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Les actes du colloque René Lévesque, Mythes et réalités organisé par la Fondation René Lévesque en collaboration avec l’Université du Québec à Montréal ne souffrent pas des écueils qui guettent souvent les ouvrages collectifs, soit le caractère trop disparate ou la qualité trop inégale des textes. Seule exception : la courte contribution de Lysiane Gagnon n’est qu’une opinion qui se voudrait critique du mythe Lévesque qui serait à dégonfler puisque le référendum de 1980 a échoué, mais le texte est très superficiel. Dans l’ensemble, au contraire, le public trouvera rassemblées dans ce recueil une bonne douzaine d’études intéressantes abordant diverses facettes d’un des hommes politiques les plus marquants du xxe siècle québécois. En outre, l’ouvrage est accompagné de l’enregistrement sur CD d’un discours prononcé par René Lévesque au Collège Sainte-Marie à Montréal le 9 mai 1964, durant la « Semaine du nationalisme ».

Trois thèmes furent soumis aux participants : les influences et l’héritage ; un social-démocrate ; la question nationale. Serge Denis, Marc Comby et Alain Noël s’attardent à la question des rapports de René Lévesque avec la gauche. Serge Denis en profite pour exposer des analyses développées ailleurs sur l’histoire de la social-démocratie. Pour lui, un parti social-démocrate présente un programme socialiste, non révolutionnaire et est formé par des organisations syndicales, à l’exemple du Labour Party. Un petit nombre de nations en Occident n’ont pas connu ce phénomène, dont le Québec. Le PQ n’est donc pas un parti social-démocrate au sens strict. Seulement, dans la conjoncture où il vit le jour, il fut le parti le plus proche du peuple québécois, notamment sur le plan national qui lui permit de déclasser toutes les organisations socialistes qui courtisèrent cet électorat, tout en se montrant actif sur le terrain des mesures sociales.

Jean-Jacques Simard présente René Lévesque comme un libéral nationaliste et un social-démocrate populiste : proche du peuple, populiste avant tout dans le bon sens du terme, Lévesque se démarque par son charisme et sa capacité de porter « l’orgueil des humbles ». Le texte est sans doute plus élogieux qu’éclairant, car il accole surtout beaucoup d’étiquettes à l’action politique de René Lévesque plus qu’il ne l’analyse de façon systématique. Néanmoins, l’affirmation selon laquelle René Lévesque n’était pas « socialiste » ou « de gauche » au sens européen […] mais un libéral à l’américaine » (p. 30), semble juste.

Louis Balthazar s’interroge bien sûr sur l’américanité du chef souverainiste. L’exercice pourrait paraître convenu. Sans apporter du neuf, Balthazar offre une analyse nuancée, montrant le réel attachement de René Lévesque à la nord-américanité, son sentiment maintes fois exprimé d’une plus grande proximité avec les États-Unis qu’avec l’Europe, sa grande admiration pour Roosevelt, mais aussi l’existence, simultanément, chez lui, d’une conscience de ce qui distinguait la culture des États-Unis et celle du Québec (par exemple la place qu’occupe depuis longtemps la violence chez nos voisins du Sud). L’évolution du débat sur l’américanité au Québec après 2003 et la guerre d’Irak se fait sans doute ressentir…

Pierre Nepveu étudie le rapport entre Lévesque et la littérature, qui, on le sait, lui était chère. Nepveu rappelle des faits connus, comme l’importance des lettres classiques et françaises dans la formation de Lévesque (lesquelles restituent la richesse du personnage qu’on ne saurait réduire à l’américanité). Toutefois cette contribution déçoit en ce qu’elle ne répond pas à la problématique annoncée : le rapport entre la littérature et la question nationale (Nepveu dit « l’espoir »), qui finalement n’est qu’effleuré.

Pierre Anctil analyse les rapports entre René Lévesque et la communauté juive. Anctil y voit la prémisse des rapports que le mouvement nationaliste entretiendra avec les « communautés » dites culturelles qui se sont multipliées depuis, et pour lesquelles la communauté juive, bien organisée écrit-il, aurait fait figure de leader. Au-delà du plaidoyer communautariste, l’étude est intéressante parce qu’elle fait ressortir de manière documentée un rapport privilégié entre ce chef souverainiste et la communauté juive, qui découlerait d’une sensibilité particulière de René Lévesque depuis sa participation comme reporter à la découverte du camp de Dachau par les troupes américaines.

De façon apparentée, Philip Resnick présente René Lévesque comme le chef souverainiste (il faudrait sans doute préciser le chef péquiste) qui recueillait le plus de sympathie au Canada anglais.

Au sujet de la question nationale, Daniel Jacques développe la thèse qu’il a exposée récemment dans un livre, de l’échec final du mouvement souverainiste. À la lumière de ce constat, il faudrait maintenant blâmer René Lévesque d’avoir dit « À la prochaine fois » le soir de la défaite référendaire de 1980. La critique paraît quelque peu injuste alors que René Lévesque a participé au « beau risque » et qu’une évolution constitutionnelle ultérieure, inséparable de 1982, a relancé la question, ce qui mènera au référendum de 1995. Daniel Jacques sait qu’il n’a pas été gagné, mais René Lévesque ne pouvait pas le savoir en 1980 : son devoir était de s’occuper à la fois du climat politique et du mouvement national dans un moment critique.

Guy Lachapelle développe quant à lui une analyse du nationalisme de Lévesque qui n’est guère convaincante. Passons sur le fait que, comme plusieurs, il ne se prive pas d’asséner quelques formules creuses du type « Mais [Lévesque] restera sans doute celui qui aura permis au nationalisme québécois et au Québec de s’inscrire pleinement dans la modernité » (p. 209). Le nationalisme de Lévesque est marqué, à ses yeux, par cinq moments : la confrontation avec les excès du nationalisme fasciste durant la guerre ; les luttes de libération nationale au lendemain de 1945 ; le climat intellectuel de revendication sociale et d’anti-duplessisme, la grève de Radio-Canada et l’indifférence pour le réseau français à Ottawa. Ensuite Lévesque sera marqué par la Révolution tranquille (ici la formule paraît euphémique), moment du « Maître chez nous », avant d’être confronté à la montée d’un nationalisme « conservateur » au Canada.

Le schéma brossé par Lachapelle dégage des points valables qui ont certes influencé Lévesque, mais pose quelques problèmes. Lévesque avait bien sûr été exposé au nationalisme canadien-français avant 1939, ce qu’il oublie. Mais ce qui pose surtout problème c’est l’idée voulant que George Grant ait défini un nationalisme conservateur auquel le Canada aurait adhéré depuis 1968, par l’entremise de Trudeau, et la gauche radicale canadienne à la suite de Trudeau. Grant proposerait un nationalisme conservateur puisqu’attaché aux formes politiques britanniques et craint l’américanisation, alors que Lévesque défendrait un nationalisme libéral embrassant l’américanité, ne craignant pas l’américanisation des moeurs. De ce côté, on aurait du mal à démontrer que le Canada anglais tombe moins dans le consumérisme vain et le fast-food que le Québec. Sur le plan des idées, le nationalisme de Trudeau n’a pas été conservateur pour le Canada anglais, bien au contraire. L’analyse semble donc ici s’égarer dans une opposition illusoire.

Dans son discours, Lévesque se positionne clairement comme un confédéraliste, et s’oppose à tout nationalisme négatif. Lachapelle a raison de l’affirmer : il s’appuie sur le début du discours qui insiste sur l’idée que le nationalisme doit être une idéologie « pour soi », contre certaines structures, mais pas contre un Autre, c’est un absolu de principe et en pratique, ce serait particulièrement mal avisé dans la situation québécoise.

Mais Lachapelle a-t-il raison de dire que le mauvais nationalisme à éviter selon Lévesque est avant tout un nationalisme fasciste ? Son aversion pour le totalitarisme d’extrême-droite qu’il a combattu durant la guerre ne fait bien sûr pas de doute. Si on écoute le discours de Lévesque jusqu’au bout cependant, force est de constater que dans le Québec de 1964, il se défie surtout de l’extrémisme de gauche qui importe une violence tiers-mondiste, mal inspirée de Cuba et de l’Algérie, à son sens totalement déplacée en Amérique du Nord, dans nos conditions, qui n’ont rien de comparable et ne justifient aucune violence. Il se défie des idées révolutionnaires mal avisées pour un petit peuple qui a besoin de continuité et non qu’on jette à terre l’ordre social hérité d’une longue histoire, à ne pas rejeter en bloc.

Curieusement, Alain Noël, dans un texte qui insiste sur l’aspect éclairant de l’opposition entre la droite et la gauche, reconduit la même opposition illusoire que Guy Lachapelle : Trudeau serait de droite, et René Lévesque de gauche (p. 142). Noël assigne le pessimisme à la droite et l’optimisme à la gauche ; car Trudeau était pessimiste quant à toute réforme à Québec (depuis la nationalisation de l’hydro-électricité jusqu’à la souveraineté) et Lévesque optimiste. Il est pourtant aisé de voir combien le schéma est inopérant quant on constate à quel point Trudeau fut réformiste, volontariste et, oui, optimiste à Ottawa.

Le discours de René Lévesque au Collège Sainte-Marie qui dure un peu plus d’une heure, est riche en enseignements. Lévesque expose un plaidoyer souverainiste. La Confédération canadienne est en fait une fédération, imposée à quatre colonies, avec plus ou moins d’approbation populaire en bonne et due forme, plutôt moins que plus, étant donné l’état colonial, et les rapports entre le fédéral et les provinces ont conservé une forme très peu confédérale. Cet ordre n’était pas abominable, il avait quelque chose d’un compromis entre deux nationalités. Mais il était acceptable pour la nationalité canadienne-française parce qu’elle était réduite à la survivance. Elle ne se sentait pas en mesure d’obtenir la souveraineté. Aujourd’hui elle est en mesure de vivre pleinement, et cet ordre constitutionnel ne pourra la satisfaire. Elle devra se poser la question de l’indépendance. D’ailleurs, si le monde semble devoir s’unifier grâce aux nouvelles technologies, force est d’admettre qu’il y a toujours plus de nations qui deviennent indépendantes, qui désirent jouir de « la dose maximum d’auto-détermination ». La nation canadienne-française, dont le Québec est l’État-nation, n’a pas moins les moyens ou de raisons de le faire. En fait, l’interdépendance croissante des États ne rend pas l’État-nation désuet. Sera-ce le cas pour 50, 100 ou 200 ans encore, nul ne le sait, mais cela demeure vrai pour l’horizon que nous pouvons entrevoir.

En ce qui a trait au thème héritages et continuités, trois contributions intéressantes l’abordent. Michel Lévesque se penche sur l’influence de G.-É. Lapalme et de Gérard Brady sur Lévesque. Lapalme a fait figure de véritable mentor en politique pour Lévesque. Citant leur correspondance, il montre que Lapalme l’a même encouragé à développer une position constitutionnelle originale pour le PLQ, l’idée des États associés. Dans ses Mémoires, Lévesque reconnaît également l’importance cruciale de son appui à la nationalisation. Or, curieusement, Michel Lévesque n’évoque pas le lien entre le programme adopté sous Lapalme et le néo-nationalisme comme vecteur d’influence sur Lévesque. Il développe plutôt la question de l’intégrité en politique, dont Lapalme servit de modèle au point d’être une inspiration pour Lévesque. Brady l’influencera directement en ce qui a trait à la réforme du financement des partis. Ce volet vaut bien une étude en soi, mais les points dégagés par le contributeur soulèvent la question du néo-nationalisme qui reste en plan dans l’ouvrage.

Xavier Gélinas fournit une précieuse contribution à ce collectif, ce qui lui évite un piège trop courant aux études portant sur la Révolution tranquille. Gélinas se penche en effet sur des éléments de continuité entre le nationalisme de Lévesque et celui d’avant 1945, ce qu’on pourrait nommer le lien entre néo-nationalisme et nationalisme traditionnel. Il étudie le rapport que Lévesque pouvait entretenir avec Groulx. René Lévesque reconnaissait l’influence déterminante de Lionel Groulx sur l’élan de redressement national du xxe siècle. Il n’est pas à la mode de le souligner, mais Lévesque avait été, comme tant de nationalistes et d’étudiants de son époque, un lecteur de Groulx. Beaucoup des mesures préconisées par Lévesque avaient été mises de l’avant par le mouvement nationaliste avant 1945, en matière de langue, de nationalisations, etc. Même en ce qui concerne la souveraineté-association, rappelle Gélinas avec raison, Groulx et Lévesque se rejoignaient.

Éric Bédard livre une autre contribution intéressante qui complète bien la précédente. Il s’attaque à la question suivante : pourquoi Lévesque s’est-il plus facilement entendu avec le Ralliement national, conservateur, qu’avec le RIN, gauchiste ? Ce faisant, le PQ a de fait récupéré une partie du vote bleu et plusieurs élus du RN jouèrent un rôle significatif dans le parti, tel Jean Garon. Éric Bédard soutient que c’est parce que Lévesque avait plus en commun avec les premiers qu’avec les seconds. Il rejetait en effet l’idéologie révolutionnaire et tiers-mondiste au RIN, inspirée de Cuba et de l’Algérie. Dans le contexte continental du Québec, contrée développée, le discours tiers-mondiste était déplacé. Il rejetait de surcroît la violence. Dans l’ensemble, il rejetait l’approche de la table rase et valorisait la continuité, encore plus nécessaire pour un petit peuple. Sans être lui-même conservateur, Lévesque s’inscrivait également dans la continuité de la lutte nationale des Canadiens français. L’écoute du discours de Lévesque au Collège Sainte-Marie donne raison à Éric Bédard et confirme son interprétation de manière plus que convaincante. Les chefs René Jutras, admirateur de Groulx, et Gilles Grégoire, nationaliste engagé dans l’entre-deux-guerres du RN, permettent de faire un lien de plus avec le texte de Xavier Gélinas. À n’en point douter, cette question de la continuité mérite d’être davantage développée.

Mentionnons enfin qu’il est dommage, pour un recueil de ce type, qu’on n’ait pas assorti cet ouvrage riche et réussi d’un index.