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Les études en anthropologie de l’enfance et des enfants ont fait l’objet d’un intérêt qui a varié au fil du temps dans la discipline. Dans les deux dernières décennies, ce thème, par ailleurs d’actualité et très médiatisé, a indiscutablement été remis à l’agenda personnel, politique et académique de nombreux chercheurs[1], que ces derniers travaillent en Occident ou dans le tiers-monde sur la globalisation ou les courants migratoires[2]. Lorsqu’on considère son importance actuelle en anthropologie, on note cependant une grande différence entre les écrits francophones, qui portent plus sur l’enfance en général et moins sur l’enfance en danger, et les écrits anglophones (surtout nord-américains) où l’accent sur la situation périlleuse des enfants, sans être exclusif, est actuellement beaucoup plus présent et a fait l’objet de nombreux livres, recueils d’articles et revues de littérature récente sur lesquels nous allons nous appuyer[3].

En France, même si l’enfance et les enfants, objets habituels d’étude de la psychologie ou de la médecine, ont été dans l’ensemble des sujets marginaux pour les sciences sociales, quelques chercheurs (Bonnet, Lallemand, Rabain, Zonabend, entre autres) en font un focus important de leurs recherches puisque ces dernières portent essentiellement sur la petite enfance (voir à ce sujet Querre et Mestre 2007). Depuis peu cependant, l’enfance et les enfants s’affirment progressivement comme thèmes d’étude à part entière et l’on assiste à la formation de groupes de recherche interdisciplinaires en quête de nouveaux paradigmes pour les aborder (voir entre autres Danic, Delalande et Rayou 2006).

Quelles raisons peut-on attribuer au retour en force de ce thème de l’enfance et, plus particulièrement, de sa version « en péril »? Sur quels courants sociopolitiques plus larges cette préoccupation vient-elle se greffer? Et que peut nous enseigner la discipline anthropologique en la matière?

Pour le comprendre, nous allons tout d’abord voir quelle est la place de l’enfant dans les sociétés occidentales et comment celle-ci a coloré le mouvement de défense des droits de l’enfant qui a commencé dans les années 1970 pour culminer avec la Convention des droits de l’enfant (CDE) en 1989. Puis, nous passerons en revue les différents dangers identifiés par les intervenants touchant les enfants à travers le monde, des plus importants aux plus marginaux, jusqu’à des situations où, à l’inverse, c’est le mineur lui-même qui est perçu comme dangereux. Pour finir, nous approfondirons les thèmes retenus pour ce numéro, qui tournent tous autour de périls reliés aux manipulations de la parenté et aux situations de violence physique et psychique qu’elles entraînent et qui ont pour nom la capture ou la captation des enfants, l’abandon, l’inceste…

La place de l’enfant dans la société occidentale

Une première constatation s’impose en ce qui concerne la pyramide des âges dans les mondes contemporains. On note de ce point de vue une grande disparité nord-sud. Dans les sociétés européennes et nord-américaines, des changements démographiques importants, présents déjà depuis quelque temps, font que l’on s’oriente vers une population de plus en plus âgée, où les enfants se font plus rares et surviennent plus tardivement dans le parcours de vie des familles. Dans ce contexte de vieillissement et de rareté des enfants, on constate pourtant un regain d’intérêt pour l’enfance et les mineurs en général, qui constitue sans doute un réajustement bien compréhensible à l’effet du temps qui passe et de la mort qui s’en vient. Dans ces mêmes sociétés post-industrielles par contre, la valeur économique des enfants a décliné, car ces derniers ne contribuent par leur travail que fort peu à l’économie familiale, ils coûtent au contraire cher à entretenir, même s’ils sont par ailleurs toujours nécessaires à la pérennité des lignées et à la reproduction sociale. Cette lourde charge financière entraîne une certaine ambivalence des adultes à leur égard. Néanmoins, de façon intéressante et quelque peu paradoxale, on constate que si les enfants sont perçus comme étant « sans valeur instrumentale » pour leurs parents, ils sont aussi devenus « sans prix » en ce qui concerne leur valeur psychologique pour ces derniers. Viviana Zelizer (1985), qui a avancé la thèse de cette profonde transformation dans la valeur économique, sociale et psychologique des enfants, voit celle-ci en marche depuis la fin du XIXe siècle dans le monde occidental, et déjà bien établie dans les années 1930. Les changements accélérés de la pyramide démographique des dernières décennies n’auraient fait que l’exacerber. C’est ainsi que l’on constate la montée d’une rhétorique quant au droit à avoir un enfant en Occident quels que soient l’âge, la situation matrimoniale ou l’orientation sexuelle des requérants (Delaisi 2008). Dans le domaine de la procréation assistée, le moto féministe des années 1970, « un enfant, si je veux, quand je veux », a même connu dans les deux dernières décennies un amendement : « un enfant, si je veux, quand je veux et même quand je ne peux pas »[4].

On reviendra plus loin sur cette vision de l’enfant en Occident et sur les dangers de captation et de protection excessive, voire même de confinement que cette position apparemment survalorisée implique, car c’est un thème central de ce numéro. Précisons tout de même ici que certains chercheurs (Stephens 1995, Scheper-Hughes et Sargent 1998, entre autres) soutiennent que le centrage actuel sur l’enfant ne constituerait peut-être qu’un mythe, que les enfants seraient en fait peut-être plus marginaux qu’on ne le pense dans notre société occidentale actuelle qui resterait finalement bien plus préoccupée de satisfaire les besoins et désirs des adultes que ceux des plus petits, surtout lorsqu’il ne s’agit pas des siens propres et plus encore lorsqu’il s’agit d’enfants de milieux populaires ou du tiers-monde, dont on considère la prolifération irresponsable. Dans cette optique pessimiste, l’enfant, symbole crucial de la nature humaine et objet de protection et d’acculturation, ne constituerait malheureusement qu’une autre fiction discursive de notre monde moderne.

Selon Nancy Scheper-Hughes et Caroline Sargent (1998), c’est ce mythe de l’enfant sacré des sociétés industrielles avancées qui aurait été exporté vers le tiers-monde sous la forme du sauvetage et des droits de l’enfant :

[…] The ambivalent, and declining, social value of children is problematic in many advanced industrial societies, both East and West. This observation stands in marked contrast to the cherished myth of child-centeredness in modern, industrialized, democratic societies. This myth-circulated and exported in the forms of various child-saving and child rights discourses conceals the extent to which adult centeredness has displaced children to the margins of postindustrial, consumer society.

Scheper-Hughes et Sargent 1998 : 10

Néanmoins, existent dans nos sociétés aussi bien altruisme et philanthropie qu’intérêt apparemment sincère de la part de certains pour le sort des mineurs. C’est pourquoi, au vu des nombreux efforts qui ont été faits pour la défense de l’enfance et des enfants au cours des dernières décennies, d’aucuns ne reconnaîtraient pas comme totalement fondé le portrait d’une société euraméricaine égoïstement « adultocentrée » du point de vue des âges et des statuts, d’une part, et soutiendraient que l’on assiste au contraire à une prise de conscience des inégalités et des rapports de force et à un réajustement des positions entre les sexes et les générations, d’autre part. Le débat, de toute évidence, est ouvert.

Émergence des droits des enfants et développement de l’anthropologie de l’enfance en péril

Si la décennie 1970 a été celle qui a vu se développer les droits des femmes à l’échelle mondiale, la suivante a été celle du droit des enfants. L’Année internationale de l’enfant décrétée par l’ONU en 1979 marque un moment charnière de ce point de vue car elle a attiré l’attention du public sur la situation déplorable des enfants dans de nombreuses parties du monde (Boyden 1990 ; Stephens 1995 ; James et Prout 1997 ; Scheper-Hugues et Sargent 1998 ; Korbin 2003). Dès le début des années 1980, l’UNICEF a commencé à exprimer son ambivalence face aux transitions économiques rapides qui prenaient place dans le tiers-monde au nom du développement économique, notant la façon négative dont les femmes et les enfants en étaient particulièrement affectés, que ce soit dans le domaine du travail, de la santé ou de l’éducation (Grant 1990 in Scheper-Hughes et Sargent 1998). Dans le même temps, l’accroissement des communications et l’impact des médias donnaient lieu à un rappel quotidien des souffrances vécues par les enfants à travers le monde. Malgré ces sonnettes d’alarme, les années 1980 ont continué de voir fleurir le néolibéralisme et les programmes d’agencements structuraux dans l’économie mondiale avec les conséquences que l’on connaît en ce qui concerne les pays les plus pauvres. Toutefois, les critiques qui s’étaient élevées de tous les côtés ont généré un grand mouvement en faveur des enfants qui a abouti à la promulgation par l’ONU de la Convention des droits de l’enfant (CDE) en 1989. Vingt ans après où en est-on? Quel bilan peut-on en tirer? Les chercheurs s’accordent à dire que cette promulgation a constitué une incitation majeure pour promouvoir des enquêtes sur les enfants en difficulté selon les lignes directrices des principes contenus dans la CDE (Bluebond-Langner et Korbin 2007). Comme le soulignent ces auteurs, des trois préceptes fondamentaux mis de l’avant par la Convention, les deux premiers – la protection spéciale à accorder aux enfants et la responsabilité de pourvoir à leurs besoins –, qui rejoignaient bien les préoccupations des organismes internationaux et des groupes de défense des enfants, ont donné lieu à de nombreuses enquêtes de terrain. Les études ethnographiques ont alors permis de corriger quelques idées erronées que l’on se faisait sur l’enfance et sur la vie quotidienne des enfants et de mieux apprécier leur situation ici ou ailleurs ; c’est là sans conteste un gain positif. Si ces travaux, selon ces deux auteurs, ont eu des conséquences sur la formulation de politiques concernant les enfants, ils ont aussi renforcé dans la discipline l’importance d’une anthropologie appliquée et contribué d’après nous au regain d’une anthropologie militante d’urgence avec toutes les dérives que cette position peut engendrer lorsqu’elle reste trop collée à l’immédiateté de la situation (voir à ce sujet le débat paru en 1995 dans Current Anthropology, entre Roy d’Andrade et Nancy Scheper-Hughes et les commentaires afférents). Quant au troisième principe mis en avant par la CDE, la participation[5], il a poussé les chercheurs à recueillir le point de vue des enfants dans les situations rencontrées et, de façon plus générale, à mettre en valeur la part active que prenaient ces derniers comme créateurs de culture, en charge de leur destinée, rejoignant par là les courants anthropologiques centrées sur l’agenceïté[6] (James et Prout 1997 ; Bluebond-Langner et Korbin 2007). Là encore, l’évaluation des progrès accomplis est peut-être trop optimiste, pour autant que nombre de ces études ne parlent des enfants que du point de vue des adultes[7]. N’oublions pas à cet égard que l’étymologie du mot enfant, infans, désigne celui « qui ne parle pas »[8]. Au mieux, nous avons plus de témoignages d’enfants devenus adultes qui dénoncent leur victimisation passée. Par ailleurs, ce bilan ne tient pas compte d’un facteur qui tend à confiner les enfants dans un mutisme social, alors même qu’ils sont désormais censés faire entendre leur voix : nous voulons parler ici des comités d’éthique, notamment nord-américains, et de leur construction des enfants comme catégorie « vulnérable », y compris en ce qui concerne l’enquête anthropologique. Au nom du droit prévu dans la CDE à la protection spéciale des enfants, ces comités s’arrogent un droit de regard sur les recherches les concernant, rendant parfois certaines d’entre elles impossibles (voir Guillou dans ce numéro et Fassin 2006, pour une critique plus générale des comités d’éthique). Mais comment faire entendre la parole souffrante des enfants? Comment l’évaluer en fonction des différents âges car, si les enfants parlent, ils fabulent parfois aussi? Quelle place donner à l’enfant en regard de celle d’autres acteurs dans la même culture, notamment ceux qui sont en charge de les éduquer? Toutes ces questions majeures restent largement en suspens dans de nombreux écrits, le dire des uns étant rarement mis en regard de celui des autres.

Mais revenons plus en détail sur la conception de l’enfance et des enfants liés à la CDE. Pourquoi une convention internationale du droit des enfants est-elle nécessaire? Quels principes défend-elle? Qu’en ont dit les anthropologues? Quels en ont été les aspects bénéfiques ou au contraire mal ciblés?

La Convention des droits de l’enfant (1989) et sa vision de l’enfant

L’enfant vulnérable

Selon Sharon Stephen (1995), les discours portant sur l’enfance à l’échelle globale ont pour thème dominant celui d’enfants vulnérables, d’innocentes victimes potentielles, sujettes aux mauvais traitements, volontairement ou par la négligence des adultes, et pas celui d’enfants heureux et épanouis. Le thème de la perte de cet âge heureux de l’enfance, que ce soit à cause de violences politiques, de normes éducatives trop sévères, de familles dysfonctionnelles ou d’abus est omniprésent. À la base de ces discours, il y a bien sûr une société occidentale obnubilée par le risque dans son environnement (Beck 1992). Il y a aussi une idéalisation de l’enfance telle qu’on présume qu’elle se déroulait autrefois, ainsi qu’une nostalgie des valeurs familiales traditionnelles, point que souligne l’auteur. Le thème de l’enfant dangereux, qui, sans surveillance parentale ou familiale adéquate, fleurit dans les milieux prolétaires et constitue une menace pour ses concitoyens et l’ordre social est aussi présent, mais en filigrane, comme on le verra plus loin.

Cette perception de la vulnérabilité enfantine a entraîné des effets qui ne sont pas tous favorables à ceux-ci. Les anthropologues (notamment Scheper-Hughes et Sargent 1998) ont en effet remarqué que si le texte de loi de la CDE présente l’image d’un enfant dépendant et victime potentielle, beaucoup de lois nationales contiennent dans le cadre de l’application de ces mesures protectrices un élément de contrôle et de contrainte qui limite la liberté de l’enfant (par exemple, celles qui touchent au travail et à l’instruction et au fait qu’il ne faut pas vagabonder dans les rues sous peine d’être accusé d’être engagé dans des activités illicites).

L’enfant « universel »

Pour Marcel Mauss (1923-24), l’enfance constitue un « phénomène social total », car elle prend en compte tous les éléments de la culture, révélant par là même au mieux ce qu’est une famille, une société. Toutes les cultures ont développé des représentations de l’enfant, de son éducation, de son rôle, etc., avec un découpage particulier des étapes de la vie et du passage de l’une à l’autre (Van Gennep 1909). En Occident, beaucoup de sociétés considèrent que ce dernier doit traverser cinq stades pour atteindre l’âge adulte : nourrisson, petit enfant, enfant, préadolescent, adolescent. Mais cela est loin d’être généralisable et universel, même dans le contexte de la globalisation[9]. Cette notion de l’enfance comme stade différent du statut d’adulte et centre de la vie familiale est d’ailleurs très spécifique et historiquement datée en Occident, pour atteindre au XIXe siècle la configuration que nous lui connaissons aujourd’hui. Philippe Ariès (1960) en effet a défendu l’idée que la conception de l’enfance comme stade de vie séparé n’a émergé en Europe qu’entre les XVe et XVIIIe siècles, en même temps que se développait l’idée bourgeoise de la famille et du foyer, de la vie privée et de l’individualité. Auparavant, les jeunes enfants n’étaient vus que comme des adultes en miniature.

Cependant, si nous avons désormais une représentation de l’enfance comme stade séparé du monde adulte, l’idée d’un enfant « universel » n’a pas été évacuée, loin de là, et ce malgré les travaux anthropologiques qui ont pourtant démontré la grande diversité culturelle et sociale des représentations de l’enfant à travers le monde. En effet, l’idéologie dominante, autour de laquelle pivotent les politiques internationales des droits des enfants, a pour diktat que les enfants sont démarqués des adultes par toute une série de caractéristiques biologiques et psychologiques, et non pas sociales, qui sont donc universellement valables[10] ; leur développement suit donc uniformément les mêmes schémas partout en fonction de leur âge (Boyden 1990 ; Stephens 1995 ; James et Prout 1997).

Au niveau légal, la CDE définit cet enfant universel comme une personne de moins de 18 ans ; cette ligne de démarcation s’applique tout autant au travail des « enfants » qu’à leur mariage ou au traitement des enfants soldats. Pour les anthropologues, une telle définition ne peut être que problématique car elle ne tient pas compte des importantes variations culturelles, ethniques, locales ou reliées au genre, etc., concernant les différents stades de l’enfance et le passage à l’âge adulte[11]. De ce point de vue, d’ailleurs, les sociétés occidentales sont connues pour retarder l’accession à la majorité plus que d’autres et, pour ne pas – ou ne plus – avoir de rituels de passage socialement importants pour marquer ces transitions. Les anthropologues, unanimes à critiquer cette « ligne magique » qui sépare l’enfance de l’âge adulte, s’accordent aussi pour reconnaître que la CDE exporte à l’échelle planétaire un modèle occidental de l’enfance et de ses stades de développement (nourrisson, bébé, enfant, adolescent)[12].

L’enfant sujet de droits individuels

Plusieurs chercheurs, à la suite de Jo Boyden (1990), ont noté que les conventions internationales visant à défendre la cause des enfants ont été fortement marquées par les idéologies du travail social et du droit. Pour cet auteur, l’influence de ces disciplines est très significative car elles ont eu pour effet de diminuer l’importance de facteurs économiques, culturels et politiques dans l’évaluation des maux qui affectent les enfants et donc de recommander des solutions individuelles pour tenter de résoudre des problèmes qui sont culturels ou sociaux. Les droits, renvoyant à la force de l’ordre moral, ont ainsi remplacé les besoins (1990). Dans cette optique moraliste, les parents et les familles seraient les premiers à blâmer pour le mal-être de leurs enfants. Pourtant, dans les familles en situation précaire, du tiers-monde surtout mais aussi – et de plus en plus – dans celles des classes défavorisées des banlieues occidentales, les chercheurs constatent l’incapacité croissante des familles à protéger leurs enfants des assauts combinés des crises économiques, écologiques, sanitaires ou des violences politiques.

De plus, la rhétorique des droits individuels de l’enfant présente ce dernier comme une personne autonome, détachée de son contexte relationnel familial ou social au sens large, ce qui fait peu de sens dans la plupart des sociétés, sinon dans toutes ; là encore les anthropologues ne peuvent que constater que c’est la représentation occidentale individualiste de la personne (on pourrait ajouter « adulte ») qui a été appliquée à tous, quelles que soient les cultures :

The right rhetoric could serve as a screen for the transfer of Western values and right-bearing ‘individual’ as opposed to personhood embedded in, and subordinate to, larger social units, including extended families, lineages, clans, and village (or ethnic) communities.

Scheper-Hughes et Sargent 1998 : 7

Notons, au passage, qu’un enfant « détachable » est plus facilement apte à être capté par des familles et des milieux mieux armés, ce qui peut ouvrir sur une nouvelle forme de vulnérabilité, comme l’ont constaté plusieurs chercheurs travaillant sur l’adoption. En effet, la CDE garantit un bien-être de l’enfant[13] que l’on souhaite universel et implique un droit d’intervention lorsque celui-ci est menacé.

De quels maux souffrent donc potentiellement les enfants? Et parmi ces maux, quels sont les pires, les plus courants? Lesquels sont inacceptables? Car, comme le soulignait Marcel Mauss, dans l’éducation des enfants, tout ne se passe pas sans violence : « [l]’éducation consiste également en une série d’épreuves, quelques-unes tragiques : circoncision, etc., et brimades constantes » (Mauss, cité par Fournier 1996 : 110).

Dans la hiérarchie des dangers : le corps infantile avant tout

Il faut reconnaître ici que le concept d’enfant en péril ou en danger est resté vague jusqu’à présent et qu’on peut y mettre ce que l’on veut. De ce point de vue, les idées ne manquent pas. Si l’on se fie aux épreuves identifiées par l’UNICEF[14] qui reflètent surtout les maux affligeant les enfants du tiers-monde, les pires seraient la malnutrition, la maladie, voire même la mort, en passant par la guerre et ses conséquences, la pauvreté, les catastrophes naturelles, les mauvais traitements, la négligence, l’exploitation sexuelle et le fait de vivre dans la rue. L’éducation scolaire, surtout lorsqu’il s’agit de filles, laisserait aussi souvent à désirer. Comme on le constate, dans cette liste, il n’y a aucune considération apportée à la variabilité culturelle de l’appréciation des dangers : sorcellerie, convoitise, mauvais esprits, non-respect des interdits, ancêtres, animaux prédateurs… ne sont tout simplement pas pris au sérieux.

La maladie et la mort

Dans l’énumération des dangers présentée ci-dessus, c’est la mise en péril du corps infantile, de sa santé et de son intégrité qui domine nettement, la mort constituant la calamité suprême, comme le rappelle sans relâche l’UNICEF :

Chaque jour, plus de 26 000 enfants de moins de cinq ans meurent dans le monde, de causes qui, pour la plupart, auraient pu être prévenues. Et presque tous vivent dans le monde en développement ou, plus précisément, dans soixante pays en développement.

UNICEF 2008[15]

Le paludisme est la principale cause de décès des enfants africains âgés de moins de cinq ans. Chaque jour, plus de 3 000 enfants meurent de cette maladie, soit un enfant toutes les trente secondes. Beaucoup d’enfants qui survivent au paludisme souffrent d’anémie persistante ou de paralysie, ou encore subissent des dommages permanents au cerveau.

Ibid.

En effet, si le marché humanitaire a changé depuis les années 1990, notamment pour diversifier et élargir son mandat à toutes sortes de causes (Saillant 2007), les questions médicales et plus largement sanitaires constituent néanmoins encore le cadre de référence dominant des relations entre pays industrialisés et pays pauvres, ainsi que le souligne Anne Yvonne Guillou dans ce numéro. En ce qui concerne le VIH et le SIDA, on reconnaît toutefois que la maladie touche les enfants de façon directe mais aussi indirecte, en les rendant orphelins ou en les faisant sombrer dans la pauvreté :

Des millions d’enfants dans le monde grandissent dans des conditions bien plus périlleuses qu’avant à cause du VIH et du SIDA. Selon les estimations, en 2007, 2,1 millions d’enfants de moins de 15 ans vivaient avec le VIH. En 2005, plus de 15 millions d’enfants de moins de 18 ans avaient perdu l’un de leurs parents, ou les deux, emportés par le SIDA. Des millions d’autres enfants ont été plongés dans la pauvreté, obligés de quitter l’école quand ils n’ont pas été victimes de discrimination à cause de cette épidémie.

UNICEF 2008[16]

À côté des maladies, les guerres apportent aussi quotidiennement leur lot de morts et de mutilés, dont bon nombre d’enfants.

La mort, bien sûr, émeut, et celle des enfants plus particulièrement, puisque leur vie pleine de promesses est ainsi écourtée. Mais ces statistiques vitales, ainsi que les discours et les actions humanitaires qui les accompagnent, nous rappellent aussi que la biopolitique (Foucault 1976) est à l’oeuvre et qu’elle se déploie désormais à l’échelle planétaire, la vie des enfants du monde étant considérée dans cette nouvelle géopolitique comme une richesse de la, ou des, puissances communes, qui peuvent de ce point de vue être en collaboration ou en compétition, au gré des circonstances.

Toutefois, si l’on est enclin à penser de nos jours que la mort constitue le fléau majeur, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que cela n’a pas toujours été le cas en Occident, que ce n’est toujours pas le cas dans toutes les parties du monde, et qu’il y a peut-être des maux pires encore, du fait que cette appréciation ne tient pas compte de la présence et de la diversité des croyances religieuses concernant l’au-delà et la « bonne mort » (voir entre autres Le Grand-Sébille et al. 1998). Par exemple, les Inuit et les Mossi voient dans chaque naissance un ancêtre réincarné qui revient au monde, non sans hésitation, du fait de sa propre volition et, pour eux, la mort n’a culturellement pas la même signification (Lallemand 1978 ; Bonnet 1994 ; Saladin d’Anglure 2006). Plus près de nous, dans l’Occident chrétien d’autrefois, la pire des choses n’était pas tant que les enfants meurent, mais qu’ils le fassent sans avoir été baptisés ou encore qu’ils décèdent – ou ne naissent pas – du fait du dessein de leurs parents (avortement, infanticide) et non du fait de la volonté divine, comme le rappelle fort justement Anne Cadoret dans ce numéro. On guettait ainsi n’importe quel signe de vie, n’importe quel mouvement du nouveau-né, ne serait-ce que pour quelques secondes, pour pouvoir le baptiser, le sauvant ainsi de l’abîme des limbes de l’au-delà. Quant au fait que des enfants ne naissent pas, ce débat se renouvelle dans le monde contemporain occidental avec le cas des milliers d’embryons surnuméraires cryoconservés[17], suspendus dans le temps et la froidure, et que certaines personnes considèrent pour des raisons religieuses comme des enfants potentiels en danger de non-naissance[18] (sans compter que bon nombre d’entre eux ne survivent pas au processus de décongélation).

La malnutrition

Sans forcément entraîner la mort, la malnutrition chronique, reliée tout d’abord à la pauvreté et à l’échange inégal dans la mondialisation (voir, entre autres, Bonnet 1996), est malheureusement une réalité bien établie, voire même en constante augmentation, dans les pays en voie de développement, certes, mais pas seulement, ainsi que nous le montre l’essor actuel des banques alimentaires dans le monde occidental :

La pauvreté est un facteur de la malnutrition, qui cause à son tour plus de la moitié des décès d’enfants de moins de cinq ans dans les pays en développement. Quelque 300 millions d’enfants s’endorment tous les soirs le ventre vide. Sur ce nombre, seulement huit pour cent sont victimes de la famine ou d’une situation d’urgence. Plus de 90 pour cent souffrent de malnutrition et d’une carence en micronutriments chronique.

UNICEF 2008[19]

En outre, la malnutrition peut être aggravée par des événements tels que les guerres ou les catastrophes naturelles de toutes sortes. La malnutrition touche tout le monde, mais en priorité les enfants, comme le souligne l’UNICEF qui en a fait un des objectifs du millénaire pour le développement[20]. Bon nombre d’études anthropologiques mentionnent ce phénomène en toile de fond des réalités enfantines locales.

Les abus sexuels

D’une autre façon, le corps infantile est aussi en danger lorsqu’il est objet de convoitise de la part de prédateurs sexuels. S’il existe un relativisme culturel des pratiques sexuelles, plusieurs étant le fait d’adultes sur des mineurs dans quelques sociétés, ce n’est pas pour autant que certaines ne seraient pas vues comme abusives dans les sociétés occidentales et, de nos jours aussi, dans les sociétés d’origine. Les rituels d’initiation, qui peuvent comporter des éléments de violence sexuelle (dans le cas des filles surtout), des mutilations génitales plus ou moins graves suscitent en particulier bon nombre de controverses, tant dans le milieu anthropologique que dans les communautés locales[21].

Dans le tiers-monde comme en Occident, le tourisme sexuel, les abus sexuels de toutes sortes ou la prostitution juvénile, qui tous apportent leur lot de maladies sexuellement transmissibles, ont été largement médiatisés dans la dernière décennie et ont donné lieu à de nombreux procès. Ces abus ont également fait l’objet de plusieurs recherches anthropologiques, notamment sur les enfants des rues (voir entre autres Guillou dans ce numéro) ou sur les viols commis sur des mineurs, spécialement sur les adolescentes dans les pays en guerre (de Berry 2004).

Si l’enfant peut être victime de multiples façons, comme nous venons de le voir, il est cependant aussi lui-même porteur de violence. Ce double aspect, plus récemment mis en évidence, pose problème dans l’analyse et les représentations de l’enfance en danger, du fait que l’anthropologie reste marquée par la difficulté de conceptualiser cet antagonisme (Korbin 2003 ; Rosen 2007).

À la fois en danger et dangereux

À l’origine ou comme conséquence de l’enfance en péril, on trouve le plus souvent, outre une déstructuration familiale, une situation de pauvreté, un échange inégal, etc. Quand on ne peut plus faire face aux enfants trop nombreux, on en donne en adoption ou en fosterage, on en met sur le trottoir, ou bien les enfants s’y retrouvent d’eux-mêmes. Ce sont autant de formes de « réponse » à des situations que les familles ne peuvent plus maîtriser, et que les États n’arrivent pas à contrôler.

Les enfants des rues

Un thème important des recherches anthropologiques concerne les enfants des rues plus ou moins livrés à eux-mêmes et dont le nombre croissant à travers le monde inquiète (Scheper-Hughes et Hoffman 1998 ; Panter-Brick 2002 ; Tessier 2005 ; Morelle 2007). Ce phénomène n’est pas le lot que du tiers-monde mais aussi – du moins à temps partiel – celui des banlieues ou centres-villes dégradés des sociétés plus riches. Ces enfants sont vus à la fois comme victimes et potentiellement dangereux, agresseurs éventuels qu’il faut éliminer ou, à tout le moins, sortir de la rue avant qu’ils ne deviennent une menace pour la société.

Le terme d’enfant des rues, largement adopté par les chercheurs et les organisations internationales, y compris l’UNICEF, définit un mineur de moins de 18 ans qui passe la plupart du temps ou tout son temps dans la rue, y gagne sa vie, et n’est pas sous la supervision d’adultes. Plusieurs chercheurs critiquent ce vocable et la stigmatisation qui s’y rattache, tout en signalant la variabilité des situations de ces enfants out-of-place :

First, it is a generic term that obscures the heterogeneity in children’s actual circumstances. Second, it does not correspond to the ways many children relate their own experiences or to the reality of their movements on and off the street. Third, it is imbued with pejorative or pitying connotations. Fourth, it deflects attention from the broader population of children affected by poverty and social exclusion. Indeed, “street children” is a construct that reflects various social and political agendas.

Panter-Brick 2002 : 149

L’auteur suggère que l’expression « enfants des villes à risque » est plus appropriée car elle permet de mieux rendre compte de la diversité des situations sociales et politiques rencontrées. Par ailleurs, elle rappelle que, si les études ont démontré que ces enfants sont plus à risque que les autres de contracter des maladies sexuellement transmissibles (dont le SIDA), d’être mal nourris, drogués ou de mourir à la suite d’actes de violence commis à leur égard, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un grand nombre d’enfants qui survivent en partie grâce à la rue et développent des stratégies de survie ainsi que des réseaux de solidarité avec leurs pairs.

Les enfants soldats

Un autre thème important où l’enfant est à la fois en danger et dangereux est celui des enfants soldats (Rosen 2005, 2007 ; Audoin-Rouzeau 2009). Selon l’ONU, à la fin du XXe siècle, on pouvait recenser :

300 000 enfants soldats de moins de 18 ans, utilisés dans plus de trente conflits à travers le globe […]. Les enfants soldats des années 1980 se trouvaient surtout en Iran, au Salvador en Afghanistan, aux Philippines, au Nicaragua, au Mozambique et au Soudan. Au cours des années 1990, si la Colombie ainsi que l’Afghanistan sont restés présents sur la liste des pays comptant sur leur sol des enfants combattants, l’Afrique est devenue le vivier principal : Ouganda, Soudan, Liberia, Angola, Congo (ex-Zaïre), Sierra Leone notamment.

Audoin-Rouzeau 2009 : 16

Si les chercheurs font état d’une entrée forcée des enfants dans la violence, via l’enlèvement, puis par l’usage de la terreur et/ou de la drogue, beaucoup notent qu’une fois les transgressions initiales effectuées, les enfants développent une grande capacité à la cruauté et que, parfois, leur courage frise l’inconscience face au danger (Rosen 2007 ; Audouin-Rouzeau 2009). Ainsi, les recherches plus dérangeantes se sont-elles focalisées sur l’agenceïté de ces enfants soldats, les décrivant comme acteurs et pas seulement victimes d’une situation sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. On est souvent loin des enfants « cyniquement exploités comme combattants » pointés par l’ONU à la fin de 1996. Dans le cas de mineurs soldats, face à la politique d’immunité basée sur l’âge instaurée par la loi humanitaire internationale, certains recommandent d’ailleurs une plus grande responsabilisation de leurs actes, surtout pour ceux qui sont plus âgés, se sont volontairement engagés et ont commis des crimes d’une extrême gravité (Rosen 2007).

Les enfants maléfiques

Avant même la mise au grand jour, via notamment la CDE, de tous ces dangers touchant les enfants à travers le monde, de nombreuses études anthropologiques plus classiques, (souvent francophones, il est vrai), avaient donc mis en évidence le fait que, dans de nombreuses sociétés, l’enfant en tant que tel peut être non seulement en danger mais aussi dangereux. Ces études s’inséraient de façon plus large dans ce qu’on a appelé l’anthropologie de l’enfance (voir, entre autres, la présentation récente faite par Razy 2007 : 11-20). En effet, les enfants dangereux ne sont pas simplement les mineurs appartenant à des gangs des rues ou les enfants soldats. Dans de nombreuses sociétés, certains enfants sont jugés à part, marqués dès leur naissance comme dangereux pour la société, ils peuvent même être tués ou écartés en raison de leurs pouvoirs maléfiques et de la crainte qu’ils suscitent (Collard 1973 ; Koubi 2003) ; c’est le cas des jumeaux dans bon nombre de sociétés africaines par exemple. C’est aussi celui des « enfants sorciers » dits gnando des Bariba du Nord Bénin[22], ces enfants marqués à la naissance – nés face contre terre ou par le siège, à huit mois, ou dont les dents du haut poussent de façon précoces avant celles du bas – et qui risquent d’apporter le malheur sur leur village si celui qu’on appelle « le réparateur » ne les fait pas disparaître.

Thèmes choisis pour ce numéro 

Les maux et les périls qui peuvent affecter les enfants sont nombreux et nous avons identifié les principaux, à tout le moins les plus graves du point de vue occidental pour les enfants du tiers-monde, ainsi que l’état de la réflexion anthropologique récente sur ces problèmes.

Il faut encore ajouter à cette liste de souffrances d’autres, qui sont issues du tiers-monde aussi bien que des sociétés occidentales, en liaison ou non avec la globalisation. En effet, plusieurs thèmes ont retenu plus particulièrement notre attention pour constituer ce dossier, du fait de nos propres intérêts de recherche qui gravitent autour de la parenté, d’une part, et de l’importance de la famille ainsi que du droit des enfants à connaître leurs origines souligné par la CDE, d’autre part. Certains de ces thèmes ont trait aux blessures dues à la capture ou à la captation des enfants, à l’inceste, au silence et au secret des origines ; d’autres, déjà plus étudiés, aux souffrances des enfants des rues en relation avec la déconstruction familiale. Plusieurs de ces thèmes touchent l’échange inégal. D’autres donnent lieu à des débats médiatiques et à des procès en Occident. Tous ont en commun de mettre en scène les violences physiques et psychiques liées à la parenté et ses manipulations.

La capture et/ou la captation d’enfants

L’importance que revêtent les enfants dans nos sociétés, leur appropriation plutôt que leur partage, placent les plus démunis du tiers-monde ou des couches prolétaires occidentales en risque de capture ou de captation par des familles et milieux mieux armés. La capture consiste à saisir par la force une personne. En suivant Françoise-Romaine Ouellette et Dominique Goubau dans ce numéro, nous utiliserons le terme de « captation » dans son sens juridique ancien d’appropriation par des moyens détournés d’un don ou d’un héritage, ici d’un enfant.

La capture et l’achat d’enfants ne sont pas nouveaux dans le monde, même si l’anthropologie des sociétés « traditionnelles » s’est surtout focalisée sur l’adoption et le don/contre don dans la circulation enfantine (Lallemand 1993)[23]. La capture peut être à sens unique, mais aussi à double sens entre groupes ethniques, engendrant une réciprocité négative, comme par exemple chez les Txicao du Brésil étudiés par Patrick Menget :

L’adoption externe est liée au complexe guerrier de cette société. La capture d’enfants des deux sexes au cours de raids guerriers contre les tribus hostiles voisines est le meilleur moyen de substituer les pertes infligées par la sorcellerie ennemie en général. Ces captifs sont alors adoptés, leur présence est hautement valorisée et ritualisée et ils jouent un rôle crucial dans la reproduction générale de la société, d’abord par leur incorporation comme parents, ensuite comme donneurs de noms privilégiés pour les nouveau-nés entièrement Txicáo.

Menget 1988 : 72

Ce complexe guerrier avec adoption d’enfants des ennemis a été noté dans de nombreux groupes autochtones sur tout le continent nord-américain et, comme l’attestent diverses chroniques, a aussi été pratiqué dans les relations coloniales blancs/amérindiens[24] :

Eunice Williams was seven years of age when she was abducted, in 1704, from Deerfield, Massachusetts by Catholic Mohawks – whose clans were accustomed to “requicken” the name of the deceased relative through adopting a captive enemy to take the relative’s place.

Turner Strong 2001 : 471-472

Cependant, à l’inverse des cas mentionnés ci-dessus, dans tous les exemples modernes présentés dans ce numéro, la capture et la captation d’enfants sont orientées et ne s’effectuent jamais à double sens.

Ari Gandsman montre que la capture des enfants d’ennemis à fins d’adoption est bien vivante dans le monde contemporain sud-américain. En effet, durant la dictature argentine, qui dura de 1976 et 1983, environ 30 000 civils ont disparu dans ce que la dictature nomma « la guerre sale ». Les femmes enceintes étaient gardées prisonnières durant leur grossesse et tenues en vie jusqu’à ce qu’elles accouchent. En tout, on estime qu’environ cinq cents bébés et enfants en bas âge de personnes disparues ont été donnés en adoption à des familles liées à l’armée. Quelques années plus tard, on s’est demandé ce qu’il en était du bien-être de ces enfants adoptés et intégrés à leur insu dans des familles ennemies et dont l’itinéraire a été retracé après la chute de la dictature par les Abuelas, ces grands-mères du mouvement de la place de Mai. Ari Gandsman analyse ici la place du sang, de l’hérédité – très importants dans cette culture – dans les débats concernant la justice sociale et l’intérêt supérieur de l’enfant qui ont présidé aux demandes de restitution. Il y a là un paradoxe : l’auteur note en effet l’importance de l’hérédité dans la parenté, ce qui n’a pas empêché la capture des enfants des ennemis éliminés, sans doute parce que, malgré tout, « ils étaient de la bonne race ». Mais, peut-on réparer un premier acte de violence commis sur des enfants par un autre, comme semblent en avoir décidé les Abuelas, ou ne fait-on pas peser deux fois le poids de l’histoire et de la vengeance sur les enfants en les retirant à des familles adoptives auxquelles ils étaient attachés?

L’article d’Andréa Cardarello présente un autre cas de capture, cette fois-ci avec des visées non plus simplement internes, mais qui débouchent aussi sur l’adoption internationale. Elle montre comment, dans le cas du Brésil, les enfants des couches populaires sont facilement retirés à leurs parents, frères et soeurs, au nom d’une idéologie du sauvetage, les adoptions étant une façon d’empêcher le développement de prostituées et trafiquants de la rue dans le futur. En plus du caractère « préventif » de ce point de vue visant à maintenir « l’ordre » et la « moralité » dans la société, on se réfère souvent à l’idée du « sauvetage de vies » au sens strict du mot : « [j]e suis convaincu qu’on a sauvé beaucoup d’enfants de la mort », disait par exemple un juge pour justifier ses actes. Des commissaires pour mineurs, que la population des bidonvilles surnommait Cata-criança (« attrape-enfants »), parcouraient la ville à bord de la voiture du tribunal à la recherche de gamins semblant appartenir à des familles pauvres pour les enlever à ces dernières. La capture, d’un ou souvent de plusieurs enfants d’une même fratrie, visait à leur adoption nationale ou internationale. Mais, au Brésil, si la rue n’est pas un milieu où les mineurs peuvent être hors de tout danger, ils ne sont pas en sécurité non plus, selon les juges, lorsqu’ils circulent de façon informelle à l’intérieur des couches populaires dans la parenté élargie ou sont élevés par des voisins qui agissent comme parents « de criação », car ils sont de ce fait décrétés abandonnés. On voit qu’il s’agit là d’un élargissement considérable des dangers encourus par les enfants puisque leur circulation tout comme leur mise en fosterage tombent dans la négligence ou l’abandon, et peuvent servir de motif de retrait de leur progéniture aux parents quand il le faut. Cette tendance semble d’ailleurs n’être pas seulement réservée au Brésil (voir par exemple, pour le Pérou, Leinaweaver 2007).

Une autre façon de « sauver » les enfants de leur milieu familial est abordée dans l’article de Françoise-Romaine Ouellette et Dominique Goubau pour le Québec contemporain. Ils font l’examen de la « Banque mixte », un programme de placement pré-adoptif récemment établi dans les Centres Jeunesse du Québec. Le but de ce programme est de faciliter l’adoption d’enfants « à haut risque d’abandon » qui leur sont confiés. L’appellation « Banque mixte » fait donc référence à une liste de postulants à l’adoption qui acceptent d’être provisoirement famille d’accueil en attendant que l’enfant placé devienne adoptable. Au Québec, si les parents ne s’acquittent plus de leurs obligations vis-à-vis de leur enfant placé depuis six mois au moins, les autorités étatiques de protection de l’enfance peuvent demander son admissibilité à l’adoption. En poursuivant à la fois un objectif conventionnel de protection, par le placement en famille d’accueil, et un objectif d’adoption, le programme Banque mixte instaure une situation ambiguë car l’obligation de préservation des liens familiaux de l’enfant placé s’oppose à ce que l’on travaille à les rompre. En s’attachant à analyser comment ce dilemme peut être résolu, les auteurs parlent, non pas de capture, mais de captation possible de l’enfant, dans le sens où celle-ci s’opère par des moyens détournés plutôt que par la force et parce que sa logique n’est pas toujours clairement perçue par les divers acteurs.

Un autre exemple d’appropriation des enfants, cette fois-ci violente et totalement illégale, est établi par Isabelle Leblic à propos d’une affaire touchant l’adoption internationale et l’aide humanitaire. On sait bien que le déséquilibre démographique nord-sud instaure une demande pour les enfants du tiers-monde qui deviennent de plus en plus rares et convoités et qu’on se dispute en Occident[25]. À l’inverse, cela ne signifie pas que toute adoption nationale ou internationale soit une mise en péril des enfants concernés, comme ont tendance à le penser certains intervenants médico-sociaux. Néanmoins, l’affaire récente (automne 2007) du naufrage humanitaire de l’Arche de Zoé concernant cent trois soi-disant orphelins de la guerre du Darfour, dont Isabelle Leblic relate ici la chronique, illustre bien l’un des dérapages possibles au sein de l’humanitaire au nom du bien-être de l’enfant tel que défini par la CDE. Cette opération ratée d’« enlèvement » semblait viser l’adoption plénière de filles et de garçons en majorité de moins de cinq ans, pour la plupart légalement inadoptables – car appartenant à des familles islamisées[26] – et, de surcroît, pas orphelins. Elle montre comment la notion d’ingérence humanitaire, qui a semblé guider les membres de l’Arche de Zoé, peut devenir une nouvelle forme de colonisation occidentale sur les pays pauvres du Sud. À ce propos, l’auteure analyse des extraits de la presse africaine qui illustrent le décalage qui peut exister entre les visions nationales internes et externes, ou comment ce qui est appelé sauvetage par les uns constitue un rapt pour les autres.

Cet essai est à lire en regard de la note de recherche rédigée par Anne Cadoret qui concerne aussi l’humanitaire et l’adoption internationale ainsi que les paradigmes qui les sous-tendent. Cette auteur traite d’une organisation non gouvernementale généraliste, Médecins du monde, qui a élargi son mandat pour s’occuper aussi d’adoption, surtout d’enfants en péril et difficiles à placer (plus âgés, en fratrie, handicapés…). Cette ONG s’interroge sur son mandat pour justement éviter les dérapages tels que ceux dont il vient d’être question. Un des précédents directeurs de cette mission humanitaire relevait deux paradoxes à ce propos, d’abord au niveau de la temporalité de l’action – une action humanitaire est temporaire, alors que l’adoption est un acte définitif – et au niveau du nombre impliqué – une action humanitaire est collective, alors qu’adopter un enfant est une mission individualisée. Anne Cadoret explique comment Médecins du monde tente de gérer au mieux ces paradoxes en tant que « faiseur de parenté »[27] pour des enfants en difficulté.

L’abandon, la déconstruction familiale

Sur le même plan que la capture aujourd’hui de très jeunes enfants, le plus souvent, se trouve l’abandon dû à la déstructuration familiale, autre non-lieu de la filiation sur lequel les organismes humanitaires tentent d’intervenir pour essayer d’endiguer la montée en puissance de ces phénomènes. L’article d’Anne Yvonne Guillou, qui porte sur une enquête auprès d’enfants des rues au Cambodge, vise deux objectifs. Le premier est de saisir comment les péripéties sociales « prennent corps » et s’inscrivent dans les corps. L’auteur reconstitue la chaîne des événements individuels, entraînés par des destins collectifs, différenciés selon le genre, qui amènent certains enfants (et pas d’autres) à se trouver dans la rue et particulièrement exposés à l’infection au vih. Elle revient sur le fait que certains d’entre eux sont enfants des rues à la journée et peuvent rentrer chez eux certains soirs. D’un autre côté, elle réfléchit sur les conditions de l’enquête, élaborée dans le cadre d’une recherche-action dont la population et la problématique ont été définies en collaboration avec des acteurs du travail humanitaire et du développement. Elle aborde ainsi en filigrane l’effet de la mondialisation sur le terrain anthropologique ainsi que le poids des organisations internationales sur la construction des objets de recherche, notamment sur les spécificités méthodologiques du travail avec les enfants. Dans son étude, ainsi que l’a exigé le comité d’éthique, l’anthropologue a en effet dû composer avec la présence d’un avocat pour les entrevues et n’a pu avoir accès qu’aux enfants de 11 ans et plus au nom du dispositif de protection des droits de l’enfant[28].

Si les enfants parlent peu en anthropologie et si ce sont encore de façon majoritaire les adultes qui discourent à leur place, il est courant de nos jours que de jeunes adultes ou des enfants devenus grands demandent en justice à ce que leurs droits bafoués comme mineurs soient reconnus et les torts redressés. En Occident, leurs demandes touchent en particulier l’inceste et les abus sexuels dont ils furent autrefois victimes, mais aussi la levée du secret de leurs origines en cas d’adoption ou de procréation médicalement assistée. Ces thèmes nous ont paru intéressants à étudier en raison des souffrances que ces faits engendrent chez les enfants et jeunes adolescents d’une part, mais aussi parce qu’ils mettent à jour les conflits de générations et les réajustements des positions de pouvoir entre enfants et parents, entre mineurs et société civile, entre preneurs, donneurs et receveurs d’enfants en Occident.

L’inceste

L’inceste peut impliquer les enfants de deux façons différentes, soit qu’ils soient nés de l’inceste, soit qu’ils l’aient eux-mêmes subi. L’article de Dorothée Dussy traite de l’inceste et des abus sexuels vécus ainsi que du silence qui les entoure. L’auteure note que les anthropologues participent de ce silence car, si tous ou presque parlent de la prohibition de l’inceste et de ses effets (voir, entre autres, Héritier 1994 ; Barry 2009), la plupart d’entre eux sont muets sur l’inceste comme pratique, comme le sont souvent les familles des enfants concernés. L’auteur se demande ici comment articuler une théorie de l’inceste à la fois fondée sur la prohibition, la réalisation et ses effets. Pour ce faire, elle travaille à plusieurs niveaux : d’abord auprès les enfants violés devenus adultes, pour qui, jusqu’à ce qu’ils aient révélé l’inceste, la question du « dire »[29] constitue une thématique à la fois centrale et douloureuse ; ensuite, en interrogeant le discours des anthropologues sur l’inceste ; enfin, collectivement, à l’échelle de la société, à l’heure où la dénonciation de cas d’inceste marque régulièrement l’actualité.

L’article de Juliette Carle et Doris Bonnet traite de ce qu’implique au Burkina-Faso de naître sans identité. C’est le cas par exemple lorsqu’on est issu d’une relation incestueuse, même lointaine, dans la parenté classificatoire. Cette mauvaise naissance efface toute identité lignagère, obligeant ainsi les parents d’origine, la mère ou le père seul, les deux ensemble parfois, à remettre leur enfant à une pouponnière en vue d’une adoption internationale, lorsqu’aucune solution locale de fosterage n’a pu être trouvée. Ces deux auteures, en présentant le récit de plusieurs histoires, montrent comment, dans ces cas, les personnes concernées oscillent entre deux représentations de l’enfant abandonné, l’adopté venu de nulle part[30], voire même de tout temps destiné à renaître par l’adoption dans une société occidentale chrétienne[31], d’une part, et l’enfant indissociable de son pays d’origine où se trouvent ses racines, d’autre part. Elles concluent sur la nécessité d’envisager la construction de l’identité de ces enfants dans un échange entre tous les partenaires de cette circulation enfantine (parents biologiques et adoptifs en passant par les nourrices des pouponnières, mais aussi États d’origine et d’accueil).

En liaison avec ce thème, il y a celui de l’inceste possible entre deux êtres génétiquement proches et ne le sachant pas, thème d’autant plus d’actualité que les nouvelles technologies de la procréation, par le secret sur les origines qu’elles instituent dans certains pays, comme autrefois l’adoption, agitent ce fantasme dans la culture (Lallemand 1993 ; Delaisi 2008). Mais peut-on cantonner l’inceste dans sa seule question biologique? Que peuvent nous apporter les théories anthropologiques actuelles en la matière et sont-elles satisfaisantes pour rendre compte de ces nouvelles orientations? Enfin, que devient, dans les dons anonymes de gamètes, le droit de l’enfant à ses origines et à sa filiation, reconnu pourtant par la CDE? Là encore, des enfants nés par don anonyme commencent à réclamer en justice, un peu partout dans le monde euraméricain, à ce que ce droit fondamental soit respecté et à ce que l’identité de leurs géniteurs leur soit révélée[32].

Le secret et la quête des origines

Suzanne Lallemand, dans sa note de recherche sur le secret dans les sociétés traditionnelles, fait remarquer qu’il peut paraître hors de propos de considérer comme de la maltraitance le fait de ne pas transmettre à l’enfant l’identité de ses ascendants biologiques – est-ce là, en effet, une idée généralisable à toutes les cultures? –, mais que, de toute façon, les cas où la question se pose semblent plutôt rares dans les différentes sociétés humaines. Cela est d’autant plus vrai que les sociétés à parenté classificatoire multiplient le nombre d’interdits incestueux et que la connaissance généalogique est impérative pour les éviter ; ces mêmes sociétés s’accommodent aussi fort bien de l’existence de plusieurs parents. L’auteure souligne par ailleurs qu’il faut distinguer entre le secret né d’une faute que l’on veut cacher et le secret socialement prescrit par le législateur. Mais, si peu de sociétés font une place au secret des origines génétiques, elle constate que lorsque celles-ci le font, leurs angoisses sont les mêmes que celles qui conduisent les Européens à faire le silence sur un don de gamète ou un déplacement initial : l’enfant sera plus facile à élever, il s’attachera davantage à ceux qui en ont la garde, qui 1’intègreront plus complètement. Mais, contrairement à ces sociétés si semblables à la nôtre de ce point de vue, beaucoup d’autres ont fait l’hypothèse que parents initiaux et co-géniteurs ne se voient pas comme des rivaux ou des ennemis mais gagnent eux aussi à partager.

Geneviève Delaisi de Parseval, enfin, montre que la quête des origines, telle qu’on la rencontre actuellement dans les sociétés occidentales chez nombre de jeunes adultes conçus par don de sperme anonyme, est d’un côté intrinsèquement liée à la peur d’une rencontre amoureuse incestueuse frère/soeur (dont l’issue peut être aussi procréative), même si statistiquement le risque est infime. La question revient donc en substance pour l’auteure à dire : « comment ne pas l’épouser? ». Cette crainte pose implicitement, d’après nous, la question de l’existence en Occident d’un inceste qui serait « génétique » en dehors de la reconnaissance d’un lien social de filiation, mais supporté tout de même par la connaissance (a posteriori) d’un géniteur ou d’une génitrice commun(e) aux deux fautifs (malgré eux). On retrouverait donc ici l’idée d’un savoir de parenté qui serait « constitutif », en ce sens qu’il change tout et qu’on ne peut prétendre revenir en arrière à l’innocence qui accompagne cette ignorance (Carsten 2007). Comme dans le cas des adoptés, Geneviève Delaisi de Parseval soutient que les enfants nés par procréation médicalement assistée avec don de gamètes ressentent un « trou » dans leur filiation, manquent de confiance dans leurs familles et se sentent discriminés. Elle plaide donc pour une levée l’anonymat.

Que conclure de tout ceci? Vingt ans après la promulgation de la CDE, l’enfance est-elle particulièrement en péril? Si bon nombre d’éléments vont bien dans ce sens, nous laissons au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions sur la base des quelques éléments que nous avons apportés, à la fois pour ce qui est de la réflexion générale, et du champ de recherche, qui, lui, est bien spécifique.