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Dans la décennie passée, plusieurs livres ont été écrits sur le rôle incontournable qu’a joué le pape Pie XII dans l’histoire du xxe siècle. Encore aujourd’hui, sa position et son attitude vis-à-vis de l’Endlösung du régime totalitaire allemand durant la Deuxième Guerre mondiale font l’objet de débats très vifs. Cela a été renforcé récemment par les péripéties concernant le dialogue de l’Église catholique romaine avec les soi-disant Lefebvristes. Dans les dix dernières années — et surtout après la publication du livre de John Cornwell, Hitler’s Pope en 1999[1] —, la liste des biographies du pape Pie XII est considérable, avec la parution, presque chaque année, de plusieurs livres sur le sujet[2]. Bien entendu, ces volumes sont de qualité variable, et ont été écrits par des auteurs de différentes provenances et allégeances — certes pas tous historiens professionnels. De même, il est indéniable qu’un bon nombre de volumes fut écrit avec des « motivations prédéterminées », qui cherchaient à sauver ou bien attaquer l’image du souverain pontife. Ce terrain d’étude est donc devenu complexe, dans une période où les archives du Vatican sur le pontificat de Pie XII restent encore closes, et où il reste bon nombre de choses à découvrir, à débattre et à décrire. Puis, au cours des années, le débat devint de plus en plus controversé, au point où certains ont parlé d’une véritable « Pius War[3] ». Au fil des discussions, beaucoup de motivations, qui n’ont rien à voir avec le métier propre d’historiographe, y ont été entremêlées. On ne s’étonne donc pas que du côté du Vatican, par le biais du Pontificio comitato di scienze storiche, on a cru bon de publier des documents sur Pie XII[4]. Avec les récentes discussions sur le dialogue de l’Église catholique avec les Lefebvristes, on peut penser que cela ne cessera pas de sitôt, comme en témoigne la récente publication du livre d’Alexandra von Teuffenbach, intitulé Eugenio Pacelli. Pio XII tra storia, politica e fede[5]. C’est à propos de ce volume que nous écrivons cette note.

Comme beaucoup d’autres livres, le récent volume de von Teuffenbach se présente comme une biographie de Pie XII, pape sur lequel la jeune historienne a déjà écrit dans son livre I papi del XX secolo de 2007[6]. De même, il nous faut mentionner d’autres publications antérieures, comme son édition du journal de Vatican II du Père jésuite Sébastien Tromp, chez Gregoriana[7], et sa monographie ecclésiologique traitant de l’histoire de la rédaction de l’article no 8 de Lumen Gentium, qui discute de la nature de la relation entre l’Église du Christ et l’Église catholique romaine[8]. De fait, il existe de bonnes raisons pour s’intéresser à ces publications, même si elles traitent d’une période postérieure au pontificat de Pie XII, mais revenons maintenant au livre présent. Vu l’abondance des publications sur le sujet et la controverse mentionnée ci-dessus, il faut attribuer du courage à l’auteur de penser pouvoir ajouter des nouveautés. D’emblée, il est clair que von Teuffenbach a lu beaucoup de choses et dans son introduction, elle avoue que, pour d’importantes parties de son livre, elle s’est appuyée sur des sources secondaires. Ces sources sont surtout les biographies récentes de l’historien suisse Philippe Chenaux[9] et de l’italien Andrea Tornielli[10], qui lui ont servi pour rédiger son propre livre. En même temps, l’auteur indique son désir de présenter un livre non universitaire, dans une langue accessible au grand public. C’est pour cette raison que le livre ne contient que des notes finales et que l’on n’y trouve pas de notes de bas de page, afin de ne pas alourdir l’édition. En effet, le livre est écrit dans un style très lisible, dans lequel l’auteur a pris la liberté d’insérer beaucoup de réflexions personnelles, et qui se caractérise par plusieurs phrases commençant par « si può immaginare che… ». Ensuite, l’intention de von Teuffenbach est de fournir au public italien des informations et des sources allemandes auxquelles, autrement, il ne peut que rarement avoir accès. Déjà là, on se pose la question à savoir pourquoi, outre les sources primaires dont nous parlerons ci-dessous, si peu de livres allemands ont été utilisés.

Après l’introduction générale, le livre est conçu en trois parties, dont les deux premières constituent la biographie proprement dite. La première partie raconte l’histoire de l’enfance de Pacelli, son curriculum d’études secondaires et universitaires jusqu’à sa nomination, son activité en tant que sous-secrétaire de la Congrégation pour les Affaires Extraordinaires en 1911, et son élection à titre de secrétaire de cette Congrégation trois ans plus tard. Ce dernier pas constitue le commencement de la longue carrière curiale de Pacelli, carrière qui se joue complètement à l’intérieur des structures hiérarchiques de l’Église catholique romaine. Nous n’aborderons pas ici les détails de la jeunesse de Pacelli, qu’on peut retrouver dans beaucoup d’autres publications. Ce qui frappe néanmoins, c’est l’importance attribuée dans le volume aux discours prononcés par le cardinal Tardini, après la mort de Pie XII, et qui sont souvent cités de manière peu critique[11].

Passons alors à la deuxième partie du livre, qui commence par la nomination de Pacelli à la nonciature de Munich en pleine période de guerre, en Allemagne, à partir de 1917. En effet, la plus grande partie du chapitre sera vouée à la relation entre le nonce, et plus tard le pape, et les Allemands. La seule partie qui parle d’autre chose est celle qui traite des années 1930 à 1939. Après avoir été créé cardinal en 1929, Pacelli devint Secrétaire d’État du Vatican, poste diplomatique crucial, qu’il occupera jusqu’à son élection dix ans plus tard. Dans l’ensemble, la manière dont cette histoire est racontée par von Teuffenbach présente un aperçu équilibré et honnête de la vie de Pacelli, avant d’accéder au trône de saint Pierre. On y trouve peu de chose qui cherche la controverse, même si à quelques endroits, l’auteur a souvent tendance à voir des « signes précoces » de papauté dans les événements qui précèdent le conclave de 1939. Cela s’étend jusque dans le titre de la partie sur la nomination papale : « Papa, come da pronostico ». Dans un autre ordre d’idées, le livre met en lumière le grand réseau de contacts qu’avait Pacelli avant 1939, et son inquiétude croissante sur la situation allemande. Aussi, l’auteur souligne le rôle qu’a joué Sr Pascalina en tant que personne de confiance de Pacelli, pendant son cardinalat et durant ses années de pontificat[12].

Devenu pape en 1939, au moment où la Deuxième Guerre mondiale était inévitable, l’arrière-fond esquissé — entre autres, le fait que Pacelli avait été actif en négociant les accords du Latran, et avec le Reich allemand — va jouer un rôle explicatif. Le reste de la deuxième partie du livre traite du rôle — controversé — de Pie XII pendant la guerre, entre autres en relation avec le sort du peuple juif. Sur ce point, le livre n’apporte pas de grandes nouveautés. Il faut tout de même souligner l’importance des fonds d’archives utilisés — aussi pour d’autres sujets —, notamment les papiers d’un jésuite allemand qui devint secrétaire du pape, Robert Leiber. Les papiers personnels du P. Leiber, gardés aux archives de l’Université Grégorienne à Rome, n’ont à notre connaissance pas encore servi en tant que source historique, et c’est sur ce point que le livre de von Teuffenbach offre sa véritable richesse. À partir de la correspondance de Leiber avec le pape, et avec d’autres personnalités — soit du monde religieux, soit du monde politique — l’auteur enrichit le portrait nuancé qui avait déjà été esquissé par des historiens tels que le professeur Chenaux, en évitant les simplifications qui sont si souvent écrites sur le rôle de Pie XII durant la guerre. Un autre aspect à mentionner est la publication de lettres comme celle du protagoniste de la résistance allemande Hans Bernd Gisevius. Tout en publiant cette lettre adressée à Leiber[13], von Teuffenbach met en lumière la complexité de l’histoire et le danger des jugements hâtifs, ce dont il nous faut la féliciter. Ayant dit tout cela, il faut cependant signaler que, en lisant, il devient de plus en plus clair que le titre du livre annonce un programme qui n’est pas entièrement respecté. Si au commencement on exposait une biographie complète, ce n’est finalement pas le cas. Plusieurs points ne sont pas traités. Par exemple : le rôle important de ce pape pour la « libération » de l’exégèse biblique catholique après l’échec de la crise moderniste n’est pas abordé. Tout en écrivant sur l’importance des prédécesseurs de Pie XII (Léon XIII, Pie X, Benoît XV), elle semble négliger la crise profonde qui a tant marqué le monde de la théologie catholique. L’auteur ne mentionne même pas l’encyclique importante de 1943, Divino Afflante Spiritu, qui fut accueillie par tant de catholiques comme un « souffle d’ozone frais après l’orage ». Par contre, cette négligence n’est pas présente quand il s’agit d’une autre encyclique de la même année : MysticiCorporisChristi. À ce moment, on aborde le thème de l’ecclésiologie, thème qui nous amène à la troisième partie du livre, aux questions théologiques et à l’herméneutique du Concile Vatican II.

Après la conclusion de la deuxième partie — qui finit par raconter les derniers jours du pape et, là encore, offre un témoignage fort intéressant du P. Leiber — on se demande encore un peu à quoi s’attendre. Très vite, le titre de la troisième partie, « Precursore del Vaticano II », indique la direction. Ce dernier chapitre traite du pape Pie XII en tant que précurseur du Concile Vatican II, et commence par aborder les relations préconciliaires entre Pacelli et les deux futurs papes du Concile, Jean XXIII et Paul VI, comme pour fixer une ligne de continuité. Continuité donc. Voilà le grand thème autour duquel tourne le chapitre, et qui — dans une biographie d’un pape préconciliaire — pose question, puisque ces pages s’inscrivent dans un débat tout autre que celui que nous venons d’esquisser à propos de Pie XII. L’auteur se sent libre d’aborder la question disputée de l’interprétation du Concile Vatican II[14], jusqu’au point où l’on a l’impression que Pie XII fut utilisé pour mener un discours qui s’oppose à l’historiographie contemporaine de Vatican II, Concile que le pape n’a jamais vécu ni convoqué.

Regardons de plus près. En quelques pages, von Teuffenbach discute de l’importance de Pie XII au niveau du développement de la doctrine sociale (avec beaucoup d’attention pour le rôle d’un jésuite tel que Gustav Gundlach), de la théologie morale (cette fois en soulignant la personnalité du jésuite Franz Hürth), etc. Nous ne parlerons pas trop de ces sujets, puisque c’est surtout la cinquième section du chapitre qui attire l’attention. À ce moment, von Teuffenbach touche son domaine de prédilection, l’ecclésiologie, sur lequel elle a publié sa monographie tant débattue. En parlant du thème, durant le pontificat de Pie XII, von Teuffenbach fait remarquer que ce fut surtout le jésuite Tromp qui a fait beaucoup de travail pour Pacelli. Puis, von Teuffenbach passe plusieurs pages à esquisser le contenu théologique des deux encycliques ecclésiologiques, Mystici Corporis (1943) et Humani Generis (1950). Elle le fait tout en soulignant que, surtout selon Mystici Corporis, l’Église du Christ est accomplie dans l’Église catholique romaine. Jusqu’à ce point, on peut encore la suivre, mais von Teuffenbach va jusqu’à constater qu’on trouve dans l’encyclique de 1943 toute la doctrine sur l’Église et l’appartenance à celle-ci développées dans Lumen Gentium en 1964, deux décennies et beaucoup de débats théologiques plus tard. Avec cette ligne d’interprétation, elle cherche à faire entrer un débat récent, portant sur l’interprétation de Lumen Gentium 8 et sur la signification précise du verbe « subsister » dans ce contexte. Étant donné la monographie qu’elle a publiée sur le sujet, et qui fut la base de plusieurs articles de Karl-Joseph Becker, puis aussi d’un document de 2007 de la Congrégation pour la doctrine de la foi[15], l’auteur n’a pu se retenir d’entrer en polémique, point qui constitue la faiblesse de ce livre. Insistant sur l’opinion contestable qu’entre Pie XII et le Concile Vatican II, il existe une continuité complète, von Teuffenbach cherche à illustrer son propos en soulignant que, sous Pie XII et pendant le Concile Vatican II, c’était le même jésuite — le Père Sébastien Tromp — qui fut l’auteur original de la prise de position catholique sur la relation entre l’Église catholique et l’Église du Christ, position qui se retrouve dans Mystici Corporis. Cette relation est alors décrite comme si le fameux « subsistit » de Lumen Gentium 8 signifiait « est ». C’est sur ce point que ce livre sur Pie XII a tendance à vouloir se mêler du débat herméneutique dans lequel la prise de position de von Teuffenbach est de notoriété publique. Du point de vue méthodologique, cela est au moins fragwürdig. Non seulement ne peut-on lire et interpréter des textes conciliaires à partir de la théologie d’un seul théologien (in casu, Sébastien Tromp), mais le choix de consacrer un tel nombre de pages d’une biographie sur Pie XII à la lecture postconciliaire de Vatican II n’est pas justifié. Ce dernier point — avec une diatribe explicite contre une interprétation qui parlerait d’un « Concile tombé du ciel », « hors de » ou bien « en rupture avec » la Tradition. Ici, il nous reste à souligner qu’en réalité, il n’y a personne dans le champ de recherche sur Vatican II qui nie l’importance de Pie XII. Cependant, il faut être plus prudent que de vouloir attribuer tout ce qui s’est passé au Concile Vatican II à ce pape, et ne pas rejeter a priori toute considération à propos de la possibilité d’un changement sur le plan de la doctrine au sein de l’Église catholique. Pour conclure, mentionnons encore que, nonobstant ces limites, la dernière partie du livre de von Teuffenbach nous offre des choses très intéressantes. Par exemple sur le projet — jamais réalisé pourtant — de préparation d’un Concile sous Pie XII à la fin des années 1940. C’est bien ici que les qualités de chercheur de von Teuffenbach font surface, quand elle sait offrir du nouveau — en comparaison à ce qui a été écrit sur ce point par Giovanni Caprile[16] — à propos de ce sujet peu connu.