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Rarement est-il fait état des espaces d’émergence des risques autrement que pour signifier simplement les situations de risque se produisent. Il faut dire que la relation que les risques entretiennent avec les espaces qu’ils touchent n’a jamais été aisée à définir : d’une part en raison de la variété des espaces affectés, très divers tant dans leurs formes que dans leurs contenus ; d’autre part parce ceux-ci n’ont été que rarement considérés comme significatifs pour la compréhension des risques et de leur gestion.

À nos yeux, une des manifestations de la complexité des risques est leur résistance aux politiques d’aménagement réalisées pour les minimiser et aux mesures de gestion publique pour les gérer. Combien de places de gare ne doit-on pas aménager pour renforcer leur fonction première, à savoir être des lieux de départ et d’arrivée, de rencontres et de séparation, sans parvenir vraiment à éliminer des pratiques qui en font des espaces d’insécurité, par la présence de trafics de drogue, d’actes fréquents de délinquance, etc. ? Le récent aménagement de la place de la gare Cornavin à Genève rentre pleinement dans ce cas de figure. Elle a été traitée de lieu maudit par le président de la Société d’art public (SAP) et les architectes chargés de son assainissement conviennent que des contraintes de tous ordres ont pesé sur le résultat final : parmi elles figurent la prise en compte de la multiplicité des désirs et des besoins, particuliers et collectifs, ainsi que des contraintes liées à la construction. C’est ainsi que de la place un grand nombre d’escaliers mécaniques permettent d’accéder aux commerces souterrains (à la demande des commerçants), que la place est destinée à être la plaque tournante des transports publics genevois (mentionné dès le départ dans le projet), que les piétons censés être rois (volonté de la Ville de Genève) risquent des accidents car leur cheminement croise la sortie des parkings, les bus et les trams en circulation, et, sans compter enfin, que les structures ont dû être adaptées à la capacité de charge du sous-sol, au détriment d’une certaine fantaisie et l’esthétique [1].

Un autre exemple est le réaménagement de berges pour pallier les risques d’inondation, sans pouvoir complètement les éliminer. Les débordements du Rhône, de Lyon à la Méditerranée, de 2003 ont mis en évidence que la gestion des risques d’inondation est faite de manière à protéger certains centres urbains (notamment Lyon et Avignon) et, qu’implicitement, il y a sacrifice d’autres territoires, moins peuplés, qu’on inonde au besoin. Un rapport rendu public en 2002 déjà [2] montre que les crues ont peu évolué depuis plusieurs siècles, mais que les nombreux aménagements le long du fleuve (hydroélectricité, digues, etc.) ont réduit les espaces inondables. Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans ce rapport, la catastrophe et ses lieux exacts étaient annoncés. Cependant, au grand dam de leurs auteurs, il n’a pas contribué à amoindrir les risques. Aujourd’hui, le risque d’inondation amène, paradoxalement, les pouvoirs publics français à détruire des digues pour créer des zones tampons capables d’absorber les crues.

Ces exemples n’entrent-ils pas dans le cas de figure évoqué par Callon et Law à propos de la résistance des objets aux actions proposées par les opérateurs ? Michel Callon et John Law ont par exemple analysé la production de résistance dans le cadre du projet d’avion supersonique britannique :

L’avion (TSR2) résistait (les moteurs explosèrent, les difficultés s’accumulèrent, l’avion refusait de se plier aux projets concoctés par les militaires) et, en résistant, il modifiait la distribution des entités associées, leurs visées. La définition de ce qui est réalisable et de ce qui ne l’est pas se décide dans l’interaction. Il n’est pas possible, avant d’en avoir éprouvé le réalisme, de savoir comment les entités vont se comporter, et cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de science et de technique. Qui pouvait dire comment le projet d’un avion décollant verticalement allait évoluer ? Quelle forme il allait prendre ? S’il allait résister, se comporter comme un véritable agent et en retour modifier les actions en cours ? Ou, au contraire, se plier docilement aux projets et se réduire à un objet passif, simplement. Le TSR2 ne se contente pas de prolonger les actions qui le mettent en forme, il les relance dans des directions qui sont parfois imprévisibles.

Callon et Law ; 1997 : 105

La plupart des situations de risques ressemblent fort à ce que Callon et Law décrivent ci-dessus. Il est frappant de constater que, dans bien des cas, malgré nombre d’actions prises pour les minimiser, les risques ne s’effacent pas. Plus encore, ils contribuent activement à remettre en forme des actions, et ce, dans des directions souvent imprévisibles. Il arrive en effet souvent que des risques collent à certains lieux, alors même qu’ils ont fait l’objet d’une série de mesures : en regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit plus tout à fait des mêmes risques, comme si un transfert d’une catégorie de risque à une autre s’était produit. En d’autres mots, l’action qui conduit à minimiser un risque contribue, paradoxalement, à mettre en évidence la présence d’autres risques, ignorés ou du moins, non ciblés dans l’action précédente. Si on revient à l’exemple des risques d’inondation, la construction de barrages pour réduire ceux-ci entraîne notamment des risques d’érosion en aval, comme cela a été signalé en son temps par Theys (Fabiani et Theys, 1987).

Aborder les risques par leur spatialité [3] pourrait être une possibilité pour mieux comprendre d’où provient cette résistance. Cette approche consisterait alors à prendre en compte dans un même espace les diverses catégories de risques qui y sont présentes. Si on suit cette perspective, on s’aperçoit que certains lieux et territoires cumulent des risques. Par exemple, des anciennes décharges situées à proximité de logements sociaux cumulent des risques environnementaux de contamination des sols, de pollution de l’air par rejets de gaz issus de substances nocives aux côtés d’immeubles habités par des populations au statut socio-économique précaire (chômage, vulnérabilité sanitaire, familles mono-parentales), populations qui vivent au milieu d’une plus grande vulnérabilité sociale (comportements délinquants, de dégradation de l’habitat, etc.). Il existerait alors une sorte de différenciation spatiale des risques, du fait que les risques ne se répartissent pas partout, uniformément, sur le territoire.

D’après ces exemples, il n’est désormais plus possible de conserver les cadres d’analyse standard pour comprendre les logiques spatio-temporelles des risques. Il faut les dépoussiérer, du moins les réviser, pour avoir une compréhension des risques et de leurs relations aux espaces qu’ils touchent. Ulrich Beck, déjà en 1986 [4], nous mettait en garde. Il relevait quatre éléments qu’il jugeait fondamentalement nouveaux dans la problématique des risques : beaucoup d’entre eux provoquent actuellement des dommages irréversibles, globaux, irréparables ; l’accident n’a souvent plus de limites, ni spatiales, ni temporelles ; les risques liés à la modernisation touchent aussi ceux qui les produisent ou en profitent. Beck a appelé ce processus l’effet boomerang ; enfin, les mécanismes réparateurs, comme le système assurantiel ou les politiques de prévention, tournent à vide, c’est-à-dire peinent à remplir les objectifs pour lesquels ils sont mis en place. En d’autres mots, les risques sont confrontés à un réel problème de représentation.

Dynamique spatiale des risques : qu’en savons-nous ?

La spatialité des risques, à savoir les conditions d’émergence de l’objet risque dans certains territoires [5] reste difficile à représenter. Un certain nombre d’indices donnent en effet à penser que cette spatialité n’est comprise que sous une forme géométrique (figure 1). Or sa prise en compte suppose une réévaluation des modalités de représentation des risques.

Figure 1

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Sur la voie d’une prise en compte des dynamiques spatiales des risques, il existe plusieurs classifications intéressantes. Certains auteurs distinguent par exemple les risques-sites et les risques-transports, notamment dans le domaine des risques technologiques majeurs, en analysant les installations de stockage et les voies de transit des matières dangereuses transportées (Glatron, 1996). D’autres mentionnent l’existence de risques diffus et de risques ponctuels, avec notamment l’idée que les situations de risques peuvent parfois affecter de manière diffuse certains espaces ou, au contraire, être localisés en un endroit précis (Galland, 1998 ; November, 2002).

L’exemple probablement le plus abouti est la tentative de Galland de distinguer les risques territorialisés, les risques diffus et les risques-réseau en posant que chaque type de risque a une prise différente sur le territoire, du plus ancré dans l’environnement affecté pour les risques territorialisés au moins fortement en prise avec un espace pour les risques-réseau (Galland, 2003). Les travaux de Zeigler, un géographe américain dont les écrits ont été peu diffusés dans la géographie francophone, s’inscrivent également dans cette même tendance, bien que sa méthodologie soit basée sur une analyse coût-bénéfice. Il distingue les territoire des risques et les territoires des bénéfices réalisés sur ces risques (Zeigler, Johnson et Brunn, 1983). Dans la même lignée, il est intéressant d’ajouter la distinction formulée par Gilles Ritchot [6] entre ce que nous pourrions nommer les risques d’usage, ceux qui sont à la fois étroitement connectés à leur territoire d’émergence et en prise avec une certaine immédiateté (proximité spatiale et temporelle), dont l’exemple typique seraient les accidents de la route, et les risques d’échange, ceux qui nécessitent du capital et des informations, dont les bénéfices – la plus-value de la prise de risque – se distinguent spatialement des conséquences et dont les effets se font sentir au loin. L’exemple typique en serait les installations à hauts risques (nucléaire, chimie, etc.).

Représenter les risques : suffit-il de les localiser ?

Il est frappant de constater qu’en termes de représentation graphique, ces classifications des risques, aussi différentes soient-elles, aboutissent au même résultat : la sémiologie de base utilisée est toujours composée de zones (de risques), de points (lieux de risques) et de lignes (axes de transports ou énergétiques, notamment). Il y a là une déclinaison utilisée de manière unilatérale pour rendre compte de ce qu’on pourrait qualifier des espaces de risques, et non de leur spatialité. Le problème est que, finalement, cela ne reflète qu’une représentation certes spatiale des risques mais uniquement de leur face géométrique.

Pouvoir dire se situent les risques étudiés a été en effet l’apport privilégié des études géographiques. Longtemps les risques naturels ont été étudiés dans cette perspective, les recherches se saisissant d’une catégorie de risque à la fois : risque d’éboulement, risque d’avalanche, risque d’inondations, etc. (Pigeon, 2002). Cela a été le cas également dans le domaine des risques technologiques majeurs, où les efforts ont été concentrés sur les manières d’établir et de calculer les zones de risques autour des installations à risques. Dans les deux cas, cela a donné lieu à des travaux extrêmement intéressants mais qui, il faut le dire, ne traitent que d’une catégorie de risques à la fois, et qui cherchent avant tout à tenter de cerner les surfaces touchées par le risque, notamment lors de l’établissement d’une zonation du risque (Moriniaux, 2003).

Même les risques, au ralenti [7], par exemple les sites contaminés, sont traités de cette façon. Regardons, à titre d’illustration, comment la Suisse a empoigné le problème en adoptant une ordonnance sur les sites contaminés (OSites) le 28 août 1998. Celle-ci contient des prescriptions permettant d’assurer l’élimination de cet héritage encombrant et un traitement uniforme des sites contaminés dans toute la Suisse. Afin de pouvoir remplir cette tâche le plus systématiquement possible et d’utiliser les moyens disponibles de manière très ciblée, l’ordonnance obligeait les cantons à élaborer un cadastre accessible au public avant le 31 décembre 2003 (OFEFP, 2001). Ce cadastre des sites pollués doit servir d’instrument de planification ; il doit permettre – par étape et si possible à faible coût – d’identifier, parmi les nombreux sites pollués, les sites qui nécessitent un assainissement afin que des mesures de protection de l’environnement appropriées soient prises. Ainsi, l’ordonnance vise clairement à identifier ces risques au ralenti et à assainir la situation en une génération. Cet exemple est intéressant à plus d’un titre. Outre qu’il tente de régler une situation de risque antérieure (activités industrielles dont des traces subsistent dans les sols), dont on ne voit pas nécessairement de manière tangible et visible l’existence (c’est pourquoi une des méthodologie adoptée est le recensement de toutes les activités industrielles en remontant dans le temps sur un lieu), cette ordonnance contribue à localiser les risques et à permettre d’élaborer des cadastres du risque. La localisation des risques apparaît alors comme un enjeu extrêmement important en regard des conséquences à court et à long terme qu’on peut en attendre.

La localisation des risques est un enjeu important aussi parce que toute représentation graphique a une influence sur l’action publique qui va être décidée, comme l’ont montré Debarbieux et Vanier (2002). Le domaine des risques n’échappe pas à cette règle. La représentation graphique des risques influence fortement la configuration de l’action publique élaborée pour faire face aux risques. Or ces formes de représentations sont basées essentiellement sur deux éléments : d’une part, la notion de densité et, d’autre part, la corrélation qu’il y a entre le nombre d’activité et d’habitants sur une portion d’espace et la probabilité que le risque soit plus importante. Ces deux éléments vont fonctionner comme les principaux indicateurs territoriaux pour établir les seuils de tolérance (face aux risques), la classification des zone de dangers ainsi que la cartographie des risques (November, 2004).

En dernier lieu, il faut souligner à quel point cette représentation spatiale, et géométrique, des risques est très souvent traduite par des mesures d’espacements prônées pour résoudre le problème du risque. En effet, la réponse géographique dominante face aux risques sera l’élaboration de politiques d’espacements entre les activités et les populations, entre usines et habitat. L’exemple de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse (France) en septembre 2001 montre pourtant que la vision géométrique peut être insuffisante et que ce territoire était en fait un enchevêtrement d’activités, d’axes de transport, d’établissements et d’habitat très dense à proximité. C’est pourquoi la vision géométrique, en tant que représentation spatiale des risques, apparaît déficiente pour rendre compte de la spatialité des risques.

Si la géométrisation, au plan de la représentation des risques, est insuffisante pour rendre compte de complexité au niveau spatial, il convient alors de s’interroger sur les autres éléments susceptibles de représenter les risques. Pourrait-on considérer le risque comme une entité composée d’éléments hétérogènes qui fait l’objet d’une série de traductions et de recomposition ? Les transferts de risques d’une catégorie à une autre, les lieux dont on n’arrive pas à éliminer les risques pourraient en être le témoignage. En d’autre mots, ne serait-on pas en présence d’un processus de traduction du risque ? Le concept de traduction, tel que définit par la sociologie des sciences et techniques de Michel Callon et Bruno Latour, a l’avantage de permettre d’entrevoir d’autres possibles en matière de représentation et d’allouer au risque d’autres porte-paroles spatiaux que les figures géométriques [8]. En plus d’être fructueuse au plan méthodologique, cette perspective demande aussi de s’intéresser de près à tous les opérateurs du risque, de suivre les acteurs, au sens large, dans leurs actions d’identification, d’évaluation et de gestion du risque.

Conclusion

Il y a donc matière à repenser la compréhension des risques, non seulement telle qu’elle a été réalisée en géographie, mais aussi dans les sciences sociales en général. La réflexion proposée ici suggère qu’il y a eu méprise sur l’objet risque. La pensée sur le risque reste une pensée essentiellement externalisante. C’est-à-dire qu’elle le traite comme un objet externe aux espaces qu’il touche. Or le processus de traduction donne à penser que le risque est littérallement ancré dans les espaces. Il s’agit donc, désormais, d’aborder le risque comme un élément participant activement, intrinsèquement, aux transformations territoriales, capable de marquer certains espaces sur le long terme et même d’être lisible dans le paysage. En d’autres mots, il s’agit de se donner les moyens, non pas de réfléchir uniquement en termes de contiguïté des risques, mais également de les saisir dans leurs relations de connexité, comme tente de le représenter la figure 2.

Figure 2

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Considéré sous cet angle, le domaine des risques permet une double réflexion. La première est une géographique. En effet, l’étude de cette notion nous ramène aux fondements de ce qu’est la géographie. Elle permet de repenser les outils dont celle-ci s’est dotée pour comprendre les relations complexes présentes dans les lieux, les territoires et les espaces. La deuxième porte sur la construction sociale et technique des risques, dans un contexte de société du risque. Trop souvent, ces deux niveaux sont étudiés séparément. Or, on l’a vu, ils forment une seule et même problématique. Dès lors, la géographie du risque se doit de les réunir.