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Ce projet n’est pas celui d’un utopiste solitaire (je parle du président) ni d’une poignée de fanatiques de l’art actuel (je parle des membres de l’association) : c’est l’expression d’une certaine vision de la société plus centrée sur le questionnement du monde que sur les certitudes de son clocher. En ce sens, il appartient à tous, même à ceux qui le contestent, et c’est aux générations qui nous suivent d’en conduire la réalisation et d’en écrire l’histoire.

Marc Netter, compte-rendu d’activités 2006, assemblée générale du 25 janvier 2007.

L’étude des publics et l’évaluation des formes de médiation dans les lieux habituels d’exposition (centres d’art, musées, institutions) constituent aujourd’hui un domaine de recherche bien exploré [1]. En effet, des services internes ont été créés afin de comptabiliser et observer les visiteurs, les sociologues ont réalisé et réalisent régulièrement des enquêtes, le ministère de la Culture et de la Communication commandite des études, etc. Cependant, nombreux sont encore les lieux, et par conséquent les publics et les pratiques, qui échappent aux enquêtes parce qu’ils se situent en marge des lieux d’exposition habituels, dans des contextes spatiaux et sociaux différents. Ainsi, faute de résultats, on connaît mal une certaine réalité contemporaine du rapport à l’art et particulièrement lorsque les professionnels s’adressent à d’autres « publics », ceux inattendus, improbables ou ponctuels qu’on ne croise pas dans les mondes de l’art, mais ailleurs et autrement.

Ces publics – encore faut-il pouvoir les désigner comme tels – sont difficiles à cerner parce qu’ils sont différemment publics ou plus ou moins publics (Azam, 2004) ; s’ils font partie des récepteurs, ce n’est pas au sens de « ceux qui ont une pratique d’amateur, de visiteur ». Leur rôle et influence n’en sont pas moins décisifs pour comprendre comment se construisent les expériences de l’art, et il convient, pour les intégrer aux recherches, de délaisser les catégories préconstruites afin de considérer comme des « spectateurs » (Augoyard, 2000 : 18) tous ceux qui, de près ou de loin, entretiennent une relation à l’art, quand bien même elle se jouerait sur le mode de la contestation ou de la résistance.

C’est à partir d’un terrain original et expérimental que cette réalité peut être illustrée : le projet de création d’un pôle d’arts visuels à vocation internationale à Lauris, un village de 3 200 habitants dans le Luberon, et sur les rejets et résistances auquel il a dû faire face. Initié en 2001, ce projet met au coeur de son programme la question de la médiation [2] de l’art contemporain en milieu rural, et constitue un objet d’étude original parce que son avenir, plus simplement son devenir, est lié au rôle prépondérant ou marginal que les détracteurs sont amenés à jouer. Comment et pourquoi ce projet est-il né à Lauris ? Comment a-t-il été élaboré ? Comment a-t-il été perçu par les villageois ? Quelles actions de médiation (sur l’art contemporain et sur le projet lui-même) ont été mises en place ? Dans quelle mesure ont-elles porté leurs fruits permettant à l’art contemporain de trouver sa place à Lauris ? Autant de questions que l’article propose d’explorer afin d’esquisser une approche qui contourne certains des écueils observés avec les approches quantitatives sur les publics (Donnat et Tolila, 2003 ; Fleury, 2006) et qui contribue au débat sur la question de la démocratisation. L’approche développée se veut transversale, elle ne focalise pas son attention sur le rapport à l’oeuvre ou la fréquentation d’un lieu artistique, mais étudie le rapport à l’art contemporain comme une expérience sociale dans un contexte de vie quotidienne, et non seulement comme une pratique culturelle dans un contexte artistique. C’est à partir de la description du projet laurisien, de sa genèse à aujourd’hui, que la réflexion est amorcée, pour, dans un second temps, se polariser sur les différentes formes de rejet et résistance qui ont émergé et sur leur fondement, l’objectif étant de mettre en perspective, au regard du contexte, ce qui relève de la médiation de ce projet. La conclusion permet de dévoiler les conséquences de tels rejets et résistances et de revenir sur les enjeux sociaux de l’art contemporain dès lors qu’il cherche à prendre place hors des mondes de l’art (Becker, 1988).

Le pôle des arts visuels de Lauris

Le projet de pôle des arts visuels de Lauris est intéressant à plusieurs titres. Le premier élément déterminant est sa situation, dans un village du Luberon, loin des scènes artistiques que sont Marseille et dans une moindre mesure Avignon. Lauris ne s’inscrit pas dans un circuit artistique et ne bénéficie pas de l’effet de halo que pourrait générer la proximité d’autres lieux dédiés aux arts visuels contemporains. Le village n’est pas non plus un lieu de tourisme réputé comme le sont ses voisins Lourmarin et Ansouis. Deuxième élément, ce pôle prend forme dans un lieu symboliquement, historiquement et architecturalement spécifique, qui appartient au patrimoine local : le château et ses terrasses. Troisième élément, par sa situation et sa localisation il concerne en premier lieu un public de proximité qui appartient pour une grande part et a priori à la catégorie des non-publics. Quatrième élément, le projet a un ancrage local, mais se situe d’emblée dans une perspective nationale et internationale :

L’aventure qui se projette dans le château de Lauris constitue un enjeu fort en termes de développement culturel du territoire. […] Le principal enjeu sera de faire coexister et de croiser des dynamiques locales ou régionales, déjà présentes sur le terrain, et des énergies nationales et internationales, qui situeront Lauris comme un lieu essentiel d’émergence et de rencontres artistiques.

Documentation de l’association, « Pré-projet artistique et culturel »

Les étapes d’un projet (chronologie 2001-2007)

C’est sous le mandat de Monique Roustan – élue maire en 2001 et dont la candidature est portée par un collectif, Lauris ensemble – que le projet de création d’un pôle des arts visuels prend forme, le principal initiateur en étant Marc Nette [3]. Trois effets se conjuguent et créent des conditions d’émergence favorables : la disponibilité du lieu (le château a été acquis en 1996 par la commune), la volonté de le rendre accessible à tous les Laurisiens et l’indétermination de son devenir. Le bâtiment, qui surplombe la vallée de la Durance, a une histoire parfois confuse et des usages successifs divers. Il est difficile de dater sa création et de situer le contexte précis de sa réalisation :

Les sources médiévales n’en font pas mention à l’exception d’une transaction entre les abbayes de Sénanque et de Silvacane, datée de 1191. Ce château fut peut-être construit pour le comte de Provence, auquel appartint aux XIIIe et XIVe siècles, la seigneurie de Lauris.

Sauze et Muret, 2004

Au fil des écrits, il est toutefois possible de repérer des moments marquants, notamment à travers son évolution architecturale. On apprend ainsi que c’est au XVIIIe siècle que le bâtiment prend sa forme actuelle et perd son allure médiévale pour ressembler à une « habitation aristocratique ». Plus récemment, dans les années 1960, c’est en maison de retraite pour les pères des Missions étrangères que le château se transforme, s’éloignant plus encore de son aspect d’origine pour ressembler à « un habitat collectif [4] ». En 2001, la cour est investie par des artisans qui s’emploient à faire du château un attrait touristique pour le village, mais aucun projet structurant, d’envergure et sur le long terme, n’a été arrêté jusqu’alors. Ce n’est d’ailleurs pas d’emblée le projet de pôle d’arts visuels qui est proposé, d’autres, assez avancés pour certains, très hypothétiques pour d’autres, sont envisagés [5]. Aucun n’aboutira, les discussions ayant rapidement convergé vers un projet à vocation artistique [6] et, avec Marc Netter, sollicité par la Commission culture et château [7] (présidée par Jean-Marie Lambert), le projet pour le château s’oriente définitivement vers les arts visuels contemporains. L’association Signé Lauris est constituée et réunit un petit groupe de Laurisiens d’âges et de milieux socioprofessionnels très divers, mais qui partagent le même objectif : « Créer une dynamique nouvelle pour Lauris : une activité donnant une image attractive à ce village qui souffre d’un déficit chronique d’identité. […] D’où son nom : “Signé Lauris”. Lauris aurait enfin une signature ! » (Documentation de l’association). De son côté, le conseil municipal s’engage à soutenir le projet, à deux conditions : que le pôle ne crée pas un endettement supplémentaire pour la commune donc pour les Laurisiens [8] ; que 80% des financements soient assurés par les partenaires institutionnels. Rapidement les soutiens se confirment, principalement la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), rejoints par la suite par le département et la région.

C’est l’été 2002 qu’a lieu la première exposition, Vu d’ici, qui marque le début d’un programme artistique résolument tourné vers la création très contemporaine. Dix-neuf artistes français et étrangers, vivant et travaillant en Provence, sont invités à investir les étages du château avec des installations spécialement créées pour le lieu : « Les artistes avaient été fascinés par la morbidité de ces espaces désertés. Ils s’en étaient inspirés » (Le Laurisien, nº 8, novembre 2002). Il faut rappeler ici que le château, des années 1960 à son achat par la commune, servait de « mouroir » aux pères des Missions étrangères.

En 2003, la question architecturale – implicite dès le départ – va être l’objet de toutes les attentions. Le bâtiment, qui ne se présente pas d’emblée comme un lieu d’accueil possible, va faire l’objet d’un concours international d’architecture. C’est

le projet de l’architecte Mauger qui a été retenu […] il est le plus « sage ». Il propose des intentions d’insertion au site très valables, comme la mise en valeur de la cour, l’utilisation en « promenade publique » des terrasses hautes autour du Château. […] le château, en tant que bâtiment existant, est valorisé, et complété par des extensions résolument modernes.

Lauris ensemble, nº 104, 2004

Le début de l’année 2003 est aussi marqué par une réunion publique d’information, faisant suite aux doutes exprimés au sein du conseil municipal et visant à répondre aux premières inquiétudes manifestées par la population locale. La deuxième exposition, Vu d’ici, différentes natures, a lieu à l’été 2003. Elle met en valeur le château et ses alentours, notamment le bois de pins et de cèdres, les cavités creusées dans la roche qui entourent le château et les souterrains de l’ancienne forteresse médiévale, en présentant des artistes dont les oeuvres s’inspirent de la nature et utilisent des matériaux naturels.

En 2004, Véronique Baton [9] s’investit plus concrètement dans le projet et prend en charge la programmation artistique jusqu’alors assurée par Marc Netter : la troisième exposition d’été a lieu, consacrée à Philippe Mayaux. On retiendra l’intuition de ce choix – l’artiste est lauréat du prix Marcel Duchamp en 2006 –, mais aussi le risque encouru. Alors que l’exposition d’un plus grand nombre d’artistes permet de penser qu’il s’en trouvera toujours un qui puisse plaire, l’exposition de type monographique se révèle plus périlleuse. Signé Lauris confirme ici ses choix audacieux et sa volonté de ne pas transiger sur la qualité et la contemporanéité des artistes présentés au village.

En mai 2005, le projet est définitivement adopté et ratifié par le conseil municipal et cette même année, plutôt que de se centrer sur une exposition, Signé Lauris privilégie des actions structurantes, moins visibles, mais tout aussi indispensables pour assurer la viabilité du projet. À défaut d’exposition, c’est un chantier intellectuel qui se met en place avec un colloque sur le thème « Démocratiser l’art contemporain ? » et la préparation d’un catalogue rétrospectif sur les expositions [10]. C’est aussi en 2005 que la région s’engage pour trois ans sur le financement d’un poste d’agent de développement artistique et culturel, qui officialise le recrutement de Véronique Baton au poste de directrice du pôle et concrétise l’engagement financier de cette institution.

À partir de septembre 2006, le projet entre véritablement dans sa phase de préfiguration : la commune a défini son engagement, les partenariats sont en place, l’architecte est désigné, la programmation artistique est confiée à une professionnelle, le financement est a priori assuré et selon les conditions préétablies. En ce qui a trait au contenu, en 2006 et 2007, c’est le concept de résidence comme dispositif de médiation – central dans le programme élaboré par Marc Netter et poursuivi par Véronique Baton – qui est développé, avec la création d’oeuvres originales où l’artiste et son public collaborent : Arthur Akopy avec les enfants de l’école primaire, Élodie Moirenc avec ceux de la crèche, BlueScreen auprès de l’ensemble des villageois et particulièrement les plus anciens, etc. L’idée est de

créer, hors manifestations spectaculaires, telles que les expositions d’été, une relation de proximité entre artistes et publics, à travers des projets concrets, fussent-ils modestes, d’installer une activité au quotidien dans la durée, afin que l’art contemporain à Lauris ne soit plus désormais un phénomène saisonnier éphémère, mais qu’il accompagne la vie et s’y insère.

Assemblée générale, 25 janvier 2007

« Démocratisation » et médiation en questions

Les dispositifs de médiation mis en place visent à dialoguer autour de l’art contemporain et particulièrement pour des oeuvres et des artistes actuels dont le travail questionne et interpelle. On peut mentionner les Brèves, une lettre d’information à destination des adhérents de l’association Signé Lauris, les rencontres avec l’artiste, les résidences, l’édition de livrets individuels sur chacun des artistes exposés, l’organisation de parcours artistique dans le village, etc. Ils concernent également le projet, plus précisément l’avenir du château : des réunions d’information sont organisées, des articles publiés dans le journal de la commune, une plaquette éditée, etc.

Du point de vue de l’art contemporain, les actions de médiation ne cherchent pas à « révolutionner » les formes existantes, à en inventer de nouvelles, mais, sur la base des acquis à « combiner différemment » les savoir-faire, en contexte, en s’adressant aux groupes sociaux tels qu’ils sont constitués dans la vie sociale du village et non à des publics tels que catégorisés dans les enquêtes [11]. En plaçant le concept de résidence au coeur du projet, l’enjeu est d’accueillir l’artiste au village et de penser son travail sur le mode de l’interaction, de l’échange et du dialogue avec les villageois. Sur le terrain, cela permet de proposer une alternative aux approches qui placent les publics au centre de la réflexion et visent à les faire venir dans les lieux de l’art (politique de démocratisation), ainsi qu’à des approches qui focalisent leurs actions sur les artistes postulant que si l’offre est de qualité le public suivra (soutien à la création). Le rapport à l’art tel qu’il est proposé aux Laurisiens ne se construit pas de prime abord par une pratique de visite – intentionnelle et motivée, sollicitée –, mais par une rencontre avec l’artiste sur un territoire connu, dans des lieux familiers (moins légitimants et donc moins intimidants). Ce déplacement, si subtil et modeste qu’il puisse paraître, permet de pallier certains blocages propres à la réception de l’art contemporain. Dans la mesure où la rencontre avec l’oeuvre repose sur l’interaction avec l’artiste (un individu qu’il est possible de questionner, mais qu’il est difficile d’attaquer de front dès lors que le dialogue s’est instauré) et non sur le face-à-face avec l’oeuvre (un objet que l’on peut dénigrer, rejeter ou même détruire), la dimension sociale de l’expérience prend le pas sur la dimension esthétique et artistique, le problème est déplacé. Le « spectateur » ne se sent plus contraint d’avoir une (la bonne) appréciation sur l’oeuvre, contrainte qu’il s’impose bien souvent lui-même et qui le conduit à adopter les attitudes de repli plus rassurantes, et dont le rejet fait partie. À l’inverse, il est invité à dialoguer avec l’artiste, avec son point de vue, si subjectif soit-il.

Dans le projet de Lauris, l’échange est central : il pose le principe d’une égalité dans l’apport de ce « quelque chose » qu’artiste et public vont échanger et que l’on pourrait appeler, à défaut d’un mot plus explicite, une expérience commune. Au fond, sur un mode spécifique, celui de la création artistique, serait-il absurde de dire qu’il s’agit d’une expérience de socialisation réciproque [12] ?

Du point de vue de la commune et pour ce qui relève de la médiation autour du projet en général, deux options se présentaient et ont été débattues au sein du conseil municipal. La première : informer les Laurisiens dès les prémices du projet, afin qu’ils en suivent pas à pas les différentes étapes. Cette première option marquait une volonté de les impliquer dès le départ avec le risque qu’ils cherchent à intercéder en tous points. La deuxième : les informer une fois le pôle en voie d’être inauguré. Le choix consistant à faire découvrir aux Laurisiens un projet concrétisé et tangible avec le risque qu’ils interprètent cela comme une déconsidération de leur opinion. C’est une troisième option qui a finalement prévalu et qui a vu se mettre en place des actions de médiation et de communication en cours de projet et après que les premières réticences aient émergé.

À l’issue de ce rapide historique, en 2007 le projet de pôle des arts visuels est donc bien lancé et semble prometteur. Les étapes préalables d’élaboration et de préfiguration étant franchies, 2008 se présente comme le passage de l’état de projet au pôle lui-même. Si la présentation chronologique mettant en avant les actions de médiation laisse imaginer que le projet est à ce moment-là en bonne voie, c’est un autre aspect qu’il faut aborder, car, loin de faire l’unanimité, le projet a des détracteurs. Ils vont être amenés à jouer un rôle décisif dans son devenir.

Un projet discuté et disputé

D’une manière générale, les détracteurs sont rarement considérés comme un « public », et sont plus souvent laissés de côté dans les enquêtes, sauf lorsqu’il s’agit de dénoncer l’iconoclasme contemporain (Gamboni, 1997) ou les rejets médiatiques et médiatisés (Heinich, 1998). Pourtant, et bien que leur réception ne soit pas celle attendue et souhaitée [13], il est pertinent de les prendre en considération, particulièrement s’il est question de médiation. Le projet laurisien ne se construit pas sur la recherche d’un consensus, il se veut critique et réflexif. La parole et l’attitude des détracteurs – à défaut d’être ignorées – peuvent être considérées comme des indicateurs et servent d’analyseurs pour comprendre les enjeux du projet, la manière dont il s’inscrit sur un territoire, au coeur d’un village rural.

Les différentes manifestations de rejets et de résistances locales pour le bien du château

Rejets et résistances ont pris localement différentes formes, des plus légales (demande d’un referendum) aux plus médiatiques (presse locale), en passant par les plus informelles (les « on-dit », le bouche-à-oreille). Les problèmes émergent dès 2002, alors que le projet de pôle des arts visuels en est à son commencement. C’est de prime abord au sein du conseil municipal que le projet sera discuté, parfois disputé. Puis, rapidement, un petit groupe de Laurisiens va demander officiellement, par un courrier collectif adressé au maire, l’organisation d’un referendum. Le maire donne suite à cette demande et les Laurisiens sont invités à se prononcer sur la question : « Que souhaitez-vous pour le château ? » :

  • que la commune prenne seule à sa charge, par l’impôt, les réparations, l’entretien et le coût de fonctionnement du château ?

  • que soit réalisé le projet préparé par la municipalité, dont le financement sera aidé à hauteur de 80% ?

  • sinon, que proposez-vous de faire de ce patrimoine historique, propriété de notre commune ? (Le vendre ? Le fermer ? Quoi d’autre ?)

Ce référendum est formulé avec un parti pris, implicite, mais bien présent, et a de ce fait très certainement attisé les tensions au lieu de clarifier la situation. Si les résultats statistiques, trop peu représentatifs, ne permettent pas une analyse sociologique pertinente, on peut toutefois avancer que le résultat le plus marquant concerne les bulletins blancs qui représentent près de 23% des votes (soit près d’un quart des votants). Ce résultat ajouté au fort abstentionnisme (environ 30%) permet une interprétation claire : les Laurisiens, en très grande majorité, n’ont pas de point de vue arrêté sur la question et s’en désintéressent (abstentionnisme) ou l’éludent (vote nul). Les réponses, les commentaires et l’attitude générale face au referendum signalent une difficulté pour eux à prendre position face à un projet en cours d’élaboration et qu’il est difficile d’envisager comme une opportunité en termes d’image et d’attractivité, d’économie locale pour le village. Si l’idée d’un referendum a été acceptée par la mairie dans un souci de démocratie et afin de « sonder » la population, les résultats ne sont pas suffisamment probants pour donner raison aux détracteurs, ni pour confirmer le choix de la municipalité. Empressée de répondre aux détracteurs, cette dernière a privilégié une action rapide (l’expression par la voie démocratique) plutôt que des actions de communication et de médiation concertées et envisagées sur un plus long terme. De fait, le référendum arrive trop tôt ou mal à propos dans l’histoire du projet. Les choix faits par la commune quant à la médiation et médiatisation du projet et l’alternative choisie (comme indiqué plus haut les actions se mettent en place en cours de projet et après que les premières réticences aient émergé) se révèle être un compromis préjudiciable, donnant le sentiment d’une indécision, d’une hésitation, mettant au jour une difficulté pour les initiateurs du projet, le maire et les membres du conseil municipal à se mettre d’accord sur la conduite à tenir, faisant ici le jeu des détracteurs. Au terme de cet épisode, ce que l’on constate est, d’une part, la forte mobilisation des détracteurs – peu nombreux, mais « bruyants » et entendus – qui conduit à la constitution d’une véritable opposition active, forte du sentiment de représenter le plus grand nombre, et, d’autre part, la contemporanéité des oeuvres présentées au château n’est pas – comme on aurait pu s’y attendre – le principal motif de rejet et résistance (l’art contemporain est évoqué, mais ponctuellement dans les commentaires des votants). De fait, les deux dimensions du projet que sont la diffusion de l’art contemporain et la valorisation du château, liées dans les intentions des initiateurs, parce qu’elles donnent lieu à des actions de médiation différentes, parfois en décalé, permettent aux détracteurs d’affûter leurs arguments et de cibler leurs critiques. Le projet porte atteinte au château, considéré comme un bien commun, un patrimoine historique ; il met en avant des formes de création qui déplaisent aux Laurisiens. La communication telle qu’elle est engagée par la mairie est parfois bien mal perçue, et les arguments avancés en faveur du projet (amener l’art contemporain là où il ne se trouve pas, le rendre accessible dans un lieu symbolique et historique) jouent en sa défaveur. On pourra ainsi lire dans un courrier anonyme : « On croit entendre “Allez, les ploucs, on sort de son trou” ». Il est question dans ce même courrier d’une attitude arrogante de la part des initiateurs du projet face à des villageois profanes en art. En insistant sur le bien-fondé du projet pour tous et pour le village, certains Laurisiens ont ce sentiment qu’on leur signifie qu’ils sont peu cultivés ou, pis, pas du tout, et l’interprètent comme une forme de mépris.

C’est dans le journal local que les détracteurs vont trouver leur principale tribune : Lauris ensemble [14]. La rédaction suit au plus près le projet et en rend compte régulièrement. Au fil des articles, le journal local tend à se départir d’un rôle informatif, neutre et objectif, pour prendre position contre le projet. En offrant ses colonnes aux opposants, en proposant des dossiers « à charge » sur la viabilité du projet, Lauris ensemble devient le principal lieu d’expression public pour les détracteurs. Les titres des articles en témoignent, de neutres (« Le château et les Laurisiens », Lauris ensemble, nº 113, juin 2005) ils deviennent « équivoques » (« Et le château ? », Lauris ensemble, nº 117, novembre 2005) puis franchement critiques (« Pauvre château et jardins de Lauris ! », Lauris ensemble, nº 126, mai 2006). Le ton oscille entre l’ironie et le cynisme, passant parfois par une hostilité marquée. En termes de contenu, la dégradation du paysage et des terrasses fera souvent la une, à l’instar d’articles sur le coût trop élevé du projet. Le recours à des paroles d’experts, que l’on oppose par voie de presse aux experts qui participent au projet, figure parmi les moyens utilisés pour critiquer l’entreprise et sa fiabilité. En arrière-plan, les attaques portent aussi plus directement sur les initiateurs du projet :

Il faut que le projet qui résulte des consultations soit à l’évidence porté par le village. Il ne peut pas sortir du chapeau d’un magicien parisien ou autre, quelles que soient ses qualités. Cela ne veut pas dire que le projet doit être exclusif et réservé aux seuls habitants du village. Je crois au contraire qu’il faut l’ouvrir aux « étrangers » et les amener à discuter avec les Laurisiens à partir de leurs préoccupations.

Lauris ensemble, nº 113, juin 2005

Ce propos montre d’un côté la volonté de recentrage, de repli, sur la communauté laurisienne (si le projet proposé au château doit être ouvert aux estrangers, il est mal perçu que ce soit des estrangers qui prennent l’initiative de le mettre en oeuvre) et, de l’autre, une personnalisation du projet autour de Marc Netter, personnalisation qui contribue à attiser les conflits. En effet, il n’est pas natif de Lauris, bien qu’étant originaire de la région, il est par ailleurs considéré comme « un Parisien » du fait de son parcours professionnel, il représente également pour certains une forme d’élitisme eu égard à ses préférences esthétiques, autant de considérations qui tiennent parfois plus à des motivations privées – inimitiés et antipathies personnelles, crainte que le projet ne fasse concurrence à d’autres initiatives locales [15] – qu’à des raisons liées à la nature du projet. Les engagements de Marc Netter sont pourtant très loin de l’élitisme, comme le rappelle Philippe Urfalino dans L’invention de la politique culturelle : dès les années 1970, il « donnait pour tâches prioritaires à l’action culturelle l’étude de la réception des oeuvres et la découverte de “dispositifs de communication […] porteurs de formes nouvelles” », il soutenait « un art vivant, exigeant, anticonformiste, mais [dont] le but était bien la rencontre » (Urfalino, 1996 : 232). C’est probablement un effet de la distance culturelle ou sociale créée par des positions socioprofessionnelles et socioculturelles très différentes entre Marc Netter et certains des détracteurs qui est en jeu ici. Bien conscient de la personnalisation du projet et de ses effets négatifs Marc Netter choisira d’ailleurs de quitter la présidence de l’association en 2007. Il évoque « l’impératif de déconnecter ce projet de la personnalité de ses fondateurs et notamment de son président actuel. Il s’agit d’un projet collectif pour le bien commun du village, en aucun cas il ne doit sembler le fruit de l’ambition ou de la mégalomanie d’un seul homme » (Documentation de l’association).

Du côté des villageois, d’autres formes de mobilisation « à charge » existent, elles s’expriment notamment à l’occasion des réunions d’information. Organisées par la municipalité, ces réunions ont aussi pour enjeu, au-delà de communiquer, de ne pas laisser les rumeurs prendre le pas sur la réalité (Lauris serait sous tutelle, car surendettée ; la sauvegarde du patrimoine ne serait pas respectée ; le pôle nécessiterait le recrutement aux frais de la commune d’une vingtaine de salariés, etc.). Mais les réunions, par un effet de contre-réaction, permettent à l’opposition de se structurer, et, à défaut de pallier les difficultés, elles deviennent un espace public d’expression supplémentaire et donc de diffusion pour les détracteurs. Une association, Pour Lauris, est créée, elle vise à « concourir dans l’intérêt général au développement culturel économique social, environnemental et de la démocratie à Lauris par tous les moyens utiles ». Elle se donne plus concrètement comme objectif d’informer les Laurisiens – par des réunions, des tracts – là où la mairie et Signé Lauris sont accusés de manigances, d’agir indûment en occultant certains aspects du projet.

Les rejets et résistances sont donc à la fois individuels, collectifs, médiatiques et associatifs. Disputer et discuter le projet l’est surtout au regard du lieu investi, le château, patrimoine commun et collectif, mais les différentes manifestations et expositions sont aussi en cause.

Les différentes manifestations de rejets et de résistances par rapport à l’art contemporain

Chaque exposition suscite l’envoi de courriers, et ceux de récrimination sont intéressants à étudier [16], car ils sont le fait de visiteurs et illustrent l’idée selon laquelle l’art contemporain, hermétique et inaccessible, n’aurait pas sa place dans un lieu qui appartient au patrimoine historique d’un village. L’un de ces courriers est emblématique d’un certain point de vue sur l’art contemporain :

Mon épouse et moi-même, en vacances dans la région et amateurs d’art, avons tenu à découvrir « Vu d’ici » au château de Lauris. […] Résumons : « Sommes-nous en HP [hôpital psychiatrique] ? » […]. Premier constat, les alignements d’installations – même constitués de poils pubiens – n’offrent pas le même attrait que les modestes alignements de Carnac [l’oeuvre dont il est question est de Junko Yamazaki]. Deuxième constat, il n’est pas certain que le centrage sur cette expression de l’art contemporain assure le sauvetage du château et le rayonnement auquel Lauris peut prétendre.

Ce qui est en jeu ici – et que l’on retrouve avec bon nombre de commentaires critiques —, c’est l’appréciation de l’art contemporain, et la question de l’idéaltype de la réception. Certaines oeuvres laissent le sentiment d’être en hôpital psychiatrique, en maison de retraite, elles choquent et interpellent par leur contenu et leurs effets, et n’engagent effectivement pas une réception de type « contemplation esthétique », réception qui correspond aux attentes personnelles de ce visiteur. Son courroux tient au décalage entre ses attentes, attentes que de telles oeuvres sont loin de combler. En s’articulant autour de problématiques sociales (la mort, la maladie, etc.), en jouant sur la mise en espace des oeuvres (les étages du château se présentent comme de longs couloirs sinistres, où s’alignent une succession de chambres plus impersonnelles les unes que les autres), en juxtaposant contemporanéité artistique et patrimoine historique, les artistes cherchent à interpeller les visiteurs, provoquent la surprise, la gêne, le dégoût, l’effroi. Ils composent avec des thèmes tabous (Girel et Soldini, 2008) et suscitent des émotions qui si elles correspondent aux attentes de certains visiteurs constituent des motifs de rejets pour d’autres. À noter toutefois, les réactions et émotions négatives ne sont pas à considérer toutes et seulement comme de « mauvaises réceptions », des rejets (Girel, 2000), elles sont bien souvent en adéquation avec le contenu ou la forme des oeuvres qui ne peuvent laisser indifférents ; c’est bien si elles n’avaient généré aucune réaction qu’il aurait fallu s’interroger. L’esthétique de la réception (Jauss, 1990) et l’analyse anthropologique de l’expérience esthétique (Schaeffer, 2001) montrent bien que l’art – et notamment contemporain – n’est pas seulement fait pour être plaisant, agréable à l’oeil et à l’esprit, mais il reste bien souvent difficile pour les profanes d’admettre que l’on puisse rechercher et apprécier des expériences de mécontentement, de déplaisir, ou encore de comprendre que les amateurs puissent justement chercher des sensations et des émotions considérées comme négatives [17]. On retrouve cette incompréhension de manière explicite dans les livres d’or : « En un mot : bidon ! », « L’horreur », « Scandaleux au premier degré ! Pas merci », « Déchéance de l’art, de la créativité, ce n’est même pas digne d’être exprimé par des artistes… ! Cette expo est un guet-apens. J’ai cru retrouver un hôpital psychiatrique – kafkaïen. Qu’est-ce que le conseil régional, conseil général, FRAC viennent faire dans cette galère ? La renaissance de Lauris passera-t-elle par cette mascarade de “l’art” ? […] Soyez assurés, Mesdames Messieurs les organisateurs de mon parfait mépris », « Un tel lieu est déshonoré. Le ministère de la Culture sera informé des initiatives des conseils régionaux et généraux. Il faut arrêter la décadence », « De qui se moque-t-on ? Une Laurisienne qui aimerait que le château serve à tous les Laurisiens et non pas à une “soi-disant” élite ! », « Beaucoup de prétention et de snobisme “parisien”, manque d’harmonie avec un cadre qui pourrait être si bien utilisé autrement ».

Le réaménagement du château et l’art contemporain sont donc loin de susciter l’adhésion de tous, et si Marc Netter avance : « Quand le débat s’instaure, on a toutes les chances d’avoir touché juste. C’est ce que nous nous sommes dit, quelles que soient les agressions que nous ayons eu à subir [18] », la question se pose de savoir quelles seront les conséquences sur la poursuite du projet.

Les arguments des différends

Mais pour aller plus avant dans la réflexion et identifier les causes des formes de rejets et résistances observées, il convient d’en explorer les principaux arguments. En effet, il serait commode de focaliser sur l’art contemporain (premier argument analysé dans la suite de cette partie) et d’aller vers une explication en ce qui concerne l’échec de la démocratisation : l’art contemporain ne trouve pas sa place à Lauris, il suscite rejets et polémiques parce que les publics en présence appartiennent à la catégorie des non-publics et ne disposent pas des compétences et connaissances qui leur permettraient d’apprécier, de comprendre les oeuvres et artistes exposés (Heinich, 1998). L’enquête montre toutefois que si la contemporanéité de l’art et des oeuvres présentées fait l’objet de critiques (notamment dans les livres d’or), ce n’est pas le seul argument qui justifie les différends, ni peut-être le plus prégnant. Les problèmes trouvent leur origine sur d’autres plans (financier, humain, logistique, etc.), et ce, malgré les actions de médiation mises en place ; le projet de pôle des arts visuels se trouve pris au coeur d’enjeux autres que ceux proprement artistiques.

L’art contemporain, élitiste et parisien

Ce qui ressort de l’ensemble des commentaires négatifs ce sont les réactions face à des oeuvres qui cherchent à interpeller plus qu’à « séduire » comme cela a été dit plus haut. C’est ici la question des effets esthétiques que les artistes posent à travers leurs oeuvres qui est en jeu. On observe le clivage récurrent entre deux conceptions de l’art, l’une où l’idée de contemplation, de « joliesse » ou de « virtuosité » du geste artistique prime, les beaux-arts y étant la référence ; l’autre où les effets esthétiques et esthésiques, la dimension conceptuelle des oeuvres prévalent, les formes/processus de création nouveaux innovants en étant la référence. Ces deux conceptions entrent en concurrence et c’est un véritable dialogue, repéré par Marc Netter dès les premières expositions, qui s’instaure dans les livres d’or. Une sorte de joute verbale se met en place, où détracteurs et défenseurs se répondent par commentaires interposés : « Toujours le même discours, abscons, prétentieux et creux pour commenter le vide », dit l’un, un autre répond : « Le vide ? Sans doute le vôtre. Qu’on n’aime ou qu’on n’aime pas, tout ici invite à ressentir, réfléchir, vivre cet endroit ». Ou encore : « J’ai honte, je vomis dans le petit sac plastique que j’avais gardé dans mon bagage », s’exclame une dame scandalisée, la réponse ne se fait guère attendre : « Aux vomiteurs associés et autres maladifs du genre : quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt (phrase fétiche de Bonnard). À méditer ». L’un considère le projet comme « une vaste entreprise de préhension de l’art par un clan de haineux du vivant. […] L’art étatique avec ses médaillés, labellisés, subventionnés est une vaste entreprise extrêmement pernicieuse d’appropriation de l’acte créateur par un groupe d’envieux et de frustrés de la vie », un autre lui répond : « Que de frustration dans le discours de ce monsieur ! Un artiste en mal de reconnaissance, ou encore quelqu’un d’éconduit dans ses demandes de soutien, de subventions ? On peut s’interroger… » Avec ce clivage, on retrouve les phénomènes de rejet bien connus et étudiés pour toutes les formes de création, et non seulement les arts visuels, dès lors qu’elles sont particulièrement avant-gardistes. Ce qui est plus inhabituel, en revanche, c’est la médiation qui se met en place de manière informelle entre les amateurs d’art contemporain et les détracteurs, et particulièrement la nature et le ton des échanges qui doivent beaucoup au support (expression écrite, anonymat).

Un projet trop coûteux pour la commune

Autre argument à charge, le coût du projet : « Ce qui est hallucinant dans ce projet, ce sont les espoirs fous qu’on y concentre. Il faut se poser la question de ce qu’on va pouvoir obtenir en injectant plus de 4 000 000 ? dans ce projet de rénovation [19] ». Le problème budgétaire est latent dès le départ. Il fait très vite l’objet de clarification de la part de la commune et de Signé Lauris : en l’état l’entretien du château a un coût (mais sans contrepartie), sa destruction en aurait un aussi (en termes financiers, mais aussi en termes symboliques pour l’histoire du village) et, face à cela, c’est la nature même du projet et le choix des arts visuels qui en assurent le financement [20]. Mais le coût reste malgré tout le thème récurrent de l’argumentation des détracteurs : d’un côté l’association Signé Lauris est critiquée parce qu’elle bénéficie de financements plus conséquents que ceux octroyés à d’autres associations du village ; de l’autre, le coût de la réhabilitation du château (mise aux normes, sécurisation et projet architectural) est considéré comme trop élevé, susceptible d’endetter durablement et démesurément la commune. En arrière-plan, deux interrogations sèment le trouble : l’art contemporain est-il un bon investissement ? La commune a-t-elle les moyens de financer un projet d’une telle envergure ? La mairie et Signé Lauris répondent positivement, et le justifient : les partenaires sont bien présents et le conseil général de Vaucluse, entre autres, a attribué une subvention d’un montant de 816 311,07  ? pour la réhabilitation du château dans le cadre du plan de remise à niveau Patrimoine culturel hâteau dans le cadre du plan de remise à niveau Patrimoine culturel et touristique ; une fois créé, le pôle doit générer sa propre économie (entrées payantes – mais gratuites pour tous les Laurisiens –, produits dérivés, mécénat, etc.). La situation est donc loin d’être aussi incertaine que les détracteurs et la rumeur ne le laissent croire, mais l’art et la culture, en cela rien de nouveau, ne constituent pas des postes de dépenses légitimes. D’autres domaines tels la voirie, le tourisme, les équipements sportifs, etc. sont considérés comme plus urgents et utiles. Le décalage des points de vue révèle ici un profond différend sur la question financière et budgétaire. Les initiateurs et acteurs du projet parient sur l’avenir et sur la dynamique culturelle, mais aussi économique que le pôle peut générer et misent sur la synergie qui se produit dès lors qu’une institution soutient et finance un projet. Les détracteurs, eux, défendent une logique comptable basée sur la prévisibilité et l’équilibre des finances communales, qui exclut toute prise de risque et qui privilégie des dépenses nécessaires, liées à l’amélioration du cadre de vie quotidien. Le pôle se trouve pris au coeur d’enjeux qui dépassent le domaine artistique et qui relèvent très clairement de la gestion politique et financière de la commune.

Les initiateurs et acteurs du projet « personna non grata »

En marge de ces arguments, un autre va se révéler récurrent, il touche à la question des qualités et compétences des initiateurs et acteurs du projet. Leurs personnalités, leurs profils (personnel, social, professionnel, etc.) ne sont en effet pas sans conséquence sur la réception du projet et la fluidité des échanges et relations avec les Laurisiens. Les compétences de certains seront, si ce n’est contestées, à tout le moins mises à l’épreuve régulièrement, au cours notamment des réunions d’information ou par la voie des publications locales. En témoignent les questions posées à l’architecte Patrick Mauger à l’occasion d’une réunion publique où il présentait son projet : « Comment avez-vous fait votre budget ? À quels experts avez-vous fait appel ? », « Avez-vous pris en compte le mistral ? » Les questions, et leur ton, mettent à mal ses compétences et le conduise à justifier de ses références. En témoignent aussi les critiques et coups bas en direction du maire, les échanges vifs à l’issue des interventions au colloque de 2005 où quelques auditeurs ont interpellé les intervenants, qualifiant d’abscons les propos de certains. Par ailleurs, et comme cela a déjà été avancé, il est mal perçu que le projet soit promu par des personnes qui appartiennent (ou que l’on suppose appartenir) à une élite, et qui de surcroît, pour une partie d’entre eux, ne sont pas Laurisiens d’origine. C’est une situation paradoxale, et dans les faits, il n’y a pas à proprement parler de processus d’appropriation du projet par une part importante des Laurisiens, alors même que dans ses intentions le projet s’adresse et concerne toute la communauté. Les initiateurs du projet, l’architecte parisien, les artistes non locaux, les intervenants au colloque (universitaires, professionnels, etc.) sont perçus par une partie des villageois hostiles au projet comme autant « d’étrangers », vis-à-vis de qui ils se perçoivent comme des spectateurs « malgré eux » : le projet les présente comme des acteurs essentiels qu’ils ne pensent ou ne souhaitent pas être.

En accédant au fur et à mesure de sa concrétisation à l’espace public, le projet ne constitue plus une affaire semi-publique, partagée par les membres de l’association Signé Lauris, le maire et le conseil municipal, mais il interpelle – ou est susceptible de le faire – chaque villageois. Ces derniers, et particulièrement les détracteurs, en prennent acte et affichent leur volonté d’intercéder en tous points (programmation artistique, projet architectural), l’objectif étant de donner leur avis et de montrer qu’un tel projet ne répond pas aux attentes des villageois et que, par là même, il ne peut aboutir.

Des nuisances diverses

Une autre critique revient régulièrement qui considère ce projet comme oublieux du passé : « Je crois qu’il faut tenir compte du lieu et rechercher quelque chose qui se raccroche à nous, à la Provence, à la Méditerranée. Nos visiteurs ne chercheront pas à l’évidence à retrouver Beaubourg sur Lauris, mais à trouver ce qui se rapproche de l’image du village, de son passé » (Lauris ensemble, nº 113, juin 2005). On retrouve l’idée de repli, et l’un des problèmes de fond : la mise en concurrence de deux rapports à l’art et à la culture qui se heurtent.

Parmi les autres arguments contre le projet, revient assez régulièrement le problème des travaux, et par extension celui de la circulation dans le village. Plus généralement, le projet dérange pour les nuisances qu’il est susceptible d’entraîner à court terme par les travaux, à plus long terme par le passage plus fréquent des visiteurs du lieu.

Comme le montrent ces développements, ce n’est donc pas seulement la dimension artistique du projet qui est en cause, le problème est aussi politique et économique. Le projet proposé pour le château se trouve pris au coeur d’enjeux qui le place en ligne de mire, il laisse prise aux détracteurs dont l’objectif n’est pas seulement de le contrecarrer, mais plus globalement de remettre en cause la gestion de la commune. Les différends s’inscrivent ainsi dans le prolongement d’autres différends (politiques [21], culturels, personnels, etc.), et le choix de soutenir ou non ce projet n’est pas seulement l’expression d’un point de vue sur l’art contemporain, mais une manière de défendre ses idées et ses convictions plus personnelles sur la société et l’avenir du village.

Les phénomènes de résistance et de rejet et leurs divers aspects étant, à l’issue de l’enquête conduite, bien identifiés, on pourrait imaginer d’axer cette conclusion sur les solutions possibles afin que les détracteurs rallient le projet, que les villageois indifférents puissent se l’approprier, que tous les publics de proximité soient d’une manière ou d’une autre les promoteurs du lieu. Mais les récentes élections municipales et leur résultat (l’équipe de Monique Roustan, « divers gauche » a cédé sa place à une autre équipe, « diverse droite ») conduisent à une autre conclusion. Alors que tout était en place sur les plans artistique, financier et logistique pour qu’un pôle d’art visuel ancré sur un territoire rural soit créé, alors que les travaux de rénovation du château devaient débuter avant la fin 2008, forte de son élection, la nouvelle municipalité, composée pour une bonne part de détracteurs, a, dès sa prise de fonction, amorcé le processus de désengagement de la commune devant conduire à l’abandon pur et simple du projet avec, entre autres, le retrait de la subvention accordée à l’association Signé Lauris. Les détracteurs, dont on ne savait au départ s’ils pouvaient interférer, ont saisi l’opportunité des élections pour que leurs opinions défavorables, à défaut de seulement alimenter le débat et les colonnes des journaux locaux, viennent concrètement mettre fin à un projet artistique pourtant en voie d’être finalisé.

Le non-public, en l’occurrence celui des détracteurs, par la mise en échec qu’il a orchestrée, confirme ici le rôle primordial qu’il peut jouer dans la construction sociale des mondes de l’art aujourd’hui. Ce que nous révèle la manière dont ce projet s’est écrit et inscrit dans l’histoire sociale d’un village rural, c’est bien la capacité de l’art contemporain et de ses acteurs de se situer au coeur du social (et non seulement dans les mondes de l’art), à la croisée d’enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels, sur des territoires spécifiques, parfois singuliers, avec une volonté de construire – sans toujours y parvenir – des formes de sociabilité et de socialisation différentes de celles qui se construisent habituellement entre artistes et amateurs. Il témoigne également, de la possibilité de dépasser le débat démocratisation versus démocratie culturelle, pour poser frontalement la question de la place de l’art, des artistes et des oeuvres dans nos sociétés contemporaines et dans nos vies quotidiennes.