Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Comment écrire
Fabula-LhT n° 29
Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action
Vivien Bessières

Le genre à l’œuvre dans les manuels d’écriture. L’exemple du roman policier

Gender at work in writing manuals. The example of the detective novel

1Dans son manuel intitulé Ateliers d’écriture : de l’expérience à la fiction, Martin Winckler fait en note la remarque suivante, à propos des professionnelles de santé pour qui il a animé des ateliers :

Dans leur immense majorité, ce sont des femmes. C’est également le cas des personnes qui lisent et participent à des ateliers d’écriture. Et c’est probablement le cas de celles qui écrivent. Dans ce texte, comme dans L’École des soignantes, j’utiliserai aussi toujours le féminin pluriel pour désigner les personnes qui étudient (étudiantes), écrivent (écrivantes), lisent (lectrices), m’envoient des messages (correspondantes) ou s’inscrivent à mes ateliers (participantes). Ce n’est pas plus arbitraire que d’utiliser le masculin pluriel, mais c’est plus conforme à la réalité (Winckler, 2019, p. 13).

2Dans cette étude, nous aimerions appréhender le genre littéraire des manuels d’écriture sous le prisme du genre (au sens de gender) et la citation de Winckler, tout en motivant notre choix de parler à notre tour d’écrivantes plutôt que d’écrivants, laisse entrevoir les pistes possibles et les écueils à éviter. D’une part, en effet, il s’agit de ne pas essentialiser le genre : tous les manuels écrits par des femmes ne sont pas écrits de la même manière et des manuels écrits par des hommes peuvent apparaître comme témoignant d’une sensibilité critique à l’égard des questions de genre, tel celui de Winckler, qui fait le choix du féminin universel. Mais, d’autre part, il s’agit de ne pas gommer, à l’inverse, les différences de genre à l’œuvre dans nos manuels : d’un point de vue stratégique, le genre peut faire force de proposition émancipatrice pour une autre manière d’écrire et de concevoir un art d’écrire.

3Pour Christine Planté, dans son article sur « Le genre des genres », « considérer le genre à l’œuvre, et non de l’œuvre ou dans l’œuvre, donne à percevoir un processus, non à identifier une essence figée. La formule suggère que le genre (gender) traverse et informe la production littéraire et artistique, de sa conception à sa réception, qu’il y est au travail » (Planté, 2012, p. 33). De même, il n’est pas question ici de dresser le portrait‑robot des manuels d’écriture écrits par des femmes par contraste avec les manuels écrits par des hommes, car il n’existe rien de tel, mais plutôt de faire apparaître les points de fuite, les horizons dégagés par le genre à l’œuvre dans les arts d’écrire au sens large (manuels de scénario, guides d’ateliers, conseils, mémoires d’écrivantes sur leur métier, préfaces, articles et essais proposant un art poétique, etc.). Il n’est pas possible de les étudier ici exhaustivement, mais un coup de sonde dans le cas exemplaire du genre policier en contexte anglophone permettra de se faire une première idée assez représentative de l’ensemble, notamment parce que le corpus est plus vaste dans les pays anglo‑saxons et que, par essence, le policier fait de la question de la prescription, des lois, une question centrale, que ce soit dans la diégèse ou dans le processus d’écriture.

4Comme le fait remarquer Bernard Lahire dans La Culture des individus, les manuels, les guides « voués à se transformer en gestes ou en actions » (Lahire, 2004, p. 73), sont encore moins considérés que la fiction populaire dans la hiérarchie des littératures illégitimes. Si l’essai théorique tient la première place dans cette échelle des valeurs, le manuel pratique y tient en revanche la dernière, à cause, d’abord, de sa transitivité : il n’est pas là pour lui‑même, mais pour faire faire, outil jetable après usage, contre l’idéal d’autonomie de l’essai. Certes, l’essai au sens large peut inclure les manuels (à l’instar des manuels de sagesse antiques) mais, avec la modernité, les deux formes se désolidarisent et l’essai au sens strict abandonne le domaine paralittéraire de la prescription pour se recentrer sur la littérarité du sujet écrivant1. De même, alors que la Poétique d’Aristote était à la fois descriptive et prescriptive, la théorie poétique de type universitaire se concentre sur le premier aspect pour laisser aux arts poétiques le souci du second. Le manuel apparaît dès lors comme un genre dominé, à l’instar des genres populaires – et du genre féminin. Mais il peut fournir aussi de ce fait un espace de liberté, dans les marges, que des femmes vont s’approprier pour l’utiliser stratégiquement, faisant de nécessité vertu et trouvant dans la transitivité du genre l’occasion d’une plus forte puissance d’action. Il n’est pas question ici de dire que le manuel serait féminin et l’essai masculin, beaucoup de femmes s’étant illustrées dans le second, et vice versa, mais de dégager ce que peut avoir in fine de féministe un genre qui ne l’est pas forcément a priori.

5Cette transitivité est aussi un reproche fréquent adressé à la littérature populaire, et notamment au roman sentimental, genre genré par excellence. Dans Hard Romance, Eva Illouz rend compte du devenir‑manuel de la fiction populaire en prenant l’exemple de Cinquante nuances de Grey et de la façon dont le roman s’assume comme un « guide pour s’aider soi‑même », une « recette pour mener une vie sexuelle et sentimentale accomplie » : « les textes populaires non seulement mettent en scène un problème, mais tentent d’y apporter une solution » (Illouz, 2014, p. 50). En fait, le manuel fait apparaître de manière directe le problème indirect que représente une certaine littérature populaire, hétéronome, vis‑à‑vis de l’idéal d’autonomie de la littérature dite générale : celui de son applicabilité.

6La sociologue renvoie à un essai fondateur, Reading the Romance de Janice Radway (1984), qui faisait un constat similaire à propos du roman sentimental en général, genre oscillant entre deux prescriptions contradictoires : l’une, patriarcale, tente d’avaliser le modèle misogyne du mariage bourgeois, la violence masculine et la soumission féminine qui l’accompagnent ; l’autre, utopique, féministe, rend possible au moins en fiction le rêve d’une société où la prédation sexuelle serait remplacée in fine, via le happy end, par un amour plus égalitaire favorisant l’attachement, le care.

7On comprend par‑là que le problème n’est pas la transitivité d’une œuvre (que serait, finalement, une œuvre, manuel ou fiction, qui ne serait pas « vouée à se transformer en gestes et en actions » (Lahire, 2004, p. 73) ?, mais ce à quoi elle aide, ce dont elle est le guide indirect, les gestes et les actions qu’elle incite : favorise‑t‑elle une forme d’acceptation, de résilience à l’égard de ce qu’on ne devrait pas pouvoir supporter (le patriarcat, par exemple) – cette résilience déclinée à l’envi dans les manuels de self help qu’analyse l’essai Happycratie (Cabanas et Illouz, 2018) ? Ou bien incite‑t‑elle au contraire à résilier la résilience elle‑même, à ne plus supporter de supporter, dans une visée utopique ?

8Et qu’en est‑il alors des arts d’écrire en particulier ? Fonctionnent‑ils (tous) comme les manuels de self help ? En quoi les genres qui y sont à l’œuvre font‑ils agir, écrire différemment ?

Quand les hommes font recette

9Le policier est le domaine où apparaît peut‑être le mieux l’opposition de style entre les arts d’écrire. L’histoire de ce genre, voire de cet art à part entière (pour Tristan Garcia, 2008), apparaît a priori comme un combat entre les partisans britanniques du whodunit2 et les rebelles américains du hardboiled3 – une variante parmi d’autres de la transgression de la Loi du Père (les Anglais, derrière le Sherlock Holmes de Conan Doyle) par le fils (les Américains, derrière le Marlowe de Raymond Chandler).

10Les partisans du whodunit élaborent leurs arts d’écrire sous la forme privilégiée de la liste de règles, voire de lois. On pense notamment à deux « tables de la loi » souvent citées par les manuels : les « vingt règles » de S. S. Van Dine, le créateur du détective Philo Vance, parues en 1928 et, l’année suivante, les « dix commandements » du romancier Ronald Knox (qui n’est pas pour rien un prêtre catholique). On peut citer notamment la troisième règle de Van Dine, intéressante pour notre point de vue :

Il ne doit pas y avoir d’intrigue amoureuse dans l’histoire. Y ajouter de l’amour, c’est encombrer une expérience purement intellectuelle d’une sentimentalité déplacée. Tout l’enjeu de l’affaire est de conduire un criminel à la barre du tribunal, pas de conduire un couple énamouré devant l’autel de l’hymen (Van Dine, 1928, np)4.

11Ou encore le début de la seizième :

Un roman policier ne doit pas contenir de longs passages descriptifs, ni de digressions littéraires sur des problèmes secondaires, ni d’analyses subtils de personnages, ni de préoccupations « atmosphériques »5 (idem).

12Nous reviendrons sur l’idéologie implicite de telles règles, mais nous pouvons déjà remarquer qu’avec leur ordonnancement primitif en listes, avec leurs nombreux stylèmes de l’injonction (mode impératif, tournures impersonnelles et prescriptives, référence générique, présent gnomique, etc.), elles représentent une sorte d’épure de manuel, réduit à sa plus simple expression – il n’y entre plus aucune dimension descriptive, au contraire de la Poétique d’Aristote, par exemple. Bien sûr, ces règles du policier à énigme sont fonction d’une vision légaliste du monde, où les hommes de loi finissent toujours justement par l’emporter sur les hors‑la‑loi, où l’ordre est restauré à la fin de l’histoire.

13Ces premiers arts d’écrire vont connaître, en se déterritorialisant aux États‑Unis, deux mutations différentes. La première consistera en un évidement de tout contenu esthétique et éthique pour aboutir à une pure recette commerciale. On en trouve un exemple dans le manuel collectif des Mystery Writers of America, paru en 1982, avec une contribution de Lester Dent, dont le titre est suggestif : « L’intrigue : mode d’emploi ». La loi y est réduite à sa plus simple expression : elle n’est plus un corps de règles auxquelles on croit, qui nous lient à un genre – elle apparaît plutôt comme un cahier des charges pour fabriquer un nouveau produit. Lester Dent, créateur du pulp Doc Savage, ironise beaucoup dans l’article sur cet aspect purement commercial, sur le peu de foi qu’il accorde lui‑même aux histoires qu’il écrit : « je m’étais déjà rendu compte que l’on pouvait facilement vendre toujours la même histoire » (Dent, [1982] 1990, p. 17).

14Significativement, l’éditeur américain du manuel (Lawrence Treat) introduit ainsi la contribution de Lester Dent : « nous ne pouvons qu’applaudir des deux mains lorsque Mr Dent met l’accent sur le besoin d’action à une époque où des prétendus romans de suspense nous proposent souvent trois chapitres consécutifs d’introspection ou de dialogue à mourir d’ennui » (Dent, [1982] 1990, p. 16). L’ennemi est désigné : l’ennui – cet ennui que nous sommes peut‑être en train de regretter à l’âge de l’économie de l’attention et du multi‑tâches6

15Mais, derrière l’ennui, on perçoit un autre ennemi déjà repéré chez Van Dine : un ennemi de genre, au sens littéraire (le roman à suspense), mais aussi au sens de gender, car ce sont des femmes qui se sont d’abord et avant tout illustrées dans ce genre plus introspectif du suspense. Et si la peur de l’ennui cachait aussi cette peur de l’attachement, de l’engagement, bien documentée par Eva Illouz dans La Fin de l’amour ([2018] 2020) et dont les pulps à la Doc Savage sont un bon symptôme, les hommes ne cessant d’y enchaîner les conquêtes ?

16On ne s’étonnera pas dès lors que Lester Dent conseille l’ingrédient suivant dans sa recette formulaire : « Il faut que le héros puisse sauver quelqu’un. Une femme. Mais si le lectorat du magazine s’avère plutôt macho (pulp d’aviation ou de guerre), vous supprimerez la femme à sauver » (Dent, [1982] 1990, p. 18). Il est significatif que, pour notre écrivain de pulps, ce qui est « macho », c’est de supprimer les femmes, et non d’en faire des victimes passives à sauver.

Quand les fils du hardboiled transgressent la loi du whodunit

17Mais la mutation principale de la Loi du Père britannique sera celle du hardboiled, qui représente un monde où la loi ne règne plus, ni dans la diégèse, ni dans les arts d’écrire censés en prescrire les règles. Fondateur, avec Dashiel Hammett, de ce courant, Raymond Chandler proposera ainsi des arts d’écrire, mais il ne s’agira plus de lois, ni même de manuels stricto sensu : seulement des essais, des articles, des lettres, des « remarques ». Ce qui s’était déjà produit dans les littératures élitaires – avec la disparition des arts poétiques génériques explicites, au profit de manifestes anti‑génériques ou d’arts poétiques singuliers, souvent implicites et cachés à l’intérieur même des œuvres7 – en vient ainsi à se produire dans les genres populaires.

18L’essai de Chandler The Simple Art of Murder, par exemple, laisse certes entendre dès son titre qu’il s’agit bien encore d’un art d’écrire, mais il consiste surtout à produire la critique systématique du policier à l’anglaise. Il prend ainsi l’exemple du Mystère de la maison rouge d’Alan Alexander Milne et, au lieu de discuter des concordances et discordances de l’œuvre avec d’éventuelles lois du policier, il en dénonce point par point les invraisemblances : ce n’est pas envers les lois qu’est redevable le roman policier, c’est envers le réel. Il n’est pas là pour dire l’idéal (fonctionnement typique du romance tel que l’a étudié par exemple Thomas Pavel, 2003), mais pour représenter la réalité, telle que justement elle contrevient à la loi (fonctionnement typique du novel réaliste). Dès lors, ce n’est plus pour Chandler le contenu qui importe, l’intrigue, mais le regard, le style, l’écriture : « tout ce qui est écrit avec vie exprime cette vie ; il n’y a pas de sujets ennuyeux, rien que des auteurs ennuyeux » (Chandler, [1944] 2009, p. 1149).

19Retenons ici surtout le motif de l’ennui, à rapprocher de ce passage des « Quelques remarques sur le roman de mystère » du même écrivain : « l’amour affaiblit presque toujours un roman policier. [...] Un bon policier ne se marie jamais » (Chandler, [1949] 1970, p. 102). Ici pointe encore une autre forme de guerre, une guerre des sexes couplée à une guerre des genres, pourrait‑on dire. Alors que Van Dine, Dent et Chandler s’opposent presque en tous points, ils se retrouvent sur la nécessité de ne pas se laisser contaminer par le roman à suspense et par le roman sentimental, qui semble reconduire l’ennui supposé de la relation d’amour durable.

20Les « Quelques remarques... » de Chandler ne sont pas pour rien au nombre de dix (avec un addendum), car elles inversent les dix commandements de Knox sans s’assumer comme un nouveau décalogue. On peut aussi parler de stratégie libérale succédant à une stratégie féodale, c’est‑à‑dire que du côté du whodunit, la règle de conduite procède d’un corps de lois extérieures à respecter, tandis que du côté du hardboiled, on ne doit la tenir que de soi‑même : chacun son art poétique, pour ainsi dire, du moment qu’il contrevient à la logique même de l’art poétique en régime hétéronome. En tout cas, dans sa huitième remarque, Chandler presse l’apprenti‑écrivain de choisir son camp : « le roman policier ne doit pas essayer de tout faire à la fois » (Chandler, [1949] 1970, p. 96).

21Mais le hardboiled qui se voulait subversif deviendra à son tour un nouveau modèle dominant, par le biais de la perpétuation et même de l’aggravation de clichés sexistes déjà à l’œuvre dans les arts d’écrire précités (on pense notamment au stéréotype de la femme fatale). La seule différence est qu’au contraire du whodunit, le hardboiled ne peut pas s’assumer comme modèle dominant, légaliste, pourvoyeur de stéréotypes, puisqu’il doit justement sa raison d’être à son élan transgressif.

22Ainsi, les prescriptions dans les arts d’écrire se distribuent la plupart du temps de la même façon, entre des manuels mettant en avant les règles, les lois de tel ou tel genre, et d’autres écrits les critiquant, les condamnant au profit de nouvelles lois implicites qui vont en prendre la place. Cependant, à côté de ces deux façons de prescrire, on en trouve une troisième, dans laquelle on ne prescrit presque plus, ou très différemment.

23Pour introduire cette troisième voie, on pourrait présenter la notion de prescription (médicale ou morale) comme le négatif de celle de care (soin thérapeutique ou souci éthique), telle qu’élaborée par Carol Gilligan dans Une voix différente ([1982] 2008). La chercheuse part en effet du dilemme proposé par le psychologue Kohlberg à des filles et des garçons : si un pharmacien refuse de baisser le prix d’un médicament, un homme doit‑il le voler pour sauver la vie de sa femme ? Les garçons répondent en majorité en termes de conflits entre deux lois : la loi positive qui interdit le vol et une loi plus haute, soi‑disant naturelle, qui requiert de transgresser la précédente. Et Kohlberg de vanter le choix de ces garçons de braver la première au profit de la seconde. On se retrouve face à la même histoire du fils transgressant la Loi du Père, une histoire où les femmes ne tiennent souvent que le second rôle. Un grand nombre des filles interrogées par Kohlberg se demandent, au contraire, s’il ne faudrait pas essayer de convaincre le pharmacien, de discuter avec lui, car si l’homme se fait arrêter pour vol, il ne sera plus en mesure de s’occuper de sa femme (take care). Les filles parlent en majorité contre la rupture des liens – et donc aussi contre l’autonomie. Pour Kohlberg, c’est qu’elles sont moins matures sur le plan moral, mais pour Gilligan, c’est plutôt qu’elles le sont davantage, ou du moins qu’elles le sont autrement, qu’elles font entendre une « voix différente ».

24Similairement, dans le hardboiled, le Fils croit s’opposer au Père tout en perpétuant la même violence réelle ou symbolique, le même point de vue légiste, dirigé in fine contre ces genres sexuels ou littéraires qui ne pensent pas d’abord en termes de lois, d’autonomie, mais d’attachement, de care. Les arts d’écrire du whodunit et du hardboiled ont beau s’opposer en apparence, ils partagent en réalité un même angle mort, celui qu’investit le roman à suspense.

Les arts d’écrire le suspense – un exemple de prescription différente

25Et cet angle mort est avant tout matérialisé par le foyer, sur les plans symboliques et sociaux. Du côté de Van Dine comme de Dent et de Chandler, le héros est un homme, un enquêteur, qui évolue hors du foyer conjugal et de toute relation d’amour durable. Le roman à suspense, le thriller, comme alternative tendanciellement féministe au whodunit et au hardboiled, naît justement d’un décentrement par rapport à ce modèle partagé : le point de vue n’est plus celui de l’enquêteur masculin, mais de la victime, souvent une femme, menacée dans son foyer – on parle même parfois pour le suspense ou thriller de roman de la victime.

26Or, comme l’écrit Tristan Garcia dans un développement sur le genre du policier :

Le genre artistique s’origine toujours dans le genre sexuel. Les romans à suspense, écrits par des femmes, souvent pour des femmes, dressent le grand miroir de la peur de la femme au foyer moderne, à partir des années quarante. Si l’homme parti travailler lit des pulps, animés par des détectives solitaires et fréquemment machistes, le public féminin, confiné au foyer, voit émerger une littérature passionnante, dans laquelle de jeunes femmes, souvent en proie à des phobies, des troubles du comportement qui reposent principalement sur leur étouffement, se sentent espionnées, surveillées et sont finalement assiégées. Le roman de suspense classique invente l’angoisse du foyer : la maison, l’intérieur et en même temps l’intériorité psychologique se trouvent menacés par quelque chose d’extérieur... (Garcia, 2008, p. 235‑236)

27Tristan Garcia cite Josephine Tey ou Celia Fremlin comme précurseuses du mouvement, puis Dorothy Hughes, Helen McCoy, Marry Higgins Clark et Patricia Cornwell, auxquelles on pourrait ajouter Patricia Highsmith.

28« Shady ladies », femmes ombragées ou ombreuses, femmes sombres, voire louches – c’est ainsi que Jean‑Patrick Manchette baptise les écrivantes du suspense dans son article « Shady ladies et autres cocktails » (1996). On pourrait cependant aussi simplement traduire l’expression par « femmes de l’ombre », tant l’invisibilisation patriarcale se vérifie dans le domaine du policier. Selon cette logique de domination, l’article constate que « les dames écrivent surtout, plutôt que du polar violent, du polar à suspense. [...] Nul n’est plus qualifié que les femmes de ce monde‑ci pour connaître mieux que d’autres le point de vue des victimes » (Manchette, 1996, p. 65). Or, ces femmes de l’ombre mettent en scène d’autres femmes de l’ombre, au foyer comme elles, et menacées par une « machinerie incompréhensible et écrasante » : « la plupart [des héroïnes] ne savent pas de quoi il s’agit et reçoivent seulement des coups sur la tête, comme d’une main invisible » (p. 66).

29Dans le manuel collectif déjà cité Mystery Writer’s Handbook, des témoignages sont rapportés sur la peur du blocage, qui fait l’objet d’un chapitre. Une romancière de suspense, Dorothy Hughes, affirme à ce sujet :

Le plus grand blocage réside dans le fait qu’il y a tellement d’autres choses à faire, particulièrement si vous avez la charge des problèmes domestiques d’une maison. Il n’y a qu’une seule solution dans ce cas‑là : les ignorer jusqu’à ce que vous ayez fini. Ou sinon, il vous faut vous lever très tôt et en finir avant de vous mettre au travail. Ou encore vous pouvez faire le ménage dès que votre inspiration s’amenuise ; pousser un balai dans des recoins n’exige pas un très gros effort mental ! (Mystery Writers of America, [1982] 1989.1990, p. 111)

30Elle suggère alors également que si ces écrivantes du suspense mettent en scène des héroïnes menacées dans leur foyer, c’est parce qu’elles le sont en partie elles‑mêmes – ou du moins leur aptitude à créer.

31Dans le manuel collectif Howdunit, équivalent du Mystery Writer’s Handbook pour le célèbre Detection Club des Anglais du whodunit, on trouve dans le chapitre dévolu au suspense une contribution de Celia Fremlin, qui constitue aussi la préface à l’édition de 1988 de son chef‑d’œuvre The Hours Before Dawn (1958). Au lieu de prescrire les bonnes ou les mauvaises méthodes pour écrire un bon roman policier (notamment à suspense), elle expose sa propre expérience d’écriture, selon un mode que l’on retrouve souvent dans les manuels écrits par des femmes, notamment chez Patricia Highsmith (comme nous le verrons ensuite).

32Fremlin raconte la genèse de son roman. Tout est parti des réveils de son deuxième enfant, qui a mis très longtemps à faire ses nuits :

Soudain, ça m’a sauté aux yeux : il s’agit d’une expérience humaine importante, alors pourquoi personne n’a jamais écrit dessus ? C’est‑à‑dire écrit avec sérieux – se faire réveiller par son bébé a souvent été un sujet de plaisanterie – mais en réalité ce n’est pas drôle du tout. (Fremlin, [1988] 2019, p. 9)8

33Dans Mimesis ([1946] 1968), Auerbach faisait bien apparaître, dans ses premiers chapitres consacrés à l’Antiquité, à quel point représenter sérieusement les classes populaires était inconcevable pour la tradition gréco‑latine classique : si un auteur les mettait en scène, ce devait être de manière comique – jusqu’au Nouveau Testament, qui s’est mis soudain à les prendre au sérieux. Les dominations de genre suivent la pente des dominations de classe : comment parler sérieusement d’un sujet qui ne concerne que les femmes, ces femmes qui n’ont de toute façon pas tellement le temps de se mettre à écrire, puisqu’il y a les enfants, qu’il faut leur apprendre à faire leur nuit, subir leurs nombreux réveils, prendre sur soi, les prendre sur soi ? Pourtant, il fallait bien que quelqu’un se mette à en parler, de ces hours before dawn, heures avant l’aube, heures de l’ombre – et il fallait que ce soit une femme, puisqu’aucun homme n’allait le faire pour elles : « C’est donc ce que j’ai fait. Pas tout de suite – j’étais beaucoup trop occupée et trop fatiguée – mais quelques années plus tard, une fois que le problème était derrière moi » (Fremlin, [1988] 2019, p. 10).

34Une fois le livre publié, Fremlin évoque les réactions horrifiées du lectorat quant au personnage du mari, qui n’aide presque jamais son épouse, la laisse se débattre avec cet enfant qui ne dort pas et le reste des tâches ménagères : « Des gens disaient que ce devait être un monstre pour avoir laissé sa femme s’occuper de tout » (p. 11). Et pourtant, ajoute‑t‑elle :

Je n’avais nullement l’intention de faire du mari un monstre. En réalité, bien que ce soit un roman policier, je n’ai jamais voulu qu’aucun de mes personnages soit perçu comme un monstre d’iniquité. Ce sont plutôt des gens ordinaires, pétris de bonnes intentions mais pris dans un dilemme qui les dépasse. (idem)9

35Voilà un tout autre point de vue que ceux des hommes de loi ou des hors‑la‑loi. Au lieu d’accuser simplement le mari, un homme, les hommes, au lieu de mener l’enquête comme les hommes savent le faire, avec un coupable à la clé, un méchant à envoyer à l’ombre (comme ils y ont envoyé les femmes) et alors même que Celia Fremlin aurait toutes les raisons de mettre ce mari en accusation, elle préfère creuser un peu plus profondément pour identifier ce qui en fait un mari condamnable, à savoir les structures, sociales, mentales, morales, ce mal plus profond qui appelle le suspense, qui joue avec le surnaturel. Dans The Hours Before Dawn, en plus de l’enfant qui ne dort pas, les signes angoissants d’une menace sourde et incompréhensible, à mi‑chemin entre rêve et réalité, cernent et hantent l’héroïne en mal de sommeil.

36Autrement dit, le refus de Fremlin de faire de l’autre, de l’homme, un monstre, s’inscrit à la fois dans la diégèse de son roman et dans son art d’écrire, sous la forme d’une lutte non pas contre les hommes, mais pour l’accès à un espace‑temps propre – qui peut rappeler la lutte de Virginia Woolf dans A Room of One’s Own ([1929] 2020).

37Venons‑en, pour terminer, à Patricia Highsmith. Elle aussi préfère parler des victimes ou des criminels plutôt que des policiers ou détectives qui mènent l’enquête, des garants de la loi, qu’elle soit positive ou supposément naturelle. La police, et la référence à la loi qui l’accompagne, n’existe presque plus dans ses romans, sinon comme une ombre fantomatique et incompétente. Mais, dans son manuel Plotting and Writing Suspense Fiction, elle semble pourtant sacrifier au culte du masculin :

J’ai le sentiment, assez infondé je suppose, que les femmes ne sont pas aussi actives que les hommes, et pas aussi audacieuses. Je sais bien qu’elles peuvent être actives sans que l’action soit physique, et qu’en tant que forces d’impulsion, elles tiennent largement tête aux hommes, mais j’ai tendance à penser qu’elles sont poussées par les autres et les circonstances plutôt que l’inverse, et plus susceptibles de dire Je ne peux pas que Je veux ou Je vais. (Highsmith, [1981] 2016, p. 76)10

38Pour comprendre ces lignes, il faut peut‑être les rapprocher d’un autre passage de son manuel. Elle y raconte un épisode de sa vie où des jeunes étaient en train de se battre devant sa fenêtre, de faire du bruit. « Je ne comprends pas les gens qui aiment faire du bruit ; donc, je les crains, et puisque je les crains, je les hais. C’est un cercle vicieux émotionnel » (p. 17). Elle aura trop peur de leur parler. Elle restera cachée, mais tout ce qu’elle n’a pas fait, toute cette émotion qui demandait à exploser, voilà une expérience émotionnelle qui pourra, typiquement, donner lieu à une histoire. Il s’agira en l’occurrence de la nouvelle « Les Barbares », à propos d’un jeune architecte dérangé par des footballeurs en train de jouer dans le terrain vague en bas de son appartement. Les joueurs lui répondent par des insultes. Un jour, il est tellement excédé qu’il lance une pierre sur l’un d’eux, avant de reculer, de se cacher dans l’ombre de son appartement. Selon les versions du texte, la victime mourra ou ne mourra pas, mais l’architecte sera en tout cas harcelé par les joueurs, sans pouvoir en parler à la police (car lui aussi est en faute).

39De même, comme le montre Mark Fisher (2018), dans The Talented Mr Ripley (1955), le héros hors‑la‑loi Tom Ripley, en tuant son ami riche pour prendre sa place, pour rejouer son rôle (replay), imite la façon dont agissent justement les riches : il incarne ce à quoi ne cède pas l’écrivante, la façon dont, dans la transgression, je risque de devenir celui que je combats. En bref, Ripley est un héros subversif qui transgresse les règles du jeu social, mais, en les transgressant, il devient comme les autres, le fils prend la place du père, faisant semblant de tout changer afin que rien ne change, pour reprendre l’idée célèbre du Guépard de Lampedusa. C’est une troisième position que nous permet d’adopter le manuel de Highsmith, entre conservatisme et destruction, entre l’artisan trop respectueux des règles et l’artiste faux rebelle qui en impose implicitement d’autres.

40Et le terme de position est à prendre aussi au sens propre : à la suite d’une première version insatisfaisante de The Talented Mr Ripley, Highsmith raconte dans son manuel qu’elle a recommencé depuis le début en écrivant « mentalement aussi bien que physiquement sur le rebord de la chaise, parce que c’est le genre de jeune homme qu’est Ripley – un jeune homme assis sur le rebord de sa chaise, si tant est qu’il soit même assis » (Highsmith, [1981] 2016, p. 64). Au bout du compte, Highsmith a compris qu’en ces temps de précarité et d’anxiété (et non plus d’ennui), nous vivons tous assis sur le rebord de notre chaise, et cette révélation n’est pas seulement théorique, elle est pratique ; elle se manifeste en une posture, une pose du corps toujours en déséquilibre, toujours en suspens – et en suspense. Le whodunit a fabriqué la chaise, le hardboiled l’enlève au dernier moment sous celui qui veut s’y assoir – et le suspense se pose sur son rebord.

41Ce recours au corps de Highsmith est aussi un recours au care, en ce qu’il est fonction d’une disposition à se mettre à la place de, sans jugement, sans soumission à de grands principes qui départageraient a priori les bons des méchants. C’est cette disposition qui se laisse lire dans tout son manuel, non seulement dans son traitement des personnages, mais aussi dans sa méthode même d’écriture :

Est‑ce que la lectrice tient au héros ? Répondez sincèrement. Ce n’est pas pareil qu’aimer le héros. C’est à l’écrivain, d’abord, de tenir à son héros. [...] Tenir à un personnage, qu’il soit héros ou méchant, prend du temps et aussi une forme d’affection, ou, pour mieux dire, c’est l’affection qui prend du temps, l’affection et aussi la connaissance, la compréhension, et les mauvais écrivains n’ont pas de temps à perdre. (Highsmith, [1981] 2016, p. 85)11

42Ici, c’est l’attention au personnage qui nous sauve de l’économie de l’attention, c’est le temps long, l’ennui, qui nous sauvent de l’anxiété, c’est la disponibilité à ce presque rien qu’est un personnage en germe qui nous sauve du trop plein des actions des hommes.

43Finalement, ce dont nous sauvent aussi ces manuels au féminin, c’est du combat stérile entre pensée légaliste et pensée critique. Via l’expérience personnelle, ils ne pensent plus dans le cadre des lois, des règles de genre ; via l’incitation démocratique à une pratique partagée, ils ne pensent pas davantage à la façon critique de l’artiste génial et singulier qui ne saurait transmettre son art. Or, pour reprendre les mots de Laurent de Sutter dans sa contribution à l’ouvrage collectif Postcritique :

En finir avec la critique signifie aussi en finir avec la polémologie moderne, avec la rhétorique agonale, avec un partage du sensible formulé dans les termes d’une géographie des fronts. L’âge du western est clos ; il est temps, désormais, qu’un nouveau modèle de pensée vienne en supplémenter l’imaginaire. (Sutter, 2019, p. 238)

44Si l’âge du western est clos, il en est peut‑être de même pour ces arts d’écrire qui jouent aux gendarmes et aux voleurs sans souci de la pratique réelle et non binaire des écrivantes.