-même que dans ses applications pratiques, lui confèrerait une force normative d’un point de vue moral. Cela ne signifierait pas que le modèle de l’optimisation présuppose que la morale soit universellement et objectivement une affaire d’impartialité. Il n’a pas à le présupposer. Le modèle prend acte du pluralisme et du multiculturalisme et ne fait qu’exiger l’optimisation des valeurs en conflit en tenant compte du point de vue de chaque personne, y compris des personnes pour qui le point de vue moral n’est pas une affaire d’impartialité. Du point de vue du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, l’impartialité est ultime et indépassable[68].

Il est intéressant de comparer le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit avec le modèle de la priorité des droits tel qu’il se manifeste dans les théories constitutionnelles contemporaines dominantes. Ces théories sont toutes substantielles et ont toujours un parti pris. Cela peut sembler évident et on peut penser que c’est là la nature même d’une constitution et, par le fait même, d’une théorie constitutionnelle. Mais il demeure que cet état de choses privilégie toujours les vues des uns, que ce soient leurs valeurs, leurs conceptions du bien, leurs visions du monde ou leurs cultures, au détriment de celles des autres. Par exemple, les théories constitutionnelles les plus influentes privilégient soit les vues des auteurs originaux (avec toutes les difficultés épistémologiques et morales que cela implique), soit celles des juges eux-mêmes (intuitives ou articulées), soit les vues d’une majorité de citoyens, soit celles d’un groupe dominant, tel qu’un groupe national, soit les vues des libéraux ou des socio-démocrates (ou d’une frange dominante des libéraux ou des socio-démocrates), soit les vues d’un théoricien de la politique ou du droit jugé important, et ainsi de suite. Or, en sanctionnant l’une ou l’autre de ces théories constitutionnelles substantielles, les juges privilégient non seulement les vues de ceux qui les favorisent au détriment des vues de ceux qui les désapprouvent, mais ils privilégient aussi les citoyens eux-mêmes qui ont ces vues au détriment de ceux qui ne les partagent pas. Ils privilégient, par exemple, les citoyens pour qui la vraie constitution exprime l’intention des auteurs originaux, ou ceux pour qui elle exprime les vues de la majorité ou le contenu d’une théorie libérale donnée. Les juges confèrent à ces citoyens, pour ainsi dire, une importance particulière : ils lisent dans la constitution leur conception du bien, leur vision du monde, leur mode de vie ou leur culture au détriment de ceux d’autres citoyens. Ces citoyens jouissent ainsi d’une attention ou d’une considération spéciale par rapport aux autres citoyens. Pour cette raison, le processus de contrôle judiciaire fondé sur une théorie constitutionnelle substantielle des droits n’est pas impartial — à tout le moins, il ne l’est pas autant que celui qui est fondé sur le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit. Il ne pourrait être impartial que si la théorie substantielle des droits sanctionnée faisait l’objet d’un consensus entre tous les citoyens à qui on l’impose, ce qui n’est manifestement pas le cas dans nos sociétés pluralistes.

On pourrait objecter à ce qui précède que les juges n’ont pas à s’occuper des principes d’impartialité et d’égalité morale. Leur fonction consiste à interpréter et à appliquer la constitution telle qu’elle est. Par conséquent, si la constitution procède du modèle de la priorité des droits, les juges devraient soutenir ce modèle. En d’autres mots, la légitimité du pouvoir judiciaire en matière constitutionnelle serait circonscrite par les normes de la constitution telles qu’elles sont. Cette objection est sérieuse. J’ai montré ailleurs comment elle pouvait être repoussée[69]. Je ne reprendrai pas l’argumentation ici. Disons simplement que, selon moi, la légitimité du pouvoir judiciaire découle fondamentalement de la légitimité du droit ou des normes juridiques que les juges reconnaissent comme raison de décider dans des affaires concrètes. Il s’ensuit que la principale question que pose la légitimité du contrôle judiciaire concerne la légitimité du droit lui-même, y compris du droit constitutionnel. Elle concerne les critères de légitimité du droit[70]. Ultimement, les juges n’ont pas d’autres options : ils doivent répondre à cette question pour eux-mêmes. Tant et aussi longtemps qu’ils demeurent convaincus que la légitimité du droit est conditionnée par le modèle de la priorité des droits, ils le soutiendront. Mais s’ils en viennent à penser que ce modèle n’est plus en mesure de conditionner la légitimité du droit, ils s’en écarteront au profit d’un modèle plus solide ou mieux adapté aux réalités sociales, politiques, juridiques et éthiques contemporaines. Évidemment, je pose l’hypothèse que c’est ce qui se produit en ce moment, plus ou moins explicitement, au Canada et, probablement, ailleurs dans le monde. L’égalité morale des êtres humains dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle devient un principe fondamental aux fins de la justice constitutionnelle. Or, de ce point de vue, le modèle de la priorité des droits semble moins capable de répondre à ses exigences normatives que le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit.

L’argument qui précède a montré pourquoi, dans une société pluraliste et multiculturelle, concevoir la constitution à la lumière du modèle de la priorité des droits est de plus en plus difficile à justifier. Cette assertion est d’autant plus forte dans un contexte où, comme au Canada, s’est développé un ethos multiculturaliste et pluraliste, et où les juges se sont engagés à le maintenir et à le promouvoir. Faire du modèle de la priorité des droits le modèle constitutionnel officiel de l’État apparaît de plus en plus partial, discriminatoire et oppressif. De plus, l’argument a montré pourquoi le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit apparaît plus désirable d’un point de vue normatif. Ce modèle incarne les vertus d’impartialité et, par conséquent, honore l’égalité morale des personnes. Il est impartial en lui-même et permet aux juges de tenir compte du point de vue de chaque partie à un litige, sans privilégier les vues d’un groupe au détriment d’autres groupes, fût-il dominant, majoritaire ou national, et sans donner d’attention ou de considération spéciale à certaines personnes au détriment d’autres personnes.

3. Le subjectivisme et le pluralisme constitutionnels

Il découle du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit que le moyen de résoudre juridiquement d’une manière impartiale les conflits entre les valeurs, les conceptions du bien, les visions du monde et les cultures consiste à optimiser chacune d’elles en contexte conformément au principe de proportionnalité. Toute autre option imposerait une vision partiale de l’importance relative des valeurs, des intérêts et des visions du monde à tous les autres. Comme on l’a dit, cela serait injuste, inégalitaire et oppressif, que cette vision partiale soit celle des auteurs de la constitution, des juges, des représentants élus, d’un groupe dominant, d’une majorité nationale ou des théoriciens libéraux les plus influents. Plusieurs conséquences juridiques découlent de cette proposition. Aux fins de ce texte, j’en examine deux brièvement : (1) le subjectivisme constitutionnel ; (2) le pluralisme constitutionnel.

Premièrement, il découle du modèle de l’optimisation ce qu’on pourrait nommer un subjectivisme constitutionnel. Les intérêts humains fondamentaux ou vitaux pertinents aux fins du droit constitutionnel ne doivent pas être déterminés a priori sur la base d’une théorie abstraite, aussi persuasive soit-elle pour les juges. Ils doivent être déterminés en contexte à la lumière de leur signification réelle pour ceux qui prétendent les avoir. Par exemple, l’importance de la religion dans la vie humaine, de même que les intérêts fondamentaux que la liberté de religion peut recouvrir, ne doivent pas être déterminés dans l’abstrait à la lumière d’une théorie libérale, d’une autorité religieuse ou de l’intention originale des auteurs de la constitution, mais à la lumière du sens et des finalités que les individus donnent eux-mêmes à leur existence, à leurs croyances et à leurs pratiques. Cela conduit à une conception constitutionnelle radicalement subjective de la liberté de religion. Dans l’affaire Amselem[71], par exemple, la Cour suprême du Canada a accepté une conception de ce genre. Dans l’affaire Multani[72], elle a même laissé entendre que toutes les pratiques religieuses méritaient la même protection (ce qui n’a aucun fondement dans le cadre d’une théorie constitutionnelle libérale qui affirme la priorité des droits). Il n’y a pas de raison a priori de penser qu’il ne puisse pas en être ainsi des autres intérêts humains que les individus jugent fondamentaux.

Cette forme de subjectivisme constitutionnel justifie que l’interprétation des droits constitutionnels soit très souple et très généreuse. L’interprétation constitutionnelle doit être telle que tous les intérêts humains que les citoyens estiment sincèrement être vitaux ou fondamentaux dans leur vie puissent être reconnus et, en cas de conflit, optimisés conformément au principe de proportionnalité. De ce point de vue, il n’importe pas que les intérêts correspondent à ceux reconnus dans la tradition libérale ou à ceux avancés par un philosophe de génie dans un traité monumental. Par exemple, au lieu de chercher à délimiter dans l’abstrait la sphère correcte de liberté de religion, les tribunaux doivent l’ajuster aux significations et aux conceptions subjectives plurielles des personnes dans les contextes où naissent les litiges[73]. Il en va de même de la liberté d’expression ou d’association, du droit à la protection contre les peines cruelles et inusitées ou la torture. Le subjectivisme constitutionnel donne un sens cohérent à l’approche interprétative généreuse des droits. Autrement, cette approche serait purement formelle[74].

Il en va de même de la mesure du degré de gravité des atteintes à ces mêmes intérêts. Elle doit procéder des significations subjectives que les personnes affectées donnent à ces intérêts, et non pas des conceptions abstraites des auteurs de la constitution ou construites à partir de la meilleure théorie des droits possible, du but des dispositions, des traditions communautaires, etc. Le poids d’une valeur ou d’un intérêt concret dans un contexte donné doit être établi du point de vue subjectif des personnes affectées. En ce sens, comme on l’a dit, l’instrument de mesure des effets préjudiciables sur les intérêts concrets réside ultimement dans les personnes qui en souffrent, compte tenu des preuves empiriques et de leur sincérité. Cela dit, il peut être parfaitement raisonnable et légitime de penser que, pour certains types d’atteinte, le degré de gravité du préjudice soit substantiellement le même pour tous les individus, quels que soient les contextes. Pensons, par exemple, à la torture : le tort est toujours très substantiel.

Ce qui vient d’être dit vaut également pour les valeurs et les intérêts que cherchent à promouvoir les gouvernements. L’importance des objectifs gouvernementaux, ou du degré de leur réalisation dans un contexte donné, ne doit pas être déterminée a priori en fonction d’une théorie politique ou constitutionnelle normative abstraite, aussi persuasive soit-elle pour les juges. Cette importance doit être établie en contexte, selon la signification réelle qu’ont ces objectifs et le degré réel de leur réalisation pour les citoyens qui en bénéficient. Ici aussi, l’instrument de mesure réside ultimement dans la subjectivité des parties, compte tenu des preuves empiriques.

Deuxièmement, il découle du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit ce qu’on pourrait nommer un pluralisme constitutionnel. La constitution doit refléter la pluralité des valeurs qui traversent la société, la pluralité des intérêts humains jugés fondamentaux par les citoyens, la pluralité des conceptions du bien et la pluralité des visions du monde. À cette fin, elle peut établir une pluralité d’institutions destinées à promouvoir ces valeurs, intérêts, conceptions du bien et visions du monde. Une constitution conçue dans le cadre du modèle de l’optimisation des valeurs en conflit doit nécessairement être pluraliste et accommoder la diversité culturelle entendue dans son sens le plus large. Une constitution pluraliste pourrait prévoir, par exemple, des institutions majoritaires permettant aux majorités de défendre leurs valeurs et de promouvoir leurs conceptions de « l’intérêt public ». Mais elle devrait aussi prévoir des institutions permettant aux groupes minoritaires, aux communautés culturelles non dominantes, aux dissidents et aux marginaux de défendre leurs propres valeurs et de promouvoir leurs propres conceptions de « l’intérêt public ». Ces institutions pourraient prendre diverses formes, telles que des chambres parlementaires distinctes, des droits de représentation spéciaux, des chartes des droits, des institutions fédérales, etc. De plus, une constitution pluraliste devrait prévoir une forme de contrôle constitutionnel des actes gouvernementaux de manière à ce que les valeurs constitutionnelles plurielles puissent être optimisées en contexte.

Formellement, une constitution pluraliste pourrait ressembler à certaines constitutions libérales et démocratiques contemporaines. Cependant, elle demeurerait substantiellement distincte. D’une part, elle aurait pour objet l’optimisation des valeurs en conflit dans la société, et non pas l’établissement d’une démocratie constitutionnelle de type libéral. D’autre part, son contenu varierait nécessairement selon les contextes réels dans lesquels elle serait élaborée, interprétée et appliquée. Cela étant dit, il est tout à fait possible pour les juges des démocraties libérales contemporaines d’interpréter leur constitution conformément au modèle de l’optimisation des valeurs en conflit et d’en faire des constitutions pluralistes. Comme on sait, les dispositions des constitutions libérales et démocratiques expriment déjà une pluralité de valeurs et ces valeurs sont généralement formulées en termes généraux et abstraits. De plus, les méthodes d’interprétation constitutionnelle sont elles-mêmes plurielles et, dans plusieurs juridictions, très souples.

On peut poser l’hypothèse que la Cour suprême du Canada soit actuellement engagée dans un processus qui fait de la Constitution libérale et démocratique canadienne une constitution pluraliste. Par exemple, dans le Renvoi sur la sécession du Québec[75], la reconnaissance par la Cour de certains principes constitutionnels non écrits oriente le droit constitutionnel canadien dans la direction du pluralisme constitutionnel. Les principes constitutionnels non écrits ne sont pas conçus comme un système formel de normes valides substantiellement compatibles et réconciliables les unes avec les autres. Ils expriment plutôt des valeurs concurrentes, souvent incompatibles et peut-être même incommensurables. Les principes sont en effet irréductibles à un principe substantiel ultime ou à une seule valeur-maîtresse. L’ordre constitutionnel apparaît plutôt comme un ensemble de valeurs concurrentes fondamentales (ultimes ?) qui peuvent être en conflit dans certains contextes. Le cas échéant, les valeurs doivent être optimisées conformément au principe de proportionnalité[76]. Par exemple, bien que le principe démocratique soit associé à la souveraineté du peuple et à l’autonomie gouvernementale, son institutionnalisation concrète confère aux majorités le pouvoir de promouvoir leurs intérêts et leurs conceptions particulières de l’intérêt public. Par contre, le principe du respect des minorités affirme que les minorités linguistiques, religieuses, scolaires et culturelles ont aussi le droit de promouvoir leurs intérêts et leurs conceptions particulières de l’intérêt public. Pour sa part, le principe fédéral affirme qu’il puisse exister plusieurs majorités légitimes au sein d’un même État, tout en conférant à diverses communautés le pouvoir de promouvoir leurs intérêts, dont des intérêts culturels. Ainsi de suite, la liste de principes n’étant pas exhaustive.

Arrêtons-nous un instant au principe démocratique. En théorie constitutionnelle, la démocratie est généralement conçue comme un système politique dans lequel les citoyens forment un demos capable d’être l’auteur des lois qui les lient. Pour plusieurs théoriciens, la démocratie constituerait même la valeur la plus fondamentale de l’ordre constitutionnel, quelque chose comme sa valeur ultime. Or, bien que les décisions politiques adoptées conformément à un processus démocratique soient censées exprimer la volonté de la communauté conçue comme un tout ou favoriser les intérêts communs des citoyens, il y a longtemps que l’on sait que tous les citoyens ne sont pas les auteurs des lois qui les lient et que ces dernières n’avantagent bien souvent que la majorité ou une frange dominante de la société[77]. C’est bien pourquoi les constitutions libérales confèrent aux droits fondamentaux une priorité normative sur certains types de décisions et de justifications politiques démocratiques. Néanmoins, selon le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit, la démocratie est une valeur constitutionnelle parmi d’autres. En principe, elle possède le même poids que toutes les autres valeurs, y compris celles que recouvrent les droits constitutionnels. Elle n’a donc pas priorité sur les droits et elle n’y est pas subordonnée. Elle doit être optimisée en contexte. De plus, elle ne possède pas une signification unique : les citoyens ont diverses conceptions de ce que signifie la démocratie et la constitution doit, lorsque ces conceptions sont en conflit, tenter de les optimiser.

Qu’est-ce que cela implique ? Les tribunaux doivent-ils optimiser le pouvoir des citoyens de faire les lois en tant que demos ? Ou doivent-ils optimiser les valeurs qui sous-tendent les objectifs visés par les lois adoptées à la majorité, même si l’on sait que ces lois n’avantagent bien souvent que la majorité de la population ou qu’une frange dominante de celle-ci ? J’imagine que la réponse dépend du contexte même de l’affaire qui donne lieu au litige. Cependant, dans les cas normaux, optimiser la valeur de la démocratie ne signifie rien de plus qu’optimiser les valeurs qui sous-tendent les objectifs que cherchent à réaliser les institutions censées représenter la majorité des citoyens. Optimiser la démocratie consiste donc, en général, à optimiser les valeurs, les conceptions du bien, de même que les visions du monde de cette majorité ou de sa frange dominante, c’est-à-dire, dans tous les cas, celles d’un groupe social parmi d’autres. Les majorités ou les franges dominantes de la société peuvent donc légitimement promouvoir leurs valeurs et leurs intérêts dans le cadre d’une société pluraliste et multiculturelle, mais jamais au point d’avoir priorité sur les valeurs et les intérêts concurrents des groupes minoritaires ou dominés, et jamais au point de leur porter atteinte d’une manière excessive. Bien entendu, on pourrait ajouter « et vice et versa ».

On pourrait donner d’autres exemples. Le processus d’interprétation large et téléologique des droits fondamentaux a permis à la Cour suprême de les concevoir à la lumière d’une pluralité de valeurs. Mais puisque la portée d’un même droit peut être fondée sur des valeurs concurrentes, il peut être nécessaire, dans des affaires concrètes, de chercher à les optimiser. L’évolution des droits des autochtones, la conception « égalitariste » de la laïcité stricte, la doctrine des accommodements raisonnables et le concept d’égalité réelle, pour ne nommer que quelques aspects du droit constitutionnel contemporain, appuient l’hypothèse que la Constitution canadienne devient de plus en plus pluraliste et accommodatrice de la diversité culturelle.

Conclusion

Dans ce texte, j’ai soutenu qu’il existait au moins deux conceptions distinctes du principe de proportionnalité en théorie et en droit constitutionnels. J’ai associé la première conception au modèle constitutionnel libéral qui postule la priorité des droits et la seconde à un modèle constitutionnel que j’ai nommé « le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit ». J’ai ensuite soutenu qu’il devenait de plus en plus difficile dans les sociétés pluralistes et multiculturelles de maintenir le modèle de la priorité des droits. Enfin, j’ai avancé que si le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit s’imposait de plus en plus en théorie et en droit constitutionnels, tant au Canada qu’ailleurs dans le monde démocratique, c’était pour le motif qu’il était plus égalitaire et plus impartial que le modèle libéral de la priorité des droits. J’ai soutenu que la force normative de ce modèle réside précisément dans le fait qu’il honore l’égalité morale des personnes. Le processus de décision constitutionnelle, conformément au modèle de l’optimisation, respecte chaque personne en leur donnant autant de ce qu’elle revendique dans un contexte factuel précis, compte tenu du droit égal de tous les autres d’être traités avec le même respect et la même considération. J’ai ensuite examiné deux conséquences constitutionnelles découlant de ce modèle : le subjectivisme constitutionnel et le pluralisme constitutionnel.

Si le modèle de l’optimisation des valeurs en conflit finissait par détrôner complètement le modèle de la priorité des droits, le recours au principe de proportionnalité exemplifierait une transformation conceptuelle majeure au sein du constitutionnalisme démocratique contemporain. D’une forme de constitutionnalisme de type libéral, les sociétés démocratiques passeraient à une forme de constitutionnalisme égalitaire de type « pluraliste » et « multiculturaliste ».